Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1909

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Chronique no 1854
14 juillet 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




De mémoire budgétaire, aucun projet de budget n’avait été plus mal accueilli par l’opinion et par le Parlement que ne vient de l’être celui de M. Caillaux pour l’exercice 1910. Les Commissions élues par les deux Chambres y sont franchement hostiles. Jamais on n’avait vu une pareille unanimité : ni au Palais-Bourbon, ni au Luxembourg, le projet n’a trouvé un partisan avoué. Les critiques ont été, dès le premier moment, si nombreuses et si vives qu’à moins d’une de ces sautes de vent qui se produisent quelquefois dans les assemblées et déjouent toutes les prévisions, on peut considérer le budget de M. Caillaux comme définitivement condamné. Mais que mettra-t-on à la place ? Tous les impôts sont mauvais ; tous soulèvent des tempêtes la première fois qu’on en entend parler ; tous portent atteinte à des intérêts respectables. Il faut cependant que le budget soit en équilibre. On parle d’économies à faire ; ce sont là des mots qui ne trompent personne ; le total des économies possibles est peu de chose dans l’énorme chiffre de nos dépenses. Le seul moyen d’échapper à l’aggravation des charges serait de ne pas augmenter ces dépenses, et il faudrait pour cela une bonne politique. Or nous avons une détestable politique qui, entre autres inconvéniens, a celui de coûter très cher. Bien loin de se préparer à diminuer les dépenses, on ne parle que de projets nouveaux qui doivent les accroître. Comment n’en être pas inquiet ?

Dans l’exposé des motifs de son budget, M. le ministre des Finances voyant monter le déluge des dépenses, en montre une préoccupation bien naturelle, et il écrit : « Nous ne saurions adresser un trop pressant appel à l’esprit de mesure et de résistance des assemblées. » L’ironie semblera un peu lourde si on songe que, plus que personne, le gouvernement a poussé à l’exagération des dépenses, et que c’est par conséquent contre lui que devrait s’exercer l’esprit de résistance des assemblées. Le budget est en déficit d’une somme qui, après une série de manipulations opérées par des prestidigitateurs habiles, se trouve réduite sur le papier à 105 millions. Ce n’est là qu’un trompe-l’œil ; le déficit réel reste beaucoup plus élevé ; mais acceptons le chiffre de 105 millions. M. Caillaux propose d’y faire face, moitié par des impôts, moitié par l’emprunt. Nous laissons de côté les expédiens au moyen desquels il se procure quelques ressources complémentaires : en somme, son budget se boucle par 50 millions d’obligations à court terme et par 48 millions d’impôts nouveaux. Qu’aurait-il fallu pour échapper à la nécessité de voter ces impôts ? Que le gouvernement n’obligeât pas les Chambres à racheter le réseau de l’Ouest et à voter la loi sur les retraites des cheminots. La première de ces lois coûtera 25 millions par an et la seconde 27 : soit un total supérieur à la somme demandée à l’impôt pour l’exercice prochain. C’est donc contre le gouvernement lui-même que les Chambres devraient se tenir en garde : mais il y a des mots qui les grisent, d’autres qui les paralysent et, quand on les prononce devant elles, ou elles s’égarent, ou elles s’inclinent. Il est un peu tard pour essayer de se reprendre l’année suivante, lorsque M. le ministre des Finances apporte la carte à payer.

Nous avons dit que, pour la payer, M. le ministre des Finances avait recours à l’emprunt et à l’impôt. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un emprunt avoué ; M. Caillaux recule devant cette nécessité à laquelle il faudra bien cependant se soumettre un jour ; en attendant, il procède, comme ses devanciers d’ailleurs, par ces emprunts sournois qu’on appelle émission de bons du Trésor, ou d’obligations à court terme. Il y en a eu pour près de 200 millions dans ces trois dernières années, et M. le ministre des Finances propose d’en émettre pour une cinquantaine l’année prochaine. Le total augmente donc continuellement, et ces procédés de trésorerie, qui sont légitimes lorsqu’ils ne dépassent pas certaines limites, deviennent en s’accumulant des emprunts à gros chiffres. Tout le monde, cependant, ne s’en effraie pas. On a même proposé de ne rien demander à des impôts nouveaux en 1910, et de recourir à l’emprunt seul. Ce n’est pas l’avis de M. le ministre des Finances ; il repousse cette suggestion tentatrice. « Nous n’hésitons pas à dire, écrit-il dans l’exposé des motifs de son budget, que c’est un expédient singulièrement dangereux et de nature à compromettre l’avenir tout autant que le présent, sinon plus encore. » Et il le prouve doctement, lumineusement. Mais ses projets d’impôts sont si mauvais, et ils soulèvent une réprobation si générale, que nous craignons fort de le voir obligé de transiger sur ce point, sinon même de céder, car tout arrive. Tous les impôts sont odieux, et les Chambres ont un courage qui diminue presque mécaniquement en raison inverse de la distance qui les sépare des élections : plus la distance est faible, plus la diminution de courage est grande. On peut juger par là de la quantité de courage qui reste en ce moment disponible. Aussi les impôts nouveaux de M. Caillaux paraissent-ils bien malades. On les a attaqués avec un merveilleux ensemble dans les bureaux de la Chambre. Dans ceux du Sénat l’attaque a été moins vive, pour une raison que plusieurs orateurs ont énoncée avec un scepticisme plein de prévoyance. — A quoi bon, ont-ils dit, nous mettre en frais d’éloquence contre des impôts que la Chambre ne votera certainement pas et qui, par conséquent, s’arrêteront en route avant d’arriver jusqu’à nous ? Ce serait nous battre contre des fantômes. Les impôts de M. le ministre des Finances sont mort-nés, et ce n’est même pas nous qui aurons à nous occuper de les enterrer.

Les taxes nouvelles, que M. Caillaux aime mieux appeler des « rectifications de taxes, » sont au nombre de sept ou de huit. La première porte sur les chiens : elle sera progressive, très fortement même, puisqu’elle variera de 1 fr. 50 par chien de garde isolé à 28 francs par chien de luxe en plus de 50 possédés par la même personne. Ceux qui aiment la progression seront contens : de plus en plus, on en met partout. Il sera difficile dans la pratique de fixer une ligne de démarcation exacte entre le chien de garde et l’autre ; mais cette difficulté n’est sans doute pas au-dessus du génie fiscal de notre administration. Ce qui est plus grave, c’est que, comme on l’a dit spirituellement, la matière imposable, c’est-à-dire le chien, fuira. Il fuira dans l’autre monde, le malheureux ! M. Caillaux aura sur la conscience d’avoir provoqué un abominable massacre de ces innocens. Leurs propriétaires aimeront souvent mieux s’en débarrasser que de payer pour eux une taxe qui viendrait s’ajouter à leur feuille de contribution, déjà surchargée. M. Caillaux compte que son impôt sur les chiens lui rapportera 10 200 000 francs. Il faudra très probablement en rabattre. Mais si le bénéfice que le budget de l’État tirera de l’impôt est hypothétique, au moins dans son chiffre, la perte pour les budgets communaux est certaine. Les chiens paient, en effet, en ce moment une taxe municipale, ce qui n’est pas une ressource à dédaigner pour les budgets de nos communes qui sont quelquefois aussi difficiles à établir que celui de l’État. M. Caillaux ne s’est évidemment préoccupé que de ce dernier. Les communes se plaindront qu’il n’ait pas songé à elles. Quant aux propriétaires de chiens, — et ils sont légion ! et ils sont le plus souvent électeurs ! — ils s’en plaindront encore davantage.

Il serait trop long de parler de tous les impôts de M. Caillaux. Quelques-uns, comme les impôts sur la vanilline, ou sur les affiches, n’ont qu’un intérêt secondaire. Mais la taxe qui viendra « rectifier, » c’est-à-dire augmenter celle dont sont déjà frappées les essences pour automobiles, portera atteinte à une industrie qui s’est déjà prodigieusement développée chez nous, qui est destinée à se développer encore, et dont le gouvernement devrait encourager l’essor au lieu de le contrarier.

Que dire de la « rectification » du timbre des quittances ? Tout le monde sait que ce timbre est de 10 centimes et qu’il doit être apposé sur toute facture supérieure à 10 francs. C’est là un des impôts qui ont été inventés après la guerre, pour faire face aux charges qu’elle nous avait léguées. Il avait été formellement entendu qu’il serait provisoire, mais il est passé dans les mœurs et il a subsisté parce que personne ne s’en est plaint. Il faut dire, à la vérité, qu’il n’est pas très exactement acquitté, un très grand nombre de paiemens se faisant de la main à la main, sans intervention d’une facture. M. Caillaux s’est demandé pourquoi ne pas imposer l’obligation du timbre aux quittances inférieures à 10 francs. N’y aurait-il pas là une ressource nouvelle ? Elle ne lui a pas paru négligeable et il a décidé que les quittances d’une somme de 2 à 10 francs porteraient un timbre de 5 centimes. Un droit de 5 centimes sur un achat de 2 francs représente 2 et demi pour 100 de la valeur, ce qui est proportionnellement beaucoup et augmentera inévitablement les prix de vente. Mais ne voit-on pas quel dérangement on imposera au vendeur et à l’acheteur pour un bénéfice qui restera médiocre ? Le timbre sur les petites quittances ne passera sans doute pas aussi facilement dans nos mœurs que l’a fait le timbre sur les quittances plus élevées. Ne pas pouvoir acheter une paire de gants de 2 fr. 50, un livre de 3 francs, une cravate de 4, ne pas pouvoir déjeuner ou dîner au bouillon Duval sans payer 5 centimes en surcroit de sa dépense, sera une obligation que sa répétition rendra insupportable. Il est vrai que la plupart du temps il sera facile d’y échapper, et c’est ce que feront sans doute beaucoup d’honnêtes gens qu’on habituera ainsi à frauder le Trésor, sans songer à mal. Il y a deux sortes d’impôts auxquels on est particulièrement enclin à se dérober : ceux qui sont iniques et ceux qui sont vexatoires. L’impôt du timbre n’est pas inique, mais il est vexatoire, et à ce titre, il réserve certainement des déceptions à M. Caillaux.

Qu’on ne croie d’ailleurs pas que l’impôt inique manque à sa collection : il y figure, au contraire, en bonne place. « Nous demandons à la Chambre, dit-il, de préparer l’institution d’un grand impôt progressif sur le capital, en créant dans le budget de 1910 une taxe à taux réduit, une sorte de taxe de statistique sur les capitaux dont les déclarations de succession révèlent le montant. » Cette innovation est de beaucoup la plus grave du budget. Il faudrait, pour l’étudier avec les développemens qu’elle mérite, plus de place que nous n’en avons dans une chronique ; mais l’étude en sera faite dans la Revue avant la discussion du projet devant la Chambre. Ce projet, après avoir établi un impôt sur le revenu, en établit un autre sur le capital, et le moment où le capital peut être le plus facilement découvert et taxé a paru être à M. le ministre des Finances celui où, changeant de main après le décès du propriétaire, il prend le nom d’héritage. L’héritage, dans sa partie mobilière, peut être en France ou à l’étranger. M. Caillaux se préoccupe des valeurs au porteur placées à l’étranger, et il le fait avec raison, car l’annonce de ses projets a déjà fait passer la frontière à une partie appréciable de la fortune du pays, et ses projets nouveaux accéléreront ce mouvement au lieu de l’arrêter. Le capital chez nous ne sait pas toujours se défendre, mais il est très habile à se cacher. M. Caillaux a, dit-il, négocié avec une grande puissance un accord qui lui donne des garanties dont il a déjà éprouvé la portée. Il semble pourtant ne compter qu’à demi sur son efficacité, puisqu’il emploie d’autres moyens encore pour arriver à connaître la partie du capital placée au dehors, et on peut dire que ces moyens sont ceux du désespoir. Il en est, en effet, de déshonorans, comme de solliciter la délation du parent qui vient au degré successible après l’héritier légitime, et de l’envoyer en possession de la succession, si l’héritier n’a pas fait dans un certain délai un aveu complet. Le requérant, dit la loi de finance, ou, pour parler plus exactement, le délateur « sera censé avoir succédé seul et immédiatement au défunt pour tous les biens et valeurs spécifiés dans l’exploit de mise en demeure. » Déjà, dans son dernier projet de budget, M. Caillaux avait fait appel à la délation pour se procurer certains renseignemens ; mais les Chambres avaient repoussé un procédé qui révoltait la conscience française, et il en sera sans doute de même aujourd’hui. Enfin le projet de budget porte atteinte à un des principes de notre droit civil. Un vieil adage de chez nous dit que « le mort saisit le vif. » Il a été consacré par l’article 724 du Code civil, et on peut dire que, ni dans notre droit ancien, ni dans notre droit nouveau, aucune institution n’est plus solidement établie que la « saisine. » M. Caillaux se propose de la supprimer. L’envoi en possession de l’héritage à l’héritier serait fait désormais après un inventaire obligatoire pour toutes les successions. L’État serait une sorte de sur-propriétaire dont l’adhésion et l’homologation deviendraient nécessaires pour consacrer le nouveau propriétaire en sous-ordre. On voit les conséquences : les collectivistes en frémissent de joie.

Le projet d’impôt successoral de M. Caillaux est plus menaçant encore pour l’avenir que pour le présent. Cette vérité est si évidente qu’elle n’a pas besoin d’être prouvée, ni peut-être même énoncée ; mais M. Caillaux répand sur elle tant de clartés que nous ne résistons pas à la tentation de le citer. Après avoir estimé à 100 ou à 150 millions le produit de l’impôt rectifié : « Le gouvernement, dit-il, a déclaré tout récemment encore que c’était par ce moyen qu’il entendait pourvoir à l’organisation des retraites ouvrières et paysannes. Mais avant de mettre en œuvre un grand impôt sur le capital, il nous parait expédient, aussi bien pour parer à des mécomptes que pour mesurer la puissance de l’instrument que nous voulons forger et pour en éprouver la trempe (Ah ! qu’en termes galans ces choses-là sont mises !) d’instituer un léger impôt qui fournirait aux prochains budgets un appoint de 20 millions seulement. Il suffira ensuite d’en rehausser le tarif dans la mesure et dans les limites nécessaires pour obtenir le rendement utile. » Sachons gré à M. Caillaux de sa franchise : elle ne saurait être plus explicite. Nous sommes avertis que son impôt successoral n’est encore qu’un projet en herbe. Il ne rapportera, pour commencer, que 20 millions, ce qui est déjà bien pour un impôt de statistique ; plus tard, il grandira autant qu’on voudra.

M. Caillaux, dans sa modestie, déclare qu’il n’a pas inventé son impôt et qu’il l’a tout simplement emprunté à l’Angleterre. C’est sa manie, comme on sait, de déformer les institutions françaises, qui ont fait leurs preuves, et qui fonctionnent parfaitement, au moyen de greffes étrangères qu’il emprunte tantôt à l’Angleterre, tantôt à l’Allemagne, tantôt aux deux, comme il l’a fait pour l’impôt sur le revenu. Il est à croire que, dans le cas présent, il surveillait ce qui allait se passer en Allemagne, à propos des successions, dans l’espoir d’en tirer encore quelque bienfait pour nous ; mais la mésaventure de M. de Bülow qui, moins heureux que lui, a perdu la chancellerie impériale pour avoir voulu innover en matière d’héritage, l’a obligé à se tourner seulement du côté de l’Angleterre. Il a vu là M. Lloyd Georges, son émule, brassant d’un bras rigoureux la matière successorale. L’impôt sur les successions se compose, en Angleterre, de plusieurs taxes dont le rendement total est de 481 millions. M. Lloyd Georges dans son projet de budget, que M. Caillaux qualifie de « très remarquable et très audacieux, » — et le second adjectif est encore plus vrai que le premier, — introduit des réformes destinées à porter ce rendement à 670 millions. Qu’est-ce, à côté de cela, que notre impôt successoral qui rapporte « à peine, » dit M. Caillaux, 250 millions par an ? M. le ministre des Finances veut bien reconnaître que l’annuité successorale chez nos voisins est supérieure à la nôtre ; elle est de 6 971 000 000, tandis que la nôtre ne dépasse pas 5 300 000 000, et cela fait une différence. Néanmoins, si on en vient au pourcentage, on constate que les Anglais prélèvent actuellement au profit de l’État 6,7 pour 100 du montant total des héritages, et qu’ils percevront peut-être demain 9,3 pour 100, tandis que la proportion correspondante est seulement chez nous de 4,57. M. Caillaux a tout l’air d’en être humilié. Mais il y a un élément dont il ne tient pas compte, et qui a cependant son importance : en Angleterre, l’enregistrement n’existe pas, tandis qu’il prélève en France des sommes considérables sur le capital privé au profit de l’État. L’enregistrement est un impôt sur le capital, au même titre que l’impôt successoral. Quand on oppose les unes aux autres les charges qui, des deux côtés de la Manche, portent sur la même matière, il faut les prendre de part et d’autre dans leur ensemble. Si M. le ministre des Finances veut bien totaliser les charges qui pèsent en France sur le capital et les comparer à celles qui pèsent sur lui en Angleterre, il verra ce qui reste de ses calculs de proportion.

A quoi bon en dire davantage ? Ce qui précède suffit pour expliquer l’émotion qu’a fait naître le projet de budget de M. Caillaux : elle ne paraît pas près de s’apaiser. Des critiques précises ont été faites, des paroles éloquentes ont été prononcées dans les bureaux des deux assemblées. Au Sénat, par exemple, M. Ribot et M. Rouvier, anciens présidens du Conseil et ministres des Finances l’un et l’autre, ont montré avec force les vices rédhibitoires du projet de budget ; mais c’est le discours de M. Poincaré qui a fait le plus d’effet, parce qu’il a été appuyé par un acte. Depuis plusieurs années, M. Poincaré était rapporteur général du budget, et il s’était acquitté de sa lourde tâche avec une compétence technique et un éclat de talent qui étaient pour le Sénat un honneur et une sécurité. On s’attendait à ce que, mieux préparé que personne à rapporter le nouveau budget, il consentirait à le faire ; mais il s’y est refusé et, malgré l’insistance de ses collègues, rien n’a pu le faire revenir sur sa détermination. On n’en sera pas surpris, si on songe que plusieurs fois dans ces derniers temps, et plus particulièrement dans une circonstance toute récente, M. Poincaré s’est trouvé obligé de rapporter devant le Sénat des projets ou des avis qui n’étaient pas conformes à son sentiment personnel. Il le disait sans doute, et il dégageait ainsi sa responsabilité propre ; mais il y avait là pour lui une situation un peu fausse, et sa liberté s’en trouvait diminuée. Il est donc tout naturel qu’il ait voulu reprendre sa pleine indépendance. Mais le fait a été très remarqué, et l’impression en a été d’autant plus vive que les discours prononcés par M. Poincaré dans son bureau ont été la critique la plus complète du projet de budget. Ces critiques, M. Poincaré avait mieux que personne le droit de les faire. Ministre des Finances avant M. Caillaux, il a eu, en effet, le courage de dire alors la vérité. On se rappelle qu’il a, dès ce moment, chiffré les dépenses réelles à 4 milliards et qu’il a proposé les moyens d’y faire face. Sa sincérité a inquiété, son courage a effrayé. M. Caillaux s’est fait fort de rétablir en douceur une situation normale, pourvu qu’on lui permît d’user pendant quelque temps encore de certaines habiletés. Aujourd’hui, l’échéance est arrivée, et on peut voir ce qu’ont valu ces habiletés. M. Caillaux avoue, dans son exposé des motifs, que la situation financière est « difficile. » Elle l’est effectivement devenue parce qu’on n’a pas voulu, en temps opportun, voir les choses et surtout les montrer au pays comme elles étaient. Pensez donc, on était alors comme aujourd’hui à la veille des élections ! On a donc renfoncé la vérité dans son puits. Elle en sort maintenant sous la forme de propositions d’impôts mal choisis sans aucun doute, et dont quelques-uns sont inadmissibles, mais qui n’en sont pas moins inévitables : il faut, ou les remplacer par d’autres, ou emprunter. Le moment est passé de ruser avec une situation aussi claire, et ce n’est pas assez de dire qu’elle est « difficile, » car elle est périlleuse, et les projets qu’on nous annonce ne peuvent que l’aggraver.

Parmi ces projets, celui des retraites ouvrières tient la tête : le Sénat aura à s’en occuper à la rentrée. En attendant, il s’occupe des retraites des cheminots. Pourquoi, à la veille d’étudier et de régler dans son ensemble la question générale des retraites ouvrières, en a-t-on distrait, pour la régler à part, la question de la retraite d’une catégorie spéciale d’ouvriers ? C’est à coup sûr le triomphe de l’illogisme, et il y aurait lieu de s’en étonner, si on ne savait pas que les cheminots sont solidement organisés, qu’ils ont un syndicat énergique et des exigences proportionnées à tant d’avantages, enfin qu’ils sont forts et qu’ils inquiètent. Voilà pourquoi il a fallu les servir les premiers et mieux que les autres ; mais on peut être sûr qu’un jour prochain les autres demanderont à être traités aussi bien qu’eux, et que les bons argumens ne leur manqueront pas pour l’exiger à leur tour. Ce qu’on fait pour les cheminots est monstrueux. Nous n’appliquons pas ce mot aux retraites anticipées qu’on leur accorde ; quelques-unes de ces anticipations, non pas toutes, peuvent se justifier ; mais nous l’appliquons au procédé lui-même par lequel l’État intervient dans un contrat pour en modifier les termes, en faisant une loi contre la légalité. Si l’État avait voulu seulement l’unification des retraites dans les compagnies de chemin de fer, il aurait pu user de son autorité sur elles pour l’obtenir peu à peu de leur déférence à son égard et de leur bonne volonté envers les ouvriers. Mais il aurait fallu y mettre du temps et des formes : on était pressé, on aimait mieux n’avoir pas à se gêner. En conséquence, on a introduit devant la Chambre un projet de loi par lequel l’État, — gouvernement et parlement réunis, — légiférait pour modifier unilatéralement un contrat où il avait été partie et dont il s’instituait souverainement maître. Quel précédent redoutable ! Quand on l’aura créé, on ne voit pas où s’arrêtera l’omnipotence de l’État dans ses rapports avec les industries qui proviennent d’une concession primitive faite par lui et sur lesquelles il continue d’exercer un contrôle. Si les compagnies sont liées par le cahier des charges qu’elles ont accepté, on avait cru jusqu’à ce jour que l’État l’était aussi par le même cahier qu’il avait imposé. Il paraît qu’il n’en est rien et que, en cours d’exploitation de la concession, l’État a droit d’intervenir comme un être supérieur qui est au-dessus des lois puisqu’il les fait, au-dessus des contrats puisqu’il les viole, et qui, au mépris du vieil adage que donner et retenir ne vaut, ne donne rien, même sous condition, qu’il ne puisse reprendre, ou amoindrir, ou changer. C’est contre cette manière d’opérer que M. Poincaré a protesté en son nom personnel, tout en y donnant un avis favorable au nom de la Commission des finances : on comprend qu’il n’ait pas eu envie d’être exposé à recommencer. Une pareille intervention de l’État, a-t-il dit, est le fait du prince sous sa forme la plus arbitraire et la plus brutale ; rien ne saurait la justifier. Le Sénat a écouté ce ferme langage ; il a eu certainement l’impression secrète que M. Poincaré avait raison et que les termes dont il se servait n’étaient nullement exagérés ; mais quoi ! il se sentait débordé, entraîné. La loi n’avait-elle pas été votée par la Chambre à la majorité écrasante de 480 voix contre 11 ? La Chambi-c vote quelquefois une loi avec d’autant plus d’ensemble qu’elle compte sur le Sénat pour l’arrêter : le Sénat vote ensuite la loi parce qu’il est impressionné par la majorité de la Chambre ; et c’est ainsi que, de faiblesse en faiblesse, de capitulation en capitulation, on en vient au point où nous sommes. En vain des orateurs courageux, M. Denoix, M. Milliard, ont adjuré le Sénat de ne pas entrer dans une voie funeste ; on ne les pas écoutés. D’ailleurs, le gouvernement, par l’organe très brillant de M. Barthou, a fait remarquer qu’il était trop tard, que le Sénat avait déjà voté le principe de la loi, et que sa dignité ne lui permettait pas de se déjuger. Ah ! la dignité du Sénat : on la met à d’étranges épreuves.

Le débat a duré plusieurs séances, et à chacune est apparu un nouveau danger. Une question se posait dans tous les esprits, celle de savoir si les employés des chemins de fer avaient le droit de se mettre en grève : elle a été discutée à propos d’un amendement de M. Touron qui permettait aux compagnies de ne pas payer à l’ouvrier gréviste la part de sa retraite correspondant, non pas aux versemens personnels de l’ouvrier, mais à ceux de la compagnie elle-même. Il pouvait y avoir dans cette disposition un avertissement utile et un frein pour l’ouvrier, sans qu’aucun principe y fût violé. Les tribunaux, en effet, ont toujours décidé que la grève n’était pas seulement une suspension, mais une rupture de contrat de travail dont le salaire et la retraite sont des conséquences. Cette jurisprudence tutélaire, croirait-on que M. le ministre des Travaux publics ne l’admet pas ! A ses yeux, le contrat de travail n’est pas rompu, mais seulement suspendu par la grève qui est en soi un fait légitime et licite, aussi bien pour les ouvriers des chemins de fer que pour ceux de l’industrie privée. Paroles regrettables, qui peuvent avoir dans un avenir prochain les pires suites. Si l’industrie des voies ferrées est une industrie privée, il s’en faut de beaucoup qu’elle soit, de la part des compagnies qui l’exercent, aussi libre et aussi indépendante que les autres : et nous ne nous en plaignons pas, parce que le gouvernement ne saurait se désintéresser d’une industrie qui met en jeu la sécurité publique. Mais s’il ne peut s’en désintéresser à l’égard des compagnies, il ne le peut pas non plus à l’égard de leurs agens et ouvriers. Reconnaître formellement à ceux-ci les mêmes droits qu’aux ouvriers ordinaires est presque les encourager à en user, de quelques réticences et réserves qu’on entoure ensuite une déclaration aussi inconsidérée. M. le ministre des Travaux publics était-il obligé de la faire ? La discussion de l’amendement de M. Touron lui en faisait-elle une nécessité ? Pas le moins du monde. Aussi ne s’expliquerait-on pas les imprudences de parole de M. Barthou, s’il n’avait pas dit que son attitude à l’égard des employés des chemins de fer lui avait valu leur confiance. Il s’entend fort bien avec eux, soit ; mais les moyens grâce auxquels il a établi son autorité sur eux rendront sans doute bien difficile la tâche de son successeur. Laissons de côté les subtilités juridiques de la discussion, et demandons-nous si la grève des cheminots n’est pas aussi redoutable que celle des postiers. A notre avis, elle l’est davantage, et il y a lieu d’être étonné de la légèreté avec laquelle le gouvernement en prend éventuellement son parti. M. Touron lui a dit avec une grande force de logique : — Vous faites une loi spéciale pour les cheminots sous prétexte qu’ils ne sont pas des ouvriers comme les autres, c’est votre thèse d’hier ; et votre thèse d’aujourd’hui est qu’on ne peut ni leur enlever le droit de grève, ni en gêner chez eux l’exercice parce qu’ils sont des ouvriers comme les autres. Mettez-vous d’accord avec vous-même. — C’était demander au gouvernement de sortir de l’incohérence où il se complaît : il n’en a rien fait. Mais on voit à quels inconvéniens aboutit cette absence de principes et cette inconstance de volonté. Puisse-t-il ne jamais y avoir de grève des cheminots ! Car, s’il y en avait une, le gouvernement serait désarmé par ses déclarations.

Le Sénat le sentait : son malaise était visible pendant le discours de M. le ministre des Travaux publics, et M. Touron ayant modifié la forme de son amendement, bien qu’il en ait conservé le fond, tout le monde a été d’accord pour en demander le renvoi à la Commission. Mais, le lendemain, le gouvernement avait pris son parti de persévérer dans sa première attitude. Il s’est trouvé alors en présence de M. Ribot qui, bien qu’il fût déjà intervenu à la tribune du Sénat, y a fait ce jour-là son début véritable avec un éclat et une force dont l’assemblée a été profondément remuée. M. le ministre des Travaux publics d’abord, M. le président du Conseil ensuite, l’ont accusé d’avoir été trop vif, et d’avoir porté la question sur le terrain politique. M. Ribot avait parlé en effet avec véhémence, en bon citoyen que les imprudences du gouvernement préoccupent, que ses défaillances alarment, et qui se désole de voir l’une après l’autre toutes nos institutions, même celles qui intéressent le plus la vie nationale, livrées à l’anarchie et au chaos. M. Ribot a fait entendre un avertissement sévère. Il était naturel que le gouvernement s’en émût, mais il a été évident que la grande majorité du Sénat en sentait la justesse et l’opportunité. M. Barthou. qui voit tout en beau, a reproché à M. Ribot d’avoir fait un discours « pessimiste, » en quoi il ne se trompait pas : le discours était pessimiste, en effet. M. le président du Conseil, voyant le Sénat ébranlé, est intervenu à son tour et a posé la question de confiance. Ce sont les grands moyens, dont on use dans les momens de péril : il a fallu les employer, tant l’impression produite par le discours de M. Ribot avait été grande. M. Barthou a même fait appel au parti républicain tout entier, comme si M. Ribot menaçait la République et pouvait même être soupçonné de le faire. Son excuse et celle de M. Clemenceau est qu’ils étaient déconcertés. Nous avons vu le moment où ils allaient parler du péril clérical à conjurer : ils l’auraient fait sans doute si M. Touron n’avait pas retiré son amendement. M. Touron n’avait pas voulu, plus que M. Ribot, mettre le ministère en péril. Ce n’est pas le ministère qui était en cause : la question était infiniment plus haute que lui. Il s’agissait même plus que d’une question politique, mais bien d’une question sociale, et le spectacle était saisissant de voir M. Ribot élever naturellement et agrandir son sujet, tandis que le ministère s’efforçait de le rapetisser et de le ramener aux proportions de ses propres personnes. M. Clemenceau a fini par offrir son portefeuille, parce que c’est plus facile que de donner des raisons, et, sinon plus convaincant, au moins plus décisif. Le combat n’a pas été poussé jusqu’au bout ; mais, certes, le gouvernement n’y a pas gagné en autorité, pas plus que l’ordre social en sécurité. La loi a été votée par 251 voix contre 7.

Les vacances approchent : ce seront les dernières avant les élections générales. Nos députés auront beaucoup à faire dans leurs arrondissemens, car le pays commence à s’énerver et à s’inquiéter d’une politique d’agitations fatigantes et décevantes qui aboutit, dans le domaine financier, à l’impôt et à l’emprunt, dans le domaine social, à la grève quasi permanente, et, dans le domaine politique, au néant.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.