Chronique de la quinzaine - 14 mai 1848

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Chronique n° 386
14 mai 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1848.

L’assemblée nationale est enfin réunie, elle a proclamé la république, elle s’est nommé un président, elle a écouté le compte-rendu des deux mois qu’on a mis à lui préparer la place, elle a rafraîchi le mandat du pouvoir exécutif, le pouvoir exécutif s’est choisi des ministres : voilà notre second provisoire au complet ; puissions-nous bientôt arriver au définitif ! Tel est, en vérité, le vœu le plus ardent dont l’opinion publique ait salué cette nouvelle phase de l’ère de février. Ce n’est point ingratitude pour les services passés, défiance prématurée des mérites à venir ; c’est purement et prosaïquement un grand besoin de repos.

On aura beau galvaniser la révolution, nous n’avons plus le tempérament révolutionnaire. On ne sent nulle part autour de soi cette foi passionnée, cet enthousiasme vainqueur qui aplanissent les montagnes et comblent les vallées. La chose s’explique : nous ne nous croyons pas assurément dans le meilleur des mondes, mais nous devons bien avouer que nous ne trouvons dans le monde où nous sommes ni de très hautes montagnes, ni de vallées très profondes. Il y a soixante ans tout à l’heure que l’on travaille au nivellement. Est-ce à dire pourtant que ce ne soit plus la peine de rien faire ? Nous attendons mieux de notre constituante, et, si nous ne pensons pas qu’elle ait tout l’univers à reconstruire, nous nous plaisons cependant à imaginer la grandeur possible de ses œuvres futures. Oui, quand nous sommes trop étonnés, trop découragés en découvrant ce qu’il y a souvent par ce temps-ci de mesquin dans les choses et de médiocre dans les personnes, c’est pour nous un soulagement de nous transporter en esprit jusqu’au temps qui suivra. Nous aussi nous avons confiance aux destinées de la France, et, à travers toute cette poussière du moment, nous apercevons le rayonnement de l’avenir. Nous savons bien pourquoi la monarchie est tombée ; ce n’est pas parce que c’était la monarchie. Le mal est qu’elle n’a pas voulu être une monarchie démocratique, comme elle le pouvait, et comme M. de Lamartine lui-même l’en adjurait, lorsqu’en 1843 il entra dans l’opposition constitutionnelle ; le mal est qu’elle ne s’est point assimilé cette idée de démocratie, et qu’elle l’a de la sorte abandonnée aux passions mauvaises, aux intelligences faussées qui l’ont obscurcie ou travestie. La vraie légitimité, la raison d’être du gouvernement républicain, ce sera de reprendre avec éclat le drapeau démocratique aux mains violentes qui ont prétendu l’accaparer pour leur usage, ce sera de montrer qu’il est avant tout un drapeau d’ordre et de liberté. Le jour viendra, nous en sommes sûrs, où la notion de démocratie, clairement comprise, vivifiera la société tout entière et ne l’effraiera plus. On verra bien alors ce que c’est qu’un état démocratique, quand il sera franchement réalisé ; non point vicié par telle ou telle influence d’aristocratie bâtarde, non point défiguré par le charlatanisme hypocrite de quelques rêveurs extravagans, mais assis sur une base inébranlable, sur le bon sens de toute une nation. On verra les forces individuelles se multiplier et s’accroître, au lieu de se réduire en nombre comme sous un régime de privilège, au lieu de se confondre et de s’effacer comme sous un régime d’utopie. Il n’y aura personne qui n’ait sa place dans le sein de la cité, mais la cité non plus n’absorbera pas le citoyen, elle ne le changera point en machine ; elle voudra qu’il ait son existence propre au milieu de l’existence commune, elle voudra qu’il s’aide lui-même autant et plus qu’elle l’aidera.

Forts de ces espérances qui touchent à nos convictions les plus chères, nous avons bien le droit de parler de notre jeune république comme étant des siens. Nous ne sommes pas les émigrés de 89 ; nous avons foi dans ce qui se fait ; nous demandons seulement qu’on le fasse mieux. Nous demandons surtout qu’on n’exagère pas la tâche à laquelle le pays est appelé pour que ces exagérations mêmes ne refroidissent pas son zèle, s’il ne les prend point au sérieux, pour qu’elles n’alarment pas sa raison, s’il croit devoir s’en inquiéter. D’où viennent, en effet, les symptômes qui nous frappent, cette lassitude morale dès le début d’une révolution, cette atonie singulière en présence de tant de réformes importantes qu’il faut accomplir, cette envie d’en finir presque avant d’avoir commencé ? N’est-ce point parce que depuis deux mois on a tant et tant tiraillé ou surexcité les esprits, qu’ils ne songent plus maintenant qu’à se rasseoir ? On n’a pas voulu s’avouer qu’il s’agissait uniquement de rendre aux idées du siècle le cours naturel qui leur avait été un instant barré, de continuer l’émancipation raisonnable qui se poursuivait d’elle-même du moment où on lui rouvrait ses voies régulières. On s’est vanté, qui tout haut, qui tout bas, d’avoir des mondes à démolir et des mondes à créer. On a par là répandu dans le pays je ne sais quelle fièvre d’attente qui l’a si bien fatigué, qu’il n’aspire plus qu’à presser un dénouement pour reprendre ensuite sa vie ordinaire. Puis, à force d’entendre dire chaque jour que l’ordre social devait être remué de fond en comble, les imaginations s’apprêtaient involontairement à d’étranges merveilles. Aussitôt qu’on redescend dans la pratique, la réalité ressuscite ; toutes les entreprises possibles sont obligées de s’y proportionner ; celles qui auraient été les plus émouvantes ou les plus grandioses sans ce malencontreux préliminaire perdent beaucoup de leur effet sur les ames les plus sérieuses, parce que ces aines étaient trop tendues ailleurs. On est ainsi ou languissant, ou distrait ; on laisse les petites affaires empiéter sur les affaires graves ; on a l’air de flotter au jour le jour en cherchant une direction qu’on ne trouve pas. Il semble qu’on n’ait pas la libre possession de soi-même. C’est comme cela que l’assemblée nationale a paru jusqu’ici presque aussi bourgeoise que pas un parlement qui l’ait précédée. Le mot n’est dans notre bouche ni précisément un éloge, ni certainement une injure. C’est un fait que nous constatons.

L’assemblée nationale renferme cependant assez d’élémens et nouveaux et divers pour qu’elle puisse bientôt sans doute offrir une physionomie plus originale. Un Bonaparte montant à la tribune, de simples ouvriers assis au bureau, un pasteur protestant et un moine dominicain se traitant publiquement de confrères, partout les noms inconnus mêlés aux anciens noms : ne sont-ce pas là les signes du temps ? Il serait d’ailleurs impossible de classer dès à présent ces neuf cents personnes qui n’ont guère eu l’occasion de se distinguer et de se rapprocher. Trois groupes seulement se détachent assez sur ce fond obscur et mouvant de l’assemblée pour qu’on puisse déjà les voir en relief. Ce sont les vétérans de la cause libérale que nous sommes heureux de retrouver encore en si grand nombre, les membres de la vieille gauche parlementaire, depuis ses rangs les plus avancés jusqu’au centre : le pays leur a rendu même justice à tous, parce qu’ils avaient tous également servi sa dignité. Ce sont ensuite ceux que nous appellerons les continuateurs du parti catholique d’autrefois, comme autrefois s’appuyant plus ou moins sur les légitimistes, mais se recrutant aussi dans une école démocratique qui naît d’hier au monde officiel. C’est enfin un certain noyau d’interrupteurs téméraires, d’orateurs impérieux, de prétendans déçus, de conspirateurs quand même, qui font tout ce qu’ils peuvent pour qu’on dise qu’ils sont la montagne. Nous qui les apercevons de loin très clair-semés et comme égarés sur cette cime ardue qui, en langage plus moderne, est tout bonnement le dernier banc de l’extrême gauche, nous nous contenterons par politesse de les nommer des excentriques.

Nous ne prétendons pas démêler à l’avance les rapports qui pourront s’établir entre ces différens groupes et la masse même de l’assemblée ; nous manquons encore des notions indispensables à toute combinaison parlementaire, et les combinaisons doivent être longues à se former dans un milieu si neuf. Voici cependant un point sur lequel nous voulons affirmer : nous croyons que l’ancien parti libéral du régime constitutionnel doit obtenir tôt ou tard, par la seule force des choses, une prépondérance efficace dans les délibérations de l’assemblée républicaine. Il est un souvenir clair jusqu’à l’évidence pour toutes les mémoires de bonne foi : avant le 24 février, l’opinion la plus populaire, la plus considérable par le nombre comme par la qualité des adhérens, l’opinion de l’immense majorité, c’était dans toute la France l’opinion libérale et modérée qui a conservé tant d’organes dans le nouveau parlement. Tous les vainqueurs du 24 février ne s’éloignaient pas d’elle autant qu’ils voudraient aujourd’hui le faire croire, et quelques-uns d’entre eux se seraient assez volontiers accommodés de son triomphe pour attendre très patiemment le leur. Aujourd’hui, ce parti se trouve presque reconstitué sur le terrain parlementaire, grace à la vertu même du suffrage universel, qui a confirmé en son honneur les votes des électeurs privilégiés. Il a loyalement accepté son nouveau mandat. La base de son credo monarchique, c’était le culte de l’institution, ce n’était pas le culte de la personne ; il l’a bien prouvé. Le cours des événemens emportera d’ailleurs bientôt toutes les inquiétudes que pourraient susciter des ambitions rétrospectives, et, à mesure que l’ordre s’affermira par la constitution, il sera de plus en plus difficile de troubler l’imagination populaire avec des fantômes de prétendans. Il arrivera naturellement ainsi que les hommes de l’ancien parti libéral, dégagés, dans leurs allures politiques, des préventions qui peuvent à présent les embarrasser, auront bientôt sur l’assemblée l’autorité salutaire du talent et de l’expérience.

Les nouveaux venus ont le champ libre, et nous souhaitons vivement qu’ils se fassent une grande part dans l’arène qui leur est ouverte. Il nous est néanmoins permis de dire que les questions constitutionnelles, que les théories de droit politique gagneront, pour tout le monde, à passer par la logique nette et tranchante de M. Duvergier de Hauranne ; nous ne croyons pas qu’il y aura dans l’assemblée de membres plus experts et plus sages que M. Vivien pour la solution des difficultés administratives. M. Léon Faucher a déjà fait preuve d’une initiative courageuse. La pensée à la fois si délicate et si élevée de M. de Rémusat jettera certainement d’utiles lumières sur les problèmes de philosophie sociale qui vont tout de suite se présenter à propos de l’éducation et des cultes. Enfin pourquoi ne pas tout dire ? il n’y a point, que nous sachions, de proscrits en France, et, si Marseille en a par hasard voulu faire, il est plus d’une grande ville, plus d’un département qui seront fiers de réparer cette pitoyable injustice. Notre ferme espoir, c’est donc que M. Thiers reparaîtra dans l’assemblée, non pas pour y disputer l’empire à personne, mais pour mettre au service de tous cette admirable lucidité d’exposition, cette connaissance minutieuse et pratique des affaires qui manque absolument chez ceux qui les ont à présent en main. Dans cette détresse de la fortune publique que l’optimisme le plus acharné ne réussit pas même à dissimuler, dans l’universelle anxiété que produisent les essais aventureux de toutes les théories fiscales, comment le pays, comment ses députés ne s’en rapporteraient-ils pas à l’expérience consommée de M. Thiers en matière de finances ? Au milieu des complications chaque jour croissantes de la politique européenne, comment n’aurait-on pas égard aux ans de celui qui autrefois signalait avec un tact si sûr tous les périls dont nos relations extérieures étaient menacées ?

Encore une fois, nous ne préjugeons pas les sentimens et les ressources de l’assemblée ; nous ne sommes pas à même de deviner s’il ne sortira pas quelque force compacte de cet éparpillement inévitable qui en dissémine les membres. Nous disons seulement qu’il y a dans ce groupe de l’ancien parti libéral un foyer considérable de vie politique, un centre où sont réunis des talens éprouvés et de beaux caractères. S’il est un point, dans le parlement républicain, qui semble destiné à exercer une attraction sérieuse, c’est peut-être celui-là. Nous irions même jusqu’à risquer une supposition que nous conjurons nos lecteurs de tenir pour très innocente. Il y a des républicains de la veille, comme cela se disait encore l’autre mois, il y a de ces anciens ennemis de la monarchie qui ne l’étaient pourtant pas du bon sens et qui comprennent fort bien que la société n’a pas pu tomber avec le trône. Ils éprouvent le sincère besoin de la défendre contre les attaques insensées des systèmes armés qui la menacent. Ils ont en même temps la noble passion de combattre pour elle tout-à-fait en tête du corps de bataille, au premier rang, au rang des grosses épaulettes ; ils vont jusqu’à revendiquer la place par droit de conquête, quelques-uns par droit de naissance. Ils sont très jaloux de ces droits-là et du légitime bénéfice qu’ils rapportent, si jaloux qu’ils laisseraient peut-être l’ennemi plutôt que de guerroyer en simples soldats. Nous les supposons maintenant une bonne fois rassurés sur la possession de leur commandement ; ne seront-ils pas à la fin bien aises de rencontrer auprès d’eux des auxiliaires intelligens, et qui sait ? comme ils n’ont pas été nourris dans la connaissance très intime des grandes affaires, comme ils sont déjà doués par leur âge d’une maturité trop respectable pour se résigner à bien apprendre, comme ils se piquent par-dessus tout d’un certain patriotisme qui donne beaucoup de dispenses, il ne serait pas impossible qu’ils acceptassent un jour ou l’autre l’alliance utile et désintéressée des anciens amis qu’ils avaient dans l’opposition constitutionnelle. Ceux-ci sentent bien que la pourpre consulaire n’est plus leur fait, et tout ce qu’ils demanderaient par amour pour l’art, ce serait qu’on ne la portât pas trop mal. Ils y pourraient aider discrètement plus d’un consul d’aujourd’hui, et, malgré toutes les déclarations d’amitié qui réunissent en faisceau si harmonieux nos cinq directeurs, nos dix ministres, nos quatre sous-secrétaires d’état, nous sommes convaincus que cette alliance serait beaucoup moins lourde aux républicains dont nous parlons que l’alliance officielle sous laquelle ils s’inclinent sentimentalement.

Il y aurait bien des gens à qui cette sage entente causerait un médiocre plaisir, et, sans aller plus loin, nous pourrions citer tout de suite les membres du second groupe que nous avons indiqué, les continuateurs du parti catholique. Ceux-ci se retrouvent, dans la nouvelle assemblée, bien plus en force qu’ils ne l’étaient au Luxembourg. Le banc des évêques, que la royauté n’osait pas encore rétablir au sein de la pairie, est sorti tout d’une pièce de l’urne immense du suffrage universel. Les évêques sont même suffisamment accompagnés. Nous acceptons de grand cœur l’avènement politique d’un ordre si essentiel de citoyens français. Leur présence, loin de nous inquiéter comme elle l’eût fait du temps où ils usaient sans scrupule des influences aujourd’hui tombées, leur présence éclatante dans ce parlement populaire nous est un sujet de satisfaction et de sécurité. Nous serons pourtant, nous l’avouons à la honte de notre esprit pusillanime, nous serons bien plus rassurés encore quand nous aurons la précieuse certitude que les représentans ecclésiastiques ou laïques auxquels nous faisons allusion n’emploieront pas le crédit purement spirituel qu’ils ont sur les consciences à se former un parti trop purement temporel. Nous convenons d’ailleurs qu’il y a bien des raisons pour détourner à temps toute entreprise de ce genre du but qu’elle viserait. Nous mentionnons la principale, c’est l’hétérodoxie cachée qui ne manquerait point d’éclater et de dissoudre la petite armée théocratique du moment où elle se mettrait en campagne. Aussi, quand nous en faisons ici le dénombrement, nous sommes bien plus attirés par la diversité originale des physionomies que par l’importance actuelle de l’ensemble. M. Bautain, M. Lacordaire, M. Buchez, seront toujours, quoiqu’ils s’en défendent, des orthodoxes assez suspects. Le premier est trop métaphysicien, le second trop orateur, le troisième est un chef d’école ; toute école, en religion, frise de près le schisme. M. Bautain s’est jusqu’ici renfermé dans un silence très absolu ; ses récentes prédications à Notre-Dame ne l’ont pas suffisamment édifié sur les chances de succès oratoire qui lui sont réservées. Si nous ne nous trompons cependant, M. Bautain et M. l’évêque de Langres sont les deux membres du clergé qui paieront de leur personne avec le plus de confiance dans la mêlée parlementaire. Cette confiance, étant tout évangélique, ne saurait être déplacée. Quant au père Lacordaire, il se soucie trop peu de son talent et beaucoup trop de sa robe. Il parlera bien s’il peut, mal s’il ne peut bien ; mais il parlera, il a déjà parlé. C’est un esprit extrême qui va souvent de biais, parce qu’il répand sa verve bourguignonne en fleurs et en images bien plus qu’en raisonnemens. Il est aujourd’hui très sincèrement républicain, nous en sommes convaincus ; demain il redeviendrait monarchique, que nous lui garderions toujours la sympathie particulière que nous inspire cette nature aventureuse. Dans l’entraînement de la chaire, il lui est échappé plus d’une petite hérésie qu’il a mal corrigée : l’entraînement de la tribune pourrait bien lui en arracher quelque grosse. Qui vivra verra. Une hérésie toute faite, c’est celle de M. Buchez ; M. Buchez est un homme honnête et patient, qui a donné toute sa vie à un système de moralisation populaire, fondée sur une interprétation très paradoxale de l’histoire, Ce n’est pas le moment de chicaner sur la justesse des idées dogmatiques, quand les intentions sont pures et les résultats excellens. M. Buchez est le père de cette famille laborieuse et réfléchie du journal l’Atelier ; M. Corbon est un des plus distingués parmi les enfans de son esprit, et, quand nous le voyons assis dans le parlement, tout près du fauteuil de la présidence occupé par son maître, quand nous voyons à côté un autre ouvrier, M. Peupin, nous disons que la révolution qui a fait cela ne peut périr sous les coups d’une stupide anarchie, puisqu’elle a récompensé si glorieusement vingt ans de propagande pacifique. Cependant, comme le maître et les disciples formulent leur catholicisme à l’aide des préfaces de cette Histoire de la Révolution où Robespierre est à tout moment donné pour un successeur incompris, pour un parent éloigné du Christ, comme ils ont sur l’organisation de l’église et du culte des notions qui vont assez mal avec tous les concordats, nous sommes obligés de les tenir jusqu’à présent pour les catholiques les plus provisoires du monde. Nous doutons que de leur point de vue social ils sympathisent beaucoup avec l’habile républicanisme du haut clergé : ils emmèneront peut-être un jour le père Lacordaire ; ils ne se laisseront jamais emmener par les jésuites.

Courons maintenant du bureau de la présidence aux sommets orageux de l’assemblée ; saluons les excentriques. Ils sont bien six ou huit quelque part là-haut qui se donnent leurs voix comme un seul homme pour se porter à tout ce qu’on voudra ; le malheur est que l’assemblée ne veut pas d’eux. Tant pis pour la patrie ! D’abord M. Emmanuel Arago ; mais justement voici qu’on le nomme ambassadeur à Berlin : la diplomatie dépeuple la montagne ; puis M. Barbès, que M. Louis Blanc ira sans doute rejoindre depuis qu’il s’est affranchi des grandeurs importunes qui l’attachaient au rivage. M. Barbès est un fanatique sincère, c’est une ame généreuse bizarrement accouplée à l’esprit le plus prétentieux qu’on puisse imaginer ; c’est le romantique du radicalisme. Il dit dans son club que la France est le chevalier de Dieu ; il se croit de très bonne foi le chevalier de la France, et il s’impose à ses contradicteurs comme s’il avait un gantelet au poing. On s’accorde à penser qu’il doit remplacer avantageusement M. de Boissy pour les spectateurs des tribunes. Nous n’ajouterons plus un mot au jugement que nous portions l’autre jour sur M. Louis Blanc ; nous savons par cœur les deux ou trois oraisons funèbres qu’il a lui-même prononcées sur sa tombe du haut de son tabouret. Respect à sa mémoire !

Les excentriques ont un cachet qui caractérise leur éloquence parlementaire. Ils se croient toujours sur le Forum ou sur l’Agora ; le peuple, pour eux, ce n’est pas ce peuple immense qui couvre de ses flots pressés la surface du sol français, à la fois un et divers, réuni par mille liens abstraits, partagé entre les milles sphères de la vie moderne, vivant partout dans les rapports compliqués sur lesquels la civilisation des siècles a fondé la société nationale. Le peuple, c’est pour ces yeux exclusifs et préoccupés l’auditoire d’un club, la foule d’un carrefour ; c’est cette masse flottante qu’on peut dénombrer au besoin, qu’on a pour ainsi dire tout entière dans la main, qu’on tient et qu’on mène d’homme à homme. C’est le peuple de la ville antique, de la cité du moyen-âge, ce n’est pas le grand peuple dont l’âme est toute la France. Par une curieuse contradiction, à ce peuple ainsi restreint et renfermé dans des limites presque matérielles, les excentriques parlent toujours de l’état, de cette puissance éminemment moderne qui ne se comprend plus, si l’on ne s’élève à une sorte d’idéal politique. L’état joue le rôle principal dans tous leurs rêves ; la protection de l’état, l’intervention de l’état, telle est la péroraison constante de ces harangues romaines adressées aux quirites de Paris. Il est vrai que ces grands orateurs ont encore à monter un cheval de bataille tout neuf que ne connaissaient ni les Grecs, ni les Romains, auxquels on emprunte tant aujourd’hui. Quand ils ont été vaincus dans les élections, vaincus à la tribune de l’assemblée nationale, ils s’en prennent aux réactionnaires. Qu’est-ce que la réaction ? Voilà de ces mots qui courent comme l’éclair, parce qu’ils ressemblent à des fantômes, et que tout le monde en parle sans que personne y voie rien. La réaction remplacera Pitt et Cobourg dans le vocabulaire des tribuns de 1848. Qu’est-ce donc que la réaction ? Nous n’avons pas de raison pour ne point dire comment nous l’acceptons quant à nous, et pourquoi même nous la saluons. Ce n’est pas l’espérance d’une restauration quelconque : il n’y a pas de restauration possible avec trois dynasties au concours. Ce n’est pas la folle envie de couper le chemin au progrès régulier de la démocratie dans le domaine politique : la démocratie est entrée pour toujours dans nos institutions, qu’on lui avait trop fermées par cette funeste invention d’un pays légal qui n’était point tout le pays de France. Ce n’est pas enfin un froid égoïsme qui abandonnerait à elles-mêmes les inséparables misères de la société humaine et ne travaillerait jamais à les adoucir. La réaction que nous accueillons, que nous embrassons parce qu’elle est d’urgence, c’est le ferme propos de ne point encourager les rêveurs pernicieux qui promettent aux masses le parfait bonheur sur terre, comme une conquête tôt ou tard réalisable, comme un apanage de droit divin où ils vont réintégrer l’humanité ; c’est l’énergique volonté d’arracher l’ordre social aux mains rudes et maladroites de ces orgueilleux empiriques.

Si de l’assemblée délibérante nous passons maintenant aux régions plus voilées du pouvoir exécutif, si nous examinons les quelques faits parlementaires qui ont pu éclairer les membres du gouvernement sur leur situation réciproque, nous voyons trop que le provisoire continue de toute manière. Le provisoire était une harmonie simulée à force de dévouement patriotique entre des opinions et des humeurs qui, attelées à une même besogne, tiraient pourtant très rarement ensemble. Il suffit d’avoir fréquenté les clubs un peu avancés pour savoir à fond que l’Hôtel-de-Ville vivait en très mauvaise intelligence avec le ministère de l’intérieur ; entre les deux nageait la barque de la préfecture de police, une forte barque, bien armée, conduite par un vigoureux rameur ; à côté de la préfecture officielle, il y en avait même une autre plus ou moins clandestine, qui ne mettait pas tant de mystère dans ses sympathies et les appuyait avec des condottieri qui ne relevaient de personne que d’eux-mêmes. Au-dessus de ces discordes, tantôt en germes et tantôt épanouies, planait heureusement M. de Lamartine, qui maintenait tout par son caractère et couvrait tout de sa popularité. On aurait cru que ce rôle de modérateur devait le fatiguer, et qu’il serait bien aise d’embrasser enfin avec une préférence plus marquée celui des deux partis où tout le monde lui voyait sa place, une grande place.

L’assemblée nationale l’avait ainsi compris, et, quoiqu’elle n’ait pas indiqué son sentiment avec toute l’énergie possible, elle en avait cependant assez témoigné pour que M. de Lamartine y cédât, s’il lui eût convenu d’y céder. Les députés des départemens et bon nombre des députés de Paris n’étaient pas enchantés de la politique spéciale du ministère de l’intérieur. Le Bulletin de la république, même après les justifications empressées de son éditeur responsable, n’avait guère trouvé de panégyristes. On n’eût pas demandé mieux que de rendre tout-à-fait à ses loisirs cette rédaction anonyme, qui s’était cependant tout d’un coup fort adoucie. Bref, la nomination de M. Buchez à la présidence était au pied de la lettre une première victoire de l’Hôtel-de-Ville sur le ministère de l’intérieur, et elle eût été suivie d’une seconde plus complète, si l’assemblée, adoptant les conclusions de ses bureaux, eût élu directement un conseil de ministres, au lieu de former d’abord une commission exécutive. Il était en effet beaucoup plus commode d’élaguer un ministre d’une liste d’autorités purement administratives que d’écarter un révolutionnaire éminent du comité suprême qui devait représenter l’action générale de la révolution. L’assemblée nationale ne voulait pas et ne voudra jamais toucher à la révolution même ; elle eût seulement aimé qu’on l’administrât autrement. Quelques membres du gouvernement provisoire semblaient fort de cet avis ; M. Crémieux en était ouvertement, et l’on prétendait, sur raisons probantes, que l’avis ne choquait pas trop M. de Lamartine.

M. de Lamartine a brusquement détourné l’assemblée de cette pente qu’elle paraissait décidée à suivre. Il a posé nettement la question. D’autres avaient parlé de la balance des pouvoirs, de l’avantage permanent qu’on gagnerait à séparer en principe l’exécutif du délibérant. M. de Lamartine a dit simplement et explicitement qu’il ne voulait point être là où ne serait point M. Ledru-Rollin. Était-ce générosité, était-ce calcul ? était-ce une vue supérieure d’une politique raffinée ? Nous ne chercherons point à rien pénétrer. Indécise comme nous le sommes nous-mêmes entre toutes ces suppositions, l’assemblée a témoigné cependant avec une certaine vigueur qu’il ne lui plaisait pas qu’on lui imposât ainsi des arrangemens qu’on pouvait croire trop individuels. Elle a subi le désir de M. de Lamartine, mais elle l’a mis avec M. Ledru-Rollin au dernier rang de la commission des cinq. L’assemblée n’oubliera pas plus que la France les immenses services que M. de Lamartine a rendus à la patrie dans ces derniers mois ; mais M. de Lamartine ne doit pas oublier non plus qu’une conduite ferme et claire est la première garantie qu’un état populaire demandera toujours à ses chefs. Si M. de Lamartine a cru qu’il y avait un péril particulier dans une séparation que les représentans du pays appelaient évidemment de tous leurs vœux, il a bien fait de s’y refuser. Il ne faut pas cependant qu’il se dissimule que ce péril particulier n’arrêtait point l’expression du vœu de l’assemblée.

Nous ne dirons rien aujourd’hui des nouveaux ministres dont les noms seuls indiquent qu’on a pris à tâche d’équilibrer deux influences contraires. L’équilibre n’est pas le mouvement ; nous attendons, pour juger le second cabinet de la république, qu’il se soit un peu remué. Encore est-ce bien lui qui sera responsable ? On n’est pas trop en droit de l’espérer, malgré le zèle novice avec lequel le ministre du commerce défendait hier la prérogative du pouvoir exécutif.

Comment, au milieu de ces anxiétés qui nous assiégent de si près, tourner librement ses regards vers les événemens qui se dessinent au dehors dans des proportions pourtant si considérables ? La guerre en Italie, la guerre en Pologne, la guerre en Danemark. Sur ces trois grands théâtres, c’est l’ambition allemande qui s’agite pour conquérir ou pour conserver. Le renouvellement politique de l’Allemagne devra se combiner avec le remaniement des territoires qui lui appartiennent on qui dépendent d’elle. C’est une œuvre gigantesque qui ne se terminera probablement pas sans une nouvelle mêlée européenne. Cependant lord Palmerston a récemment annoncé que les parties belligérantes avaient accepté la médiation de l’Angleterre au sujet de la possession du Schleswig-Holstein. La Russie pouvait d’un moment à l’autre entrer en conflit direct avec la Prusse pour soutenir les Danois : la médiation anglaise ajournerait donc, si elle aboutissait, une des chances de guerre les plus imminentes. L’Angleterre se fût sans doute interposée de même, et plus volontiers encore, entre le Piémont et l’Autriche ; mais il y a là des problèmes d’avenir que l’épée seule doit trancher, et la diplomatie, si puissante contre les peuples qui se meurent, ne peut jamais rien contre les peuples qui ressuscitent. La mauvaise humeur de l’Angleterre n’empêchera point l’affranchissement de l’Italie, si l’Italie sait se mettre d’accord avec elle-même. L’armée piémontaise prend glorieusement la tête de la croisade, et elle vient de remporter sous les murs de Vérone un avantage chèrement disputé pour le seul honneur de l’obtenir. La situation du roi Charles-Albert s’affermit chaque jour et doit s’affermir dans l’opinion de tous ceux qui demandent le salut de l’Italie à la sagesse et à la force plutôt qu’au hasard et aux phrases. Déjà les villes vénitiennes ont manifesté, par l’organe de leurs délégués réunis à Padoue, la volonté patriotique de s’incorporer à la Lombardie. Que Venise et Milan se joignent par un heureux concert, que les ambitions municipales cessent de s’abriter à l’ombre du principe républicain pour repousser la seule association politique qui puisse fonder une patrie, et le nord de l’Italie se fermera bientôt à jamais aux Allemands.

La position du pape n’est point à beaucoup près aussi favorable et aussi simple que celle de Charles-Albert. Il a pourtant lui-même béni l’épée piémontaise. Sublime imprudence du patriote qui avait un instant oublié le pontife ! Le pontife s’est retrouvé maintenant sous le patriote, et la crise provoquée dans la conscience scrupuleuse et naïve de Pie IX s’est reproduite par un triste contre-coup dans tout l’état romain. La souveraineté temporelle et la souveraineté spirituelle, réunies en une même personne sur la chaire apostolique, devaient tôt ou tard lutter l’une contre l’autre du moment où la question de la nationalité italienne s’engageait par les armes. Le prince italien ne pouvait manquer de concourir de tous ses efforts à la délivrance de la patrie commune ; il était l’ennemi naturel des étrangers. Fussent-ils des étrangers par la race et par la langue, le saint-père ne pouvait voir des ennemis dans une portion quelconque de ses enfans catholiques. C’est du fond de ces perplexités que sont sorties et la récente allocution pontificale et cette menace presque ouverte d’excommunication suspendue sur la ville de Rome. Pie IX le bien-aimé est aujourd’hui prisonnier de ses sujets, et l’on ne sait encore comment se dénouera ce drame étrange. Le sénat romain gouverne à sa place et lui demande avec des instances intraitables une diète italienne dont il lui offre pourtant la présidence. Qu’arrivera-t-il si le prêtre ne cède pas à temps dans cette pieuse nature et ne sauve pas le monarque en abdiquant la prérogative du droit absolu ? Rome aura donc bientôt une diète italienne à côté du futur parlement romain ? Voir celui de Turin qui ouvre sa première session. Le monde change à vue d’œil.

La malheureuse Pologne est la seule dont le sort ne change pas. D’après les dernières nouvelles, l’empereur Nicolas arrivait à Varsovie, et Mieroslawski se rendait à discrétion lui et sa troupe à l’armée prussienne de Posen. Le 7 mai, tout aurait été fini dans le grand-duché. Nous aurons occasion de parler longuement de ce douloureux martyre ; l’assemblée nationale avisera sans doute demain aux moyens les plus efficaces que la France puisse employer dans des circonstances si difficiles ; le cœur de M. de Lamartine nous répond d’avance que tout sera fait qui pourra l’être. Il nous semble impossible qu’une démarche solennelle de la république française auprès de l’Allemagne émancipée ne provoque pas de résolutions salutaires en faveur de cette noble cause d’une nation qui a tant osé pour ne pas périr. Il faut seulement savoir que les susceptibilités et les prétentions germaniques auront beaucoup à se vaincre pour extirper du sol affranchi de la patrie allemande les dernières traces du démembrement de la Pologne. Mais quoi ! l’Autriche s’organise en état constitutionnel ; l’Allemagne entière va délibérer dans un même parlement sur la création d’un pouvoir central émané du vœu populaire ; la sève vigoureuse de la liberté afflue dans toutes les veines de ce grand corps national : l’Allemagne serait-elle digne de cette régénération qui se prépare, si, en secouant pour son compte le linceul du passé, elle s’obstinait à l’étendre sur les autres ?

L’Autriche, en particulier, s’éveille avec une énergie assez originale pour étonner tout le monde. Vienne chassait hier M. de Fiquelmont, comme elle chassait au mois de mars M. de Metternich. La révolution ne se fait pas seulement dans la rue ; elle s’écrit tout au long dans les actes officiels. Le simple résumé de ces actes donne en quelque sorte le vertige. Le 14 mars, une déclaration du docile et débonnaire César annonce que les états de l’empire seront assemblés autour du trône, « pour apporter leurs conseils dans les questions législatives et administratives. » Le lendemain, nouvelle déclaration : « Nous demandons le concours de nos fidèles états pour la constitution que nous avons résolu d’accorder à la patrie. » Puis, grands remerciemens des bourgeois de Vienne, criant Vive notre empereur constitutionnel ! Suit presque immédiatement la formation d’un ministère responsable, un vrai conseil des ministres, avec un chef de cabinet et sans cour de chancellerie, avec des départemens distribués comme en pays parlementaire. À côté de ce ministère, il est un conseil improvisé qui eût été un monstre politique dans l’Autriche d’hier, une commission de vingt-quatre membres, la plupart bourgeois, prise moitié dans la capitale, moitié dans la province, et qui s’intitule « comité provisoire pour le soin des affaires urgentes. » Cette commission a publié les programmes les plus libéraux, elle s’est entendue avec le ministère pour déterminer les bases de la constitution qui doit être soumise à l’assemblée nationale. Le 13 du mois d’avril, le projet a été lu dans une réunion préparatoire, où chaque province, excepté la Bohème, la Pologne et l’Illyrie, était représentée par un député. Tout ce que les anciennes influences ont pu gagner de plus décisif, ç’a été d’écrire en tête de la constitution qu’elle était octroyée ; mais il sera bien difficile de dénier au prochain parlement le droit de révision, quand on lui reconnaît le droit de sanction. En attendant, il reste acquis qu’il y aura deux chambres en Autriche, une chambre des pairs nommée pour quatre cinquièmes à l’élection, une chambre des députés, pour laquelle il n’y a ni cens électoral ni cens d’éligibilité. L’annuité des sessions, la définition rigoureuse des limites du pouvoir exécutif, la fixation d’une liste civile, le vote annuel du budget, la responsabilité des ministres, l’égalité des citoyens et des cultes devant la loi, l’introduction du jury et de la publicité dans les tribunaux, l’inamovibilité de la magistrature, voilà quelle sera désormais la charte autrichienne.

Nous avons toute confiance dans l’efficacité des institutions libérales. Elles gratifient ceux qui savent en jouir d’une force qui n’est qu’en elles ; il y a même aujourd’hui des exemples frappans de cette consistance que la liberté donne aux états instruits à la pratiquer. C’est par l’énergie de ses libertés que l’Angleterre reste paisible au milieu de l’émotion universelle. Les incartades diplomatiques de lord Palmerston et les velléités turbulentes des chartistes ne dérangent rien à l’équilibre de cette constitution qui semble avoir le merveilleux privilège de se réformer insensiblement et toute seule. La Belgique nous présente un spectacle analogue. Aussi nous suivrons toujours avec l’intérêt le plus sincère la marche intelligente et courageuse de son gouvernement à travers les difficultés dont il est assiégé. Le pays, le ministère et les chambres s’unissent là dans une même pensée de conciliation. Le sentiment national, surexcité par des appréhensions heureusement inutiles, jette un mouvement particulier dans toute la vie politique. Les intrigues abdiquent, les partis s’amoindrissent ou s’effacent ; au-dessus de toutes les vieilles divisions, il apparaît pour le moment un but unique, une préoccupation commune, c’est d’échapper à la crise en maintenant la constitution. Puisse la France tâcher elle-même d’avoir enfin la sienne, et de l’avoir franchement libérale. Il n’y a que les constitutions vraiment libres qui sauvent les peuples des révolutions.