Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1857

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Chronique n° 606
14 juillet 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1857.

La politique, même dans les heures de calme et de stagnation, a parfois de ces mouvemens soudains qui ressemblent à un frémissement rapide et électrique, à une étincelle jaillissant d’un feu concentré. Comment se fait-il que, dans un court intervalle et justement lorsque les élections venaient de s’accomplir en France, quand le regard distrait de l’Europe n’avait plus qu’à suivre quelques questions diplomatiques toujours incertaines, comment se fait-il que des soulèvemens ont éclaté tout à la fois en Espagne et en Italie, tandis qu’à Paris même des complots étaient surpris et déjoués par quelques arrestations ? La coïncidence est-elle ici simplement fortuite ? Y avait-il au contraire un lien entre ces mouvemens, entre ces faits qui ont surgi simultanément dans plusieurs pays ? Qui pourrait sonder le mystère des conspirations occultes ? Toujours est-il que les insurrections, italiennes du moins apparaissent comme une œuvre préparée, méditée et combinée de façon à embrasser dans ses replis les divers points de la péninsule. Les gouvernemens étaient prévenus, ils attendaient le dernier mot de ce travail de conjuration. Le mouvement a éclaté à Gênes, à Livourne, en même temps qu’une expédition d’un caractère nouveau était dirigée contre le royaume de Naples. Partout les tentatives ont échoué, et une fois de plus dans ces tristes événemens on a pu surprendre la main du pontife de la révolution italienne, de M. Mazzini, excitant sans scrupule, sans profit, sans gloire, des conflits inutiles qui, jusqu’ici, n’ont conduit qu’à de périodiques effusions dei sang pour un fanatisme implacable encore plus que pour le bien du pays.

Ces insurrections italiennes, l’un des épisodes les plus récens de la politique contemporaine, forment un drame à plusieurs actes, comme on voit ; elles ont eut plusieurs théâtres, si elles ont eu le même dénoûment après avoir employé les mêmes moyens. Le mouvement de Gênes a été le premier, le moins grave de tous, et celui qui a été le plus promptement comprimé ; il a eu à peine le temps de se manifester. La ville de Gênes avait été choisie pour plusieurs causes sans doute : d’abord parce que les réfugiés de tous les pays pouvaient trouver, à l’abri du régime piémontais, plus de liberté pour réunir leurs ressources, et pour concerter leur action, ensuite parce que les insurgés comptaient, selon toute apparence, rencontrer plus facilement un auxiliaire dans l’esprit génois, froissé peut-être de la loi qui transporte l’arsenal maritime à la Spezzia. Le calcul a peu réussi : les Génois n’ont été nullement tentés de prêter main-forte à l’insurrection, et la liberté qui règne en Piémont n’a point empêché le gouvernement d’agir avec une énergique décision. Le ministère, au surplus, était informé par le gouvernement français de ce qui se préparait, et, s’il doutait encore de la réalisation de ces projets révolutionnaires, il se tenait prêt, de telle sorte que le jour où la sédition s’est montrée, elle a été vaincue et dispersée avant d’engager le combat. Des arrestations immédiates ont été opérées, des perquisitions ont été faites, des dépôts d’armes et de munitions ont été saisis, et l’armée est restée maîtresse de la ville. Les insurgés n’ont eu qu’un succès : ils ont occupé par surprise, pendant une nuit, un petit fort ou un corps de garde qui domine Gênes, et qui n’était défendu que par quelques soldats ; leur unique exploit a été de tuer un malheureux sous-officier qui a fait quelque résistance. Ils attendaient un signal qui devait venir de l’intérieur de la ville ; le signal n’est pas venu, parce que tout était déjà fini, et il n’est plus resté qu’un complot avorté, qui a été livré à la justice, dont les recherches éclaireront sans doute d’un nouveau jour cette étrange échauffourée. À Livourne, la lutte qui éclatait presque au même instant a été plus vive et plus sanglante, si elle n’a pas été beaucoup plus longue. Livourne d’ailleurs était considérée comme une des villes italiennes les mieux disposées pour une entreprise révolutionnaire, en raison du rôle qu’elle a joué précédemment et à cause de sa population facile à agiter. Si l’insurrection triomphait ici, ne fût-ce qu’un moment, le feu pouvait gagner la Toscane tout entière, Florence, Pise. Ce succès n’eût point été certainement durable, il n’eût fait qu’appeler les Autrichiens. Les soldats toscans ont montré qu’ils suffisaient pour la défense intérieure du pays. La lutte, qui a commencé par l’attaque d’un des principaux postes militaires, n’a duré réellement qu’un soir ; elle a été néanmoins assez vive pour qu’il y ait eu un certain nombre de morts, et sous ce rapport l’insurrection de Livourne a eu des proportions plus sérieuses que celle de Gênes.

Mais de tous ces mouvemens organisés pour éclater sur divers points à la fois, le plus curieux et le plus grave en même temps est celui qui a choisi pour théâtre le royaume de Naples. Ce n’est pas dans l’intérieur du pays que l’insurrection a éclaté ; elle est venue du dehors, et elle a pris la forme d’une sorte d’invasion préparée et exécutée d’une façon assez bizarre. Un paquebot à vapeur faisant le service habituel entre Gênes et Tunis s’est trouvé un jour chargé de réfugiés et d’armes dont la destination apparente était la régence africaine. Une fois en mer, les réfugiés ont mis la main sur le capitaine du Cagliari, ils ont pris la direction du navire, et ils ont cinglé vers les côtes de Naples. Ils ont commencé par descendre dans la petite île de Ponza, qui fait face au golfe de Gaëte, et où sont placés des condamnés ; puis, après avoir délivré ces condamnés et avoir grossi leur troupe de ceux qui ont voulu les suivre, ils sont allés débarquer à Sapri, d’où ils pouvaient gagner les montagnes de la Calabre. Là commençait l’expédition sérieuse ; elle avait pour chef un exilé napolitain, le colonel Pisacone. Pour avoir quelque chance, il aurait fallu tout au moins que cette tentative prît le roi de Naples à l’improviste ; mais déjà le navire qui avait porté les insurgés était saisi, les troupes royales étaient mises en mouvement de toutes parts, tandis que d’un autre côté les populations ne répondaient nullement à l’appel de l’insurrection. Ce n’était plus dès-lors qu’une lutte inégale, où les insurgés ont été vaincus après plusieurs engagemens. La plupart sont morts, le reste a été pris, et parmi les prisonniers se trouve, dit-on, le chef de l’insurrection lui-même. Il est facile de prévoir le châtiment réservé à ceux qui survivent. Ainsi finissent encore une fois ces tentatives de soulèvement ; elles se terminent comme toujours par du sang versé, et elles ne peuvent avoir pour résultat qu’une aggravation nouvelle de la situation de l’Italie. C’est là ce qu’oublient éternellement ceux qui croient qu’on peut transformer un pays par des coups de main organisés dans les foyers des conspirations secrètes. Ces insurrections, comme les précédentes, sont évidemment l’œuvre d’un parti toujours prêt à mettre ses passions et son fanatisme de secte au-dessus des intérêts réels, vivans, palpables de l’Italie. Elles procèdent d’une même pensée : à Gênes aussi bien qu’à Livourne et à Naples, c’est la pensée purement révolutionnaire. M. Mazzini n’a point paru, et cependant on voit sa main partout. Il agit dans l’ombre comme un conspirateur du moyen âge, donnant des drapeaux, distribuant des mots d’ordre, et envoyant, au jour voulu, des malheureux se faire fusiller pour la république et pour l’unité italienne. Et comment procèdent ces insurrections ? On l’a vu à Gênes et à Livourne, elles ont commencé par l’assassinat de quelques soldats isolés. Ainsi se sont traduits les appels à la fraternité adressés aux soldats toscans. À Gênes, des listes de proscription avaient été dressées, dit-on. C’est un effort permanent, intense, pour faire irruption dans la société réelle, et si M. Mazzini ne réussit pas à pénétrer dans la société, il parvient du moins à l’ébranler par ses rêves, par ses tentatives, nouées avec un art de la conjuration qui n’a peut-être pas été égalé. Qu’on n’oublie pas en effet que si les derniers mouvemens ont avorté, ils n’étaient pas moins fortement organisés, et ils supposent même des ressources matérielles assez considérables. Or, là où la pensée révolutionnaire apparaît ainsi armée, le véritable esprit de progrès, l’esprit de réforme et de sage innovation recule, et chaque tentative violente amène des déceptions nouvelles pour l’Italie. Il y a aujourd’hui surtout au-delà des Alpes un pays que sa destinée appelle à exercer une grande influence par la double action d’un libéralisme intelligent et d’une politique prudemment nationale. Cette influence heureuse, le Piémont ne peut évidemment l’exercer que par la paix, en montrant aux autres états italiens que la liberté est sans péril, qu’elle est la meilleure sauvegarde contre la révolution. Tel est le rôle efficace et salutaire de ce royaume, qui est au pied des Alpes. Ce pays lui-même n’est pas épargné ; c’est à Gênes que l’insurrection va établir son centre d’opérations, et les efforts de M. Mazzini et de ses séides ne tendraient qu’à rendre suspecte cette liberté qui règne à Turin, à diminuer le prestige du Piémont. Sans doute le Piémont est un état libéral, il défend autant qu’il le peut les vrais intérêts de l’Italie et ses justes aspirations, il ne dissimule pas que sa politique tend à l’affranchissement de la péninsule ; mais le Piémont ne se fait pas le soldat de la république et de l’unité italienne, et c’est là son irrémissible tort aux yeux de M. Mazzini. Quant au roi de Naples et aux chefs des autres états de la péninsule, à qui l’Europe demande un plus doux système de gouvernement, les révolutionnaires italiens sont toujours prêts, on ne peut le nier, à leur fournir des argumens qu’ils peuvent opposer aux conseils désintéressés et prévoyans de l’Angleterre et de la France. Ces argumens ne sont que spécieux sans nul doute, mais ils existent, et c’est ainsi que l’intervention des passions et des fanatismes révolutionnaires se laisse voir dans toutes les espérances trompées de l’Italie.

Pour le moment donc, en dehors de ces événemens italiens, qui sont déjà de l’histoire, que reste-t-il dans les affaires de l’Europe ? La question des principautés, bien que s’agitant sur un théâtre lointain, est la plus sérieuse, non-seulement par les intérêts qui s’y rattachent, mais encore par les luttes intimes, incessantes qu’elle suscite dans la diplomatie. Ces élections qui ont lieu sur le Danube offrent depuis quelque temps en vérité un curieux spectacle. On y voit des populations qui demandent à pouvoir émettre librement leurs vœux, des gouvernemens locaux persistant à paralyser toute manifestation sincère des opinions, et des agens européens mettant tout leur zèle et tous leurs efforts à maintenir l’autorité d’une transaction solennelle que d’autres puissances s’obstinent à méconnaître ou à interpréter arbitrairement. L’exécution du firman d’élections et les excès de pouvoir commis dans les principautés provoquaient il y a plus d’un mois, comme on sait, la réunion d’une conférence à Constantinople. Cette conférence décidait que les caïmacans seraient rappelés à une application loyale des traités, que la commission européenne rassemblée à Bucharest trancherait toutes les difficultés relatives aux élections, et que les résolutions des commissaires réunis seraient transmises, quoique par voie confidentielle, au caïmacan moldave, qui s’obstinait malgré tout dans le plus étrange système de violences. Les ordres étaient délibérés et rédigés pour être transmis par la Porte dans les principautés. On pensera peut-être que ce devait être là un acte sérieux, d’autant plus que la conférence de Constantinople et la commission européenne de Bucharest ne sont en définitive qu’une émanation du congrès de Paris. Qu’est-il arrivé cependant ? Il faut bien choisir entre deux hypothèses : ou la Porte, en transmettant les ordres préparés par la conférence, a secrètement envoyé en même temps des ordres contraires en Moldavie, ou le caïmacan moldave, M. Vogoridès, s’est cru assez fort pour se mettre au-dessus des instructions qu’il recevait. En réalité, il a suivi son chemin ; il a redoublé de violences, et, sans attendre les décisions de la commission de Bucharest, il a publié les listes électorales qui doivent servir à la nomination des membres du divan. Ces listes, il était facile de prévoir d’avance ce qu’elles seraient ; elles ont provoqué une protestation universelle. À la faveur de la confusion née de toutes ces questions de l’âge, de l’indigenat, de l’indivision des propriétés, des charges hypothécaires, M. Vogoridès a tranché en maître. Il a supprimé des collèges électoraux entiers, il a transporté d’une ville à l’autre le droit de nommer certains députés, il a systématiquement évincé les professions libérales ; il s’est arbitrairement attribué le droit de conférer des rangs militaires et des titres de boyarie pour créer des électeurs. En un mot, interprétant le firman comme il a convenu à ses passions, il a fait un corps électoral où il a mis les créatures dévouées à sa politique, et d’où il a exclu tous ceux qui étaient soupçonnés d’être partisans de l’union. Il s’est trouvé que les exclus formaient la masse de la population. Que sortira-t-il de là ? Il n’est point impossible que la commission européenne des principautés refuse d’ouvrir tout rapport avec un divan élu sous de tels auspices ; dans ses réunions particulières, elle a déjà pris, dit-on, la résolution de s’abstenir de toute communication, si le système suivi en Moldavie n’était rectifié.

Mais il en est résulté un autre incident. Lorsque les représentans de l’Europe à Constantinople ont pu reconnaître que l’intervention de la conférence réunie à la fin de mai était absolument sans effet, ils ont dû prendre une autre attitude, et les ministres de France, de Russie, de Prusse et de Piémont entremis entre les mains du ministre des affaires étrangères du sultan une note identique, faisant peser désormais sur la Porte la responsabilité de tout ce qui surviendrait. Ils ont déclaré au gouvernement turc que jusqu’ici ils s’étaient plu à rejeter sur des agens secondaires les excès qui ont été commis, en pensant que la Porte elle-même sentirait la nécessité de suivre une politique plus conforme aux traités, mais que dès ce moment leur espoir était déçu, et qu’une situation nouvelle commençait. La Turquie, s’est évidemment engagée dans la route la plus périlleuse ; elle invoque bien vainement sa qualité de suzeraine qui la constituerait l’arbitre principal de tout ce qui se fait sur le Danube : elle méconnaît en cela la situation que les événemens lui ont faite, et elle oublie notamment la façon dont le congrès de Paris, dans la séance du 8 avril 1856, envisageait l’exécution de l’article du traité relatif aux principautés. Lord Clarendon ne proposait rien moins que de substituer aux hospodars qui existaient alors des pouvoirs offrant plus de garanties, et de prendre des mesures en commun pour assurer la liberté des élections dans les provinces du Danube. Ce ne fut que par un sentiment d’égards qu’on décida de s’en remettre à la Sublime-Porte pour adopter les dispositions les plus propres à remplir les intentions du congrès, « en combinant la libre expression des vœux des divans avec le maintien de l’ordre. » La situation actuelle et les droits de la Turquie sont là tout entiers, et ils ne dépassent pas ces limites. Or que pourra dire la Porte, lorsque dans le congrès qui se réunira de nouveau, il sera constaté que soit par ses ordres, soit sous sa tolérance, les plus étranges abus se sont commis, lorsqu’on pourra lui démontrer que récemment encore le commissaire ottoman, Saffet-Effendi, agissant en qualité de président de la commission de Bucharest, altérait le sens d’une communication qu’il était chargé de transmettre au caïmacan moldave ? Le traité de Paris aura-t-il été exécuté, et les intentions du congrès auront-elles été remplies ? Qu’importe ? dira-t-on ; le résultat sera acquis, l’union aura été vaincue, et les protestations actuelles de quelques puissances seront dépourvues de sanction. C’est encore ici une question. D’abord ces quelques puissances forment la majorité, et Rechid-Pacha se fait une grave illusion, s’il pense que les gouvernemens qui ont cru devoir protester récemment ne tiendront pas compte à la Turquie de la conduite qu’elle aura suivie. L’union pourra avoir contre elle l’opinion du divan moldave tel qu’il va être composé, mais il n’en résulte pas que dans l’organisation nouvelle qui sera donnée aux principautés, le cabinet turc doive trouver un agrandissement de prérogatives. Bien au contraire, les puissances seront conduites à limiter le plus possible ces prérogatives et à mesurer leur sympathie pour la suzeraineté ottomane au degré du concoure qu’elles auront rencontré à Constantinople. Que l’Autriche combatte l’union par tous les moyens, cela se conçoit ; l’Autriche est mue par un intérêt évident. Elle a dans ses provinces des populations sur qui la formation d’un état roumain pourrait exercer une fascination irrésistible. Il n’en est pas de même pour la Turquie ; Rechid-Pacha n’est ici que l’instrument de l’Autriche et de lord Stratford de Redcliffe, qui ne combat peut-être l’union que parce qu’il ne l’a pas proposée le premier. Quoi qu’il en soit, c’est là qu’en est aujourd’hui la question, et le dernier incident de cette étrange affaire, l’un des plus graves, est la protestation des quatre puissances contre le système arrêté de falsification par lequel on se prépare à produire en Moldavie une opinion factice à la place de l’opinion vraie, que l’Europe voulait connaître avant de se prononcer définitivement sur la reconstitution des principautés.

La politique en France a pris dans ces derniers temps une animation qu’on peut bien appeler inaccoutumée. Cette animation d’un moment venait des élections ; les élections sont terminées aujourd’hui ; et les derniers signes de cette courte agitation ont déjà disparu. Les élections viennent de se compléter en effet par un nouveau scrutin qui a eu lieu à Paris et dans quelques départemens. À Paris, ce sont les candidats de l’opposition qui ont définitivement triomphé, et l’un d’eux est le général Cavaignac. Dans les départemens, dans la Somme, dans la Mayenne, le choix des électeurs s’est prononcé pour des candidats, sinon absolument opposans, du moins indépendans et non officiels. À Angers, le candidat du gouvernement ne l’a pas emporté sans effort et sans être serré de près par son concurrent. Il s’ensuit que dans ce second scrutin c’est l’opposition qui a la majorité, et ce résultat n’a pas laissé d’éveiller une certaine impression. Cela change-t-il cependant le caractère général des dernières élections ? Serait-il possible d’en dégager quelques lumières nouvelles ? Malgré tout, ce vote ne diffère pas essentiellement du précédent, il a le même caractère, si ce n’est qu’il montre mieux peut-être dans un cadre plus restreint ce qu’il y a parfois de mystérieux et d’imprévu dans le suffrage universel. M. le ministre de l’intérieur résumait il y a peu de jours, le résultat des quatre ou cinq grands scrutins, qui ont eu lieu depuis 1848, et il montrait, comme pour répondre au dernier vote, que l’opposition, au total, est toujours allée en diminuant numériquement. Les combinaisons numériques ne sont pas toujours sans doute des combinaisons politiques, et on peut au moins conclure des dernières élections que le suffrage universel est un élément difficile à manier. Tandis que cette petite crise électorale vient de finir en France, l’expédition de la Kabylie se poursuit en Afrique au milieu de combats nouveaux et de travaux de toute sorte, accomplis par nos soldats. Toutes les tribus kabyles sont successivement domptées. Bientôt toutes les parties de ce pays presque inaccessible auront été visitées et soumises, et l’œuvre de la politique sera de compléter alors la pacification imposée par les armes.

Conquêtes ou entreprises, mouvement d’expansion universelle ou révolutions économiques, notre siècle est à l’œuvre : il cherche, il s’agite comme devant le sphynx redoutable, il flotte entre le rêve des grandes choses qu’il poursuit et le sentiment croissant d’un malaise indicible qui l’aiguillonne, qui gagne et qui s’étend. C’est là, si l’on y songe bien, un des contrastes les plus curieux qui puissent s’offrir à l’esprit. D’un côté, il n’est pas de combinaison, si vaste qu’elle soit, qui puisse effrayer l’imagination ; il n’est pas de force qui ne se plie docilement à tous les usages. On perce les isthmes, on relie les continens. L’activité matérielle se multiplie, et notre temps, dit-on, marche dans la prospérité. Notre temps échappe un moment à ce beau rêve, et il se retrouve tout aussitôt, en tournant les yeux d’un autre côté, en présence des problèmes les plus élémentaires de la vie, qui ne se sont jamais offerts peut-être sous un aspect plus saisissant. Il s’agit de la nourriture du jour, du vêtement, du logement ; il s’agit pour les hommes de vivre strictement, rien de plus, rien de moins : c’est-à-dire qu’à travers ce phénomène de l’activité et de la prospérité publiques dont on parle, on voit apparaître cet autre phénomène de la misère des uns, de la gêne des autres, du malaise de tous, au milieu des conditions anormales d’un temps où il y a une sorte de lutte permanente entre les apparences et la réalité. De là, au courant de cette vie active et troublée, toute une littérature singulière qui s’inspire de ces préoccupations et de ces malaises d’un ordre matériel. Une littérature, c’est beaucoup dire peut-être ; il y a du moins une véritable ébullition d’esprits à la recherche de moyens merveilleux pour assurer aux hommes de meilleures conditions d’existence, surtout pour les loger, car la construction est décidément un des goûts de notre temps, le plus intense après celui de la démolition.

Les spécifiques se multiplient donc sous forme de brochures, et ils ne visent à rien moins, en vérité, qu’à réformer le monde sous prétexte de logemens. Quand le monde sera logé comme il doit l’être en ce siècle, tous les problèmes seront résolus, il n’en faut plus douter. C’est ce qu’on appelle la réforme architectonique. Il n’y a pas bien longtemps, si l’on s’en souvient, un réformateur pressé de sauver le monde se demandait pourquoi il y aurait des propriétaires à Paris, et il tranchait la question en quelques pages par la suppression de tous les propriétaires et par la création d’une gigantesque édilité dont les concierges seraient les fonctionnaires. Or voici une autre solution qui ne sera pas vraisemblablement moins efficace. Il s’agit tout simplement de la suppression des loyers par l’élévation de tous les locataires au droit de propriété. Comment cela arrivera-t-il ? direz-vous. Il suffit d’élever d’immenses constructions qui se seraient peut-être appelées autrefois des phalanstères, et qui s’appelleront aujourd’hui des palais de famille, où chacun trouvera un logement suivant ses ressources et deviendra propriétaire de son habitation après avoir payé un certain nombre d’annuités. Toute la question est là ; un élément nouveau de sociabilité est créé ; par une vie commune à quelques égards, certaines jouissances de luxe sont accessibles à tous, chacun devient propriétaire, et le palais de famille est le symbole du progrès. L’arrêt en forme est prononcé contre ces vieilles maisons où on vivait seul, retiré, et qui étaient par le fait « les symboles de l’ignorance, de l’égoïsme ou de la barbarie des siècles écoulés, » après quoi l’auteur demeure persuadé que cette idée si simple et si grandiose, qui eût semblé une utopie il y a vingt ans et un danger il y a dix ans, est désormais sous le patronage de l’opinion publique.

Le palais de famille, qui est ici le dernier mot du progrès, a cependant à craindre une sérieuse rivalité, c’est celle des cités de chemins de fer, invention du même genre d’un autre écrivain préoccupé des souffrances économiques actuelles. Il n’est point vraiment facile de saisir l’idée de l’auteur ; pourtant, en cherchant bien, on pourrait sans doute arriver à une conclusion, c’est que jusqu’ici les chemins de fer ont été faits pour relier les villes et les centres importans de population, tandis que désormais le système habitable doit se renouveler pour s’adapter aux chemins de fer eux-mêmes. Quelle est en effet la conséquence de cette activité, de cette rapidité des communications contemporaines ? L’homme se mobilise en quelque sorte, comme la propriété, comme tout le reste ; dès-lors le vieux système tombe, les villes et les villages disparaissent comme n’étant plus en harmonie avec la vie nouvelle. Il ne s’agit plus que d’élever aux abords des gares d’immenses cités ouvertes aux populations errantes de voyageurs comme aux populations sédentaires. Le monde se composera, en un mot, d’une multitude d’hôtelleries gigantesques reliées entre elles par les chemins de fer. Une notable partie des frais de la vie individuelle est supprimée : d’où il suit manifestement que les cités de chemins de fer sont le remède infaillible pour soulager les classes qui souffrent de l’état présent de transition, qui ne peuvent qu’à grand’peine se loger, se vêtir et se nourrir.

On n’est point à remarquer sans doute que si toutes ces recettes merveilleuses, tous ces systèmes surprenans sont la chimère d’esprits assez peu préparés à donner des consultations sociales, ils constatent un mal intime et profond néanmoins, et de plus ils indiquent de singulières tendances, un singulier travail moral. C’est à qui écrira l’épitaphe de tout ce qui a existé, des vieilles institutions, des vieilles mœurs, et même des vieilles maisons, sans compter les vieilles vertus. Toutes les combinaisons partent de cette hypothèse, que des sociétés anciennes il ne reste plus rien, et que nous entrons dans un monde où tout doit se renouveler. Or quelle est l’unique loi de ce monde où il semble parfois qu’un vent mauvais nous pousse, et où l’ame humaine plus fière se refuse à entrer ? C’est le bien-être, la vie facile, l’argent, enfin qui résume tout. L’argent ! c’est aussi le titre d’un opuscule bizarre écrit par un homme de lettres devenu homme de bourse. L’auteur se joue-t-il ironiquement dans son sujet ? écrit-il sérieusement ? Si l’ironie est involontaire, elle n’est que plus curieuse. Toujours est-il que ce petit livre est un hymne à la fortune, chanté dans le temple de la richesse moderne, la Bourse. C’est l’argent qui est le vrai but de la vie. La pauvreté n’est qu’une triste pleureuse qui énerve et assombrit le monde, et que les poètes ont le tort d’honorer. L’argent est le grand créateur, c’est lui qui donne et toutes les vertus. Enrichissez-vous ! c’est le premier précepte du décalogue de la religion nouvelle dont les financiers sont les pontifes. Le monde aura alors tout ce qu’il désire, et par surcroît sans doute les cités de chemins de fer et les palais de famille !

L’Espagne est-elle entrée décidément dans une régulière et sérieuse voie de réorganisation constitutionnelle ? N’a-t-elle échappé à une crise violente de deux années que pour voir renaître dans d’autres conditions un état toujours incertain, toujours flottant, pour cheminer encore entre les réveils possibles d’une anarchie temporairement comprimée et les entraînemens d’une réaction à laquelle il est difficile d’assigner des limites ? C’est là le problème qui s’agite aujourd’hui au-delà des Pyrénées ; il est dans les faits, dans les discussions, dans les chambres, hors du parlement, un peu partout. L’état de la Péninsule a cela de singulier, que même après le rétablissement d’un ordre de choses légal rien ne semble définitif. D’où vient cette singularité ? Le trait le plus caractéristique de la politique espagnole en ce moment est moins peut-être dans cette prise d’armes révolutionnaire qui vient d’agiter l’Andalousie que dans la situation du ministère, placé au milieu d’un courant auquel il résiste souvent, auquel il est parfois aussi contraint de céder pour le retenir et le dominer, et qui peut conduire le pays on ne sait où. La session législative qui a commencé il y a deux mois, et qui est aujourd’hui provisoirement ajournée, ne laisse aucun doute sur le caractère difficile et complexe de cette situation. Lorsque le cabinet décrétait la convocation des cortès au mois de janvier de cette année, il laissait pressentir l’intention de proposer diverses mesures tendant à modifier quelques points de la constitution, notamment en ce qui concerne l’organisation de la première chambre. Cette pensée a été de nouveau exprimée dans le discours royal à l’ouverture de la session, et elle s’est bientôt formulée dans un projet de réforme qui a été récemment l’objet d’une longue discussion dans le sénat. D’après le nouveau système, la dignité de sénateur procéderait de la nomination royale, et dans ce cas elle serait viagère, ou bien elle serait inhérente à certaines situations, comme celles des capitaines-généraux de l’armée et de la flotte, des archevêques, du patriarche des Indes, des grands d’Espagne par droit propre, jouissant d’un revenu de 200,000 réaux en biens fonds, et ces derniers, par exception, auraient la faculté de transmettre leur dignité en établissant des majorais en faveur de leurs successeurs.

Le point saillant de la réforme, on le voit, est l’introduction de l’élément héréditaire dans le sénat. Il faut remarquer du reste que la disposition, telle qu’elle est formulée, ne peut avoir aujourd’hui qu’un effet très limité ; elle ne peut profiter qu’à dix ou douze grands d’Espagne, ce qui réduit singulièrement l’importance de cet élément héréditaire. Par lui-même, ce projet n’a donc rien d’exorbitant et qui porte atteinte aux conditions essentielles du régime constitutionnel ; seulement la discussion a rendu plus sensible ce fait qui domine l’existence politique de l’Espagne : c’est que cette mesure, aux yeux de certains hommes, dont M. Santiago Tejada s’est fait l’organe dans le sénat, n’est encore qu’une insuffisante concession aux idées de restauration monarchique ; c’est que dans le sein même du parti conservateur il y a un travail latent, continu, pour pousser plus loin la réforme, pour l’étendre à toute l’organisation du pays et restreindre les prérogatives parlementaires en réduisant les chambres à une sorte de rôle consultatif. Le ministère ne méconnaît point sans doute le danger d’une telle politique, et il la combat en se maintenant sur un terrain plus libérait qu’on n’oublie pas cependant que c’est avec l’appui de ces fractions qu’il gouverne. L’armée ministérielle se compose d’hommes qui ne veulent pas se séparer ostensiblement du cabinet, qui le soutiennent au contraire, mais qui pèsent sur lui, qui l’obligent à compter avec des intérêts divers, et le pressent de gouverner dans un certain sens. Voilà le danger tel qu’il apparaît, ce nous semble, dans les dernières discussions des chambres espagnoles. La lutte n’est plus aujourd’hui entre les idées conservatrices, représentées par un parti compacte, et les opinions révolutionnaires ou progressistes ; elle est entre l’ancien parti modéré, dont le général Narvaez est encore le représentant le plus éminent, et le parti qui s’appelle monarchique et religieux. Dans le congrès, le ministère a eu également à combattre des propositions qui tendaient à faire une part exclusive au clergé dans l’instruction publique, et qui ne pouvaient servir ni l’intérêt de l’état ni l’intérêt religieux.

Le ministère espagnol, disons-nous, résiste à ces tendances, qui embarrassent sa politique plus qu’elles ne la servent ; parfois aussi il se laisse emporter plus qu’il ne le voudrait sans doute. Il a cédé évidemment à un de ces entraînemens de réaction en se faisant autoriser, il y a peu de jours, par les chambres à mettre à exécution une nouvelle loi sur la presse avant même qu’elle ait pu être discutée. La fin de la session approchait, les députés opposés à la loi menaçaient de prolonger la discussion en multipliant les amendemens. On a eu recours à une mesure sommaire. Ce n’est pas cependant que le gouvernement fût désarmé. Dans le régime actuel, outre toutes les autres conditions et pénalités, chaque journal doit envoyer un numéro deux heures avant la publication à un fonctionnaire spécial appelé fiscal de la presse, et le fiscal peut donner au journal le choix entre la suppression volontaire des articles jugés dangereux et un procès. Cela ne paraît point avoir suffi. Mais par elle-même quelle est cette loi nouvelle ? Elle prouve malheureusement que le vent qui souffle un peu partout en Europe souffle aussi en Espagne. Le visa du fiscal est maintenu, cela va sans dire ; les garanties d’un autre genre sont multipliées. Chaque article d’abord devra être signé, première condition de responsabilité empruntée à la France ; En outre, chaque journal doit avoir un directeur, dont le nom sera soumis à l’autorité, et un éditeur. Cet éditeur doit être âgé de vingt-cinq ans, avoir un an de domicile, payer 2,000 réaux de contribution directe, — ce qui est deux fois plus que pour être député ; — et prouver qu’il remplit cette dernière condition depuis trois ans ; il doit de plus déposer un cautionnement de 300,000 réaux à Madrid, de 200,000 réaux en province, et même, si le dépôt est en titres de la dette, il devra être complété dans le cas où la rente baisserait, ce qui fait qu’à mesure que le crédit public diminuera, le cautionnement des journaux augmentera. D’ailleurs le gouvernement civil de la province reste maître d’accepter ou de refuser l’éditeur. Il serait inutile d’entrer dans le détail des délits, qui sont à la fois innombrables et d’une élasticité indéfinie. C’est un réseau, à travers lequel l’écrivain le plus modéré ne peut certainement passer sans commettre en toute innocence vingt délits par jour.

Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut dire que cette loi soit libérale. Elle a été vivement et même éloquemment combattue dans le congrès, notamment par un polémiste ingénieux, quoique un peu excentrique, M. Ramon Campoamor, et surtout par un jeune écrivain, M. Lopez Ayala, député tout nouveau, qui du premier coup s’est placé au rang des principaux orateurs politiques. Le discours de M. Ayala a été un événement à Madrid. En définitive, l’autorisation de mettre la loi en vigueur dès ce moment n’a pas moins été votée par une majorité considérable. Le résultat officiel est acquis sans doute. Probablement quelques journaux, et même des journaux modérés, mourront du coup. Moralement et politiquement, le cabinet en sera-t-il plus fort ? On en peut douter. Qu’on remarque d’abord que cette loi a eu pour effet de réveiller dans le monde politique une irritation qui s’était apaisée sous les paroles conciliatrices prononcées par le président du conseil au début de la session ; puis, chose non moins remarquable, quand est venu le moment du vote, les chefs des principales fractions du congrès, M. Llorente, le comte de San-Luis, M. Bravo Murillo lui-même, se sont abstenus comme pour laisser au gouvernement seul l’impopularité visible de la mesure. Le promoteur de la loi, le ministre de l’intérieur, M. Nocedal, a insisté, dit-on, dans le conseil pour réclamer cette autorisation des chambres avant leur ajournement ; il a obtenu ce qu’il désirait, et, pour tout dire, un ennemi déclaré du cabinet n’aurait pu demander mieux.

C’est dans ces conditions que survient l’échauffourée révolutionnaire de l’Andalousie. Autant qu’on en puisse juger, ce n’est ni plus ni moins qu’une levée de boucliers républicaine et socialiste. Des bandes se sont montrées à Despeñaperros et à la Carolina ; des excès ont été commis à Utrera, à Arahal. Des insurgés sortis de Séville se sont jetés dans la campagne. C’est là un autre aspect des affaires actuelles de l’Espagne. Quant à cette tentative en elle-même, la répression ne peut manquer d’être terrible. Le président du conseil a pu déjà annoncer aux cortès, avant la fin de la session, que les troupes avaient attaqué de tous côtés les insurgés, et les avaient dispersés. Ceux qui ne sont pas morts seront jugés militairement, il n’y a point d’amnistie à attendre. De tels excès sont faits certainement pour rallier toutes les opinions sensées autour du cabinet. C’est ce qui est effectivement arrivé dans les chambres, où les généraux vicalvaristes ont déclaré, dès le premier instant, qu’ils s’abstiendraient de toute opposition, et où le gouvernement est certain de rencontrer un appui universel contre toute manifestation révolutionnaire. À ce point de vue, l’insurrection de l’Andalousie serait une force plutôt qu’une cause de faiblesse pour le gouvernement actuel ; mais après comme avant, et sauf cette circonstance passagère d’une insurrection à dompter pour le moment, la question politique est là, le ministère ne reste pas moins dans la situation difficile qu’il s’est faite au milieu de toutes les opinions. Le cabinet espagnol ne peut s’y méprendre : en cherchant à désarmer ou à neutraliser les conservateurs absolutistes, comme il l’a essayé par la réforme du sénat ou par la loi sur la presse, il ne satisfait pas des passions de réaction qui vont bien plus loin, qui le trouvent encore trop libéral ; or, en étant trop libéral pour les absolutistes, il froisse les vrais constitutionnels, il s’aliène la presse, il sème autour de lui l’incertitude, de sorte que, s’il n’y songeait, il finirait par se trouver isolé, sans point d’appui, au milieu de difficultés inextricables, dans l’incohérence de ces mêmes opinions modérées qu’il s’était proposé de rallier.

Le parti conservateur espagnol, en remontant au pouvoir, s’est vu cependant en position de donner le plus sérieux, le plus salutaire exemple. La constitution de 1845 avait été fort menacée avant 1854, on n’en peut plus disconvenir ; elle a été violemment supprimée par la révolution. Ramené aux affaires par le mouvement des choses, qu’avait simplement à faire le parti conservateur ? Il était dans l’heureuse obligation de montrer ce qu’il y a de force dans la légalité, et c’est à l’abri de cette légalité, hardiment rétablie, vigoureusement maintenue dans son intégrité, que pouvait s’accomplir la conciliation de toutes les opinions modérées. C’était là certainement et c’est encore la politique du général Narvaez ; c’est celle qu’il a professée dès le début de la session, et c’est ce qui a contribué un instant à faire au cabinet une position plus forte. Pourquoi s’est-il élevé des doutes cependant ? Parce qu’il y a eu évidemment des déviations, parce qu’il n’est point certain que le ministère ne subisse des pressions dangereuses, parce qu’enfin en a vu en dernier lieu, dans la loi sur la presse, une concession à un esprit de réaction outrée qui cherche à se frayer une issue de tous côtés, sans oser encore avouer ses dernières prétentions. Et par le fait à quoi sert cette loi sur la presse ? Déjà il a paru, dit-on, à Madrid quelques feuilles d’un journal clandestin semblable à celui qui paraissait avant la révolution de 1854, sous le titre de Murcielago (la Chauve-Souris). Voilà le résultat de ces législations excessives. Le général Narvaez ne peut ignorer que le jour où la réaction se croirait assez maîtresse du terrain, il ne serait plus ministre. Tout lui fait donc une nécessité, même son intérêt propre, de se rattacher plus que jamais à une politique conservatrice, mais en même temps libérale et constitutionnelle. C’est l’intérêt du général Narvaez et c’est aussi l’intérêt de la reine Isabelle, dont la couronne est toujours menacée par de singuliers projets de régence absolutiste. Toute autre politique n’est que le commencement d’aventures nouvelles.

S’il est une question grave pour un pays, c’est assurément celle de l’instruction publique, et c’est cette question, depuis si longtemps agitée en Hollande, qui vient enfin de reparaître dans le parlement de La Haye. Depuis quelques jours en effet, la seconde chambre des états-généraux est à discuter la loi sur l’enseignement primaire, et la discussion est assez avancée pour qu’on puisse voir le chemin qu’ont fait les idées de transaction entre les partis. On n’en peut plus douter, ce n’est point dans un sens extrême que cette délicate question sera résolue ; l’esprit de conciliation a fait de singuliers progrès, et il en est résulté tout d’abord que les débats parlementaires ont gardé un caractère de calme presque inattendu. On sait que le gouvernement propose de maintenir dans l’enseignement l’élément chrétien non dogmatique, et qu’il réclame la faculté d’ériger des écoles séparées. La grande difficulté est de savoir dans quelle mesure l’élément chrétien doit être introduit dans l’instruction primaire. Le parti libéral inclinerait à supprimer ce mot, ou à lui donner le sens le plus restreint possible ; le parti ultra-protestant veut qu’il soit entendu dans le sens le plus large et le plus marqué, et il demande en définitive l’établissement des écoles séparées. Des amendemens ont été présentés pour donner satisfaction à ces opinions diverses. Le gouvernement, quant à lui, s’est placé entre tous les partis, et s’il maintient le mot de « vertus chrétiennes, » qu’il a inscrit dans la loi, il s’est en même temps efforcé de rassurer toutes les consciences, toutes les opinions, en expliquant comment ce qu’il entendait par ces mots n’avait rien d’incompatible avec toutes les religions et tous les cultes. Ce qu’il veut, c’est l’élément chrétien sans l’esprit de prosélytisme et l’esprit de secte. Par ses explications, le ministère a réussi à convaincre la majorité, et la solution qu’il proposait vient d’être adoptée. Tout dépend aujourd’hui de l’exécution de la loi. La politique intérieure de la Hollande se trouvera ainsi débarrassée d’une difficulté des plus épineuses, qui pèse sur elle depuis quelques années déjà. Une autre question qui préoccupe les Hollandais au moins autant que celle de l’enseignement, parce qu’elle touche aux conditions mêmes de la prospérité publique, c’est la question coloniale. Sous l’influence du système en vigueur à Java et partiellement à Sumatra, celui de la culture pour le compte du gouvernement, on a vu les forces productives de ces riches possessions prendre un développement rapide, qui explique l’état florissant des finances, du commerce et de l’industrie de la métropole. Sur ces questions coloniales, il y a cependant des opinions sinon opposées, du moins très divergentes. Le parti jusqu’ici le plus fort tend à conserver et à consolider le système actuel en le perfectionnant, en supprimant les excès ou les abus qui pourraient en découler. Un autre parti au contraire, plus hardi d’opinions, plus désireux d’innovations, réclame une organisation nouvelle des possessions de l’Inde : il demande qu’on remplace la corvée par le travail libre, qu’on fortifie l’élément européen au moyen d’un système de colonisation par l’émigration volontaire ; qu’on transporte aux Indes les indigens, les condamnés. Ces idées, qui semblent si simples, sont-elles d’une réalisation toujours facile ? Il s’est élevé plus d’une objection. On a dit que le travail de la terre serait impossible pour l’Européen sous la zone torride, que le prestige de la race supérieure s’affaiblirait par le mélange des prolétaires européens avec les indigènes, que les dépenses pour le transport et l’établissement des colons seraient entièrement perdues ; on objecte en un mot des difficultés physiques, politiques et financières. Cette lutte d’opinions ne s’est point bornée d’ailleurs à une simple controverse : des projets positifs se sont produits et ont été l’objet d’une pétition adressée au roi. Alors le gouvernement, pour éclairer cette question, s’est décidé à nommer une commission qui va être chargée d’approfondir tous ces problèmes de la vie coloniale. Dans cette commission figurent des membres des états-généraux, un conseiller d’état, un professeur de médecine, d’anciens employés ou officiers supérieurs du service colonial, et le président est M. Rochussen, ancien gouverneur-général des possessions néerlandaises dans l’Inde. C’est donc une œuvre sérieuse que va faire cette commission, et ses travaux n’intéresseront pas seulement la Hollande, ils intéresseront tous les pays qui cherchent comme un supplément à leur propre grandeur dans des colonies prospères et florissantes.

CH. DE MAZADE.


CORRESPONDANCE.

Nous recevons de M. Paul de Musset la lettre suivante, qu’il nous prie de publier :

A MONSIEUR DE LAMARTINE
Angers, le 9 juillet 1857.

Monsieur,

Il m’est impossible de garder le silence sur l’impression douloureuse que je viens de recevoir en lisant le dix-huitième entretien de votre Cours familier de Littérature. Vous savez avec quelle joie et quel empressement je me suis rendu à votre appel, lorsque vous m’avez annoncé votre dessein d’entretenir vos lecteurs des ouvrages d’Alfred de Musset, et que vous m’avez demandé quelques renseignemens. — Le sujet est digne de vous ! me suis-je écrié. — En effet, l’éloge d’un grand poète par un grand poète, c’eût été un rare et beau spectacle.

Je ne viens pas me plaindre à vous, monsieur, d’avoir été déçu dans mes espérances. Je respecte les droits de la critique, et je me garderai bien de répondre à des appréciations littéraires par d’autres appréciations. Il appartient au public, non à moi, de décider si vous donnez bien à Alfred de Musset le rang qui lui convient en le plaçant au niveau de Saint-Evremond, et si ce que vous appelez la poésie des sens ne serait pas plutôt celle du cœur ; mais lorsqu’on touche au caractère d’un homme, la moindre erreur peut devenir une injustice, et vous êtes trop juste pour ne pas souhaiter de vous maintenir rigoureusement dans le vrai. Permettez-moi donc, monsieur, de vous signaler deux ou trois passages de votre dix-huitième entretien littéraire, où le caractère d’Alfred de Musset est présenté sous un jour faux et douteux.

Vous dites, à la page 467, qu’après avoir été trompé en amour, le jeune poète tomba dans la dérision de l’amour, et je lis la phrase suivante : « Ses œuvres, à dater de ce jour, prouvent assez qu’une foi quelconque, soit religieuse, soit philosophique, soit même politique, lui manqua… Musset fait plus que de badiner avec les grands sentimens ; il les raille, soit que ces grands sentimens s’appellent amour, soit qu’ils s’appellent religion, soit qu’ils s’appellent patriotisme. » — Et à l’appui de cette assertion, vous citez quelques vers adressés à un ami dans la dédicace de la Coupe et les Lèvres. Il y a là, monsieur, un double anachronisme. Le jeune poète n’a plus raillé l’amour ni les grands sentimens quand il a commencé à aimer et à souffrir. C’est au contraire à dater de ce jour qu’une révolution complète et bien sensible pour le lecteur s’est opérée dans ses idées, son caractère et son génie. Les derniers passages de son œuvre où l’on remarque encore un reste de scepticisme sont de 1833. C’est dans l’année suivante que le poète reçut au cœur une blessure profonde, et c’est alors qu’il publia Rolla, les Nuits, l’Espoir en Dieu, et les vers immortels qui vous sont adressés[1]. Il suffit, pour s’en assurer, de regarder les dates inscrites au frontispice de chaque volume et à la fin des principales pièces de vers.

Je ne vous suivrai pas, monsieur, dans le procès que vous faites avec tant d’éloquence à la jeunesse d’aujourd’hui, mais je nie formellement qu’Alfred de Musset soit le poète de cette jeunesse-là. Il a vécu sans ambition, il est mort sans fortune. Enrichis-toi ne fut jamais sa devise, et il n’a jamais ni vu ni touché un seul de ces papiers salis par l’agiotage, où tant de gens ont souillé leurs mains. Ce que vous flétrissez, il le déplorait comme vous. La jeunesse qui l’a aimé et adopté, c’est la jeunesse enthousiaste, amoureuse de la poésie, ardente à la guerre littéraire, qui s’en allait combattre au parterre des théâtres, et qui se querellait pour un drame ou un sonnet. Cette génération a passé quarante ans aujourd’hui, elle a femme et enfans ; mais elle aime et lit encore son poète favori.

Quant au reproche que vous adressez à Alfred de Musset de n’avoir point eu d’opinion politique, vous le fondez sur une citation inexacte. Le poète n’a pas dit :

Qui, moi ? noir ou blanc ? Ma foi non !


il a dit :

Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi non !


ce qui est bien différent. Cela signifie qu’il n’a point voulu déserter la poésie pour la politique ; mais ses sentimens patriotiques se sont manifestés en plus d’une occasion, notamment dans sa réponse au Rhin allemand de Becker. Alfred de Musset n’est resté indifférent à aucun des grands événemens qui ont agité son pays, et précisément parce qu’il ne voulait point se mêler de politique, il jugeait les choses avec une sûreté de coup d’œil et une droiture d’esprit auxquelles le désintéressement donnait encore plus d’autorité.

Il me reste à vous remercier, monsieur, du mot bienveillant que vous m’adressez dans une des pages de votre livre. Combien j’en serais heureux et fier, si j’eusse rencontré ce mot partout ailleurs que dans cet entretien, où le caractère de mon frère ne me semble pas traité comme il méritait de l’être ! J’ajouterai, pour terminer, un trait de ce caractère qui ne vous déplaira pas. Alfred de Musset a toujours aimé passionnément le génie et le talent dans les autres. C’était sa foi et son culte. S’il s’est tu pour la politique, il a chanté successivement la Malibran, Pauline Garcia, Victor Hugo, Mlle Rachel, Mme Ristori, et vous-même, monsieur. Il a toujours professé pour vous une grande admiration, une sympathie vive et sincère, et lorsqu’il vous avait serré la main au palais de l’Institut, il revenait à la maison le cœur content.

Il vous aimait, monsieur, parce que la chose du monde qui le touchait le plus, c’était le génie. Si vous étiez mort avant lui, il vous aurait pleuré comme il a pleuré la Malibran. L’envie lui fut toujours étrangère, et c’est à cette élévation de sentimens, à cette chaleur et à cette noblesse de cœur qu’il a dû de n’avoir pas un ennemi de son vivant, et de laisser aujourd’hui non-seulement des admirateurs fidèles, mais même des dévots.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de ma haute considération.


PAUL DE MUSSET.


  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1836.