Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1909

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Chronique n° 1865
31 décembre 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il est déjà un peu tard pour parler de la mort du roi Léopold, et sans doute un peu tôt pour consacrer à son règne une étude que la Revue ne manquera pourtant pas de publier dans une de ses prochaines livraisons. La disparition d’un homme comme lui est un événement considérable, car il a été, sans contestation possible, un des souverains les plus intelligens qu’on ait vus en Europe dans la seconde moitié du dernier siècle. Ce n’est pas assez de vanter son intelligence ; elle n’est pas, en somme, un phénomène très rare dans notre temps ; mais il a été un homme d’action, ce qui est moins commun, et on est obligé de remonter assez haut dans l’histoire pour retrouver l’exemple d’une imagination aussi hardie, d’une volonté aussi forte, d’une persévérance aussi tenace. On est tenté de comparer Léopold II à Henri le Navigateur, infant de Portugal, qui a tant fait, au XVe siècle, pour découvrir des terres nouvelles et pour assurer à son petit pays la gloire et le profit de leurs découvertes.

Ce n’est même pas avec les ressources que lui a fournies la Belgique que le roi Léopold, du moins au début, a soutenu ses vastes entreprises. Il ne rencontrait alors autour de lui que du scepticisme. Lui seul avait la foi, et c’est avec sa fortune particulière qu’il a commencé. On a pu craindre un moment qu’elle ne fût compromise, perdue, engloutie ; mais, après quelques années d’efforts, les choses ont changé de face, et le Congo est devenu une affaire largement rémunératrice. Le Roi avait trouvé des collaborateurs habiles et énergiques qui ont su mettre en valeur l’immense empire africain et en tirer des richesses inopinées. On a contesté, attaqué, condamné quelques-uns des procédés qu’ils ont employés pour cela, et, en effet, la critique a eu ici sa part légitime ; mais ils trouveraient au besoin, sinon une justification, au moins une excuse dans l’histoire coloniale de beaucoup d’autres pays. De telles œuvres ont toujours de durs commencemens ; on y rencontre des résistances qui ne peuvent être vaincues que par la force, et la force, en Afrique plus encore peut-être que partout ailleurs, est inséparable de certains abus. Le temps seul y met bon ordre. L’histoire, quand l’heure en sera venue, placera les choses au point de perspective où on les voit dans leur ensemble et où on les juge dans leurs résultats : elle rendra alors justice à Léopold II : elle verra en lui un des grands ouvriers de la civilisation, un de ceux qui ont fait reculer le plus loin la barbarie. C’est seulement dans les dernières années, presque dans les derniers jours de sa vie, que son œuvre africaine a atteint le point de maturité qui lui a permis d’en faire profiter la Belgique : il lui a fait don de la colonie du Congo. S’il avait voulu le faire plus tôt, il se serait exposé à un refus. Le Congo apparaissait à la Belgique comme un cadeau pesant, peut-être compromettant, dont l’avenir était incertain, dont le présent même n’était pas sans provoquer des inquiétudes. Peu à peu, les préventions se sont atténuées, sans aller jusqu’à disparaître tout à fait, il faut bien dire aussi que le Roi avait mis à la cession du Congo quelques conditions difficiles à accepter. Les débats qui se sont déroulés devant les Chambres ont été plus d’une fois pénibles pour lui. Il a pu néanmoins, avant de mourir, et au prix de concessions qu’il a fallu lui arracher l’une après l’autre, réaliser le rêve de toute sa vie. L’expression n’a rien d’exagéré. Les journaux ont produit les discours qu’il a prononcés d’abord comme prince royal, puis au moment où il est monté sur le trône : dès le premier moment, dès la première parole, le génie, colonial s’est manifesté en lui, et il a émis l’opinion qu’un petit pays dont les côtes étaient baignées par la mer pouvait et devait devenir grand par son expansion au dehors. Il avait voyagé. Il connaissait tout le monde connu. Il avait visité l’Extrême-Orient et en avait rapporté des visions pleines d’avenir. On croirait vraiment qu’en montrant à la Belgique les voies où devait s’engager son commerce, il obéissait à l’infaillibilité de l’instinct.

Bien que la fondation de l’Etat du Congo doive rester son principal titre aux yeux de la postérité, il serait injuste d’oublier qu’il n’a pas été seulement un grand roi en Afrique, mais encore un bon roi en Europe. Pendant près d’un demi-siècle, il a assuré à la Belgique le fonctionnement régulier du gouvernement constitutionnel qu’elle s’était donné. Il n’a jamais dépassé ses pouvoirs ; il en a même usé avec discrétion, il a su pourtant, lorsqu’il l’a fallu, y mettre de la fermeté. Attentif à tout, renseigné sur tout, son autorité s’imposait d’autant plus sûrement qu’il n’en faisait pas montre et qu’il ne l’exerçait qu’avec à-propos. Placé par la Constitution au-dessus des partis, il n’a manifesté de préférence pour aucun ; il s’est seulement appliqué à faciliter l’exercice du pouvoir à celui qui avait la majorité. Quant à lui, il semblait ne se préoccuper que des intérêts généraux du pays, et des travaux qui devaient aider au développement de sa richesse. Cette richesse, on le sait, a pris sous son règne une croissance prodigieuse : le mérite n’en revient évidemment pas à lui seul, mais il en a en une part considérable. Il était aussi artiste à sa manière ; il aimait les beaux monumens, les grandes et luxueuses installations ; un de ses rêves était de consacrer à l’embellissement de la Belgique l’argent qu’il tirait du Congo. Mais il ne lui suffisait pas que son pays fût prospère, ni même qu’il fût beau et brillant, il voulait encore qu’il fût suffisamment fort, et, bien qu’elle soit assurée par plusieurs grandes puissances, il pensait que sa neutralité serait plus sûre encore si son organisation militaire y ajoutait un supplément de garantie. L’esprit du Roi était trop réaliste pour donner une valeur absolue aux traités les plus sacrés. S’il avait été pacifiste à la mode du jour, il aurait aimé à croire que la Belgique n’avait pas besoin de fortifications, ni d’armée, puisqu’elle était neutre, et il se serait endormi dans une sécurité dangereuse. Il a cru, au contraire, que cette sécurité dépendait en partie de l’armée belge et que, dans certaines éventualités, elle en dépendrait tout à fait. Aussi s’intéressait-il passionnément aux projets militaires qui viennent d’agiter la Belgique et d’y ébranler la constitution des partis. Dans un élan de patriotisme qui lui fait honneur, le chef du Cabinet catholique actuel, M. Schollaert, n’ayant pas pu s’entendre avec une fraction de sa majorité pour introduire dans l’armée le service personnel, a recherché ou accepté le concours des libéraux en vue de réaliser cette réforme nécessaire. Le Roi était mourant lorsque la loi militaire a été enfin votée : il a tenu à signer lui-même le décret de promulgation, et c’est la dernière signature officielle qu’il ait donnée. Après cela, il a pu considérer sa tâche comme terminée, et il s’est endormi dans la mort.

On sait qu’il a gardé sa présence d’esprit jusqu’au dernier moment. Une opération chirurgicale tentée sur lui à la dernière extrémité avait réussi ; ses forces semblaient revenir : on a pu le croire sauvé. Une embolie l’a emporté en quelques secondes. Il a donné jusqu’à la fin un bel exemple de fermeté, non exempte de la sécheresse qui était dans sa nature. Ce roi, qui a eu toutes les passions et quelques-unes des pires faiblesses humaines, était pourtant un intellectuel. L’intelligence a primé chez lui, et même déprimé ses autres facultés. Quoi qu’il en soit, la Belgique a été heureuse d’avoir été successivement gouvernée par deux princes comme Léopold Ier et Léopold II. L’un et l’autre ont été merveilleusement adaptés à la période historique à laquelle ils ont présidé, période de fondation d’abord et de développement ensuite. Les premières paroles d’Albert Ier donnent à croire qu’il sera leur digne héritier. Ceux qui le connaissent disent de lui qu’il est un homme appliqué, studieux, ouvert aux idées modernes, d’une conscience droite et ferme, doué enfin de toutes les qualités d’un roi constitutionnel. C’est ce que nous souhaitons à la Belgique : son troisième roi ne saurait mieux faire que de s’inspirer de ses deux devanciers.


Le Reichstag allemand est rentré en session il y a un mois, et l’empereur Guillaume lui a adressé à cette occasion un discours dans lequel, après avoir énuméré les divers projets de loi qu’il aurait à discuter et à voter, il a dit quelques mots de la situation extérieure. Ces quelques mois ont été à la fois satisfaits et satisfaisans. « Pour assurer au peuple allemand, a dit l’Empereur, un développement pacifique et fort, mon gouvernement applique ses efforts continuels à entretenir et à affermir ses relations pacifiques et amicales avec les autres puissances. Je constate avec satisfaction que l’accord conclu avec le gouvernement français relativement au Maroc s’est exécuté dans un esprit qui répond tout à fait à mon but de concilier les intérêts des deux côtés. On a célébré avec reconnaissance, tant en Allemagne qu’en Autriche, le trentième anniversaire de l’alliance, qui, par l’accession de l’Italie, s’est élargie dans la Triplice. J’ai la confiance que l’union des trois Puissances alliées conservera aussi à l’avenir sa force pour le bien des peuples et le maintien de la paix. Et maintenant, messieurs, je vous souhaite le plein succès de vos travaux pour le salut de l’Empire. » Ces paroles de l’Empereur auraient, presque pu se passer de commentaires, tant elles étaient nettes : les discours de M. de Bethmann-Hollweg et de M. de Schoen n’ont fait d’ailleurs que les confirmer.

On attendait le nouveau chancelier à ses débuts au Reichstag. M. de Bethmann-Hollweg est un orateur froid, réfléchi, mesuré, très maître de lui, ne disant que ce qu’il s’est proposé de dire et le disant très bien : ce sont là des qualités qui, pour être différentes de celles de son prédécesseur, n’en sont pas moins très grandes et qui suffisent à exposer une politique, à l’expliquer, à la défendre. Il ne faut pas oublier toutefois que le chancelier, pas plus d’ailleurs que les ministres ne dépend du Reichstag : il n’est, ils ne sont responsables que devant l’Empereur, c’est là une des bases de la Constitution. Le prince de Bismarck aimait à le rappeler ; il y trouvait pour lui une force dont il était très fier, jusqu’au jour où son maître l’a remercié de ses services. Tous ses successeurs ont tenu, comme lui, à affirmer leur indépendance à l’égard du parlement, ce qui n’a pas empêché le dernier d’entre eux, le prince de Bülow, de donner sa démission aussitôt qu’il s’est trouvé en minorité dans l’Assemblée. On a dit de lui qu’il avait, plus ou moins consciemment, poussé la Constitution impériale dans le sens du parlementarisme : peut-être y a-t-il du vrai dans cette allégation. Quoi qu’il en soit, en prenant sa retraite, le prince de Bülow est rentré dans le rang avec bonne grâce, comme le prince de Bismarck l’avait fait autrefois avec une fureur tout homérique, et la Constitution impériale a repris ses vieilles allures. « Les partis, a dit M. de Bethmann-Hollweg, ont jusqu’à présent refusé catégoriquement et continuent à refuser d’être des partis de gouvernement. Je le comprends fort bien pour ma part. De même aucun gouvernement ne peut être en Allemagne un gouvernement de parti. Cette situation, qui provient de l’organisation même des partis et de nos institutions, n’a été modifiée en aucune façon par la crise récente. » Si M. de Bethmann-Hollweg comprend que les partis refusent en Allemagne d’être des partis de gouvernement, nous ne le comprenons pas moins bien que lui. Puisqu’on ne leur donne pas nécessairement le gouvernement lorsqu’ils ont la majorité, il est tout naturel qu’ils ne veuillent pas être des partis de gouvernement ; leur indépendance est la pondit ion de leur dignité ; et il est tout naturel aussi que le gouvernement se déclare en dehors d’eux. C’est une forme politique qui a ses mérites, qui a aussi ses faiblesses, qui fait bon marché des hommes, même des plus grands, même des plus intelligens et des mieux doués, mais sur laquelle nous n’avons aucun jugement à porter.

Tout cela regarde l’Allemagne : dans les discours du chancelier de l’Empire et du ministre des Affaires étrangères, nous cherchons surtout ce qui nous regarde nous-mêmes. « En ce qui concerne le Maroc, a dit, eu substance, le chancelier, il y a, depuis l’accord de février, un constant échange de vues entre la France et l’Allemagne et, grâce à la bonne volonté réciproque, il a été possible d’arriver à une entente sur des points importans. Les résultats acquis nous donnent la conviction que l’on arrivera, par les mêmes procédés, à une solution en rapport avec l’importance des intérêts allemand qui sont encore à régler. » Ces déclarations de M. de Bethmann-Hollweg ont été reprises sur quelques points par le ministre des Affaires étrangères, M. de Schoen. L’un et l’autre ont parlé de la France et de son gouvernement en termes amicaux, auxquels nous sommes d’autant plus sensibles qu’on nous en avait un peu déshabitués. L’entente est faite, elle aurait (certainement pu se faire plus tôt si on avait eu à Berlin, un peu plus de confiance dans notre sincérité. Mais il faut laisser au passé ce qui lui appartient et ne nous, occuper que du présent et de l’avenir. Nos intentions, au Maroc, sont conformes à l’Acte d’Algésiras. Nous n’y réclamons pour nous — et il faut ajouter pour l’Espagne. — qu’une influence politique supérieure, justifiée par la nature et par la proximité de nos intérêts, mais nous ne voulons la faire servir, au point de vue commercial et industriel, qu’à l’intérêt commun, dans des conditions d’égalité entre les puissances. C’est conformément à cet esprit que s’est fait entre l’Allemagne et nous l’accord du mois de février dernier : il était facile de prévoir qu’il serait bien vu de tous, car tous ont à y gagner.

La première question à régler est celle des indemnités. Le Maroc en doit aux puissances qui ont fait des frais pour le rétablissement de l’ordre sur son territoire, et aux particuliers qui ont souffert des désordres antérieurs. Pour les payer, un emprunt était nécessaire. Le Maroc ne voulait le faire que dans des conditions inacceptables. Il les aurait maintînmes obstinément, s’il avait cru pouvoir rencontrer, comme par le passé, l’appui d’une grande puissance ; mais ses espérances, ses illusions à ce sujet se sont peu à peu dissipées et la réalité lui est enfin apparue telle qu’elle est : l’entente européenne est faite aujourd’hui. Le maghzen a mis longtemps à s’en rendre compte ; il a finalement compris qu’il était seul en face de nous et que, s’il repoussait nos conditions, nous trouverions sans beaucoup de peine des moyens de nous payer directement et de payer du même coup les autres intéressés. Au moment où nous écrivons, les termes exacts de l’arrangement qui vient d’être consenti par le maghzen nous sont inconnus ; nous savons seulement qu’il existe et nous donne satisfaction. La question marocaine n’est pas réglée, tant s’en faut ; il faudra parcourir encore plusieurs étapes avant d’en venir à une solution définitive, qui doit rester conforme aux prescriptions du traité d’Algésiras ; mais, reprenant à notre compte l’expression dont s’est servi le chancelier allemand, nous dirons volontiers qu’on peut tout espérer de l’avenir, à la condition de poursuivre toujours le même but par les mêmes procédés. La manière dont M. de Schoen a parlé de l’affaire Mannesmann est une preuve nouvelle de la bonne foi que le gouvernement impérial apporte dans le règlement des questions marocaines. Cette affaire aurait pu autrefois servir de brandon de discorde entre l’Allemagne et nous, et il y a probablement encore, de l’autre côté des Vosges, des hommes qui n’auraient pas mieux demandé que de s’en servir à cette fin : mais le gouvernement ne s’y est pas prêté. Les frères Mannesmann ont obtenu, paraît-il, de Moulaï Hafid, le 6 octobre 1908, une concession de plus de six cents gisemens miniers qui couvrent une superficie de 4 ou 5 millions d’hectares. C’est un beau coup de filet ! Ces messieurs avaient-ils fait des études préalables, entamé des travaux, établi des devis, etc. ? Non : ils se sont contentés de verser 300 000 marks à Moulaï Hafid qui avait besoin d’argent. Celui-ci, du moins, avait-il le droit de faire à des étrangers, ou même à qui que ce soit, une concession de cette nature ? Non, car il n’était pas alors reconnu par les puissances ; il était encore simple prétendant. Mais à quoi bon discuter les prétentions de MM. Mannesmann ? Le mieux sera sans doute, comme l’a suggéré M. de Schoen, de les soumettre à un arbitrage. En tout cas, le gouvernement impérial n’a pas consenti à les prendre à son compte. Il est possible que MM. Mannesmann obtiennent un jour la restitution des 300 000 marks qu’ils ont eu l’imprudence de verser. Pour le moment, lorsqu’ils les lui réclament. Moulai Hafid se contente de leur dire : Vous avez ma concession. Et quand quelqu’un d’autre l’interroge sur cette concession, il répond qu’il n’y a pas lieu de s’en occuper. A nos yeux, un texte domine tout, c’est l’article 112 de l’Acte d’Algésiras, d’après lequel un firman chérifien doit déterminer les conditions de concession et d’exploitation des mines, minières et carrières, et qui ajoute que, dans l’élaboration de ce firman, le gouvernement chérifien s’inspirera des législations étrangères sur la matière. En signant l’Acte d’Algésiras, le gouvernement marocain s’est interdit de donner des concessions de mines avant d’avoir établi son firman : or ce firman dont on s’occupe d’ailleurs, est encore dans le devenir. Nous n’avons fait mention de cette affaire que pour montrer de quel esprit respectueux de l’Acte d’Algésiras, et aussi des intérêts de tous, le gouvernement allemand s’inspire aujourd’hui.


Nous ne dirons qu’un mot d’une autre question, beaucoup plus près de nous, mais la plus délicate de toutes, et à laquelle nous ne pouvons taire allusion sans nous exposer à éveiller en Allemagne des susceptibilités ombrageuses, ni sans éprouver nous-mêmes une véritable angoisse ; nous tâcherons du moins de ne pas faire naître le premier de ces sentimens. Il s’agit de l’Alsace-Lorraine. On en aparté au Reichstag, et l’incident a trop d’importance pour que nous ayons l’air de l’ignorer. Les Alsaciens-Lorrains demandent leur autonomie. Il y a encore quelques jours, ils ne désespéraient pas de l’obtenir à brève échéance : après le discours de M. de Bethmann-Hollweg, cette échéance a paru s’éloigner beaucoup et même être reportée à une date indéterminée. Hâtons-nous de dire que le discours du chancelier a été parfaitement convenable comme fond et comme forme ; il ne contient pas un mot dont qui que ce soit puisse être blessé ; il n’oppose pas un veto aux désirs de l’Alsace-Lorraine, mais il en ajourne la réalisation, et cela pour des motifs un peu faibles. Il s’est produit tout récemment, en Alsace, des manifestations où les souvenirs d’autrefois revenant, s’il est permis de parler ainsi, à la surface des cœurs, ont fait naître une certaine émotion. M. de Bethmann-Hollweg exagère-t-il l’importance de ces manifestations ? Nullement, et c’est une justice que nous aimons à lui rendre : il la réduit à celle d’incidens passagers. Du reste, il juge naturel que les Alsaciens-Lorrains tiennent à conserver leur personnalité ; il reconnaît volontiers que leur situation actuelle ne saurait être que provisoire ; il déclare aspirer lui-même au moment, où cette situation, par analogie avec celle des autres parties de l’Empire, prendra une forme nouvelle, où les idées, les mœurs, les aspirations légitimes des Alsaciens-Lorrains trouveront une garantie. Ce sont là des vues très élevées sans aucun doute ; elles sont aussi très politiques, et c’est même un point sur lequel nous n’avons pas à nous expliquer davantage ; mais, nous le demandons, s’il y a d’un côté une grande conception gouvernementale destinée à se réaliser un jour dans un organisme permanent, et de l’autre de simples incidens qui tiennent à l’excitation d’une journée exceptionnelle, peut-on mettre en balance ceci avec cela et établir entre deux termes aussi inégaux une corrélation de quelque durée ? Nous posons la question ; il ne nous appartient pas de la résoudre. Nous sommes de ceux qui croient que Gambetta a eu raison de dire qu’il fallait penser toujours à l’Alsace Lorraine et n’en parler jamais. Un nous dit, à la vérité, qu’il y a des gens, et même beaucoup, qui ne pensent qu’en parlant. Cela est regrettable pour eux, mais il serait regrettable pour l’Alsace-Lorraine qu’à force de parler d’elle, nos discours, auxquels on finirait par ne plus attacher d’importance, touillassent dans la banalité. Au surplus, une convenance et comme une pudeur secrète nous arrête au moment où nous serions tentés d’exprimer un avis sur l’organisation intérieure adonner à des provinces que nous avons cédées par traité ; nous nous exposerions, en passant outre, à nous entendre dire des choses pénibles ; décidément, certaines douleurs ont besoin du silence. Mais il y a une inspiration trop humaine dans son discours pour que M. de Bethmann-Hollweg ne comprenne pas et n’admette pas de notre part la persistance de souvenirs qui se rattachent à la plus grande et à la plus belle partie de notre histoire. S’il ne demande pas l’oubli aux Alsaciens-Lorrains, il ne nous le demande pas davantage. Nous ne cesserons jamais de porter à l’Alsace-Lorraine un intérêt particulier, et tout ce qui lui arrivera d’heureux ou de malheureux aura dans nos cœurs discrets un retentissement profond.


A l’intérieur, la campagne des proportionnantes et des anti-proportionnalistes se poursuit avec une activité de plus en plus grande. Malgré tous leurs efforts, les radicaux n’ont pas réussi à supprimer une question qu’ils trouvent gênante, et on peut dès maintenant les mettre au défi, dans une discussion et dans un vote publics, de la résoudre conformément à leurs appétits. On sait d’ailleurs qu’ils n’ont pas osé le faire à la Chambre, et qu’ils ont voté le principe du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle, sauf à se rattraper ensuite par un tour de passe-passe et à renvoyer la réforme aux calendes grecques. En théorie, proportionnantes ; en fait, arrondissementiers. S’ils ont cru par-là qu’ils satisferaient tout le monde, leur erreur a été grande. La contradiction dans laquelle ils ont cherché un refuge a paru grossière ; elle a été dénoncée au pays, et leur situation en est devenue plus difficile.

Ils ont alors usé d’autres procédés qui, autrefois, étaient d’un succès infaillible. Ils ont dénoncé la coalition avec la Droite ; ils ont invoqué le salut de la République ; ils ont parlé de néo-boulangisme ; ils ont même, pour faire diversion, crié : Sus aux évêques ! et : Vive l’école laïque ! Mais, à leur grand étonnement, on leur a ri au nez, et lorsqu’on rit au nez des épouvantails et des revenans, il n’y a plus rien à en faire, le charme est rompu, il faut trouver autre chose. Mais quoi ? On a cherché, on n’a rien imaginé. En désespoir de cause, on a fait un banquet dont on a donné la présidence à M. Combes, dans l’espoir qu’il en rendrait la chaleur communicative. Hélas ! le banquet a été froid et, à l’exception de deux ou trois hommes d’esprit égarés, on n’y a vu que des comparses. Eh quoi ! M. Combes lui-même aurait-il cessé de faire recette ? N’accourrait-on plus pour l’applaudir ? Il semble qu’on ait prévu l’indigence de son discours. A la vérité, on devait entendre aussi la lecture d’une lettre de. M. Léon Bourgeois, que nous n’avons garde de confondre avec M. Combes ; son esprit a d’autres délicatesses ; mais on connaissait déjà l’opinion de M. Bourgeois par une interview qui n’avait produit aucun effet, et on sentait trop que sa lettre ne pouvait être que le devoir écrit d’un désabusé. Laissé seul, abandonné à ses propres foires, que pouvait faire M. Combes ? Il a vainement essaye de compenser la pauvreté de ses argumens par l’audace de ses paradoxes. On avait cru jusqu’ici que le scrutin de liste avait pour effet de dégager, dans un département, les courans d’opinion et de mettre en relief les personnalités distinguées qui les représentent. — Du tout ! a protesté M. Combes : le scrutin de liste est le berceau des médiocrités. — Ou avait dit qu’il facilitait le groupement autour d’une idée, d’un programme, d’un drapeau, et que, dans le projet de loi auquel on s’était arrêté, il supprimait, ou du moins il réduisait les marchandages. — Pas le moins du monde ! s’est écrié ; M. Combes : il amène l’endettement à l’infini et il favorise toutes les compromissions. — On estimait généralement qu’il coûtait moins cher que le scrutin d’arrondissement parce que les fortunes qui permettent de corrompre un arrondissement sont plus nombreuses que celles qui permettent de produire le même effet sur un département. — Vous nous la baillez, belle, affirme M. Combes : le scrutin de liste est le plus dispendieux de tous. — M. Briand avait parlé en mauvais termes des « mares stagnantes » qui empestent le pays. — Ne voyez-vous pas, a fait observer M. Combes, que, de ces mares stagnantes, s’échappent des ruisseaux qui, en se réunissant, forment un fleuve majestueux et puissant qui féconde les campagnes, balaie toutes les immondices et les emporte dans la mer ? — Eh non ! nous ne voyons rien de tout cela il est plus difficile de prouver que d’affirmer ; aussi M. Combes n’a-t-il même pas essayé de prouver ; les affirmations lui ont suffi, de même qu’à ses convives après le Champagne. Pendant qu’ils se morfondaient dans un piètre banquet, les proportionnantes remportaient, dans une salle où ils avaient réuni des milliers d’auditeurs, un des plus brillans succès qui aient illuminé leur propagande.

Peut-être nous reprochera-t-on de n’avoir jamais dit, non pas ce qu’est le scrutin de liste avec représentation proportionnelle, tout le monde le comprend, mais comment il fonctionne. Nous ne l’avons pas dit, en effet. Le système, bien que très simple à appliquer, est assez délicat à expliquer. Nous ne saurions mieux faire, pour répondre au désir que nous ont exprimé quelques-uns de nos lecteurs, que de les renvoyer à une très courte brochure que M. Flandrin, sénateur, vient de publier à la librairie Le Soudier sous le titre de : La représentation proportionnelle ; elle n’a que quelques pages et ne demande pas plus d’une demi-heure de lecture. M. Flandin, qui a été rapporteur de la Commission du suffrage universel à la Chambre des députés, commission dont M. Charles Benoist est président, a fort bien exposé le mécanisme de la loi proposée. Mais sa simplicité ne suffit pas à en expliquer l’éclatant succès ? Il y a aussi d’autres causes Lorsque M. Combes y voit une manifestation du mécontentement général, et qu’il défend le scrutin de liste en énumérant les grandes choses que la majorité et lui ont faites ensemble, il sent fort bien où le bât le blesse. En réalité, ces grandes choses paraissent petites quand on les compare à toutes celles que les radicaux avaient promises, et il est certain que le pays n’est pas content. Pourquoi ne l’est-il pas, alors que M. Combes l’est et que les radicaux le sont ? Nous pourrions le dire nous-même, mais M. Gabriel Hanotaux l’a si bien fait dans Le Journal que nous aimons mieux lui laisser la parole. M. Hanotaux n’est pas suspect ; il a écrit un premier article pour défendre le scrutin d’arrondissement, article autour duquel les radicaux ont fait un grand tapage : ils en font moins autour du second. « Nos braves arrondissementiers ne l’ont pas volé, dit M. Hanotaux ; ils ont tout fait pour exaspérer le monde. Comme les soldats de la légion thébaine, ils se sont liés par des chaînes de fer, et ils ont foncé tête baissée sur l’ennemi, — leurs concitoyens : « Qui n’est pas avec nous est contre nous ! » Ainsi ils ont rendu la France inhabitable pour la moitié des Français. Ils ont mis le pays en coupe réglée, sans égard aux situations acquises, aux minorités respectables, aux droits avérés. Nul ménagement ! Les fondateurs de la République, ses défenseurs les plus dévoués, et les plus désintéressés ont été inscrits sur les listes de proscription. Les familles ne savent plus que faire de leurs enfans, puisque partout il faut montrer patte blanche. Les carrières publiques sont fermées d’avance à ceux qui ne sont pas des « fils à papa. » L’armée, la magistrature, la diplomatie, les emplois administratifs sont le lot de quelques-uns. Si on ne prononce pas certaines formules, on est frappé d’interdit. Il parait qu’il, faut « bien voter » pour toucher quelques francs et centimes à la répartition des sommes accordées par les Chambres en cas de désastre régional. Les tremblemens de terre et les cyclones servent à remplir les listes électorales… Parmi les fautes commises par nos parlementaires, la plus grave, peut-être, fut le vote des 15 000, sans contre-partie pour le contribuable. On avait compris qu’en échange le nombre des députés serait diminué. Pas du tout. L’augmentation dûment empochée, on a fait semblant de ne pas comprendre : sainte touche et sainte nitouche. La coupe était pleine. L’impopularité du régime fauteur de tels abus s’est accrue à l’infini. »

Qui parle ainsi ? Encore une fois, c’est un partisan du scrutin d’arrondissement ; mais, placé hors de la lutte, il juge mieux les coups et il les explique. M. Briand, dit-il, avait annoncé l’apaisement, la conciliation ; il sentait venir l’orage, il aurait voulu le conjurer ; malheureusement, les radicaux ne l’ont pas compris, et ils ont failli le renverser. Les vieux abus ont persisté. Le tableau que décrit M. Hanotaux n’est pas seulement celui d’hier, il est celui d’aujourd’hui. Sera-t-il encore celui de demain ? C’est possible : en tout cas, il ne sera pas celui d’après-demain. On sent, à des signes évidens, que la moitié du pays, après avoir trop longtemps subi le poids du joug, s’apprête à le secouer, et qu’elle le secouera. Quand ? Comment ? Nul ne peut le dire au juste, mais elle en trouvera le moyen, parce qu’il y a des monstruosités qui ne peuvent pas durer toujours. M. Millerand, aujourd’hui ministre, a qualifié autrefois d’« abject » le régime de M. Combes : ce régime continue. Mais nous rendons à M. Millerand la justice qu’envers et contre tous il reste, dans le Cabinet, le défenseur du scrutin de liste avec représentation proportionnelle, parce que qui veut la fin doit vouloir les moyens, et qu’on ne peut corriger les abus d’un gouvernement majoritaire sans scrupule, sans conscience, sans humanité, qu’en portant le remède à la source du mal. La représentation proportionnelle ne suffira pas à guérir ce mal ; il est trop profond pour cela ; mais elle l’atténuera. Le pays ne se trompe pas dans l’instinct qui le porte vers elle. Déjà les radicaux se troublent et reculent. On commence à se demander si, avant les élections prochaines, ils ne tenteront pas quelque chose pour donner le change au pays et essayer de se soustraire au jugement sévère qu’il est prêt à porter sur eux.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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