Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1907

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Chronique n° 1795
30 janvier 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 janvier.


Nous avons dû nous borner, il y a quinze jours, à signaler l’importance de la nouvelle encyclique pontificale. On y a retrouvé, dans une langue éloquente, l’élévation de pensée, et aussi l’intransigeance de doctrine des deux précédentes. L’encyclique, paraissant à la veille de la troisième réunion de l’épiscopat français, semblait lui laisser peu de chose à l’aire : cependant, il a été fait quelque chose au château de la Muette, et la Déclaration que les évêques de la région de Paris ont adressée aux autres évêques de France, à la suite d’un voyage fait à Rome par Mgr  Touchet, évêque d’Orléans, apporte au statu quo des modifications sensibles. Pour la première fois les évêques, munis de l’assentiment préalable du Pape, ont fait une proposition ferme : puisse-t-elle aboutir ! puisse cette lueur, encore bien faible, ne pas s’éteindre comme tant d’autres, en laissant après elle une obscurité plus complète !

Le but du gouvernement, dans la loi de 1907, a été d’assurer aux prêtres catholiques, s’ils voulaient se prêter à certaines formalités ou même si on les remplissait pour eux, un titre juridique à la disposition et à l’administration des églises. On sait avec quelle insistance le Pape, dans sa seconde encyclique, a réclamé pour eux des garanties de liberté et de sécurité à long terme : s’il repoussait la déclaration, c’est parce que ces garanties n’existaient pas à ses yeux. Mais il n’expliquait pas ce qu’elles devaient être, et une assez grande incertitude continuait d’exister sur ce point. Elle commence à se dissiper après la Déclaration des évêques. La loi de 1904 faisait dépendre le titre juridique des curés d’un acte administratif qui devait être passé entre eux et l’administration communale. La question était de savoir ce que serait cet acte ; la loi n’en disait rien ; la Déclaration des évêques est, au contraire, à cet égard, d’une parfaite netteté. La préoccupation du Saint-Père au sujet de la situation légale des curés dans les églises n’était pas la seule qui assiégeât son esprit ; il en éprouvait une autre, non moins vive, qui se rapportait à la reconnaissance de la hiérarchie ecclésiastique. Il est difficile, impossible même sans doute d’obtenir du Parlement qu’il reconnaisse directement cette hiérarchie dans un article de loi ; mais la difficulté disparait, ou du moins elle est fort atténuée lorsqu’il s’agit d’un simple acte administratif où le curé n’agit qu’en vertu de ses fonctions. Les évêques ont donc rédigé un formulaire dont l’esprit est contenu tout entier dans ses premières lignes. Les voici : « Entre M. X, maire de…, et M. l’abbé Z, curé de P…, agissant en cette qualité en vertu de pouvoirs qui lui ont été conférés par Mgr… évéque de…, avec son autorisation expresse… » C’est là comme un rameau d’olivier que Mgr Touchet a rapporté de Rome. Le gouvernement racceptera-t-il ? S’il l’accepte, nous entrerons dans la voie de la conciliation, et il y a lieu de croire qu’après y avoir fait le premier pas, on en fera d’autres. S’il le repousse, la guerre continuera plus ardente que jamais, et la situation, qui était déjà si difficile, deviendra inextricable.

Nous aurons à revenir sur la Déclaration des évêques, car elle soulèvera de longues discussions : au moment tardif où elle nous arrive, nous nous contentons d’en indiquer le sens. Aussi bien devons-nous, dans une chronique, respecter l’ordre chronologique des faits, et il faut revenir pour cela un peu en arrière. Quelle que soit la gravité du document nouveau qui vient d’être publié, elle ne saurait nous faire oublier l’intérêt de l’adresse que nos évêques, après avoir terminé leurs travaux au château de la Muette, ont envoyée au Saint-Père pour lui faire part des sentimens immuables qui les unissent à lui. A l’exemple de l’encyclique, l’adresse est une réponse à certaines allégations de M. Briand dont le Pape et les évêques ont été également émus, « En même temps, dit-elle, que le Saint-Siège était représenté comme dominé ou influencé, dans le conflit actuel, par des préoccupations plus ou moins étrangères à son ministère sacré, n’a-t-on pas osé dire que l’épiscopat français marchait à la suite du Pape avec plus de discipline que de conviction, et que la beauté du spectacle de notre union s’amoindrissait de la passivité de notre obéissance ? À cette calomnie dont nous sommes blessés, nous répondons qu’en fait historique comme en droit divin, c’est assez au Pape de confirmer ses frères sans les absorber. » Et un peu plus loin, les évêques affirment qu’ils commencent leurs travaux, « dans la plénitude de leur liberté. » Ce passage mérite l’attention. L’affirmation des évêques que « c’est assez au Pape de confirmer ses frères sans les absorber, » définit en termes remanjuables le caractère des rapports qui doivent exister entre l’épiscopat et le Saint-Siège. Sans doute l’union, l’unité sont le but que tous poursuivent et qu’ils sont sûrs d’atteindre, parce qu’ils sont décidés à faire pour cela tout ce qui sera nécessaire ; mais les évêques entendent donner un consentement libre. Ils sont « blessés » lorsqu’on les accuse de se conformer à la « passivité » d’un troupeau : et c’est bien l’accusation que M. Briand avait dirigée contre eux dans ses derniers discours au Sénat. M. Briand est un orateur très maître de lui. Il met dans sa parole beaucoup d’intentions diverses. Qui sait s’il ne s’est pas expressément proposé de provoquer la protestation que l’épiscopat a fait entendre ? Dans ce cas, il a eu gain de cause. Mais s’il a voulu et espéré davantage, et s’il a cru qu’en piquant l’épiscopat d’un aiguillon acéré, il l’amènerait à prononcer un mot ou à faire un geste qui pourraient être interprétés comme un commencement de désaccord avec Rome, il s’est trompé. Notre Église de France a toujours su rester unie à Rome sans se laisser « absorber. » Elle n’a rien perdu à travers les siècles de ses caractères distinctifs : il suffit de la mettre à l’épreuve pour qu’elle les manifeste de nouveau.

On comprend d’ailleurs fort bien que M. Briand soit embarrassé de l’attitude de l’Église : il en a donné des preuves très significatives. Nous sommes loin du temps, — et cependant il est d’hier, — où le gouvernement affirmait qu’il ne toucherait pas à la loi de 1905 ! Que le Pape le voulût ou non, il l’appliquerait tout entière, sans y rien changer et sans avoir besoin d’y rien ajouter ! Depuis qu’il parlait ainsi, il a fait la loi de 1907, dans l’espoir d’y trouver la solution de toutes les difficultés au milieu desquelles il se débat. Il ne s’en tiendra pas là : il fera peu à peu tout un code sur l’exercice du culte. Il ne peut plus échapper aux obligations qui s’imposent à lui ; il s’en rend compte et il l’avoue. Ce dont il se rend compte aussi, mais ce qu’il n’avoue pas, c’est que chaque loi nouvelle est déterminée par une résistance du Papo sur un point particulier et par une concession qu’on lui fait. Il se forme ainsi une législation spéciale qui, sans être un Concordat formel et surtout sans valoir l’ancien, ni pour l’Église, ni pour l’État, est cependant une œuvre où la volonté du Pape n’a pas moins de part que l’esprit d’invention de M. Briand. Comprendra-t-on enfin qu’il vaudrait mieux supprimer ces marches et ces contremarches laborieuses et s’aborder directement ? Profitera-t-on de la Déclaration des évêques pour faire un pas vers l’apaisement ?

La rupture a eu lieu à propos de la déclaration : l’incident étant d’hier, personne ne l’a oublié. Aujourd’hui tout le monde reconnaît que la déclaration est une formalité parfaitement vaine, qu’elle ne sert à rien et qu’il faut la supprimer. Naturellement, on ne la supprime pas pour les réunions cultuelles seules ; cela ressemblerait trop à un premier pas sur le chemin de Canossa ; on la supprime pour toutes les réunions publiques, quel qu’en soit l’objet, et on déclare avec joie qu’il y a là un progrès libéral très sensible : on oublie seulement de rendre justice au Pape auquel ce progrès est dû, si c’est en est un. Sans lui, qui en aurait eu l’idée ? On accuse habituellement les influences religieuses d’être conservatrices à l’excès, et même réactionnaires : dans le cas actuel, elles ont été réformatrices et libérales. Comment continuer de soutenir, après cela, que le Pape n’a pas une action directe sur notre législation intérieure ? C’est M. Flandin, député de l’Yonne, qui a déposé le premier une proposition de loi sur la matière ; le gouvernement s’est empressé d’en accepter le principe et s’est contenté d’y ajouter quelques dispositions accessoires. L’avenir dira si la suppression de la déclaration, appliquée à toutes les réunions publiques indistinctement, n’est pas sans danger : pour aujourd’hui, l’assentiment est général. La loi sera donc votée, et, dans quelques semaines, chacun pourra, à toute heure du jour ou de la nuit, tenir une réunion publique sans aucune déclaration préalable. Pourquoi ? Parce que le Pape a interdit aux catholiques d’en faire une : on chercherait en vain une autre raison.

Ce n’est pas tout. Au cours de la discussion du budget des Cultes, M. Milliard, au Sénat, a posé au gouvernement une question délicate : les églises resteront ouvertes, mais par qui seront-elles entretenues et réparées ? Sous le régime de la loi de 1905, rien de plus simple. Les églises étant mises à leur disposition, les associations cultuelles devaient les entretenir : elles pouvaient même en être dépossédées si elles ne le faisaient pas. Mais le Pape s’étant opposé à ces associations, les catholiques n’en ont pas formé, et les églises sont revenues aux communes qui en sont propriétaires : elles leur sont revenues, il est vrai, avec leur affectation spéciale que les communes ne peuvent pas changer. Sous cet autre régime, il est clair que les communes seules peuvent entretenir les églises ; ce n’est pas assez dire, elles le doivent, car il faut que ces édifices soient en bon état de conservation pour que les fidèles puissent s’y réunir sans danger. Si une pierre menace de se détacher du plafond et de tomber dans la nef ; si les carreaux d’une fenêtre sont cassés et s’il fait froid au dehors ; si les dalles sont défoncées et s’il se forme des fondrières, qui fera les réparations indispensables ? La commune, sans nul doute ; mais elle peut y mettre de la mauvaise volonté ; elle peut aussi manquer de ressources ; elle peut être pauvre. Cela se voit souvent. Alors l’État devra venir à son aide et lui apporter un concours pécuniaire : et voilà le budget des Cultes indirectement rétabli. La question est en quelque sorte aux prises avec des principes contradictoires. Un article de la loi a, en effet, garanti aux catholiques la publicité et la liberté du culte ; mais un autre a interdit au gouvernement, aux départemens et aux communes de subvenir d’une manière quelconque aux frais du culte, et les dépenses d’entretien des églises sont une subvention à peine déguisée. Que faire ? On fera, on prépare une loi nouvelle : M. le ministre des Cultes l’a annoncé, et ce sera encore une loi que l’attitude du Pape aura rendue nécessaire. Le gouvernement sentira-t-il enfin que sa situation, en tout cela, est un peu ridicule ? Il est vrai que la Déclaration des évêques lui permet, s’il le veut, de s’en tirer en sauvant la face, c’est-à-dire honorablement.

Peut-être aussi en sortira-t-il à la longue, à force de faire des lois que le Pape lui inspirera ou lui imposera de loin, à force de supprimer dans nos codes les dispositions qui gênent l’Église et de reprendre à son compte une partie des charges dont il avait cru pouvoir se débarrasser. Mais assurément il y aurait mieux à faire, et plus court, et plus simple, et cela est si vrai que la pensée paraît en être venue à l’homme qui semblait devoir y être le plus réfractaire, à M. Emile Combes lui-même. Il a publié dans la Nouvelle Presse Libre de Vienne deux articles qui ont fait quelque bruit. Alors que tant d’autres critiquaient l’attitude de Pie X et n’y voyaient qu’étroitesse d’esprit et obstination, M. Combes a déclaré que lui, qui est théologien, comprenait parfaitement le Saint-Père et même qu’il l’approuvait. « Le refus de Pie X d’adhérer à l’organisation des associations cultuelles prescrites par la loi de 1905 dérive, dit-il, de la conscience de ses devoirs envers son Église. C’est puérilité de le qualifier d’entêtement, de le mettre sur le compte du caractère de l’homme, quand l’homme lui-même est dominé et conduit par une doctrine non moins immuable qu’irrésistible. Répétons-le, l’intransigeance du Pape est une intransigeance de doctrine. » Et un peu plus loin, après avoir parlé du conflit qui a été si long et si brutal en Allemagne entre l’Église et l’État, M. Combes écrit cette phrase sur laquelle nous n’avons pas besoin d’insister : « Le conflit ne s’est éteint qu’après des négociations répétées et un accord survenu entre les deux pouvoirs. » Rien de plus vrai, mais il est piquant de l’entendre dire par M. Combes, à quelque intention secrète qu’il ait obéi en le faisant. Espère-t-il revenir au pouvoir ? Essaie-t-il de se préparer les voies ? On peut le croire à la manière dont il attaque ses successeurs, et surtout M. Briand, qui a senti le coup et y a répondu dans plusieurs interviews. D’après M. Combes, M. Briand est un maladroit, un ignorant surtout, qui, ne sachantypas un mot de théologie, n’a pu faire et ne fera jamais que des fautes, tandis que lui… Et M. Briand réplique en rappelant que le projet de séparation de M. Combes était encore plus dur que le sien et plus inacceptable pour le Saint-Père. Ils ont raison l’un et l’autre, l’un contre l’autre. Comme l’a dit un jour M. Clemenceau, M. Briand avait tout prévu, excepté ce qui est arrivé ; et M. Combes portera justement la responsabilité devant l’histoire de tout ce qui est arrivé et de ce qui arrivera.


Si nous nous étendons sur ces démêlés de M. Briand et de M. Combes, c’est qu’il s’est passé peu de choses dans notre politique intérieure depuis quinze jours. Le Sénat a voté le budget ; il y a fait quelques changemens qui l’ont rendu moins mauvais ; il n’a pas pu le rendre bon. La Chambre avait voté un certain nombre d’impôts nouveaux que le Sénat a supprimés, et, pour combler la différence, il a demandé davantage à l’emprunt, sous la forme de bons à court terme. On disait hier encore : ni emprunt, ni impôts nouveaux ! On recourt aujourd’hui aux deux procédés à la fois pour mettre le budget en équihbre, et on n’y parvient pas. Il en est résulté dans le public un sentiment de malaise qui s’est encore aggravé lorsque M. le ministre des Finances, dans un discours qu’il a adressé à ses électeurs de la Sarthe, leur a donné un avant-goût de ce que serait le futur impôt sur le revenu, destiné à subvenir aux frais des réformes sociales. Ces réformes creuseront un gouffre dans le budget ; l’impôt sur le revenu le comblera au fur et à mesure. Nous ne connaissons pas encore bien le projet de M. le ministre des Finances, mais il lui a suffi d’en parler avec un commencement de précision pour faire baisser la rente. On est sans doute très habitué à entendre promettre des réformes et annoncer l’impôt sur le revenu : cela est même devenu banal. Il semble toutefois que les temps soient proches et qu’à force d’évoquer ces fantômes on leur ait donné une consistance redoutable. Le budget de 1907 mérite le nom de budget d’attente qu’on a appliqué à tant d’autres avant lui : mais à quoi faut-il s’attendre ? On se le demande avec une inquiétude croissante. C’est vraisemblablement de ces questions économiques et liscales que nous aurons surtout à nous occuper dans la période qui va s’ouvrir. Pour le moment, nous avons seulement un mauvais budget de plus.


Les élections allemandes ont eu lieu le 25 janvier : elles ont produit dès le premier tour de scrutin 237 résultats définitifs qui devront être complétés par 160 élections de ballottage. Toutefois, à moins d’un brusque revirement d’opinion qui semble peu probable, et même dans une assez large mesure impossible, — car les socialistes, par exemple, ne compenseront pas les pertes qu’ils ont faites, — le caractère de l’événement peut être dès aujourd’hui considéré comme acquis. Le Reichstag a été dissous le 13 décembre, à la suite du rejet des crédits demandés pour continuer les expéditions coloniales de l’Afrique Occidentale. Le rejet a été dû à la coalition du centre catholique et des socialistes : c’est donc aux socialistes et aux catholiques que le chancelier de l’Empire a jeté le défi et déclaré la guerre. Il la leur a faite avec une énergie extrême, s’efforçant de les compromettre les uns avec les autres, les uns par les autres, et de les présenter en bloc comme des adversaires de l’Empire, ou du moins de son expansion extérieure. Dans une lettre qu’il a écrite le 31 décembre dernier et qu’on a appelée en Allemagne la lettre de la Saint-Sylvestre, et depuis dans un discours non moins retentissant, M. le prince de Biilow a continué de dénoncer catholiques et socialistes au nom du nationalisme et du patriotisme allemands. Il a pris soin cependant de mettre les socialistes au premier rang de ceux qu’il fallait combattre et abattre : en quoi il a montré de la prudence et de la prévoyance, car si les socialistes ont subi sur le terrain électoral un échec extrêmement sensible, les catholiques en sont revenus parfaitement sains et saufs. C’est à peine s’ils ont perdu un ou deux des leurs : encore n’y a-t-il eu là aucun gain pour le gouvernement, les sièges perdus par eux ayant été occupés par des Polonais. Ce n’est donc qu’une demi-victoire ; mais elle porte sur un point si important que la chancellerie impériale a le droit de la célébrer, comme elle le fait d’ailleurs, avec quelque lyrisme. Depuis plusieurs années, le parti socialiste avait acquis à chaque élection des forces nouvelles, et on a cru jusqu’à ces derniers jours qu’il en serait encore de même cette fois. Ses chefs, peut-être par tactique électorale, annonçaient leur victoire comme certaine ; ils en donnaient le chiffre ; ils le brandissaient avec une confiance affectée. Les ballottages leur seront peut-être plus favorables ; mais pour le moment ils ont perdu une vingtaine de sièges sur les 79 qu’ils occupaient dans la dernière assemblée au moment où elle a été dissoute. En 1903, ils avaient fait passer 30 des leurs au premier tour de scrutin : ils n’en ont fait passer que 30 le 25 janvier. C’est une vraie débâcle, et elle est d’autant plus pénible pour les socialistes qu’ils sont, en somme, le seul parti auquel les élections aient été fatales. Bernstein est battu, Wollmar est en ballottage, tandis que tous les champions du parti catholique, MM. Rœren, Erzberger, Ballestrem, ont été brillamment réélus. Le centre était et restera le groupe le plus important de l’assemblée : il sera difficile de se passer de lui.

Les socialistes ne cherchent pas à dissimuler leur échec, mais à l’expliquer, et c’est à quoi s’appliquent aussi, en tâtonnant quelque peu, leurs camarades dans les autres pays du monde. Ils reconnaissent que certaines circonstances accidentelles avaient, aux élections dernières, enflé leur contingent d’élémens peu solides, en Saxe par exemple où ils avaient eu un succès tout à fait inespéré, à la suite de certains scandales dont l’impression était alors très vive et s’est depuis atténuée. Ils expriment la crainte que leur entente avec les catholiques, due elle aussi à des circonstances provisoires, ne les ait compromis aux yeux de quelques-unes de leurs amis : ils n’osent pourtant pas le dire trop haut parce qu’ils ont plus que jamais besoin du centre pour les scrutins de ballottage. La vérité est que le parti socialiste a été victime des espérances qu’il avait fait naître et des déceptions qui en ont été la suite. En Allemagne comme ailleurs, il s’était offert pour faire des miracles et il n’en a fait aucun. Son influence parlementaire a été nulle. Il n’était pas assez nombreux pour l’imposer, et il n’a jamais pu former de majorité qu’avec les catholiques, lorsque ceux-ci se sont séparés du gouvernement après l’avoir longtemps soutenu. On s’est dégoûté peu à peu d’un parti qui promettait tout et ne pouvait rien tenir : c’est la cause principale de son infortune électorale. Mais il y en a une autre, qui est reconnue par tous les journaux allemands, à savoir le nombre plus considérable des électeurs qui ont pris part au scrutin. L’ardeur de la bataille, accrue par celle que déployait le gouvernement, a fini par gagner les abstentionnistes, les indifférens d’autrefois : or les abstentionnistes et les indifférens ne sont pas des socialistes. S’ils volaient toujours, et partout, beaucoup de résultats électoraux seraient changes dans le monde, et ils le seraient au profit des opinions modérées. En donnant ce motif de leur défaite, aussi bien qu’en rappelant ceux qui, en 1903, leur avaient valu des adhésions éphémères, les socialistes ne s’aperçoivent peut-être pas assez qu’ils se condamnent eux-mêmes, puisqu’ils reconnaissent par là ce qu’il y avait d’artificiel et de décevant dans leur situation apparente. Qu’est-ce, en effet, qu’un parti qui perd la moitié ou le tiers de son contingent lorsque le nombre des votans augmente, c’est-à-dire lorsque la représentation du pays devient plus exacte ? Enfin, on a parlé de la pression gouvernementale, et il est bien vrai qu’elle a été très forte ; mais si elle a été efficace contre les socialistes et impuissante contre les catholiques, il y a une raison à cette différence. C’est peut-être qu’un vieux parti, un parti historique comme le Centre, qui a dans certaines régions des racines très profondes, résiste mieux à un orage d’un jour, quelque violent qu’il soit, qu’un parti de hasard et d’aventure qui parle sans doute, aux imaginations, mais inquiète les intérêts permanens d’un pays. Aussi toute l’action officielle s’est-elle brisée contre la forteresse du Centre, tandis qu’elle a battu en brèche celle du socialisme et y a fait de larges trouées. Il y a là une leçon pour les socialistes, s’ils savent la comprendre, et ils la comprennent sans doute mieux qu’ils ne l’avouent. Ils peuvent surprendre un pays, il leur est plus difficile de le garder, n’ayant à lui offrir que des principes irréalisables, dont il se détacherait d’ailleurs bien plus vite encore s’il les voyait réaliser.

Les attaques du gouvernement ont réussi contre les socialistes et non pas contre les catholiques pour un dernier motif. Quand M. de Bülow les accusait les uns et les autres de compromettre la grandeur de l’Empire, on a cru à ses accusations contre les premiers et non pas contre les seconds. Les socialistes allemands sont plus patriotes que les nôtres ; il suffit pour s’en convaincre de comparer certaines paroles de M. Bebel avec certaines autres de M. Jaurès ; mais enfin ils votent systématiquement contre les crédits militaires, ou du moins contre leur augmentation même la mieux justifiée. Pouvait-on faire le même reproche au Centre ? Sans lui, — et M. de Bülow a été obligé de le reconnaître, — aucun des crédits militaires, maritimes, coloniaux, de ces dernières années n’aurait pu être voté. L’opposition du Centre est récente, et elle a porté sur des questions coloniales auxquelles le pays n’attache pas un intérêt de premier ordre. M. de Bülow a beaucoup élevé la voix pour en parler ; mais sa voix a eu peu d’écho. Il est douteux que les colonies allemandes soient un élément essentiel de la grandeur et de la puissance de l’Empire. Sans parler des scandales qui se sont produits et que le Centre a dénoncés, sa politique coloniale a coûté à rA.llemagne un immense effort financier, militaire, diplomatique, et ne lui a rapporté que d’assez minces profits. Sur certains points, sa politique générale en a été malencontreusement faussée. Voilà pourquoi M. le prince de Bülow, malgré toute son éloquence, n’a pas réussi à passionner l’opinion sur ce point. Le pays n’en a pas voulu au Centre de son opposition, tandis qu’il en a voulu aux socialistes de tant de promesses qu’ils lui avaient prodiguées et qui ont abouti au néant.

Il faudra donc compter avec le Centre, dans le nouveau Reichstag comme dans l’ancien. M. de Bûlow n’a réalisé qu’une partie de son programme électoral. Il s’était proposé de faire une majorité avec les conservateurs et les libéraux de toutes nuances, et il a mis à leur service la force électorale dont le gouvernement pouvait disposer. Quel a été le résultat ? Les conservateurs ont gagné une dizaine de sièges, les nationaux libéraux 14, les radicaux 9 ; mais tout cela ne fait pas une majorité. Et si cela en faisait une, combien serait-elle hétérogène, exigeante dans des sens opposés, instable par conséquent et fragile ! Les catholiques, les socialistes, les Polonais, les Alsaciens-Lorrains réunis forment un total de plus de 140 membres ; celui des autres groupes réunis ne s’élève qu’à 96. Les élections de ballottage peuvent modifier ces proportions, mais non pas les renverser. M. le prince de Bülow doit donc se féliciter, quelle qu’ait été la rudesse de ses attaques, de n’avoir mis rien d’irréparable entre le Centre et lui.


La crise ministérielle qui vient de se produire en Espagne n’a surpris personne : on s’y attendait. M. le marquis de la Vega de Armijo adonné, il y a quelques semaines, une preuve de dévouement à son parti en acceptant le pouvoir dans les conditions difficiles où le Roi le lui a confié. Les libéraux doivent lui en rester reconnaissans. Mais ils n’ont pas profité de la dernière chance de salut que leur offrait ce dernier ministère, et ils ont achevé de se ruiner par leurs divisions.

Jamais l’instabilité ministérielle n’a été plus grande en Espagne que dans ces dix-huit derniers mois. On a vu se succéder cinq ministères présidés l’un après l’autre par tous les chefs du parti, à l’exception de M. Canalejas qui était président de la Chambre, et aucun de ces chefs, — en vérité, il y en a trop ! — n’a su prendre assez d’autorité sur les autres pour réaliser l’union du parti. Sans doute les libéraux se sont trouvés aux prises avec une question très délicate, très difficile, celle des congrégations ; mais ils ont eu tort de la soulever s’ils ne pouvaient pas la résoudre. Nous reconnaissons toutefois qu’ils ne pouvaient guère sy dérober ; le malheur est qu’ils en ont fait le champ clos de leurs dissentimens personnels, et qu’ils n’ont pas été d’accord un seul moment sur la solution qu’il convenait de lui donner. Les uns, comme M. Moret, auraient voulu une solution prudente et modérée ; ils reconnaissaient qu’il y avait quelque chose à faire, beaucoup même ; mais ils savaient que la majorité de l’Espagne est profondément catholique et qu’il est dangereux de susciter, pour les lancer les unes contre les autres, les passions religieuses et anti-religieuses d’un pays. Les autres, comme M. Canalejas, pris pour nous d’une admiration que nous avons conscience de ne pas mériter, voulaient, à peu de chose près, importer chez eux les solutions françaises. Elles sont déjà bien mauvaises de ce côté-ci des Pyrénées : qu’auraient-elles été de l’autre ? Entre ces deux pôles opposés, le parti libéral ef ses autres chefs flottaient plus ou moins, penchant tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre, sans se fixer à aucun. Les questions religieuses étant celles qui divisent le plus, on peut juger des ravages qu’elles devaient faire dans un parti aussi divisé que l’était déjà le parti libéral. Aussi le ministère ne pouvait-il subsister qu’en l’absence des Chambres. Dès qu’on a appris qu’elles allaient se réunir, sa chute a paru certaine et prochaine. Comme l’ironie ne perd jamais ses droits, M. le marquis de la Vega de Armijo a reçu des lettres de tous les chefs du parti qui l’encourageaient à convoquer les Cortès, en l’assurant de leur concours le plus dévoué. Il en a donné très sérieusement lecture au Conseil des ministres, qui ne s’est pas fait sans doute beaucoup d’illusions sur leur portée. Les Chambres ont été convoquées pour le 21 janvier. Aussitôt le ministère a été attaqué par les conservateurs au Sénat et par les radicaux à la Chambre, et il a donné sa démission au bout de quatre jours.

Le Roi l’a acceptée : pouvait-il faire autrement ? On s’est demandé d’abord s’il tenterait un nouvel essai de ministère libéral. A quoi bon ? L’échec était inévitable ; il se serait produit à plus brève échéance encore que par le passé. Le parti libéral avait joué sa dernière carte avec le marquis de la Vega de Armijo, et il l’avait perdue par sa faute. Le Roi a donc fait appel aux conservateurs ; il a chargé M. Maura de former un cabinet. M. Maura a rempli son mandat avec l’aisance et la célérité d’un homme qui y était tout préparé. Et comment ne l’aurait-il pas été ? Comment aurait-il pu ne pas prévoir que son tour allait revenir ? Il se trouvera d’ailleurs, lui aussi, aux prises avec de grandes difficultés, car la question des congrégations s’impose maintenant aux conservateurs, comme elle s’imposait hier aux libéraux. Ceux-ci l’auraient résolue trop radicalement, ils auraient voulu aller au delà du possible ; les conservateurs resteront peut-être en deçà du nécessaire. Toutefois, il faut espérer. Le parti conservateur s’est discipliné dans l’opposition ; il est aujourd’hui plus uni qu’il ne l’avait été depuis la mort de M. Canovas del Castillo ; M. Maura enfin a gagné en ascendant personnel. Nul cependant ne peut dire ce que sera l’expérience nouvelle. Elle commencera par des élections ; il en est toujours ainsi en Espagne ; et, au surplus, comment le parti conservateur pourrait-ii vivre avec une Chambre qui devait sa naissance au parti libéral, et dont M. Moret avait lui-même proposé au Roi la dissolution ? On sait qu’en Espagne les élections donnent toujours, à peu de chose près, la majorité qu’il veut au gouvernement qui les fait. C’est la suite seule qui est difficile.

Nous souhaitons qu’elle ne le soit pas au ministère nouveau, car, indépendamment de notre amitié pour l’Espagne, nous éprouvons le désir bien naturel d’y voir enfin un gouvernement solide et durable. Nous avons, en effet, des intérêts communs avec elle dans cette affaire du Maroc, où la Conférence d’Algésiras lui a attribué, ainsi qu’à nous, des devoirs particuliers. Comme si nous avions voulu, par un caprice inexplicable, ajouter encore plus d’instabilité à celle que présente l’Espagne et en mettre aussi un peu de notre côté, nous avons changé notre ambassadeur à Madrid, M. Jules Cambon. Heureusement, il a été remplacé par l’homme le plus apte à poursuivre son œuvre, notre plénipotentiaire à Algésiras, M. Révoil. Voilà néanmoins bien des changemens à la fois ! N’est-il pas temps de se fixer ?

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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