Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1909

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Chronique n° 1855
31 juillet 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Tant d’événemens se sont succédé depuis notre dernière chronique qu’il est impossible de parler de chacun d’eux avec les développemens qui seraient dus à son importance. Le prince de Bülow n’avait pas plutôt donné sa démission que M. Clemenceau donnait la sienne. Quelques jours après, M. Théotokis, premier ministre de Grèce, disparaissait à son tour du pouvoir pour des motifs qui se rattachent à la question crétoise et qui ne la simplifient pas. Les quatre puissances protectrices adressaient, sur cette même question, une note à la Porte, et la Porte y faisait une réponse : de part et d’autres on se réfugiait dans l’équivoque pour avoir l’air de s’entendre, et on laissait à l’avenir le soin de résoudre le problème. Si nous sortons de l’Europe, les Espagnols s’engageaient au Nord du Maroc dans une expédition où ils ont déjà rencontré et où ils rencontreront sans doute encore plus de difficultés qu’ils n’en avaient prévu : leur situation intérieure en est troublée. Enfin la révolution persane a abouti à la chute du Chah Mohammed Ali et à son remplacement par son fils Ahmed Mirza, un enfant de dix ans. Voilà beaucoup de choses en quinze jours. Ne pouvant pas parler de toutes en même temps, nous nous contentons de les énumérer, sauf à y revenir plus tard.

Rien n’a été plus imprévu que la chute de M. Clemenceau. On savait bien que son ministère n’était pas solide ; mais on s’était habitué à le voir durer, ce qui lui donnait une apparence de force, surtout en province et à l’étranger. Il avait doublé plusieurs caps dangereux, traversé plusieurs passages difficiles ; il venait d’obtenir un dernier vote de confiance à la suite d’une interpellation qui, à la vérité, n’avait jamais paru très menaçante, et dont il s’était bien tiré, à peu de frais ; les derniers nuages s’étaient donc dissipés à l’horizon, et M. Clemenceau, comme à la fin et dans le calme d’un beau jour, avait fait à son auditoire quelques confidences sur son état d’âme. Il avait pris, disait-il, le pouvoir sans l’avoir demandé, ni désiré, voulant consacrer à la démocratie, à la République, à la France, les dernières années de sa vie. Il s’était « donné » avec désintéressement, et avait pris pour tâche de faire l’éducation du peuple. Tout en instruisant le peuple, M. Clemenceau s’instruisait lui-même, et s’apercevait qu’il était plus difficile qu’il ne l’avait imaginé de gouverner les hommes. M. Clemenceau s’est demandé alors s’il n’avait pas été injuste pour quelques-uns de ses prédécesseurs, ou même pour tous, car il n’avait guère ménagé ceux-ci plus que ceux-là. Que voulez-vous ? Il ne savait pas, il n’avait pas encore fait son apprentissage, il n’avait pas été à la rude besogne dont la charge lui incombait maintenant. Dans ce retour sur lui-même, il n’y avait probablement pas une grande dose de contrition ; mais enfin, les confidences faites à la Chambre n’étaient pas exemptes de quelque mélancolie qui les rendait intéressantes. Il semblait que M. Clemenceau, sentant bien qu’il n’échapperait pas au sort commun et qu’il tomberait un jour lui aussi, voulait assurer à sa mémoire ministérielle un peu de cette équité rétrospective qu’il avait longtemps refusée aux autres et qu’il leur accordait sur le tard. Mais, certes, lorsqu’il tenait ce langage, si nouveau dans sa bouche, il ne se doutait pas qu’il fût tout près de sa fin, et ce n’étaient pas des adieux qu’il croyait faire à la Chambre. Loin de là ! il lui demandait sa confiance pour la conduire à la prochaine campagne, à la prochaine victoire électorale, et le contrat était signé, la confiance était accordée. A dater de ce jour on a regardé la session comme close, et un grand nombre de parlementaires ont quitté Paris pour se rendre dans leurs circonscriptions. Ce n’était pas la discussion sur la marine qui aurait pu les retenir à Paris.

Cependant, avant de partir, ils ont donné au pays un triste spectacle, bien peu propre, quoi qu’ils en aient pensé, à leur ramener l’opinion qui s’éloigne d’eux de plus en plus. Une préoccupation continue de les ronger, celle des 15 000 francs qu’ils se sont adjugés par un tour de passe-passe dont le pays a été révolté. L’impression a été si vive qu’elle dure encore. Elle jouera certainement un rôle aux élections de 1910, d’autant plus que ces députés, qui se sont montrés si âpres au gain, sont accusés de remplir leurs fonctions avec une négligence toute cavalière et que, même au cours des discussions les plus importantes, même au moment des votes les plus graves, les bancs de la Chambre sont déserts. Contre ce mal, un député de la droite, M. Lasios, a cherché un remède. Il n’a pas eu la prétention de guérir le mal tout entier, sachant bien que ce n’est pas possible, mais il a essayé de l’atténuer en imposant l’obligation du vote personnel pour un certain nombre de scrutins, ceux par exemple qui doivent augmenter les charges financières du pays, ou ceux qui, en accordant ou en refusant la confiance de la Chambre à un ministère qui la demande, le maintiennent ou le renversent. La majorité a été très émue qu’une proposition pareille eût été faite par un membre de la minorité, et elle a essayé aussitôt de la noyer dans des surenchères. Les surenchères se sont multipliées : au bout d’un moment, le spectacle a été tel que les vieux parlementaires, restés fidèles à certaines traditions de dignité et de décence, en ont été écœurés. Quelques-uns d’entre eux ont protesté avec émotion, avec indignation. Rien n’y a fait, et la Chambre a voté une modification du règlement, en vertu de laquelle les députés devront signer à chaque séance une feuille de présence. Si leur signature manque pendant six séances consécutives, ils seront réputés absens sans congé, et privés de leur indemnité. M. Jules Roche, honteux d’une pareille manifestation, a déclaré qu’il ne signerait jamais la feuille, ne voulant pas être traité comme un écolier, et d’autres ont imité son exemple. Au surplus, la feuille de présence ne prouve rien du tout, puisqu’un député, après l’avoir signée à un moment quelconque de la séance, peut s’en aller bien tranquillement et charger un collègue de voter à sa place. Nous attendons que quelqu’un propose que la liste soit signée et résignée toutes les heures : alors seulement la garantie deviendra sérieuse. Pour le début de l’institution nouvelle qu’est-il arrivé ? Un très grand nombre de députés, qui étaient absens et qui ont cru inutile de revenir pour assister à une fin de session insignifiante, se sont fait mettre en congé régulier. Aussitôt après, une de ces bourrasques, qui s’élèvent parfois de la manière la plus inopinée sur des eaux tranquilles et sous un ciel serein, a assailli la barque gouvernementale et en quelques minutes l’a submergée. Que serait-il arrivé si les absens avaient pu voter comme autrefois ? La secousse a été si violente que les absens, s’ils avaient été présens ou s’ils avaient pu voter par procuration, auraient été, eux aussi, divisés, disloqués aux quatre vents de l’orage. On peut toutefois conserver un doute à ce sujet, et qui sait si, comme M. Lasies s’en est dit-on vanté, la proposition qu’il a faite, ou plutôt celles qui en sont sorties, n’ont pas été pour quelque chose dans la chute de M. Clemenceau ?

Mais l’auteur véritable de la catastrophe a été M. Clemenceau lui-même. Doué d’une intelligence brillante, d’une éloquence pleine de verve et d’esprit et d’une rare facilité à faire des mots qui partent de lui comme des fusées, frappant indifféremment amis et ennemis, et ne l’épargnant pas quelquefois lui-même, — car M. Clemenceau se moque de lui comme des autres, — ce dilettante est beaucoup mieux placé dans l’opposition qu’au gouvernement, et nous sommes beaucoup moins surpris de la soudaineté de sa chute que du long temps qu’elle a mis à se produire. Lorsqu’on l’a vu, il y a près de trois ans, attelé au char de l’État, tout le monde a cru qu’il ne tarderait pas à ruer dans le brancard et à renverser tout ; mais il a été secondé par les circonstances, par la médiocrité de ses adversaires, — nous parlons de ceux qui avaient quelque chance de le remplacer, — et aussi par la répulsion qu’inspiraient certains d’entre eux. Tout est relatif. Sans avoir un goût prononcé pour M. Clemenceau, on pouvait le préférer à d’autres, et lui-même, parlant du concours que lui donnaient quelquefois des hommes fort éloignés de ses idées, disait en ricanant à ceux qui en montraient de la surprise, mêlée de déception : « Ils m’aiment contre vous. » Nous avons dit qu’il lui arrivait de faire des mots contre lui-même. Celui d’incohérence qu’on lui a si souvent appliqué est du nombre. Un jour, tout au début de son ministère, il lui est échappé de s’écrier en pleine Chambre : « Nous sommes dans l’incohérence, restons-y. » L’expression a paru caractériser si justement sa manière, qu’on en a été frappé comme d’un trait lumineux. M. Clemenceau a donc été incohérent ; mais, précisément pour ce motif, tout n’a pas été mauvais en lui ; il a eu des parties de gouvernement heureuses ; il a montré dans de certains momens de la fermeté ; il a été presque toujours bien inspiré dans notre politique extérieure où il nous a valu des succès très honorables. Ce serait le calomnier que de le comparer, par exemple, à M. Combes qui n’a jamais regardé qu’en bas, très bas. Il lui arrivait, à lui, de regarder en haut. Mais il manquait de logique et de suite, et surtout de sérieux. « Le caractère des Français, a dit La Bruyère, demande du sérieux dans le souverain. » M. Clemenceau n’en avait pas. Il a cru, dans la situation qu’il occupait, avoir conservé le droit de se livrer à toutes les frasques de son esprit et à toute l’intempérance de sa parole, convaincu que ce qu’il avait de mieux à faire était de rester lui-même, et que, pour gouverner les autres, il n’avait nullement besoin de commencer par se gouverner lui-même. En quoi il s’est trompé.

Il est venu se heurter à M. Delcassé dans la discussion de l’interpellation sur la marine, et ce choc lui a été funeste. M. Delcassé, depuis qu’il a quitté le pouvoir, s’est consacré de la manière la plus estimable à l’étude des questions maritimes, et il connaît aujourd’hui son sujet tellement à fond qu’il est difficile de lui en remontrer. Déjà, dans une circonstance récente, un discours d’une demi-heure lui a suffi pour renverser le ministre de la Marine, qui était alors M. Thomson. Cette première discussion, les faits qui l’avaient provoquée, ceux qui l’ont suivie et qui n’ont pas dissipé l’inquiétude publique, ont rendu nécessaire la nomination d’une Commission d’enquête dont M. Delcassé a été élu président. Les travaux de la Commission ont duré deux mois : puis un nouveau débat s’est ouvert devant la Chambre. Aucun des soupçons qu’on avait fait ou laissé naître sur la parfaite probité de notre administration maritime et sur celle des administrations privées qui sont en rapport avec elle, n’a été confirmé ; mais il a été évident que le désordre règne dans les services de la marine ; que les efforts les plus méritoires y sont inefficaces, parce qu’ils manquent de concentration et de direction ; que l’autorité, étant partout, n’est nulle part. Divers orateurs en ont donné des preuves frappantes, et M. Delcassé, qui a parlé le dernier, les a réunies en faisceau avec une habileté et une force qui ont produit une grande impression. Il n’a pas hésité à prendre à partie M. Clemenceau lui-même, qui, ayant, lui aussi, présidé autrefois une enquête sur la marine, connaissait l’état des choses. Ni cette connaissance qu’il en avait, ni sa responsabilité de chef du gouvernement ne lui permettaient de s’en désintéresser : il l’a fait cependant avec une étrange désinvolture. M. Delcassé a rappelé son mot : « Je ne me sens nullement responsable du désastre de l’Iéna. » M. Clemenceau n’aurait eu le droit de prononcer un pareil mot que si, une fois arrivé au pouvoir, il avait fait quelque effort pour parer au mal ; mais qu’a-t-il fait ? Rien.

Ainsi mis en cause, M. Clemenceau a vu rouge et, comme le taureau, s’est précipité sur l’adversaire ; il a cru, le système lui ayant assez souvent réussi, qu’il lui suffirait de foncer sur l’homme pour se dispenser de lui répondre. « M. Delcassé, a-t-il dit, a rappelé à la tribune que j’avais été président de la Commission d’enquête de 1904, mais il me semble qu’en ce temps-là M. Delcassé était ministre et qu’il ferait très bien de s’appliquer les excellens conseils qu’il a bien voulu me donner. Cela eût été d’autant plus nécessaire qu’il nourrissait déjà dans sa pensée les grands projets de politique européenne qui devaient nous conduire à Algésiras. Rappelez-vous ce temps, et dites s’il est acceptable que l’homme qui nous a conduit à Algésiras mette en cause des ministres et les accuse d’incurie dans la préparation de la défense nationale. » Après ces quelques paroles, M. Clemenceau s’est tu. L’Officiel n’indique pas qu’il se soit produit aucun de ces mouvemens par lesquels la Chambre accueille d’ordinaire un discours qui l’a impressionnée. C’est que, en effet, la stupeur générale se traduisait par un silence glacial. M. Delcassé est remonté à la tribune et, dès les premiers mots, il a traduit le sentiment de tous en disant : « M. le président du Conseil abuse vraiment du privilège singulier de tout dire et de tout faire — impunément. » Au tressaillement de l’Assemblée, on a senti que cette impunité allait cesser. M. Delcassé a été très éloquent dans la défense de sa politique inopportunément attaquée, très éloquent aussi dans les accusations qu’il a renouvelées et accentuées contre les négligences de M. Clemenceau. Alors, celui-ci a tout à fait perdu la tête. « Qu’ai-je dit à M. Delcassé ? s’est-il écrié. M. Delcassé m’avait pris personnellement à partie… Je lui ai répondu : — Pendant que j’étais président de la Commission d’enquête, vous étiez ministre et vous prépariez une politique qui devait nous conduire à la plus grande humiliation que nous ayons subie. Vous nous conduisiez aux portes de la guerre et vous n’aviez fait aucune préparation militaire. Vous savez bien, tout le monde sait, toute l’Europe sait qu’à ce moment-là les ministres de la Guerre et de la Marine interrogés ont répondu que nous n’étions pas prêts. » En entendant ces paroles, la Chambre sortait, par des explosions successives, de ce silence précurseur des tempêtes dont nous avons parlé et dans lequel elle s’était enfermée d’abord. Elle se sentait atteinte et meurtrie dans ces blessures secrètes que le temps seul peut guérir et qu’une main imprudente et brutale ravivait comme à plaisir. Un chef de gouvernement a-t-il le droit, pour accabler un contradicteur, de commettre un pareil acte ? Les cris partaient de tous les bancs de la Chambre sous le coup de la douleur et de l’indignation. « Je n’ai rien dit, continuait M. Clemenceau, qui justifie ce semblant d’indignation… Je n’ai jamais humilié la France, M. Delcassé l’a humiliée. » Quoi ! nous n’avons pas été prêts un jour et un président du Conseil vient le crier à la tribune ! Quoi ! la France a été humiliée et un président du Conseil se fait, contre un homme, une arme de cette humiliation ! Quand même cela aurait été vrai, aurait-il eu le droit de le dire ? Et que penser de lui si ce qu’il a dit n’est pas vrai ? Or il n’est pas vrai que M. Delcassé ait humilié la France et que cette humiliation se rattache à Algésiras. Le seul jour où nous ayons éprouvé quelque humiliation est celui où M. Delcassé a été renversé, sacrifié, dans des conditions que, plus réservé que M. Clemenceau, nous aimons mieux ne pas préciser davantage. Il a pu y avoir des erreurs et des fautes dans sa politique, mais il n’en est résulté pour nous aucune humiliation. Nous sommes allés à Algésiras la tête haute, et nous en sommes revenus de même avec tous nos intérêts saufs : pourquoi ? parce que la politique de M. Delcassé nous avait assuré des concours et des appuis dont aucun ne nous a manqué dans les momens difficiles. Mais laissons cela. M. Clemenceau n’a pas tardé à s’apercevoir que la colère l’avait égaré, et que l’indignation de la Chambre n’était pas feinte. Il a été renversé par 212 voix contre 176. Singulière destinée d’un homme qui a été longtemps puissant par sa parole et qui, au déclin de sa carrière parlementaire, est trahi par elle !

Sa chute, au premier moment, a fait naître plus de préoccupations au dehors qu’au dedans, ce qui aurait fort surpris si on l’avait annoncée lorsque M. Clemenceau est arrivé au ministère. On l’a surtout regretté en Allemagne et en Autriche : on l’a regretté aussi en Angleterre, mais on l’y aurait regretté encore davantage s’il n’était pas tombé en attaquant M. Delcassé. Au surplus, tout le monde s’est rassuré quand on a vu que M. Pichon restait dans le nouveau ministère et qu’il y avait dès lors lieu de croire que la politique générale ne serait pas changée. A l’intérieur, la situation était plus confuse. M. Clemenceau avait été victime d’un accident tout personnel, le lendemain même du jour où sa politique avait été approuvée par la Chambre : dès lors, l’opinion a été exprimée dans les milieux parlementaires que la crise devait être réduite au minimum et que, en somme, il suffirait de remplacer M. Clemenceau à la tête du Cabinet. Deux noms ont été mis en avant tout de suite, l’un pour la forme, et c’est celui de M. Léon Bourgeois, l’autre pour tout de bon, et c’est celui de M. Briand. Lorsqu’un ministère tombe, il paraît qu’on doit offrir sa succession à M. Bourgeois, sachant d’ailleurs très bien qu’il la refusera pour des raisons de santé : c’est un rite établi, on manquerait à toutes les traditions si on ne l’accomplissait pas. L’inconvénient est que cela fait perdre du temps. La fois précédente, M. Bourgeois était en Sicile, d’où il a envoyé un télégramme pour supplier qu’on ne l’obligeât pas à faire un voyage inutile. Cette fois, il était dans les pays septentrionaux, ou plutôt en voie d’en revenir, sans qu’on sût exactement où le prendre. Après avoir attendu, pendant un temps décent, sa réponse à une proposition qu’on n’avait d’ailleurs pas pu lui faire parvenir, M. le Président de la République a passé outre et s’est adressé à M. Briand. Il l’a chargé de former un Cabinet. Aussitôt les radicaux et radicaux-socialistes ont manifesté une grande agitation, et se sont livrés à des manœuvres de groupes pour faire échouer la combinaison. Étant la fraction la plus importante de la majorité, ils ont revendiqué pour l’un d’entre eux la présidence du Conseil. Mais pour lequel ? C’est là que commençait la difficulté, les radicaux et radicaux-socialistes étant incontestablement très nombreux, mais n’ayant pas d’autre qualité. M. le président de la République, s’il a voulu leur donner satisfaction, a dû éprouver un grand embarras pour faire un choix parmi eux : il en est sorti en ne le faisant pas. Les radicaux et radicaux-socialistes pourraient seuls lui en faire un crime ; ils ne sont pas allés tout à fait jusque-là et se sont contentés de lui en faire un reproche. Toutefois, à peine le ministère était-il formé, que M. Lafferre a annoncé l’intention de l’interpeller. M. Lafferre, grand maître de la franc-maçonnerie, — ce n’est peut-être pas son titre officiel, mais c’est sa fonction, — est un représentant autorisé du parti radical et radical-socialiste. Au cours de l’interpellation sur la politique générale du cabinet Clemenceau, un discours prononcé par lui l’avait mis en relief, discours à la fois ministériel et indépendant qui concluait à la conservation du ministère après lui avoir adressé un certain nombre d’observations critiques, dont quelques-unes, il faut le dire, ne manquaient pas de justesse. M. Lafferre, porte-parole de son parti, éprouve des appréhensions qui sont en partie les nôtres. Il nous est beaucoup plus indifférent qu’aux radicaux que la présidence du Conseil appartienne à tel ou tel groupe de la majorité ; mais les socialistes étaient déjà deux dans l’ancien ministère, et l’entrée de M. Millerand dans le nouveau en porte le nombre à trois. Enfin M. Briand, socialiste lui aussi, devient le chef du gouvernement. Il est très probable que la force du parti en sera accrue. Les radicaux s’en inquiètent au point de vue électoral, ayant déjà vu un certain nombre de sièges leur échapper pour passer à des socialistes : ils estiment qu’avec la composition du nouveau ministère, ce mouvement s’accentuera. C’est aussi notre crainte, mais nous y en ajoutons d’autres, notre vue n’étant pas aussi étroitement bornée que celle des radicaux aux perspectives électorales de l’année prochaine.

Il serait facile d’être très sévère pour M. Briand. Il a un passé qui ne le recommande pas aux hommes d’ordre et qui pèserait très lourdement sur lui si nous n’étions pas dans un de ces momens de trouble moral où tout est confondu. Mais peut-être ne serait-il ni généreux ni politique de le condamner à ne jamais se dégager de ses origines. M. Briand est un homme de sens pratique, doué d’une grande souplesse d’esprit et d’un remarquable talent de parole, enclin d’ailleurs à quelque scepticisme, car il est déjà revenu de bien des choses, et capable, pour tous ces motifs, de se prêter successivement à des combinaisons assez différentes. On voit par-là que, s’il serait imprudent de lui accorder une confiance qu’il n’a pas encore justifiée, on ne saurait pourtant la lui refuser a priori ; il faut attendre ; nous verrons ce que sera sa politique. La composition de son ministère ne suffit pas à elle seule pour nous renseigner à ce sujet : il y a là du bon et du mauvais. C’est une idée excellente d’avoir mis un général à la Guerre et un amiral à la Marine. Depuis longtemps on n’avait pas vu un marin à la rue Royale, et les derniers essais qu’on avait faits de ministres civils n’étaient pas encourageans : nous faisons une exception pour M. Picard qui n’a pas assez duré pour donner sa mesure. Un général et un amiral, c’est donc fort bien ; mais pourquoi les avoir doublés de sous-secrétaires d’État civils qui semblent chargés de les surveiller et de les limiter ? On a appliqué le même système aux Finances. M. Caillaux s’en va sans laisser de regrets, car il avait alarmé chez nous tous les intérêts. Son remplacement par M. Cochery a été accueilli avec satisfaction. Mais pourquoi avoir flanqué M. Cochery de M. René Renoult, sinon parce que ce dernier a été le rapporteur de l’impôt sur le revenu, et qu’on a voulu rassurer par-là les partisans de cette réforme, en la présentant comme intangible ? Enfin, M. Millerand remplace M. Barthou aux Travaux publics et aux Postes. M. Millerand est à coup sûr homme de mérite, actif et laborieux ; mais sa tête est pleine de projets qui, sous prétexte d’organisation du travail, ont pour objet de développer le syndicalisme, de l’introduire partout, et de lui donner pour corollaires la grève et l’arbitrage obligatoires. On n’a pas assez remarqué, dans la précipitation de cette fin de session, la part qu’il a prise à la rédaction de la loi qui institue un tribunal permanent d’arbitrage entre les inscrits maritimes et les armateurs. Il aurait voulu, et on le lui a presque concédé, que les arbitres se saisissent d’office des conflits qui viendraient à s’élever, sans attendre que les parties les leur soumissent. M. Jaurès, réconcilié pour la circonstance avec lui, L’aidait dans ses efforts, dont le succès était assuré par la faiblesse du gouvernement. Il y a, en tout cela, des symptômes dont il est difficile de n’être pas préoccupé ; peut-être se dissiperont-ils ; nous ne demandons qu’à être rassuré. Y a-t-il lieu de l’être, non pas après les premiers actes du gouvernement, mais après ses, premières paroles ? Laissons de côté la déclaration ministérielle qui n’a pas échappé à la banalité habituelle à ces productions littéraires, pour en venir au discours prononcé par M. Briand, en réponse aux questions que lui ont posées MM. Lafferre et Lauraine. Amis réservés sans doute, mais adversaires plus réservés encore, les deux interpellateurs ne lui ont tendu qu’un fleuret moucheté. Les ardeurs radicales s’étaient quelque peu épuisées dans les conciliabules qui avaient accompagné la formation du ministère et précédé la séance. En présence du fait accompli, qui coupe court à tant de velléités préalables, les mécontens de la veille se sont transformés en questionneurs presque bienveillans.

M. Briand s’est appliqué à rassurer tout le monde. C’est un orateur parlementaire, dans toute l’acception du mot. Il change de M. Clemenceau dont le verbe tranchant, insolent, offensant, opérait sur l’Assemblée comme des coups de lanières. La parole de M. Briand est, tout au contraire, caressante et veloutée ; elle est pleine de ménagemens pour les personnes aussi bien que pour les idées, et on est tenté de s’écrier en l’écoutant :

Ah ! qu’en termes galans ces choses-là sont dites !

La Chambre a témoigné qu’elle aimait mieux cette manière qui, en effet, est reposante, mais elle est en revanche un peu fluide, un peu fuyante, et si elle n’a pas les arêtes pointues de celle de M. Clemenceau, elle n’en a pas non plus la netteté, et la précision. Nul n’égale M. Briand dans l’art d’éluder les difficultés, et de passer entre les écueils comme le plus adroit des nageurs ; mais peut-être est-il plus facile, quand on a sa souplesse oratoire, de se livrer à cet exercice en parole qu’en action, et c’est aux actes qu’on le jugera définitivement. Il a remercié ses interlocuteurs de ne l’avoir pas trop taquiné sur son passé, auquel il a fait lui-même une allusion discrète ; mais il a ajouté tout de suite qu’il n’avait désormais d’autre ambition que de se rendre apte à ses fonctions nouvelles et qu’il sentait naître en lui un homme nouveau. N’est-ce pas ce que les théologiens appellent « dépouiller le vieil homme, » et ce que M. Clemenceau exprimait plus drôlement en disant qu’il passait de l’autre côté de la barricade ? Ses opinions d’autrefois, M. Briand n’n a renié aucune ; il a même avoué qu’il avait une audace de pensée qui ne reculait devant rien ; mais il a aussitôt tranquillisé son auditoire, en expliquant que, comme homme de gouvernement, il ne voulait que des choses immédiatement réalisables ; « je suis, a-t-il dit, un homme de réalisation ; » et c’est bien là, ce nous semble, cette politique opportuniste qui a été autrefois pratiquée par Gambetta et par tous ceux qui se sont inspirés de sa méthode. Dans plusieurs passages de son discours, M. Briand a revendiqué, à côté des Chambres dont il a défini et restreint les fonctions, la plénitude du pouvoir gouvernemental. Il a fait sonner très haut le principe d’autorité dont il a désormais la garde, et a émis l’avis que le parlement et le gouvernement ne devaient pas être des vases trop facilement communicans, en quoi il a parlé comme le faisait autrefois M. Waldeck-Rousseau, dans sa première manière. Il a déclaré très haut qu’entre les intérêts particuliers, ou même ceux des grandes collectivités d’une part, et ceux du pays lui-même et de l’universalité des citoyens de l’autre, il n’hésiterait jamais et subordonnerait toujours les premiers aux seconds, car cela importe au maintien de l’ordre qui est la condition de tout progrès : n’avons-nous pas entendu cela dans d’autres bouches que la sienne ! Enfin il a déclaré que le premier devoir du gouvernement était de garantir à chacun la sécurité dans son travail, afin de lui permettre de s’enrichir. Enrichissez-vous, avait dit autrefois M. Guizot ; mais combien cette déclaration est plus piquante dans la bouche d’un socialiste ? En écoutant M. Briand, mille réminiscences du même genre venaient à l’esprit, et on se disait que son discours aurait pu être prononcé par un républicain modéré et progressiste. La seule différence est que, si ce républicain le prononçait aujourd’hui, il serait hué, tandis que M. Briand a été applaudi comme il méritait de l’être par la majorité de l’Assemblée et que les socialistes restaient à leurs bancs silencieux et renfrognés. Quand on en est venu au vote, 306 voix contre 46 ont accordé leur confiance au gouvernement, ce qui est sans doute une belle majorité. Mais il y a eu, on le voit, de nombreuses abstentions.

Nous n’entrerons pas dans le détail du programme ministériel. M. Briand a promis de faire voter les retraites ouvrières avant la fin de la législature. En ce qui concerne l’impôt sur le revenu, la déclaration ministérielle contient un mot malvenu, qui a produit sur le Sénat une impression désagréable et a contribué sans nul doute à l’accueil très froid qui lui a été fait. « Aucun effort ne nous coûtera, dit la déclaration, pour défendre devant la Haute Assemblée la volonté exprimée par la Chambre. » La volonté ! Une assemblée a-t-elle le droit d’exprimer une volonté en face de l’autre ? N’en faut-il pas deux pour faire une loi, et ne sont-elles pas également fibres ? Ce mot semble plutôt de la façon de M. Clemenceau que de celle de M. Briand. Il y aurait beaucoup à dire sur les lois scolaires qui sont annoncées dans des termes assez menaçans ; mais nous y reviendrons. Enfin, une chronique tout entière, — et nous sommes à la fin de celle-ci, — ne serait pas de trop pour traiter de la réforme électorale. On en parlera à la rentrée ; l’Assemblée l’avait décidée avant la chute de M. Clemenceau, et un peu contre lui ; M. Briand a déclaré qu’il serait fidèle j à ce rendez-vous. Toutefois le mot d’ « aventure, » qui avait déjà été prononcé par M. Clemenceau, a été repris par lui, et M. Charles Benoist n’a aucune illusion à se faire, — aussi ne s’en fait-il certainement aucune, — sur le peu de concours qu’il trouvera auprès du gouvernement. Heureusement, il n’est pas homme à se décourager pour si peu. Avant de s’adresser à la Chambre, il s’est adressé au pays. Qu’il continue. Les Chambres trouvent généralement très bon le système électoral dont elles sont sorties, et c’est seulement par une forte pression venue du dehors qu’on obtient qu’elles le changent. Les vacances de la Chambre n’en seront probablement pas pour M. Charles Benoist.

Elles n’en seront pas non plus pour le ministère qui aura à préparer la session prochaine. C’est alors qu’on le verra à l’œuvre. On savait déjà que M. Briand était un orateur habile et il n’a pas démenti, sous ce rapport, l’opinion qu’on avait de lui. Mais est-il, autrement qu’en paroles, un homme de gouvernement ? Échappera-t-il à l’illusion, que se font souvent les orateurs, de croire qu’ils ont rempli toute leur fonction quand ils ont fait un discours ? Etendra-t-il ses vues et son action au-delà du Palais-Bourbon ? S’il le fait, nous dirons de lui une fois de plus qu’il est très différent de son prédécesseur, car M. Clemenceau a laissé le pays en proie à la décomposition morale, à l’anarchie administrative, à la corruption politique dont M. Combes avait ouvert chez nous cette ère que M. Millerand a un jour qualifiée d’« abjecte. » A ce point de vue, rien n’a été fait, tout est à faire, et nous nous demandons ce que fera M. Briand.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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