Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1919

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Chronique n° 2094
14 juillet 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les destins ont trouvé leur voie. Né à Versailles, l’Empire allemand est venu mourir à Versailles. Nous disons : l’Empire avec un Empereur, puisque le Reich allemand sans Empereur subsiste. Le 28 juin 1919 est ainsi l’une des grandes journées, peut-être la plus grande de notre histoire. Dans une certaine mesure, il dépend de nous qu’elle soit cette journée suprême ou qu’elle le devienne. Déjà la lumière dont elle est baignée, son atmosphère de gloire et de victoire, en a effacé d’autres, — une autre surtout, une après-midi de janvier 1871, — qui furent abominablement sombres. En cette suite prodigieuse de chutes et de relèvements, d’abîmes et de sommets, dont l’enchaînement hasardeux, mais jamais rompu, forme notre vie nationale, elle nous ramène sur la ligne de faîte.

Tandis que là-bas, aux pieds et comme sous les rayons du Roi-Soleil, devant les représentants de vingt-six peuples assemblés, on introduisait les deux personnages obscurs, longs et tristes qui apportaient la signature de l’Allemagne, obligée de confesser sa défaite, nous feuilletions ici le recueil des illustres traités d’autrefois, et nous y relisions ceux par lesquels s’ouvrit en sa splendeur première le règne incomparable : le « Traité de paix signé à Munster en Westphalie le 24 octobre 1648, par les Ambassadeurs Plénipotentiaires de leurs Majestés Impériale et Très-Chrétienne, et par les autres Députez Plénipotentiaires des Électeurs, Princes et États du Saint Empire Romain ; » le « Traité de paix entre les couronnes d’Espagne et de France, conclu et arrêté dans l’isle des Faisans, située dans la rivière de Vidasoa, à demie lieue d’Irum, du côté des Pirénées, le 7 novembre 1659. » L’un de ces traités, aux titres pleins de noblesse, avait fondé pour un siècle et demi le droit public européen, et l’autre, marqué l’apogée de la Monarchie des lys. Et puis, de paix en paix, lentement d’abord, ensuite précipitamment, l’astre déclinait. Un Bossuet trouvait de quoi méditer sur les Empires, sur les vicissitudes de la fortune qui les élève et les abat. Cet impérissable samedi 28 juin, à Versailles, les lieux mêmes offraient leur témoignage, et, dans le décor magnifique, s’inscrivait la leçon du double spectacle qu’à quarante-huit ans de distance il encadra. Tous les Empires, à travers les âges, se sont ruinés par le « colossal. » Ils meurent d’un délire d’orgueil. Une heure vient où ils perdent le sens de la mesure, et dépassent leur vrai pouvoir. Alors, la Némésis, par qui les dieux font leur géométrie et par qui le monde se tient et se remet en équilibre, les rejette durement au delà de la limite, au-dessous du degré qu’ils n’auraient pas dû franchir. Ils subissent avec plus ou moins de dignité, et si on l’ose dire, plus ou moins d’élégance, cette loi éternelle et universelle : c’est l’épreuve décisive, qui montre la qualité de leurs âmes. La comparaison aura été à l’honneur de l’âme française...

A peine la cérémonie était-elle achevée que la presse en jetait les détails à la curiosité des foules anxieuses de savoir que la paix était signée. Mais les circonstances extérieures, les présences et les absences, la couleur du tapis et la forme de l’encrier, ce qu’on voit de tout près et tout de suite, ce n’est, en quelque sorte, que l’enveloppe, que la couverture du traité. Nous qui avons eu un peu plus de recul, essayons de pénétrer un peu plus avant, et, en cherchant l’esprit sous la lettre, en posant bien dans le milieu allemand l’acte ou le geste de la soumission allemande, de nous assurer si la paix est faite. Nous connaissons assez vaguement la manière dont la nouvelle a été accueillie outre Rhin : il semble pourtant, d’après des informations concordantes, que l’effet produit ait été surtout un effet de stupeur ; de stupeur telle qu’elle revêt l’aspect d’une espèce d’indifférence ou d’inconscience, avec, çà et là, quelque éclat de colère, et partout un arrière-fond de haine et de rancune cachées ; point de honte, encore moins de repentir, et encore moins de ferme propos. Les paroles, les pensées, ce qui est dit et ce qui n’est pas dit, ce qui se fait ostensiblement et ce qui se combine secrètement, la conciliation des contraires entre le gouvernement et la révolution, la conspiration muette de ceux qui donnent les ordres et de ceux qui les transgressent, tout nous invite à ne pas trop nous y fier.

Avant de se résoudre à signer, l’Allemagne s’est débattue, et, jusqu’en acceptant, elle s’est efforcée de refuser. Averti par M. Clemenceau que « le moment de la discussion est passé, » que les Puissances alliées et associées « ne peuvent accepter ni reconnaître aucune modification ou réserve, et se voient forcées d’exiger des représentants de l’Allemagne une déclaration sans équivoque de leur volonté de signer et d’accepter dans son intégralité, ou de refuser de signer et d’accepter ce traité sous sa forme définitive ; » que, d’ailleurs, « après la signature, les Puissances tiendront l’Allemagne pour responsable de l’exécution du traité dans toutes ses stipulations, » le nouveau « président du ministère d’Empire, » M. Bauer, tâchait de gagner quarante-huit heures. En présentant, le 22 juin, à l’Assemblée nationale son Cabinet fait à la diable, il avait dit : « Il faut signer. Car le refus de la signature ne signifierait nullement une modification du traité : ce ne serait qu’un court ajournement, attendu que notre force de résistance est brisée. Il n’y a aucun moyen d’obtenir mieux. » Mais il croyait apercevoir une lueur : « Le traité, il est vrai, nous donne une emprise qui ne peut nous être arrachée ; c’est la promesse volontaire de l’Entente qu’une révision peut intervenir en tout temps, en vue d’une meilleure accommodation aux circonstances nouvelles qui pourraient surgir. Cette promesse est contenue dans le mémorandum de l’Entente du 16 juin. » Aussi, sans beaucoup de subtilité, s’ingéniait-il à élargir le soupirail par lequel cette petite lueur lui paraissait filtrer. Il s’enhardissait jusqu’à formuler par écrit cette proposition : « Dans le délai de deux ans, compté du jour de la signature du traité, les gouvernements alliés et associés soumettront le présent traité, à fin d’examen, au Conseil des Puissances, tel qu’il est institué par la Société des Nations d’après l’article 4. Devant ce Conseil, les plénipotentiaires allemands jouiront des mêmes droits et privilèges que les représentants des autres Puissances contractantes du présent traité. Ce Conseil prendra une décision sur celles des conditions du présent traité qui portent atteinte aux droits de libre disposition du peuple allemand aussi bien que sur la clause par laquelle le libre développement économique de l’Allemagne dans des conditions d’égalité se trouve entravé. » Autant dire que la paix de Versailles ne serait qu’une trêve de deux ans ; qu’au bout de deux ans, l’Allemagne pourrait revendiquer de nouveau le Slesvig, la Posnanie, la Silésie, ce qu’elle perd de la Prusse orientale et de la Prusse occidentale, l’Alsace-Lorraine elle-même, sans compter l’Autriche dite allemande, en vertu de ses « droits de libre disposition ; » et qu’elle pourrait, d’autre part, en vertu de son « libre développement économique, » réclamer la restitution de ses colonies, une transaction sur les réparations, et la remise de ses dettes. Mais par quoi lui serait-il impossible de soutenir que sa « libre disposition » est gênée et son « libre développement économique. » entravé ? Tout eût été gêne et entrave pour son génie fertile en chicanes.

Vraiment, c’était bien la peine que des millions de morts eussent été couchés dans les champs, pour qu’une pareille guerre enfantât une pareille paix ; paix précaire de deux années ; paix à long terme par ses promesses et à court terme par ses satisfactions, ses réalités ou ses certitudes ; et, pendant ces deux années mêmes, paix sous condition suspensive, avec clause résolutoire, toute troublée d’alertes, et dans laquelle l’humanité épuisée ne se serait pas reposée, mais seulement posée, juste le temps de souffler !

Il était urgent de couper court à cette manœuvre désespérée. M. Clemenceau a tranché. Plus de délai, aucune réserve. Le 23 juin, le chargé d’affaires demeuré à Versailles, M. von Haniel, sur l’ordre de son ministre, M. Hermann Müller, annonçait au président de la conférence : « Il est apparu au gouvernement de la République allemande, consterné par la dernière communication des gouvernements alliés et associés, que ceux-ci sont décidés à arracher à l’Allemagne, par la force, l’acceptation des conditions de paix, même de celles qui, sans présenter une signification matérielle, poursuivent le but de ravir au peuple allemand son honneur. (En la personne de son ex-empereur, toujours cher, quoique fugitif, Guillaume II de Hohenzollern.) Ce n’est pas un acte de violence qui peut atteindre l’honneur du peuple allemand. (Excepté ceux qu’il a commis.) Le peuple allemand, après les souffrances effroyables de ces dernières années, n’a aucun moyen de le défendre (son honneur même) par une action extérieure. Cédant à la force supérieure, et sans renoncer pour cela à sa manière de concevoir l’injustice inouïe des conditions de paix, le gouvernement de la République allemande déclare donc qu’il est prêt à accepter et à signer les conditions de paix imposées par les gouvernements alliés et associés. »

C’était le jour et l’heure fixés pour la réponse définitive ; le jour même et presque l’heure. On était au lundi 23, à cinq heures du soir : à sept heures, si l’Allemagne n’avait pas cédé, toute la ligne alliée, le long du Rhin, s’ébranlait. Vers six heures, le canon tonna, les cloches sonnèrent. Nous entendîmes ces voix de la joie nationale qui s’étaient tues depuis le 11 novembre, et qui, chez nous, dans nos villes de l’intérieur, n’ont parlé que pour la paix, n’ayant, durant la guerre, parlé que dans nos alarmes. L’Allemagne cédait, et, comme elle ne disait plus qu’elle faisait des réserves, il était naturel d’en déduire qu’elle cédait sans réserves. Mais prenons garde d’être dupes des mots ou du silence des mots, ne tombons pas dans l’erreur de croire que ce qui n’est pas exprimé n’existe pas. Reprenez la dépêche de M. Müller : l’Allemagne ne dit plus qu’elle fait des réserves, mais elle ne dit pas davantage qu’elle n’en fait plus. Et tout de suite elle a laissé voir que, si sa langue avait failli, si sa main ne s’était pas refusée, sa tête était toujours la même tête obstinée et dure, et son cœur farouche n’était pas touché. Ce que le président du ministère d’Empire Bauer avait dit la veille, dans son discours à l’Assemblée de Weimar, toute l’Allemagne le répétait ou le pensait encore le lendemain : » Aucune signature ne peut enlever sa valeur à une protestation que nous élevons solennellement pour tous les temps à venir. Le gouvernement a renoncé à discuter l’une ou l’autre des conditions parmi le grand nombre de celles qui nous sont imposées et qui sont plus ou moins irréalisables ; le traité ne perd pas, par des modifications de détail (les adoucissements que nous avons signalés dans le texte du 16 juin, par rapport au texte du 7 mai), son caractère de destruction… Le gouvernement s’est résolu à faire signer le traité de paix, tout en déclarant sans détour que personne ne peut juger le peuple allemand capable, dans son intime conviction, de souscrire à un traité de paix qui, sans que la population soit consultée, arrache des membres vivants de l’Empire allemand, atteint directement la grandeur de l’Allemagne et impose au peuple allemand des souffrances insupportables. Si néanmoins le gouvernement signe le traité, c’est que la violence le contraint à le faire, et pour épargner au peuple allemand les souffrances indicibles d’une nouvelle guerre, la destruction de son unité nationale, de nouvelles occupations de territoires allemands, une famine effroyable et une détention impitoyable de ses prisonniers. »

En somme, la seule chose que M-Bauer ait déclarée « sans détour, » c’est que l’Allemagne, en signant, entend ne s’engager qu’avec toute sorte de détours. Et, lui, Bauer, il est un socialiste majoritaire, il est un chef de gouvernement. Pour être un homme d’État improvisé, un champignon des couches démocratiques, il ne s’en est pas moins, une fois arrivé au pouvoir, guindé en homme d’État. Mais le chef des socialistes indépendants, s’il est dans la nature des socialistes indépendants d’avoir un chef, Haase, ne tient pas un autre langage : « Même après les concessions qui ont été faites, a-t-il appuyé, le traité de paix ne répond pas à nos principes. Si nous l’acceptons néanmoins, nous le faisons contraints par la force ; mais si nous ne pouvons l’exécuter, même en y employant toutes nos forces, nos adversaires devront se résigner. » La harangue de Haase fut, paraît-il, nerveuse, incisive : il nous y livra son secret, qui, bien qu’il ne fût pas très difficile à connaître, était quand même un secret plein d’horreur : « La révolution mondiale fait des progrès. La poussée est irrésistible, mais elle ne marche pas aussi rapidement que nous le désirons. » Voilà pourquoi l’Allemagne voulait qu’on lui donnât du temps ; elle en voulait donner à « la révolution mondiale. » Et voilà sans doute ce que l’Allemagne a compris, lorsque M. Bauer lui a avoué qu’elle ne pouvait plus se défendre « par une action extérieure. »

L’action extérieure, c’était la guerre ouverte, la résistance armée, le lutte pied à pied chez soi. Mais il restait « l’action intérieure chez les autres, » la guerre larvée, la culture de la trahison, la désagrégation du bloc ennemi par la discorde et de chacun de ses éléments par la révolution. Puisqu’on ne pouvait plus gagner, sans promettre de signer, ces bienfaisantes quarante-huit heures dont on attendait le salut, si elles conduisaient au « grand soir, » il fallait tâcher de les gagner, après avoir promis, avant d’avoir signé, comme il faudrait encore tâcher de les gagner, après avoir signé, avant d’avoir exécuté. L’Allemagne, avec des airs de victime innocente, allait se coucher au tombeau, attendant de la révolution sa résurrection. Mais, pour signer, il fallait des signataires, et dans ce gouvernement qui s’était constitué tout exprès sur et pour la signature du traité, dans cette Assemblée nationale qui l’avait approuvée à cent voix de majorité, on ne parvenait pas à en découvrir. Déconcerté pour la première fois de sa vie, et probablement terrorisé, menacé de la corde (cette perspective seule pouvait lui faire perdre son assurance), M. Erzberger lui-même se récusait. Comme par hasard, on s’adressait, pour cette corvée qui, l’on en doit convenir, n’avait rien d’agréable, à deux anciens membres du ministère Scheidemann, M. Giesberts et M. Leinert, qui, tous les deux, avaient voté contre la signature. La raison était bonne : à leur tour, MM. Giesberts et Leinert se sont excusés. C’était encore une après-midi de perdue, et, l’on s’en flattait, de gagnée.

De jour en jour, le jeudi était venu, mais, de Berlin ou de Weimar, à Versailles, rien ni personne ne venait. A la fin, M. Clemenceau s’est fâché, et, brusquant les choses, le Conseil des Quatre fixa la séance au samedi trois heures. Collé au mur, le gouvernement de la République allemande décrocha, un peu trop visiblement dans le magasin de ses accessoires, — mais il n’importe, car il les avait, au préalable, habillés en ministres, et le premier en ministre des Affaires étrangères, — deux personnages qu’il nous plut de tenir pour assez représentatifs MM. Hermann Müller et Bell. Si le ministre Hermann Müller n’eût été que le camarade Hermann Müller, il y aurait eu lieu de ne lui faire qu’un médiocre crédit. C’est lui, en effet, qui, en juillet 1914, était venu bercer de sa chanson faussement pacifique, paroles et musique de M. de Bethmann-Hollweg, la candide somnolence et les songeries creuses de nos plus éminents socialistes. C’est lui qui les avait joués et bernés, comme jamais hommes, depuis qu’il y a des hommes qui, les uns, trompent et, les autres, sont trompés, ne furent joués et bernés ; lui qui leur avait donné le baiser de Judas ; et quand, après l’armistice, ils l’avaient retrouvé à Berne, ils le lui avaient amèrement reproché. Mais, à présent, il était ministre, ministre des Affaires étrangères, et le portefeuille, dans les affaires d’État, confère (que l’on nous passe ce jeu de mots involontaire) des grâces d’Etat. Quant à M. Bell, député du Centre, qui, à défaut de M. Erzberger proclamé « indésirable, » figurait dans la délégation la seconde fraction gouvernementale, il n’était que le Schmidt de M. Müller, et, comme lui, du reste, il était ministre. Évidemment, au mois de janvier 1871, la troupe chamarrée des princes ou des généraux était plus reluisante, avec Bismarck et Moltke sur les marches du trône, et le grand-duc de Bade levant la bannière impériale, en criant : « Hourrah pour l’empereur Guillaume ! » Les temps aussi étaient plus heureux, le ciel de l’Allemagne plus brillant. Et l’on manquerait à ce minimum de justice auquel un ennemi même a droit, si l’on ne reconnaissait que MM. Hermann Müller et Bell, en leurs redingotes étriquées, ont mis, à consacrer la capitulation de leur patrie, une simplicité affligée qui n’était pas sans dignité.

Maintenant, ce qui avait été fait à Versailles, en janvier 1871, y a-t-il été défait, en juin 1919 ? L’aigle allemande, qui se tord au plafond de Le Brun, n’a-t-elle plus sur le cœur l’écusson impérial, at-elle de nouveau un écusson royal ou national cloué sur chacune des plumes de ses ailes ? — Comment le nier ? L’Allemagne, qui ne sort plus de la Galerie des Glaces Empire universel ni Puissance militaire prépondérante, en sort plus qu’unie, une, et plus une en 1919 qu’elle n’en était sortie en 1871. A cet égard, elle a sauvé ce qu’elle tenait par-dessus tout à sauver, l’unité allemande, qui est l’Allemagne même ; l’Allemagne au dessus de tout. En 1871, les Allemagnes étaient encore là, derrière l’Allemagne unie qu’elles consentaient à former. A l’avant-traité de Versailles, du 26 février 1871, étaient parties et signaient les royaumes de Bavière et de Wurtemberg, et le grand-duché de Bade. Le moins qu’on eût pu et qu’on eût dû faire aurait été de les rappeler en 1919, d’autant plus que non seulement l’Assemblée nationale de Weimar, où l’Allemagne tout entière est représentée, mais des Chambres d’États particuliers, la Chambre prussienne, la Chambre bavaroise, prétendent, dit-on, que le traité soit soumis à leur ratification. Ni la Bavière, ni la Prusse elle-même, sinon parce qu’elle a donné sa forme à l’Allemagne, n’ont signé, mais elles ratifieront, ce qui signifie qu’elles discuteront, examineront, ergoteront. Nous aurons ainsi les inconvénients de la division ; pourquoi n’en avoir pas saisi les avantages ?

Le plus clair et le plus certain, c’est que, de l’autre côté du Rhin, par delà la zone de cinquante kilomètres, la France continue d’avoir en face d’elle, et face à face, l’Allemagne. Il est clair et certain aussi que c’est une Allemagne blessée, et que ce n’est pas une Allemagne apaisée. La France elle-même, en 1871, avec son passé multiséculaire, avec le sentiment profond de sa vieille unité ou de son unité déjà ancienne, lorsqu’elle fut mutilée en sa chair, amputée de deux provinces, ne se réfugia pas et ne se retrancha pas plus vite dans l’idée-force de la revanche. D’origine française, ou anglaise, ou neutre, tous les récits, en cela, s’accordent : « On entend parler de la prochaine guerre d’abord avec la Pologne et plus tard avec la France, lorsque la stabilité financière sera restaurée et les stipulations du traité oubliées, écrit de Coblence un correspondant du Times. Si tout ce qu’on entend est vrai, et si toutes les impressions des voyageurs venant de l’intérieur de l’Allemagne et des provinces baltes sont bien fondées, il n’a jamais été plus nécessaire pour les Alliés de surveiller étroitement l’Allemagne. »

J’ai rouvert hier les Discours que Fichte, au lendemain d’Iéna, adressa « à la Nation allemande. » Dans le treizième, celui dont le manuscrit avait été mystérieusement égaré, qu’il refit et par conséquent il pensa deux fois, tout en voulant faire de l’Allemagne le peuple honnête, sincère, désintéressé et pacifique par excellence, le philosophe n’a pas pu tout à fait étouffer le cri du sang : il dénonce par avance tout ce que la plus récente Allemagne a fait : « Un peuple, resté fidèle à sa nature, peut sans doute, si ses frontières deviennent trop étroites, désirer les agrandir par la conquête du pays voisin pour avoir plus d’espace : il en chassera les anciens habitants ; — il peut vouloir échanger un climat triste, dur et stérile, contre un autre plus doux et mieux favorisé : dans ce cas aussi, il en chassera les premiers possesseurs ; — il peut même, s’il dégénère, entreprendre de simples campagnes de pillage sans le moindre désir de conserver les habitants ou le sol qu’il abandonnera une fois maître de toutes leurs richesses ; — il peut enfin emmener les habitants de ce pays pour les utiliser comme esclaves et se les partager... Celui qui limite ses désirs est fatalement anéanti par ceux qui attirent à eux tout ce qu’ils peuvent. Chacun veut, s’il le peut, enlever à son voisin ce qu’il possède ; celui-là seul se repose qui ne se sent pas assez fort pour engager la lutte : il la commencera dès qu’il se sentira assez. de force. » Naïvement, en en condamnant les excès, Fichte dévoilait, avec une crudité terrible, le caractère permanent et incorrigible de la race : ce fleuve de violence, qui, parfois, contraint par l’obstacle, coule souterrainement, mais qui, dès qu’il a pu le rompre, s’enfle, s’étale, déborde et emporte tout.

Mais nous, comme réplique, n’avons-nous pas à faire quelque Discours à la Nation française ? Le premier tiendra dans une phrase, et même dans un mot, tiré de l’Écriture : ''Sobrii estote et vigilate. Veillons. Ne nous endormons pas. Surtout, ne rêvons pas. Ce discours utile, nécessaire, le président de la République, le président du Conseil, le président du Sénat, le président de la Chambre des Députés, l’ont déjà fait. « La paix sera une création continue, » a dit M. Poincaré ; et tout ce que les hauts personnages ont dit, chacun à sa façon, revient à dire ce que nous avons modestement écrit à cette place depuis six semaines : « Nous aurons la paix si nous la faisons jour par jour pendant un nombre indéfini d’années, et cette paix sera ce que jour par jour nous la ferons. » On a fait, au cours de la guerre et des négociations qui l’ont close, une grande dépense d’idéalisme. C’est à merveille, si l’on se rend compte que l’idéal ne prend de consistance que mêlé et en quelque sorte brassé avec la réalité. Introduisons le plus possible d’idéal dans la politique la plus positive. Mais n’oublions pas que, depuis qu’il y a des hommes et des nations, depuis qu’il y a la guerre et la paix, il n’y a jamais eu que deux manières de terminer ou d’éviter la guerre et d’assurer la paix. Tant que la guerre dure, il faut se contenter de vaincre, et ne pas défier la Fortune en lui demandant plus que peut-être elle ne voudra donner. Mais, la guerre finie, lorsque la Fortune ne peut plus changer, il faut aller au bout de la victoire, et se réconcilier l’ennemi par une paix douce, ou le mettre hors d’état de nuire par une paix forte. Tout moyen terme est chimérique, toute via di mezzo est funeste. Si l’on s’y est arrêté, on peut bien, de par le monde, proclamer la paix ! la paix ! mais il n’y aura pas la paix ! Si l’Enfer, d’après le proverbe, est pavé de bonnes intentions, les Limbes, selon Machiavel, sont peuplés de uomini da bene. Les philanthropes auront beau faire : l’humanité ne sera longtemps encore capable que d’une certaine mesure de bien ; et l’Allemagne, d’une mesure moindre que le reste de l’humanité.

Les gouvernements alliés et associés en ont eu l’exacte vision : le pacte de garantie anglo-franco-américain que M. le président Wilson et M. Lloyd George ont contracté avec M. Clemenceau en est la meilleure preuve. C’est le signe que ni la France, ni l’Angleterre, ni les États-Unis n’entrent dans l’avenir les yeux fermés ; et là dedans, en ce qu’il signifie, de quelques restrictions qu’y soit enveloppé le casus fœderis, réside sa principale valeur. Veillons, ne dormons pas, ne rêvons pas ! En dehors des questions qui se rattachent directement à la paix allemande, que de problèmes demeurent à résoudre ! La paix, qui est signée, mais qui n’est pas faite avec l’Allemagne, n’est ni signée ni faite avec l’Autriche, avec la Hongrie, avec la Turquie, avec la Bulgarie. L’Occident semble un peu se rasseoir, mais l’Orient fermente, bout et se liquéfie. Il y a la Baltique et l’Adriatique, il y a les Balkans, il y a la Russie et l’Asie-Mineure, il y a la Chine. Plus de vingt fronts de bataille, une longue écorchure du Nord au Sud ; des sensibilités à vif, des ambitions contrariées, des espoirs déçus, et, jusque dans les solutions imposées, des germes de conflits latents. Des serpents pour toutes les Furies. La paix elle-même en est toute couronnée. Ne défions pas, reformons, resserrons le faisceau. L’une, quelle qu’elle soit, des Puissances alliées et associées ne se maintiendra que par toutes les autres. Ce n’est jamais le moment, mais c’est moins que jamais le moment de perdre ses amis. Pour nous, nous n’avons pas le moyen, et nous devons écarter l’occasion, toute raison, tout prétexte, tout risque d’en perdre un seul.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENE DOUMIC.