Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1910

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Chronique n° 1866
14 janvier 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les discours échangés, le 1er janvier, entre M. le Président de la République et le corps diplomatique ont tranché sur le caractère un peu banal qu’ont habituellement les manifestations de Ce genre. C’est l’ambassadeur d’Espagne, M. le marquis del Muni, qui a parlé au nom de ses collègues. Il a assuré que la deuxième année du siècle s’annonçait mieux que la précédente, et a attribué le mérite de ce changement à l’action patiente, laborieuse, discrète, souvent ignorée, quelquefois méconnue, mais efficace de la diplomatie. Après avoir constaté cette amélioration, M. le marquis del Muni a rendu hommage à la France, qui a certainement contribué à la produire. « Répondant, a-t-il dit, aux desseins avoués que lui impose sa mission, la France n’a cessé d’intervenir en faveur de la concorde par une action si modératrice et si pleine de tact, qu’en maintenant l’équilibre, elle a su dissiper les préventions et préparer les ententes. » L’histoire nous rendra la même justice, mais elle la rendra aussi à d’autres gouvernemens qui n’ont pas travaillé moins activement ni moins heureusement que nous à la solution des conflits qui menaçaient la paix. M. le Président de la République, en répondant à M. le marquis del Muni, s’est félicité de cette bonne volonté générale. « Mieux que personne, a-t-il dit, je peux témoigner des qualités dont la diplomatie a fait preuve chaque jour : une rare vigilance à prévenir les conflits, une attention soutenue à défendre les intérêts sans éveiller d’irritantes susceptibilités, une conception élevée des besoins et des aspirations de notre temps, si épris de paix, de justice sociale et de liberté, une expérience consommée qui donne tant de prix à une précieuse collaboration dont nous sommes heureux de recueillir les fruits. » Ce ne sont pas là des paroles vaines. Si on se reporte à douze mois en arrière on constate en effet que les souvenirs de M. le marquis del Muni ne l’ont pas trompé. La moindre imprudence aurait suffi alors pour mettre le feu à l’Orient, et, bien que les rapports entre la France et l’Allemagne eussent déjà une allure plus conciliante, il s’en fallait encore de beaucoup que les nuages artificiellement, artificieusement amoncelés sur le Maroc fussent dissipés. Néanmoins, on avait l’impression que personne ne voulait la guerre ; que tout le monde reculait devant ses risques et qu’il suffirait de beaucoup de sang-froid et de quelque habileté pour en épargner l’affliction à l’Europe. C’est à quoi la diplomatie s’est appliquée et a réussi.

L’année s’ouvre sous ces auspices relativement favorables, et nous nous en applaudissons avec M. le marquis del Muni, sans nous faire illusion toutefois sur ce qui reste de fragile et d’aléatoire dans les résultats si péniblement obtenus. Nul ne peut dire ce que nous réserve 1910. Une année nouvelle est comme un enfant au berceau sur lequel on se penche : il y a là de l’inconnu et du mystère, et c’est ce ‘qui fait qu’à chacun de ces renouvellemens, on éprouve le besoin de se recueillir. Puis on est repris par l’action quotidienne et Dieu seul sait où elle doit nous conduire.


C’est surtout du côté de l’Orient que les regards se portent en ce moment. Les dangers de conflits internationaux sont conjurés ou ajournés ; mais la situation intérieure de quelques-uns des États qui viennent de subir des secousses si violentes, ne s’est pas améliorée : elle conserve un caractère révolutionnaire en Turquie et en Grèce. Nous ‘sommes pleins d’une jeune sympathie pour la Jeune-Turquie, et d’une vieille sympathie pour la Grèce : mais comment ne pas reconnaître, à moins de fermer les yeux à l’évidence, que les institutions constitutionnelles, qui datent de dix-huit mois à Constantinople et de beaucoup plus longtemps à Athènes, ne sont qu’un mince paravent qui dissimule mal la réalité du pouvoir militaire exclusif, absolu et irresponsable ?

La chute du grand vizir Hussein Hilmi pacha, à Constantinople, n’a pas surpris, car divers symptômes l’avaient annoncée, mais elle a inquiété, Hilmi pacha s’était acquis l’estime de l’Europe, avant la révolution de juillet 1908, par la manière dont il avait rempli les fonctions difficiles d’inspecteur des réformes en Macédoine, et son attitude, au moment même où la révolution s’est produite, avait encore augmenté ce sentiment en sa faveur. On sait ce qui s’est passé au lendemain de la révolution : la Jeune-Turquie a été tout d’abord représentée au grand vizirat par ce qu’il y avait de plus vieux dans la Vieille-Turquie, par des hommes honorables sans doute et quelquefois sympathiques, mais qui semblaient médiocrement qualifiés, après une aussi brusque rupture avec le passé, pour représenter le présent et pour préparer l’avenir. Ces choix témoignaient une grande modestie de la part du parti vainqueur : il comptait des hommes d’action, on venait de le voir ; mais avait-il des hommes de gouvernement ? On n’en savait rien, il l’ignorait lui-même, et voilà pourquoi il a laissé ou rappelé successivement aux affaires plusieurs des grands vizirs d’Abdul-Hamid, se réservant toutefois le droit de les surveiller, de les contrôler et surtout de les remplacer. Aussi la plus grande mobilité n’a-t-elle pas cessé d’exister à la tôle du gouvernement. La Jeune-Turquie n’a pas encore trouvé son Washington. La nomination d’Hussein Hilmi pacha au grand vizirat semblait être un progrès opéré dans le bon sens. Quoiqu’il eût servi l’ancien gouvernement, Hilmi pacha avait montré de l’indépendance en même temps que de l’intelligence ; il avait fait ses preuves de capacité administrative ; il avait acquis une expérience précieuse ; enfin, relativement à quelques-uns de ses prédécesseurs qui avaient atteint l’extrême vieillesse, son âge semblait le recommander. On pouvait donc croire qu’avec lui, les choses marcheraient mieux et que le Comité Union et Progrès, désireux, de montrer que la révolution était finie, laisserait plus de liberté au pouvoir exécutif. Mais il n’en a rien été. Hilmi pacha n’a pas été mieux traité que ses devanciers, et finalement il a été obligé de donner sa démission. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas voulu abdiquer complètement entre les mains du Comité.

L’opposition contre Hilmi pacha a pris d’abord la forme parlementaire et il est regrettable qu’elle ne l’ait pas conservée. Le Parlement n’a pas, à Constantinople, beaucoup plus de consistance réelle que le gouvernement ; il obéit lui aussi, il doit obéir au Comité Union et Progrès ; mais c’est encore quelque chose que de ménager les apparences, et on ne l’a pas assez fait. Le mois dernier une discussion a eu lieu à la Chambre, au sujet de ce qu’on a appelé l’affaire Lynch. Il s’agissait de la navigation du Tigre et de l’Euphrate dont le gouvernement avait accordé la concession à une compagnie mi-partie ottomane et mi-partie étrangère, sans prendre l’agrément du Comité. Avait-il donc à le prendre ? N’avait-il pas toute liberté d’initiative en pareille matière ? Hilmi pacha n’avait-il pas fait ce crue tout ministre parlementaire aurait fait comme lui dans un autre pays ? Il semble qu’on ne puisse faire qu’une réponse à ces questions : ce n’est pourtant pas celle que le Comité y a faite. Emroulah effendi, député de Bagdad, a présenté une proposition en vertu de laquelle toute concession devrait être l’objet d’un projet de loi. Toute concession, c’est beaucoup ! On l’a senti ; on a parlé d’établir une distinction entre les grandes et les petites ; mais où sera la ligne de démarcation, et qui décidera si une concession doit être classée parmi les grandes ou parmi les petites ? Qu’adviendra-t-il enfin des moyennes ? Quoi qu’il en soit, l’affaire a été portée devant le Parlement et a été l’objet d’un débat très vif.

Sur le fond des choses, il semble bien que Hilmi pacha avait raison. Voici, en effet, quelle était la situation. Le service de la navigation du Tigre et de l’Euphrate avait été concédé régulièrement, en 1834, à une compagnie anglaise, qui l’assurait d’ailleurs assez mal, n’ayant pour cela à sa disposition que deux bateaux. Aussi une société ottomane s’était-elle formée à côté, mais elle était aussi très petitement outillée, ne disposait pas de plus de bateaux que la société anglaise et laissait en souffrance la navigation sur les deux fleuves. Alors est né le projet de fusion des deux compagnies, qui s’aideraient mutuellement au lieu de se faire concurrence et trouveraient des ressources nouvelles. Le projet a été soumis au Conseil des ministres qui l’a approuvé le 12 novembre dernier, mais ne l’a pas fait sans conditions. Il a exigé que la société concessionnaire, née de la fusion des deux autres, fût ottomane, que le capital de l’entreprise appartînt par moitié au gouvernement ottoman, enfin que le droit pour ce gouvernement de disposer en toute souveraineté des eaux du fleuve fût expressément réservé. Tel est, dans ses grandes lignes, le projet auquel Hilmi pacha a donné sa sanction, non sans rencontrer, dans le Conseil des ministres lui-même, des difficultés et une opposition qui devaient naturellement se reproduire à la Chambre. Là Hilmi pacha a maintenu très nettement, très fièrement son droit ; il a déclaré qu’il ne céderait pas, aimant mieux se démettre de ses fonctions que de les abaisser, et très probablement il aurait été renversé séance tenante sans la présence d’esprit du président qui a suspendu la discussion pour donner à tous le temps de réfléchir. La réflexion a eu de bons effets, Hilmi pacha a obtenu la majorité. Il semblait donc sauvé, mais on s’est aperçu bientôt qu’il ne l’était pas. Les intrigues contre lui ont continué avec plus d’ardeur que jamais. En fin de compte signification lui a été faite par Halil bey, représentant parlementaire du Comité, d’avoir à donner sa démission, faute de quoi il serait exécuté par la Chambre.

C’est ainsi que, autrefois, on envoyait à un ministre qui avait cessé de plaire le cordon avec lequel il dînait s’étrangler. Les mœurs se sont adoucies, le procédé est resté le même.

On a dit, sans en apporter toutefois la preuve, que la disgrâce d’Hilmi pacha avait encore une autre cause. Les odieux massacres d’Adana, qui ont coïncidé avec la chute d’Abdul-Hamid, sont présens à toutes les mémoires. Le bruit avait couru d’abord que le vieux sultan les avait ordonnés, mais l’enquête ne l’a pas confirmé et il semble bien que le mouvement ait été spontané : il s’est produit sur place sans aucune impulsion venue du dehors. Les victimes de ces tueries avaient été surtout des Arméniens. L’affaire ayant été portée devant une cour martiale, celle-ci a cru faire un sacrifice suffisant aux circonstances en condamnant en nombre égal des Arméniens et des Musulmans. N’était-ce pas une belle preuve d’impartialité, et qui donc aurait pu se plaindre de ce jugement à la Salomon ? Pourtant, le patriarche arménien a protesté, et même très hautement : il a déclaré qu’il donnerait sa démission s’il n’obtenait pas justice et a offert de prouver l’innocence des Arméniens condamnés. En d’autres temps, on n’aurait pas écouté sa plainte, on l’aurait étouffée. Hilmi pacha a ordonné une enquête nouvelle, d’où il est résulté avec évidence que les Arméniens étaient innocens, en effet. Ils ont donc été mis en liberté au lieu d’être pendus, et les Musulmans, au nombre de vingt-cinq, l’ont seuls été. Il en est résulté une grande émotion dans le monde musulman, où des procédés aussi nouveaux ont paru inadmissibles, et l’irritation a augmenté contre Hilmi pacha. Si les choses se sont passées comme on les raconte, elles font grand honneur à l’ancien grand vizir ; mais ce récit ne doit peut-être pas être accueilli sans réserves. Il est partout difficile de savoir la vérité, et en Turquie plus qu’ailleurs.

Hilmi pacha une fois démissionnaire, il a fallu lui trouver un successeur ; la chose était difficile, la succession étant lourde à porter. On a parlé d’abord de Saïd pacha, de Kiamil pacha, des sympathiques octogénaires ou nonagénaires auxquels nous avons fait allusion plus haut ; et qui sait si on ne reviendra pas un jour à eux, pourvu que Dieu continue de leur prêter vie ? Eux seuls, peut-être, ont une assez longue habitude de la docilité pour se prêter à toutes les fantaisies du Comité Union et Progrès. Pourtant on ne s’y est pas arrêté, et le grand vizirat a été offert à Hakky bey, ambassadeur à Rome, qui a demandé à réfléchir, mais ne l’a pas fait bien longtemps et a accepté. C’est un homme courageux que Hakky bey ! Il s’est rendu à Constantinople où le Comité, sans doute pour lui dorer la pilule et l’encourager, lui a ménagé une réception enthousiaste. Hakky bey aurait tort de se trop fier aux apparences, et sans doute il ne se fait pas beaucoup d’illusions. De Rome, c’est-à-dire de loin, il a montré quelques velléités d’indépendance et a revendiqué le droit de composer son ministère à son gré. Arrivé à Constantinople, il a été obligé de s’entendre avec le Comité et de subir ses choix. Il y a eu cependant un fait imprévu, qui fait honneur à Hakky bey, si c’est lui qui en a pris l’initiative, et s’il a eu assez d’autorité pour le réaliser : Mahmoud Chefket pacha, le chef de l’armée, le triomphateur qui a renversé Abdul-Hamid et qui préside depuis à l’exercice de- l’état de siège à Constantinople, après avoir résisté longtemps, a fini par entrer au ministère de la Guerre. Cela est bien, et il faut souhaiter le succès de Hakky bey. Et malgré tout, nous conservons nos sympathies à la Jeune-Turquie, parce qu’il est impossible d’oublier les hautes aspirations du début, le frisson d’espérance qui est passé alors sur la Turquie tout entière, et qui s’est communiqué à l’Europe, enfin ce qu’il y a eu de glorieux dans l’œuvre entreprise et d’honorable dans l’œuvre accomplie. Mais il faut dire la vérité à ceux qu’on aime, surtout à eux. Le gouvernement parlementaire est une belle institution quand il est sincère. Il y a cependant un principe supérieur à tout, c’est que dans un gouvernement, quels qu’en soient le nom et la forme, la responsabilité doit être là où est le pouvoir. C’est pourquoi nous nous applaudissons que Mahmoud Chefket pacha, qui est le pouvoir, en accepte enfin au moins une part de responsabilité.


Si on regarde maintenant du côté d’Athènes, on y retrouve avec une exagération fâcheuse les défauts que nous venons de signaler dans le gouvernement ottoman : le tableau est identique, avec agrandissement et surcharges. La révolution grecque n’a pas obtenu en Europe la même faveur que la révolution ottomane dont elle s’est peut-être inspirée, parce qu’elle a paru moins justifiée dans les causes qui l’ont produite, et qu’elle a été accompagnée de détails inquiétans. On l’a cependant accueillie sans malveillance, comme un fait initial dont il convenait d’attendre le développement et les suites. On a regardé : par malheur ce qu’on a vu n’a pas été édifiant. Les convenances sont encore un peu respectées à Constantinople ; à Athènes, non. Le pouvoir militaire s’y étale, s’y affiche, nous dirions loyalement, s’il acceptait la responsabilité de ses actes. Mais il les fait endosser par des ministres dont tout le rôle consiste à plier sous le coup de vent : aussi sommes-nous étonnés qu’il en trouve encore. Quant à la monarchie, hélas ! il en reste à peu près autant que du Palais royal qui vient d’être à moitié dévoré par les flammes. Les esprits superstitieux peuvent voir, dans cet incendie, un symbole.

Il n’est pas sur ([lie le parti militaire soit uni, et, le jour où il serait au pouvoir, il se diviserait certainement. La révolte de Typaldos, quoique rapidement réprimée, a montré qu’il y avait là des mécontentemens et des jalousies dont le retour agressif est encore à craindre. Mais la force, jusqu’à nouvel ordre, n’en reste pas moins à l’armée, et, comme l’armée ne rencontre nulle part une limite ou un contrepoids, elle est maîtresse de tout. Cette omnipotence a pris dans ces derniers temps un caractère plus impérieux, plus agressif, plus orgueilleux encore que dans le passé : la scène extraordinaire que le colonel Lapathiotis, ministre de la Guerre, a faite, il y a quelques jours, à la Chambre, en est une preuve éclatante. La Ligue militaire, certes, n’a pas à se plaindre de la Chambre. Celle-ci a fait exactement tout ce que la Ligue a voulu, et on rappelait l’autre jour qu’elle avait voté en quelques mois 163 fois qui toutes se rapportent plus ou moins à la régénération du pays et à la réforme de l’armée. Jamais encore, ni nulle part, pareille fécondité législative ne s’était vue. Le seul reproche que, au début, la Ligue militaire ait fait à la Chambre a été de voter sans discussion tous les projets qui lui étaient présentés. La Ligue, à ce moment, voulait encore se couvrir de certaines formes, et il lui déplaisait que la Chambre les négligeât ; mais à quoi bon discuter lorsque le vote est connu d’avance et qu’il n’est pas libre ? La Chambre, à notre avis, avait raison de ne pas se prêter à une comédie dont le secret était connu de tout le monde : puisqu’elle n’était plus qu’une machine à voter, il était naturel qu’elle volât comme une machine. À ceux qui lui auraient reproché sa passivité, elle aurait pu montrer ses tribunes bondées de militaires, placés là pour la surveiller et, au besoin, pour l’intimider. Dans ces conditions, que restait-il du gouvernement parlementaire ? Une ombre sur un écran. Nous n’avons jamais admiré la constitution politique de la Grèce ; c’est un grand déséquilibre pour un gouvernement parlementaire de n’avoir qu’une Chambre. Mais la Grèce d’aujourd’hui en a-t-elle même une ? Est-ce une Chambre qu’une assemblée qui vote sous l’épée de Damoclès ? Cette situation, en se prolongeant, a fini par causer à quelques militaires grecs, — nous ne voulons pas généraliser, — l’espèce de griserie que donne, le sentiment qu’on peut tout se permettre. C’est pourquoi le colonel Lapathiotis, ministre de la Guerre, au milieu d’un discours dans lequel il défendait la réforme militaire, s’est tourné vers M. Théotokis, ancien président du Conseil, et lui a dit : « Quand vous avez quitté le ministère, vous avez laissé derrière vous une armée en ruines. » Devant une attaque aussi brutale, M. Théotokis a bondi : il s’est levé et s’est retiré suivi de tous ses amis. Croit-on que le ministre de la Guerre ait été ému de cette sortie ? Point du tout : il a déclaré qu’il ne s’en souciait nullement et que tous les députés pouvaient s’en aller de même si cela leur convenait, car ce n’était pas pour eux qu’il parlait, mais pour les tribunes. Nous avons dit qu’elles étaient occupées par les militaires. Là-dessus, M. Rhallys s’est levé à son tour et s’est retiré avec ses amis. Après cette double épuration, la salle se trouvant vide, le Président a levé la séance : que pouvait-il faire de mieux ?

Mais il était plus facile de la lever que de la reprendre. M. Théotokis, atteint dans sa dignité, a déclaré qu’il ne consentirait à siéger que lorsque le ministre de la Guerre aurait donné sa démission. On a essayé de le fléchir, il s’est montré intraitable et le ciel a commencé à devenir menaçant. La Ligue militaire a pris, en effet, parti pour le ministre : elle a déclaré, qu’elle n’accepterait pas sa démission s’il la donnait. La situation aurait pu se prolonger longtemps de la sorte sans se dénouer, lorsque la Ligue militaire, sans qu’on puisse savoir au juste si elle obéissait à une indignation sincère ou si elle cherchait seulement un biais pour se tirer d’affaire, a déclaré que le colonel Lapathiotis n’était pas seulement coupable envers la Chambre, mais encore envers elle, ce qui était infiniment plus grave. Qu’avait donc fait l’imprudent ? Il avait fait paraître au Journal officiel une promotion qui n’avait pas été soumise à l’agrément préalable de la Ligue. Peut-on dire plus clairement que le gouvernement n’appartient pas au ministère, mais à la Ligue elle-même ? L’armée attache partout une grande importance aux promotions qui sont faites dans son sein, et cette préoccupation est particulièrement sensible dans l’armée grecque. Le colonel Lapathiotis ne s’était pas oublié ; il s’était donné de l’avancement à lui-même, ce qui était sans doute très juste ; mais, n’ayant pu en donner à tout le monde, il avait fait beaucoup de mécontens. Enfin, il avait manqué à l’autorité de la Ligue et au respect qui lui est dû. Voilà pourquoi il a été sacrifié. S’il y a eu là, par accident, une satisfaction pour M. Théotokis, tant mieux, mais ce n’est pas à lui qu’on a songé. La Ligue a tenu à publier un communiqué officiel dans lequel elle a pris à son compte la responsabilité de la démission imposée par elle seule au ministre de la Guerre, dont le président du Conseil, M. Mavromichalis, a été chargé de faire l’intérim. Naturellement, la promotion qui avait déplu a été supprimée. Est-ce tout ? Pas encore. Mise en goût par cette première exécution, la Ligue en a fait aussitôt une seconde. Elle a inauguré l’année nouvelle en se débarrassant du ministre de l’Intérieur, M. Triantaphyllakos. De quoi était coupable M. Triantaphyllakos ? Avait-il commis un acte dont l’armée avait droit de se plaindre en tant qu’armée ? Non : il avait accordé une concession de mine à une compagnie étrangère. Quel rapport un pareil acte pouvait-il avoir avec les intérêts militaires ? Aucun évidemment, et on peut voir par cet exemple la sincérité de la Ligue qui, en diverses circonstances, a protesté qu’elle ne s’occupait pas de politique. Cette fois, M. Mavromichalis a trouvé que c’était trop et a fait mine de résister. En huit jours, il avait perdu deux de ses ministres par l’intervention de la Ligue : qu’arriverait-il des autres ? Qu’arriverait-il de lui-même ? Mais on la regardé de travers et il a compris. Le Roi, paraît-il, lui a donné le conseil de céder ; c’est une politique comme une autre ; quand on a commencé, pourquoi s’arrêter Le Roi n’a-t-il pas sacrifié ses fils ? M. Mavromichalis peut bien sacrifier ses ministres ! Un de plus,… un de moins… ? M. Kutaxias, ministre des Finances, a été chargé de l’intérim de l’Intérieur, comme M. Mavromichalis lui-même avait été chargé de celui de la Guerre, et la Grèce a respiré : la crise était finie,… jusqu’à nouvel ordre.

Nous sommes de trop sincères amis de la Grèce pour ne pas lui dire le tort qu’elle se fait par de pareils procédés. Si la Ligue militaire entend garder le pouvoir, qu’elle l’exerce elle-même et qu’elle le fasse ouvertement. Les choses ne pourront pas aller plus mal ; peut-être iront-elles mieux, parce qu’il y a un frein dans le sentiment de la responsabilité personnelle et directe. Qui sait d’ailleurs si on n’en viendra pas bientôt là ? Qui sait si on ne finira pas par ne plus trouver d’hommes politiques résignés à faire le métier sacrifié qu’on impose aux ministres ? Les meilleures volontés se lassent, la résignation s’épuise lorsque les épreuves se répètent trop souvent et se prolongent trop longtemps. Dans tous les pays, pour toutes les, besognes, on a jusqu’ici trouvé toujours des ministres : cela est vrai, mais n’est-ce pas un malheur ?


Rien à dire de notre politique intérieure : depuis la séparation des Chambres, elle chôme complètement. Mais une nouvelle session vient de s’ouvrir à la date constitutionnelle du second mardi de janvier, c’est-à-dire le 11. Les deux Chambres devront donc se remettre au travail. La Chambre des députés est aux prises avec le budget et le Sénat avec la loi sur les retraites ouvrières. On a déjà voté deux douzièmes provisoires ; on aurait pu en voter trois, car il est bien certain que le budget ne sera pas sur pied avant la fin de mars, à la veille même de la campagne électorale pour le renouvellement de la Chambre. Il semble que, dans le pays, on se soit peu occupé, jusqu’ici de ce renouvellement ; mais on s’en préoccupe beaucoup à la Chambre, et la question du scrutin de liste avec représentation proportionnelle est toujours un cauchemar pour beaucoup d’esprits. Peut-être essaierait-on de se reprendre et de revenir sur les votes qui ont été émis il y a quelques semaines : mais il est bien tard maintenant pour modifier le régime électoral de la Chambre avant les élections.

Quant au Sénat, il continuera la discussion de la loi sur les retraites ouvrières qui semble peu avancée, puisqu’on n’en est qu’à l’article 3 et que cet article n’est même pas encore voté : or il y en a 37. Toutefois, le plus gros de la besogne est fait : on a établi les principes sur lesquels la loi repose ; on ira plus vite maintenant qu’il s’agit seulement des détails d’application. Ces détails cependant sont hérissés de difficultés, et il reste encore des questions très importantes à résoudre, celles par exemple qui se rapportent à l’administration des sommes énormes qu’il s’agira de placer et de faire fructifier, puisque le Sénat a préféré le régime de la capitalisation à celui de la répartition. Ces sommes s’élèveront à plus de 12 milliards. Le principe de la capitalisation a été attaqué, depuis qu’il est voté, par la Confédération générale du Travail, qui y voit l’amorce d’une escroquerie immense, et par des radicaux importans, comme M. Camille Pelletan. Laissons de côté la Confédération générale du Travail. Les argumens de M. Pelletan sont plus sérieux, mais ils viennent un peu tard, aujourd’hui que le vote du Sénat est acquis, et nous attendrons pour en parler qu’il les reproduise devant la Chambre. Le fera-t-il ? En aura-t-il le temps ? La loi sur les retraites ouvrières ne reviendra au Palais-Bourbon qu’à la veille des élections : tout porte à croire que, pour en finir, la Chambre la votera les yeux fermés, sans y introduire aucun amendement, comme elle l’a fait pour d’autres fois non moins graves, et, par exemple, pour la loi militaire.

Où en est la discussion de la loi au Sénat ? Nous avons dit que la Haute Assemblée avait voté les principes fondamentaux de la loi. Elle l’a fait dans un sens, à notre avis, très regrettable, mais qu’on doit considérer comme définitif. A partir du jour où le principe de l’obligation a été consacré, la loi a été engagée dans une voie dangereuse à un double titre, d’abord parce que les finances publiques sont engagées elles aussi dans des proportions qu’il est difficile d’indiquer avec certitude, — tout le monde convient que les chiffres énoncés ne représentent que des hypothèses et des approximations ; — ensuite, parce que les sociétés de secours mutuels recevront fatalement, du fait de la loi nouvelle, une atteinte très rude, et peut-être mortelle.

Un des phénomènes économiques et moraux les plus honorables de ces dernières années avait été le développement de la mutualité libre. C’est de ce côté que l’État aurait dû se tourner et porter son effort. Nous ne pensons pas, en effet, qu’il devait se désintéresser de la constitution des retraites ouvrières ; mais il lui aurait suffi d’apporter son concours aux sociétés de secours mutuels pour leur donner un élan et des développemens nouveaux et leur permettre de remplir toute la tâche qu’elles avaient si bien entamée. Malheureusement, l’État chez nous, — et aussi ailleurs. — veut tout faire lui-même, au détriment des initiatives privées qu’il décourage, étouffe et absorbe. Les sociétés de secours mutuels se défendent de leur mieux. Elles ont, au Sénat, des champions courageux, par exemple M. Lourdes, dont on ne saurait trop louer l’énergie attentive et persévérante. Mais, pour honorable qu’elle soit, la défense des sociétés de secours mutuels est inefficace dans les conditions où elle se produit : que peut le pot de terre à côté du pot de fer ? On lutte aujourd’hui pour obtenir, au profit des sociétés mutuelles, des syndicats professionnels et d’autres organismes encore qui y seraient autorisés, le droit de percevoir les versemens de leurs membres en vue de la retraite ; les versemens seraient obligatoires, mais l’assujetti, — c’est le nom qu’on lui donne très justement, — resterait libre de les opérer entre les mains qu’il choisirait. Le gouvernement, au début, n’était pas de cet avis. Son système était simple : le patron, à chaque paiement qu’il ferait à l’ouvrier, prélèverait la somme afférente à la retraite et la remettrait à l’État. C’est ce qu’on a appelé le précompte. Il serait difficile, étant donné le caractère soupçonneux de l’ouvrier dans ses rapports avec son patron, de rien imaginer de plus propre à augmenter chez lui ces dispositions malveillantes ; rien non plus qui lui montrât d’une manière plus nette le prélèvement pour la retraite sous la forme d’une diminution de salaire ; rien dès lors qui fût mieux imaginé pour provoquer des mécontentemens et des grèves. On s’ingénie à trouver une solution qui laisse à l’ouvrier, quoi ? bien peu de chose, quelque liberté dans la-manière de payer. La Commission y travaille, M. Ribot aussi. On rédige des amendemens qui, en somme, se ressemblent et sur un desquels on finira par se mettre d’accord. L’ouvrier verra s’allonger un peu, bien peu, la chaîne qui le lie, et une satisfaction sera donnée aux sociétés de secours mutuels ; mais ce sera une satisfaction toute morale, puisque ces sociétés ne joueront ici qu’un rôle d’intermédiaire, et que l’argent qu’elles auront recueilli devra finalement retourner dans la grande mer de l’État, c’est-à-dire ; à la Caisse des Dépôts et Consignations. Les sociétés de secours mutuels y gagneront seulement que l’ouvrier n’oubliera pas complètement le chemin qui conduit à elles ; mais, après les lourds prélèvemens qui auront été faits sur ses modestes ressources, pourra-t-il en opérer un nouveau qu’il confiera aux sociétés libres ? La question, qui a toujours été douteuse, l’est devenue encore davantage depuis que le Sénat a décidé que la contribution de l’adulte mâle s’élèvera dans tous les cas à la somme de neuf francs. Ici encore, l’amour de l’uniformité l’a emporté. Ouvriers des champs, ouvriers des villes, tous, quelque différens que soient leurs salaires, devront verser une somme égale. On avait espéré que le Sénat donnerait un encouragement à l’économie et à la prévoyance libres, en votant une majoration de l’État pour les versemens facultatifs qui viendraient, de la part de certains ouvriers, s’ajouter aux versemens obligatoires ; mais il a repoussé cette disposition sur laquelle le gouvernement et la Commission avaient cependant fini par s’entendre. L’obligation doit suffire à tout ; la liberté ne doit pourvoir à rien ; ou, si elle le fait en dépit des entraves qu’on lui impose, ce sera hors la loi, dans un domaine que l’Etat ignore et où ses subsides ne pénètrent pas.

Telle est cette loi, qui aurait pu être bonne et qui ne le sera point. Chaque pas qu’on y a fait, chaque disposition qu’on y a introduite l’a aggravée. On peut sans doute y opérer encore quelques améliorations de détail ; mais c’est une mince consolation, quand on aurait pu bien faire, d’eu être réduit à atténuer le mal qu’on a fait.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.