Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1919

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Chronique no 2095
31 juillet 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Ce fut très beau, très simple et très grand. Un cénotaphe avait, toute la nuit, figuré le séjour des morts sous la porte de gloire. Au matin, les vivants, chefs et soldats, y passèrent, derrière d’innombrables drapeaux déchiquetés. Ce qu’il y a de meilleur dans l’âme de vingt peuples faisait comme une atmosphère très pure autour des troupes qui défilaient et de la foule qui les acclamait, les baignait, pour ainsi dire, les trempait en commun dans la flamme et dans la lumière. Une sorte de familiarité, de camaraderie admirative, renouait le lien, réveillait la parenté, et, subitement chauffée à blanc, fondait ensemble l’armée et la nation. L’unité de sentiment était telle en cette minute que malheur eût pris à quiconque eût paru nourrir la pensée folle et impie de la troubler. Les cœurs étaient pleins d’une joie grave ; chaque Français fêtait avec tous les Français la France remontée au faîte ; suivant, sans le savoir, le précepte du poète, il aimait, dans ce spectacle qu’il n’avait encore jamais vu, ce que jamais il ne verrait deux fois, et la police de ces millions de curieux fut facile. Mais, aujourd’hui, l’unique spectacle est d’hier ; ce n’est plus qu’un souvenir unique. Gardons-le précieusement, car une vertu y réside. Pour l’esprit comme pour les yeux, l’Arc de Triomphe est au sommet d’une allée blanche, où flottent des banderoles aux couleurs vives, tout entouré de victoires d’or. Les troupes arrivent rang par rang, se suivent, s’écoulent, et l’on frémit à voir tous ces jeunes hommes, tous ces hommes mûrs, si vite mûris, qui reviennent des terres de l’épouvante. Dans le fond, par delà la haute voûte, c’était la guerre et la mort. Il semble, dès qu’ils ont franchi le seuil sacré, qu’ils rentrent dans la vie et dans la paix. Ils y rentrent en masse, après cinq années qui les ont rendus probablement assez différents de ce que nous sommes, peut-être tout différents de ce que jusqu’alors ils avaient été et comme étrangers à eux mêmes : qu’est-ce qu’ils apportent au monde ?

Et d’abord, dans la paix et pour la vie, qu’avons-nous à leur offrir ? Mais, premièrement, à l’instant niême où ils rentrent, la paix que nous leur offrons est-elle complète et sûre ? Avec l’Allemagne, le traité a été signé à Versailles le 28 juin. Il a été ratifié le 8 juillet par l’Assemblée d’Empire à Weimar, et notification en a été envoyée le même jour par le président Ebert à M. Clemenceau, en sa qualité de président de la Conférence. Le 20 juillet, à Saint-Germain, le secrétaire général de la Conférence a remis au « chancelier » Renner le deuxième fascicule du traité avec l’Autriche ; l’analyse officielle qu’on nous en a donnée ne nous permet pas de dire s’il est définitif et si c’est le dernier. Telle qu’elle est rédigée, ou du moins tel qu’on nous en laisse apercevoir le contenu, la partie III, sous la rubrique Italie, nous en ferait un peu douter.

Nous nous demandons, après avoir lu le résumé, en attendant que nous ayons le texte, si les grosses questions de frontières, — pour parler avec précision, si la question du bassin de Klagenfurt, entre les Autrichiens et les Yougo-Slaves ; si, surtout, la question de Fiume, entre les Yougo-Slaves et les Italiens, — sont réglées. On nous dit bien, à propos de la Partie II, que : « les frontières entre l’Autriche, d’une part, la Hongrie et la Tchéco-Slovaquie, d’autre part, ont été modifiées de façon à englober dans les limites de l’Autriche des territoires habités par des populations de langue allemande ; » que : « une tête de pont a été instituée au Sud de Presbourg, sur la rive droite du Danube (pour assurer à la Tchéco-Slovaquie des communications et un débouché vers le Sud) ; » et que : « une légère rectification a été faite (aux dépens des Tchéco-Slovaques) dans la région de Gmünd. » Au sujet même de la Partie III, Italie, on nous fait connaître « les conditions dans lesquelles les anciens ressortissants autrichiens acquerront la nationalité italienne. » On nous apprend que, « sous réserve des dispositions de la Partie IX (Clauses financières), le Gouvernement italien est subrogé dans tous les droits de l’État autrichien, sur toutes les lignes de chemins de fer gérées par l’administration des chemins de fer dudit État sur les territoires transférés à l’Italie. » On ajoute que « le matériel roulant italien saisi par l’Autriche au début des hostilités sera restitué, » ce qui encouragera les voyageurs : et, ce qui ravira, d’aise les amis des monuments, qu’ « aucune somme ne sera due par l’Italie, du chef de son entrée en possession du palais de Venise à Rome. » Mais c’est tout ce qu’on nous dit, ou ce serait tout, si ce qu’on ne dit pas n’en disait davantage, en établissant une distinction entre « les anciens territoires autrichiens attribués à l’Italie dès maintenant » et ceux qui lui seront attribués « en vertu des délimitations de frontières auxquelles il sera ultérieurement procédé. » Dans l’espèce, il ne s’agit pas seulement de distinguer, sur la carte, par un trait plein ou par un pointillé. Au moins n’est-ce pas le pointillé ordinaire. D’un point à l’autre de celui-ci, il y a, on ne veut pas dire un abîme, mais toute une série de fossés. Rien n’indique qu’ils aient été encore ou comblés ou sautés.

Les Turcs, qu’on avait fait venir de Stamboul pour les promener de Vaucresson à Jouy-en-Josas, ont été renvoyés chez eux, incertains de retourner vraiment « chez eux » et d’avoir vraiment un « chez soi. » Nous ne savons pas quand on les rappellera. En revanche, les logements des Bulgares ont été retenus dans un autre coin de la banlieue parisienne, et l’on a eu l’idée ingénieuse de charger l’Italie d’arbitrer le différend qui, en Macédoine et en Thrace, subsiste entre eux et les Grecs. Au total, une paix sur quatre est signée et ratifiée. Une autre est à la signature. La troisième et la quatrième sont toujours en préparation. Mais, elle-même, la paix signée et ratifiée est-elle une paix parfaite, au sens de « tout à fait » faite ? Comment n’être pas frappé, et inquiet, presque effrayé de ce qui y manque : alors que toute l’Europe a été engagée dans la guerre, une moitié de l’Europe, celle par laquelle cette guerre a commencé, est absente de la paix. Dans le traité de Versailles et ses annexes, la Russie n’apparaît qu’en quelques courts paragraphes des articles 116 et 117 du Traité : « L’Allemagne reconnaît et s’engage à respecter, comme permanente et inaliénable, l’indépendance de tous les territoires qui faisaient partie de l’ancien Empire de Russie au 1er août 1914. » — « L’Allemagne reconnaît définitivement l’annulation des traités de Brest-Litovsk, ainsi que de tous autres accords ou conventions passés par elle avec le gouvernement maximaliste en Russie. Les Puissances alliées et associées réservent expressément les droits de la Russie à obtenir de l’Allemagne toutes restitutions et réparations basées sur les principes du présent Traité. — L’Allemagne s’engage à reconnaître la pleine valeur de tous les traités ou arrangements que les Puissances alliées et associées passeraient avec les États qui se sont constitués ou se constitueront sur tout ou partie des territoires de l’ancien Empire de Russie, tel qu’il existait au 1er août 1914, et à reconnaître les frontières de ces États, telles qu’elles seront ainsi fixées. »

Là-dessus, le comte Brockdorff-Rantzau avait fait observer (Remarques de la Délégation allemande sur les conditions de la paix) : « Le gouvernement allemand ne revendique aucun territoire qui, le 1er août 1914, faisait partie de l’Empire russe d’alors. Pour ce qui est de la question de l’organisation comme État, spécialement de l’indépendance des différents territoires autrefois russes, le gouvernement allemand y voit une question d’ordre intérieur qui regarde ces territoires eux-mêmes, question dans laquelle il n’a pas l’intention d’intervenir. Quant aux traités de paix de Brest-Litovsk, et à leurs actes additionnels, le gouvernement allemand y a déjà renoncé par l’article 15 de la Convention d’armistice. L’Allemagne ne saurait admettre un droit qu’aurait la Russie à être rétablie et dédommagée par l’Allemagne. Quant aux traités et aux conventions entre les Puissances alliées et les États qui se sont formés ou sont en train de se former sur le territoire de l’ancien Empire russe, le gouvernement allemand ne saurait les reconnaître que lorsqu’il aura pris connaissance du contenu desdites conventions et aura acquis la conviction que la reconnaissance de ces conventions ne lui sera pas rendue impossible, soit par ses relations antérieures avec la Russie ou avec telles parties de l’ancien Empire russe, soit par son désir de vivre en paix et amitié avec tous ses voisins de l’Est. La même remarque s’applique à la reconnaissance des frontières de ces États. »

La Réponse des Puissances alliées et associées aux Remarques de la Délégation allemande expédie vite l’argument : « Les Puissances alliées et associées, se contente-t-elle de répliquer, estiment qu’aucune des réserves ou des observations présentées par la Délégation allemande au sujet de la Russie ne nécessite le moindre changement aux clauses du Traité y afférentes. » Pas un mot de plus. Pourtant, il y avait une Russie, et pourtant il faut qu’il y en ait une. Dans les textes, les choses en sont restées là. Et dans les faits, voici où elles en sont.

Du fond du golfe de Bothnie à la Mer-Noire, à la mer d’Azov et à la mer Caspienne, l’Europe est coupée par une ligne de feu. Ligne non pas droite, mais brisée, qui, par endroits, se double ou se triple. On a tôt fait de parler des « États qui se sont formés ou sont en train de se former sur le territoire de l’ancien Empire russe. » Mais, la Pologne exceptée, combien de ces États peuvent être considérés comme formés ? Est-il certain qu’il soit de l’intérêt général, et que ce soit servir la cause de la paix européenne, de désirer que tant de petits États se forment ? Sans résoudre la question, et même sans la poser, pour le moment, c’est, du Nord au Sud du territoire de l’ancien Empire russe, une mêlée de tous contre tous. Rien que sur la frontière occidentale de la Russie, que de points de friction entre Finlandais, Suédois et Russes, entre Esthoniens, Lettons et Allemands, entre Polonais et Lithuaniens, enire Polonais et Oukrainiens, entre Roumains et Russes en Bessarabie ; à l’Est de cette première ligne, entre Russes de Lénine ou de Trotsky et Russes de Koltchak, de Denikine et de cent autres jusqu’aux montagnes du Caucase et jusqu’aux plaines de la Sibérie ; à l’Ouest, entre Polonais et Allemands en Posnanie, entre Polonais et Tchéco-Slovaques en Haute-Silésie et dans la Silésie de Teschen ; entre Polonais et Ruthènes en Galicie, entre Magyars et Roumains en Transylvanie, entre Roumains et Serbes dans le Banat ; comme complication à la fois interne et externe, le bolchevisme hongrois correspondant au bolchevisme moscovite ; plus à l’Ouest encore, en arrière-garde ou, par rapport à nous, en avant-garde, des difficultés, des chicanes entre Autrichiens et Yougo-Slaves sur la Save et la Drave, entre Yougoslaves et italiens à Fiume et en Dalmatie, entre Italiens et Albanais vers Valona, entre Italiens et Grecs en Épire, entre Grecs, Serbes et Bulgares en Roumélie ; et ce n’est que la minuscule Europe. Mais, jusqu’aux confins les plus reculés de la profonde Asie, les races s’affrontent et les peuplades s’agitent. Grecs et Italiens disputent aux Turcs et se disputent entre eux Smyrne et Aidin dans l’Asie antérieure, comme le Japon et la Chine, en Extrême-Orient, se disputent le Chan-toung, La Perse, l’Afghanistan, le Nord de l’Inde, la Mésopotamie, la Syrie, l’Arabie, le monde musulman asiatique en général, sont des foyers embrasés, sur lesquels soufflent implacablement des bouches que nous connaissons bien. Par l’Egypte et la Tripolitaine, le bouillonnement pourrait gagner l’Afrique.

Mais, sans verser dans le pessimisme et sans vouloir prévoir les malheurs de si loin, tenons-nous en à la paix signée et déjà ratifiée par la partie qui a succombé, à la paix avec l’Allemagne. Paix signée, répétons-le, mais non paix parfaite, ni même paix faite : paix qui sera à faire jour par jour, pendant quinze ans. Nous avons résumé notre jugement sur elle en disant que les conditions en sont dures, mais que les clauses d’exécution en sont faibles. Le tout est donc de savoir comment l’Allemagne l’exécutera, comment, dès à présent, elle s’apprête à l’exécuter. Ce n’est pas montrer à son égard une méfiance exagérée que de ne présumer ni sa bonne foi ni sa bonne volonté. En dehors même de sa diathèse psychologique, qui fait qu’elle est l’éternelle Allemagne, nous avons, sur les dispositions de l’Allemagne actuelle, des indications positives. Il y a ce qu’on voit, ce qu’on ne peut pas ne pas voir : nos soldats injuriés, attaqués dans les rues de Berlin et ailleurs, l’un d’eux lâchement assassiné ; et, quoique le plus tragique, ce n’est peut-être pas le pire symptôme. Nous n’avions que trop raison, l’autre quinzaine, de rappeler les Discours de Fichte à la Nation allemande. Un de nos amis, qui fut jadis élève de l’Université de Bonn, a eu récemment l’occasion de revoir plusieurs de ses anciens maîtres. Tous, et même ceux dont on vantait ou dont on suspectait, avant la guerre, le libéralisme plus ou moins sincèrement teinté d’internationalisme, lui ont tenu un langage d’une franchise brutale. L’orgueil national regimbe : ils nient que l’Allemagne ait été militairement vaincue. Toutefois, il leur faut bien avouer (les conditions de la paix sont là pour la prouver) la défaite de l’Empire, trahi, prétendent-ils, et miné au dedans par la révolution. « C’est entendu, ajoutent-ils, vous nous avez « eus ; » mais demain ce sera à notre tour de vous « avoir. » Nous n’aurons pas pour cela grand’chose à faire, nous allons continuer à avoir des enfants et vous à n’en avoir pas. Notre revanche sortira tout naturellement du nombre. » Ils ne se donnent pas un long répit, et ne nous font pas un long crédit : cinq ans, dix ans, quinze ans au plus. Ce ne sont pas seulement les professeurs qui pensent et qui parlent ainsi : ce thème, qui va être développé dans les chaires, s’étale dans les journaux et alimente les conversations : il n’est pas exempt de rancune ni de rodomontade. Mais réfléchissons à la force qu’il va prendre, chez le plus crédule et le plus systématique des peuples, quand il sera érigé en système, et quand ce sera bien mériter de la patrie et se faire bien voir du gouvernement que de l’enseigner, pour les uns, et, pour les autres, d’y adhérer. Telle est l’Allemagne, à l’issue de la guerre à laquelle on avait assigné pour objet de détruire ce qu’on se représentait à tort comme l’impérialisme des Hohenzollern, le pangermanisme des Junkers, le militarisme prussien, et qui était en réalité le caractère allemand, que l’Allemagne conservera, entretiendra, ranimera, tant qu’une Allemagne persévérera dans son être.

Or, l’Allemagne persévère : c’est notre faute, notre très grande faute : « Et l’Allemagne, d’autre part. » Sans doute n’avons-nous péché que par soumission. A force de méditer sur cette erreur et ses conséquences possibles, nous croyons avoir réussi à reconstituer la manière dont elle a dû se produire. Au début, une politique s’est affirmée que nous appellerons la politique française, notre politique traditionnelle ; celle de tous les siècles et de tous les régimes : point d’Allemagne, des Allemagnes. C’était la politique des garanties, avec cette garantie suprême : on ne pourrait plus être assailli par une Allemagne qui n’existerait plus qu’à l’état d’Allemagnes rompues et dispersées. Et puis il s’est dessiné, dans la Conférence, une autre politique, que nous ne savons au juste comment nommer, et qui était essentiellement la politique des réparations. On a dit à nos délégués : « Il vous importe, si vous voulez relever vos ruines, qu’il y ait une Allemagne riche, qui ne peut être qu’une Allemagne unie. Ce sera évidemment une Allemagne forte, mais contre elle, dans l’hypothèse où ce serait encore une Allemagne agressive, nous vous offrons notre alliance durable et vous promettons notre appui. Pour n’être pas une garantie militaire, inscrite sur la carte et sur le terrain, ce n’en est pas moins une garantie solide. » Nous imaginons volontiers que nos plénipotentiaires auraient préféré les deux sûretés, qui valaient mieux qu’une : mais, amicalement, on les a mis en demeure d’opter. Ainsi ont-ils été amenés à renoncer à la frontière de 1814, c’est-à-dire à la restitution de Landau et de Sarrelouis en toute souveraineté, à la frontière militaire du Rhin, c’est-à-dire à l’occupation permanente des têtes de pont sur la rive droite ; et ainsi conduits à traiter avec « l’Allemagne, d’autre part. » Mais, en acceptant, il y avait un minimum de précautions à observer. Nous craignons qu’on n’en ait un peu négligé une, et nous hésiterions à signaler ce péril virtuel du traité, si la presse française et la presse allemande n’y avaient également fait allusion, et si, par-dessus tout, ce devait être une vaine critique parce qu’il ne serait plus temps d’y parer. Heureusement, la diplomatie la plus classique elle-même ne se croit pas si infaillible qu’elle ne se soit ménagé des moyens d’effacer ses erreurs, et jusque dans ce traité, qui devait inaugurer un nouveau style, abondent les annexes, les arrangements et protocoles additionnels. On se tirerait de tout embarras pour l’avenir en en prévoyant un de plus.

Partant de ce principe que l’Allemagne était et demeurerait une, on a admis les représentants du Reich fédératif à stipuler au nom de tous les États confédérés, et on l’a dit expressément : « Agissant au nom de l’Empire allemand et au nom de tous les États qui le composent et de chacun d’eux en particulier. » Par là, on a cru se couvrir contre toute surprise et contestation ; et l’on se serait couvert, en effet, si les six plénipotentiaires allemands, dont trois étaient des ministres d’Empire, avaient été habilités par les États confédérés à agir au nom de chacun d’eux. S’ils l’ont été, la vérification des pouvoirs l’a montré, mais, sinon, il ne suffit pas de l’avoir écrit pour leur avoir conféré valablement un pouvoir qu’ils n’avaient pas reçu. Il est à remarquer, en outre, que, comme le mandat est incertain, le mandant lui-même reste vague. Tous les autres délégués représentent une personne nommée et définie, un chef d’État, souverain ou président de République : « le Président des États-Unis d’Amérique ; Sa Majesté le roi du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et des territoires Britanniques au delà des mers, empereur des Indes ; le Président de la République française, » etc. vingt-sept sur vingt-huit. Pour une seule Puissance contractante, aucune forme de gouvernement n’est désignée, aucune personne revêtue d’une autorité définie n’est nommée ; on n’a pas osé dire : « le Président de la République allemande ; » il est dit de la façon la plus indéterminée : « l’Allemagne. » Si nous le notons, ce n’est pas scrupule de pure forme, et l’on va voir immédiatement pourquoi.

« L’Allemagne » consent, par le traité du 28 juin, plusieurs cessions territoriales. Mais, des territoires cédés, il n’y en a qu’un qui fût terre d’Empire, — Reichsland, — l’Alsace-Lorraine. Tous les autres étaient rattachés à des États particuliers ; le Moresnet prussien et les cercles d’Eupen et de Malmédy, cédés à la Belgique ; les parties de la Haute-Silésie, de la Posnanie, de la Prusse occidentale et de la Prusse orientale, du Slesvig, cédées, avec ou sans condition de plébiscite, à laTchéco-Slovaquie, à la Pologne, aux Principales Puissances alliées et associées (région de Memel), à la ville libre de Dantzig, au Danemark, appartenaient, non en commun à l’Allemagne, mais en propre à la Prusse. Laissons de côté le bassin de la Sarre, pour lequel on pourrait objecter qu’il n’y a pas cession actuelle, mais simplement cession éventuelle, à terme, dans quinze ans, — encore qu’il y ait transfert, à la Commission investie par la Société des Nations, des « pouvoirs de gouvernement appartenant antérieurement à l’Empire allemand, à la Prusse, et à la Bavière » (paragraphe 19 de l’annexe.) — Le bassin de la Sarre relevait tout ensemble de la Prusse, à cause de la Prusse rhénane, et de la Bavière, à cause du Palatinat bavarois. De plus, il y avait quelques enclaves badoises sur la rive gauche du Rhin, en Alsace même. Tout cela était à la Prusse, à la Bavière, au grand-duché de Bade ; rien de cela n’était à l’Empire allemand ; tout cela était « en Allemagne ; » rien de cela n’était « à l’Allemagne. »

Un précepte de droit bien établi, c’est que « nul ne peut céder ce qui ne lui appartient pas. » Assurément on finirait par découvrir dans les universités, germaniques quelque sophiste qui se mettrait en peine de prouver le contraire ; et ce serait aussi savant, aussi subtil qu’un Allemand et de l’allemand puissent l’être. L’illustre professeur Laband l’a essayé. La raison qui veut, d’après lui, que l’Empire, à la suite d’une guerre perdue, puisse céder, dans un traité de paix, des parties de territoire d’un État confédéré sans l’assentiment de cet État, c’est que lui refuser ce droit, « ce serait donner à l’État particulier la liberté d’entraîner l’Empire tout entier dans son propre malheur et d’en causer la décadence et la ruine. » Nous reconnaissons ce jurisconsulte, c’est celui des Animaux malades de la peste :

L’Histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.

Mais, riposte le docteur Preuss, « nécessité politique n’est pas raison de droit. » Et justement, c’est une affaire de droit constitutionnel : justement le droit constitutionnel n’est pas muet ; justement, le docteur Preuss est l’auteur de la Constitution provisoire qui, depuis le mois de février, régit le Reich allemand. Mais justement cette Constitution affirme, en son article 4 : « La délimitation du domaine d’un État ne peut être modifiée qu’avec son assentiment, » comme, déjà, la Constitution prussienne du 31 mars 1850, article 2, déclarait : « Les frontières de l’État prussien ne peuvent être modifiées que par une loi. « Le texte est donc formel, catégorique, impératif. Il ne laisse aucune faculté de ne pas faire. Il impose une obligation de faire. Nous en concluons que la ratification du traité par l’Assemblée nationale était nécessaire, mais, à elle seule, n’est pas suffisante, et que la ratification par les Chambres prussiennes, bavaroises, badoises, à elle seule, ne serait peut-être pas suffisante, mais est nécessaire. Ne le fût-elle pas « juridiquement, » — et l’on peut soutenir qu’elle l’est, — elle le serait encore « politiquement. » Ce serait la pire des imprudences que de laisser ou d’offrir à des Allemands un prétexte à querelles, que de courir le risque d’ouvrir à l’Allemagne une échappatoire ; et c’est assez qu’il puisse y avoir doute, pour que la ratification par la Prusse, la Bavière, et Bade en même temps que par le Reich, ne soit pas une précaution inutile. L’échange des instruments de ratification fournira une occasion toute trouvée de la prendre, peut-être un peu tard ; mais mieux vaudra tard que jamais. Le traité de paix a, comme toute œuvre humaine, ses qualités et ses défauts ; disons davantage : il a les qualités de ses défauts. Il n’est pas présentement achevé, et c’est un défaut, mais c’est aussi une qualité, parce que, devant valoir par son exécution, il peut et pourra longtemps, dans le détail, être mis au point. Longtemps, certes ; la liste des délais qu’il ouvre ne remplit pas moins de treize ou quatorze pages du plus grand format, et la liste des Commissions qu’il institue serait à peu près de la même longueur. Ce sont bien des affaires. Nous gardons la ferme confiance que l’on en viendra à bout ; mais nous n’en sommes pas au bout. D’ici là, il s’agit de vivre, de revivre. La paix ne nous rendrait rien, si elle ne nous rendait la vie. Pour vivre, il faut travailler ; mais pour travailler, il faut deux choses : il faut le vouloir et le pouvoir. C’est à merveille que le gouvernement se tourne vers le pays, et lui dise : Travaille ! Mais le pays pourrait se retourner vers le gouvernement et lui crier : Gouverne ! Administre ! Rassure !

Pour travailler (et nous prions de croire qu’il nous serait facile de mettre un fait sous chacun de ces mots), il faudrait pouvoir reconstruire, acheter, importer, transporter des machines, des métiers, des matériaux, des matières premières. Il faudrait que la journée de travail ne fût pas arbitrairement réduite, quand on ne dispose que d’une main-d’œuvre déplorablement diminuée et d’un outillage arriéré ou détérioré. Il faudrait que des grèves insensées ou criminelles ne vinssent point par surcroît rogner un temps de travail déjà avarement mesuré, et augmenter, au delà de toute mesure, le total des heures chômées. C’est laisser entendre ce qu’il faudrait ; mais, plutôt que de le laisser entendre, pourquoi ne pas le dire tout net ? Il nous faut un gouvernement.

L’exigence, la plus malaisée à satisfaire, du traité de paix, c’est qu’il suppose ce phénomène devenu très rare en France dans les dernières années : l’existence d’un gouvernement qui gouverne. Changer de ministres n’est pas toujours la bonne méthode pour en avoir un : M. Clemenceau doit en être, plus que personne, persuadé. Mais, à tout prix, il en faut un : il faut, à tout prix, que la volonté de vivre du pays ne se heurte pas et ne se brise pas à une sorte d’impuissance diffuse de la puissance publique ; pour vivre ou revivre dans la paix, la France est prête à supporter toutes les dictatures, hors une seule, la dictature de l’incapacité.

Charles Benoist.


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