Chronique de la quinzaine - 30 avril 1848

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Chronique n° 385
30 avril 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 avril 1848.

Les premiers peut-être dans la presse, nous disions, il y a quinze jours, le mot de la situation, qui nous apparaissait ce qu’elle était à ce moment-là, plus sombre et plus menaçante que jamais. Nous disions que tout le mal venait de l’aveugle complaisance avec laquelle grands et petits caressaient ces rêveries vieilles comme le monde, qui ont voulu se rajeunir en s’appelant des théories sociales, selon le goût du langage d’à présent. Nous disions que tout le péril était dans la sourde agitation que certains d’entre les théoriciens ménageaient ou exploitaient pour transvaser leurs systèmes dans la réalité. Nous disions enfin que la douleur, que l’angoisse de la France, c’était de voir au sein même du gouvernement provisoire les personnes sérieuses effacées par les idées fausses, les républicains qui sont des politiques raisonnables, assiégés, cernés et minés par les républicains qui s’intitulent des socialistes. Nous exprimions notre pensée sous le coup d’une tristesse profonde, parce que c’était le sentiment universel en face des circonstances qui semblaient livrer le pays comme un patient aux mains des faiseurs d’expériences, comme un enjeu surtout aux fantaisies de leur ambition. Nous parlions pourtant avec réserve : quel que fût le dommage causé par cette division intestine qui annulait ou qui égarait le conseil suprême de la république, le dommage eût été plus grave encore, si la division, éclatant trop tôt, n’eût pas permis au conseil d’arriver tout entier devant les députés que la France allait envoyer pour organiser définitivement la république. En l’absence des représentans de la nation, il n’y avait de jugemens exécutoires contre personne, fussent même les plus sévères jugemens de l’opinion ; seuls les représentans pouvaient juger sans appel, et, par leur autorité souveraine, réduire toute résistance à n’être plus que révolte et trahison.

Aujourd’hui nous avons le cœur et la langue plus libres : le danger n’est peut-être point passé, peut-être même est-il pour l’instant à nos portes, mais nous sommes sûrs aujourd’hui que le danger sera vaincu, et d’autant plus certainement vaincu, qu’il sera plus clairement dénoncé. La conspiration que nous sentions dans l’air s’est révélée par ses actes le lendemain même du jour où nous en montrions les fils ; elle n’a pas été anéantie, parce qu’elle n’est point allée jusqu’au bout de son audace ; elle a seulement eu la preuve de son impuissance, et cette impuissance ne fera que s’accroître à mesure que les masques tomberont. Otons les masques. Aussi bien l’assemblée nationale est là maintenant pour prononcer sur tout le monde : or, si, avant qu’elle fût constituée, il était sage et nécessaire d’ensevelir dans l’ombre les torts des individus afin de sauver la chose publique, la chose publique ne peut plus aujourd’hui se raffermir et se défendre qu’à la condition que l’assemblée nationale décide en toute connaissance de cause du mérite ou du démérite des individus. Le caractère et l’issue de la manifestation parisienne du 16 avril, le caractère et l’issue des élections générales du 23, voilà les deux points saillans dans l’histoire de cette quinzaine, voilà les deux raisons capitales qui, tout en fortifiant nos appréhensions au sujet de telle ou telle personne, relèvent aussi la foi que nous avons dans le grand corps des citoyens ; deux raisons qui, sans rien ôter de la juste vigilance avec laquelle il faut surveiller heure par heure la crise du moment, doivent aussi cependant rassurer les plus inquiets sur les chances de l’avenir.

Nous n’avons ici ni de goût ni de place pour une chronique qui pénétrerait trop directement dans le for intérieur des pouvoirs qui ont gouverné la France depuis la révolution ; mais il n’est pas besoin de renseignemens très intimes pour expliquer cette singulière alerte du 16 avril, qu’on a bien voulu nommer provisoirement un malentendu, que l’on devra sans doute apprécier autrement devant l’assemblée nationale. Nous ne nous portons point accusateurs publics, mais nous savons que les manœuvres qui ont provoqué l’émotion de ce jour-là continuent sans beaucoup de mystère ; nous savons que les espérances qui, ce jour-là, ont avorté ne dissimulent pas l’envie qu’elles ont d’engager une autre épreuve, fût-elle désespérée ; nous savons enfin que le sang coule, que l’émeute s’essaie à quatre heures de Paris, et, la voyant encore si proche, nous avons bien le droit de dire d’où elle a déjà manqué nous venir. Elle a manqué nous venir du Luxembourg.

On a beaucoup maltraité M. Ledru-Rollin, on a beaucoup incriminé ses actes et suspecté ses intentions ; nous pensons sincèrement que la défiance publique s’est trompée d’adresse en tombant sur lui avec un acharnement trop exclusif : c’est une véritable exagération bourgeoise, de le faire si redoutable et si méchant. M. Ledru-Rollin affecte, il est vrai, d’une certaine manière, d’assumer sur sa tête intrépide, os sublime, tout le poids d’une impopularité dont il se glorifie devant Dieu ; il affecte assez soigneusement d’exposer sa vaste poitrine aux traits de l’envie ; peut-être même rêve-t-il quelquefois qu’il n’y a personne en France à qui la dictature allât aussi bien qu’à lui ; encore est-ce un rêve qui le séduit devant son miroir plus souvent qu’il ne le trouble dans son sommeil. A tout regarder, cependant, M. Ledru-Rollin n’a pas l’ame noire ; il aime les arts et la nature ; le cœur lui bat doublement au refrain de la Marseillaise… quand elle est bien chantée ; « ses paupières s’humectaient quand, monté sur le faîte de l’arc de triomphe, il contemplait, le jour de la revue, l’arc-en-ciel qui sillonnait les cieux. » (Voyez le Moniteur). Pour comble enfin, ses bureaux lisent Jean-Paul et citent avec onction le sentimental humoriste (Voyez le Bulletin de la République.) M. Ledru-Rollin n’est donc pas né tyran, et, sérieusement, il n’a pas en main les élémens d’une tyrannie. Dans cette lutte qui s’est engagée dès le lendemain de la révolution entre le sens commun du pays et les songes désordonnés d’une de ces minorités qui se disent opprimées tant qu’elles n’oppriment pas, dans cette lutte qui n’est probablement pas terminée, M. Ledru-Rollin n’avait, ni d’un côté ni de l’autre, la place d’un chef de parti. Du côté de l’ordre et de la raison, une personnalité plus éclatante que la sienne se trouvait au premier rang par la seule force des choses, par le seul empire du caractère. De l’autre côté, du côté des passions indisciplinées qui s’abritent sous de mensongères théories, le premier rang eût peut-être été plus facile à conquérir ; mais commander au nom des théories, quand on n’est pas soi-même un théoricien, c’est n’avoir que l’apparence du commandement. Nous souhaitons fort que M. Ledru-Rollin, se renfermant dans le rôle encore très honorable que les circonstances lui avaient délégué, se soit, en temps utile, rangé du bon bord, qu’il ait à propos apporté au service de la bonne cause la robuste énergie de son tempérament. Si seulement il s’était jeté par hasard à l’autre extrémité, nous prétendons qu’il s’abuserait lui-même en croyant y dominer pour son compte ; nous voudrions pouvoir lui ôter cette illusion, nous voudrions surtout le décharger de la responsabilité qu’il encourrait aux yeux du public si, par malheur, il prenait cette illusion trop au sérieux. Il est indispensable de le répéter souvent au public et à M. Ledru-Rollin : M. Ledru-Rollin, dans le parti socialiste, ne sera jamais qu’un instrument ; nous en appelons à la conscience de M. Louis Blanc.

M. Ledru-Rollin s’est beaucoup fâché qu’on ait à son sujet, nous ne savons trop pourquoi, remis tout doucement dans la mémoire des Parisiens les gloires épicuriennes de Barras. Au fond, il y a bien quelque rapprochement, puisque le républicain Barras était un gentilhomme aristocrate, comme M. Ledru-Rollin est un prolétaire gentilhomme. Quoi qu’il en soit, personne ne s’avisera jamais de parler de Barras à l’occasion de M. Louis Blanc. M. Louis Blanc nous vient par origine de la patrie du consul Bonaparte ; M. Louis Blanc ne se soucie pas d’être d’un directoire. Il s’arrange pour lui tout seul un empire à huis-clos, en attendant le jour suprême où ce petit empire, s’élargissant jusqu’à enserrer toute la France, la France heureuse de sa docilité comme le Paraguay des jésuites, se laissera proclamer, par la voix de M. Louis Blanc lui-même, l’œuvre, le domaine, le microcosme de M. Louis Blanc.

Ce n’est point ici une raillerie que nous écrivons, c’est un jugement convaincu que nous formulons sur un esprit ambitieux et malade, malade jusqu’à chercher peut-être dans son exaltation à se venger sur son pays de la défaite de son système. On ne se figure pas le trésor d’orgueil qui s’est amassé dans quelques cerveaux au milieu de cette décomposition morale qui a caractérisé l’époque d’où nous sortons. On ne se figure pas le délire de ces faux génies qui, s’adorant dans le plus profond de leur pensée, méprisent et ravalent jusqu’à terre quiconque ne les adore pas. Il parait qu’il y a des extases vaniteuses où l’homme peut réussir à s’isoler tellement de ses semblables, qu’il arrive à les ignorer, et où vivant à lui seul, il s’imagine que rien ne vit plus hors de lui. Qui donc n’a pas rencontré Nabuchodonosor dans ce temps-ci ? Nabuchodonosor sans couronne et sans manteau royal, en frac et en chapeau rond. Il passait hier dans la rue comme un simple passant. Supposez-le monté ce matin au pinacle ; vous avez eu beau démolir le trône, vous ne l’empêcherez pas de trôner.

M. Louis Blanc avait été chargé d’une mission spéciale par le gouvernement provisoire, dont il est membre ; le gouvernement n’avait point à revenir sur cette mission qui résultait plus ou moins nécessairement du concours des circonstances ; il appartiendra de droit à l’assemblée nationale d’en apprécier et d’en modifier les allures. L’objet éminent de cette mission dans l’idée de ceux qui la sanctionnaient par leur décret officiel, sinon dans l’idée de celui qui s’en emparait, l’objet utile et bienfaisant, c’était de sceller l’accord de toutes les classes entre elles, en donnant aux ouvriers des preuves efficaces de l’intérêt public qui s’attachait désormais à leur condition. Un homme d’état, un patriote haut placé par l’esprit, aurait embrassé cette tâche délicate comme une tâche de réconciliation morale et d’améliorations matérielles, d’améliorations immédiates et pratiques. M. Louis Blanc semble, au contraire, s’être proposé d’allumer toutes les discordes, d’ajourner toutes les affaires.

Qu’a dit en effet M. Louis Blanc du haut de sa chaire curule, qu’a-t-il dit de plus notoire, de plus considérable ? Il a commenté perpétuellement sa brochure et répété cent fois à l’artisan que le bourgeois l’exploitait, comme si l’artisan n’était pas un bourgeois, et le bourgeois un artisan. Il a soulevé le pauvre contre le riche, en lui montrant toujours le mauvais riche et jamais le mauvais pauvre, en faisant de la richesse une espèce de puissance occulte à laquelle on n’atteignait point sans traverser des sentiers obliques, sans fouler aux pieds les corps de ses frères, sans boire la sueur des misérables. Il a si bien déclamé contre la caste, qu’il lui faut supposer, pour l’honneur de son système, qu’en face de cette prétendue caste, qui n’existe pas, il aurait déjà presque suscité des castes véritables, n’eût été jusque dans son auditoire la répugnance instinctive du sens commun. N’est-ce pas, en effet, le plus monstrueux abus d’une inqualifiable sophistique d’avoir renouvelé le moyen-âge en plein XIXe siècle et remis au monde les corporations et jurandes que le grand cri de 89 en avait si glorieusement chassées ? On voit des gens, en petit nombre, c’est vrai, mais on en voit enfin, qui répètent soir et matin le saint nom de 93 avec cette componction qu’il y avait chez les voltigeurs de Coblentz, quand ils parlaient du bon vieux temps ; c’est une manière de se consoler d’avoir manqué la restauration de la guillotine : c’est la restauration ridicule du bonnet rouge et de la carmagnole. Il y en aurait une autre plus ridicule encore et surtout plus funeste, si elle pouvait jamais s’accomplir, ce serait la restauration des bannières du compagnonnage, de ces bannières égoïstes à l’ombre desquelles l’ouvrier français rétrograderait, non plus seulement jusqu’à la déclaration des droits de l’homme du citoyen Robespierre, mais, mieux encore, jusqu’à l’ordonnance des métiers du roi saint Louis. Nous le demandons en gémissant : quand on entend parler à tout moment de droits des corporations et de règlemens d’états, est-ce que l’on ne se croirait pas reporté bien au-delà de 89, dans ce temps d’apprentissage social où la liberté n’avait point encore tiré l’ouvrier des entraves de l’état et de la corporation, pour l’élever à la hauteur d’un patriotisme plus généreux et plus intelligent ? Les préoccupations obstinées des plus étroits intérêts de la vie matérielle iraient-elles donc maintenant jusqu’à effacer à tout jamais dans les ames ce spiritualisme politique qui féconda celles de nos pères ?

Voilà ce que M. Louis Blanc a fait au Luxembourg pour le bien de la paix et de l’harmonie. A-t-il fait davantage pour ces intérêts positifs dont le soin devait si fort lui tenir au cœur ? On dit oui dans un nouveau rapport inséré dernièrement au Moniteur ; la réalité dit non. Ce rapport nous apprend que des industriels sont venus offrir leurs usines à la commission des travailleurs et les abandonner à la disposition du suprême opérateur qui daignerait les organiser. Le rapport oublie de nous apprendre si ces offres ont été acceptées ; il serait pourtant curieux que le plus embarrassé dans cette rencontre eût été non pas celui que la détresse forçait à quitter l’ouvrage, mais celui-là même à qui l’on mettait ainsi l’ouvrage en main. Le rapport nous annonce encore que le fameux atelier fraternel des tailleurs de Clichy va bientôt fonctionner à ravir : depuis six semaines pourtant, il y a là douze cents ouvriers qui n’ont pas encore dépêché beaucoup de besogne. La garde mobile en sait bien quelque chose, et, quand même les pantalons déchirés de ces braves enfans ne plaideraient pas avec une certaine éloquence contre l’égalité des salaires et l’organisation du travail, qui n’ont pas réussi plus vite à produire des pantalons neufs, des chiffres authentiques publiés par un journal renseigné de près réduisent à zéro les hyperboles du Moniteur. Nous-mêmes nous avons pu nous assurer de la déception. Le Moniteur parle du bénéfice modeste que les frères-tailleurs auraient déjà recueilli ; le Moniteur aurait été plus instructif et plus franc, s’il avait dit que ce bénéfice, au bout de six semaines, s’élevait à peu près à 55 centimes par homme.

Qu’est-ce donc que M. Louis Blanc a fait au Luxembourg ? Il faut bien le comprendre et il ne faut point le cacher : ce n’est pas de la propagande économique, ce ne sont pas même des applications socialistes : ce sont des combinaisons électorales. L’alerte du 16 avril, à laquelle nous mène enfin notre récit après ces méditations un peu discursives, mais nécessaires, l’alerte soudaine de la grande capitale, c’était la suite d’une première combinaison électorale de M. Louis Blanc, et nous savons des malintentionnés qui croient que ce pouvait bien être le prélude d’une autre. Nous sommes persuadés que la masse d’ouvriers rassemblés au Champ-de-Mars le 16 avril n’avait pas, comme corps, d’idées hostiles au gouvernement ; nous ne voudrions même pas affirmer que les émissaires qui pouvaient se trouver dans son sein, pour concourir à des projets auxquels elle était elle-même étrangère, eussent reçu de personne la direction où ils l’auraient lancée. Ce que nous affirmons davantage, c’est la conduite de M. Louis Blanc dans ses rapports avec les délégués des corporations.

L’office des délégués au Luxembourg se réduit plus ou moins au rôle muet de comparses. La commission du Luxembourg, composée des deux membres du gouvernement provisoire et de leurs secrétaires, les économistes sans portefeuille, travaille avec le bureau des délégués, qui ne sont eux-mêmes convoqués qu’aux grandes occasions, pour entendre, par exemple, un message présidentiel, verbosa et grandis epistola. N’est-il pas vrai que, dans ces réunions générales, mais closes, M. Louis Blanc parle de deux manières, suivant qu’il destine ou qu’il ne destine pas son discours à la publicité, suivant que le sténographe doit ou ne doit pas se mêler à la cérémonie ? N’est-il pas vrai que, dans une de ces réunions avant la journée du 16 avril, M. Louis Blanc a déploré hautement le caractère rétrograde et bourgeois des récentes élections de la garde nationale ? N’a-t-il pas dit, en engageant les ouvriers à se rendre aux mairies pour y chercher les armes distribuées au nom du gouvernement, n’a-t-il pas dit aux délégués, avec la vivacité expressive de sa pantomime : « Allez chercher vos fusils et ne les déchargez pas ! » N’a-t-il point annoncé que, pour compenser le mauvais résultat des élections de la garde nationale, il avait sollicité et obtenu de M. Guinard quatorze places d’officiers d’état-major au choix des ouvriers ? Le jour où devaient se faire cette élection et la manifestation qui l’accompagnait, une manifestation par bandes en l’honneur de son système, n’a-t-il pas distribué aux corporations les écriteaux attachés à leurs bannières avec ces mots : Abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme ? Est-ce lui qui n’a pas voulu qu’on y ajoutât cet autre mot plus significatif : Vive Louis Blanc ! Est-ce ou n’est-ce pas dans son cabinet qu’a été rédigée cette pétition impérieuse jusqu’à l’insolence que le bureau des délégués apportait au gouvernement provisoire comme un ordre ou plutôt comme une menace ?

Le style trahissait bien l’auteur. Or, était-ce une position soutenable pour le gouvernement qui siégeait à l’Hôtel-de-Ville de voir les amis de ceux de ses membres qui n’étaient pas présens venir lui adresser une objurgation si étrange ? (On dit toujours mes amis au Luxembourg ; c’est la traduction poétique du chers camarades d’autrefois.) Quand donc les délégués menaçaient de se présenter avec des milliers d’hommes qui n’y entendaient pas à coup sûr d’autre malice, quand ils voulaient venir signifier face à face au gouvernement qu’on calomniait leurs amis, « les véritables amis du peuple ; » qu’ils étaient, eux du moins, « les hommes de la révolution, les hommes d’action et de dévouement ; » qu’à ce titre, en cette qualité, « il leur appartenait de déclarer que le peuple voulait l’organisation du travail, » quelle pouvait être la pensée du gouvernement ? Ne devait-il pas s’offenser et s’alarmer de voir ainsi distinguer et choisir parmi ses membres ? ne devait-il pas se tenir sur la défensive et opposer la prudence énergique à la violence téméraire ?

Nous ne rappellerons pas les incidens de cette journée, les découvertes qui peu à peu ont éclairé toutes ces menées souterraines, la coïncidence fâcheuse qui permettait de lire d’avance la démonstration manquée du 16 avril dans le Bulletin de la république du 15, ce triste bulletin qui n’est avoué ni par un sexe ni par l’autre au comité de rédaction du ministère de l’intérieur. Nous ne voulons même pas nous souvenir des attitudes trop variées de M. Ledru-Rollin dans ce moment plein d’anxiété ; à l’exemple de leurs collègues du gouvernement provisoire, nous avons presque oublié que ce dimanche-là M. Ledru-Rollin et M. Louis Blanc sont arrivés bien tard à l’Hôtel-de-Ville. Il est une seule chose que nous ne voulons pas oublier, que personne de ceux qui l’ont vue ne laissera périr dans sa mémoire : c’est l’aspect admirable de cette ville immense se levant tout en armes au premier bruit du danger. Le danger, chacun le nommait par son nom ; chacun se sentait prêt à toutes les extrémités plutôt que de se résigner à souffrir un ébranlement quelconque de l’ordre social. Les théories qui de loin déplaisaient déjà tant sortaient enfin de leurs nuages et se promenaient en chair et en os ; elles criaient, non plus aux échos discrets et complaisans de l’ancienne pairie, mais aux quatre vents de la place publique, elles criaient cette parole d’injure et de mensonge, cette vide et sonore parole de charlatan : Abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme ! Sur quoi les vignerons et les maraîchers de la banlieue sont accourus en battant la charge, et ils ont répondu de toute la force de leurs robustes poumons : À bas les communistes ! Nous n’avons pas assez de respect, pas assez d’hommages pour cette merveilleuse justesse avec laquelle le sens populaire va toujours droit au cœur des idées, lorsque le sens populaire n’est pas artificiellement faussé. Les vignerons et les maraîchers de la banlieue ne sont pas de grands savans en socialisme, mais ils ont une autre science : ils savent combien il faut de sueur pour bêcher un arpent et combien on aime le coin de terre qu’on a long-temps ainsi arrosé. Parlez-leur d’un superbe arrangement du monde dans lequel ce coin de terre leur appartiendra pourtant un peu moins ; dites-leur que cet arrangement ne se fera ni demain ni malgré eux, mais qu’après demain peut-être ils le solliciteront d’eux-mêmes, tant il leur paraîtra beau ; dites-leur que vous êtes des gens d’amour et de paix qui les prêchez pour leur bien et non pas pour le vôtre ; soyez habiles comme Escobar et doucereux comme le père Douillet : les grossiers raisonneurs ne consentiront même pas à s’alambiquer l’esprit pour s’amuser à vos tours, et du premier coup ils vous répondront : À bas les communistes ! La réponse est brutale, mais la logique est bonne.

La nécessité de tout socialisme, au sens où les adeptes de mille couleurs ont pris ce mot, qui nous choquera toujours, c’est d’aboutir au communisme par une pente plus ou moins allongée. Ce mot-là sans doute pourrait s’entendre autrement, si on ne l’avait gâté. Nous nous joignons du fond de l’ame à la courageuse protestation que M. Lamennais élève chaque jour contre cette corruption du mot de socialisme ; nous l’en remercions sincèrement ; nous l’en félicitons, comme d’un acte qui honore sa vieillesse en compromettant sa popularité dans une lutte qui lui vaut déjà les outrages d’en bas. Nous nous associons de même et de toute la force de nos sympathies à cette utile campagne que M. Michel Chevalier a commencée chez nous pour la continuer avec tant d’éclat dans la presse quotidienne ; nous lui avons bien du gré de ne point se laisser abattre par l’injuste rigueur qui a voulu supprimer un enseignement si populaire. Si c’est être socialiste que de vouloir introduire dans la société toutes les réformes qui peuvent élever la valeur individuelle de chaque homme sans distinction de naissance et de fortune, oui, nous aussi, nous sommes des socialistes, nous le sommes par les principes de notre raison, par les besoins de notre cœur ; mais s’il s’agit, au contraire, de plier les individus sous le joug d’airain d’une communauté qui, moyennant la confiscation de toute liberté, se chargera d’épargner à ses membres la peine de vivre ; s’il s’agit de rogner en quelque sorte l’individualité humaine et non plus de l’ennoblir, non, nous ne sommes pas des socialistes, et nous répugnons de tout notre être à l’invasion de pareilles doctrines ; nous disons, comme quelqu’un vient hardiment de le dire : Le socialisme, c’est la barbarie. À ce compte-là, ce sont encore les barbares qui ont été vaincus le 16 avril.

Le gouvernement de la république s’est cependant montré plus embarrassé que glorieux au lendemain de cette victoire, et il n’a pas tenu à lui qu’elle ne s’éclipsât derrière une espèce de brouillard diplomatique qui en eût effacé les traits les plus significatifs. C’eût été une grande faute, si ce n’était peut-être une grande prudence. Le gouvernement provisoire aura sans doute pensé que le sens de cette journée était si clair pour tous, qu’on ne risquait rien d’atténuer dans les récits officiels ce que cette clarté pouvait avoir de blessant pour quelques personnes dont il tenait à ménager la situation. Préoccupé du désir d’arriver tout entier, sans encombre, devant l’assemblée nationale, il aura craint d’appuyer trop vivement sur la déroute des prétentions turbulentes auxquelles certains de ses membres semblaient trop directement rattachés. Voilà comment la postérité qui lira le Moniteur du 18 avril sera naturellement exposée à croire que Paris s’est levé le 16 aussi vite qu’un seul homme pour déjouer un complot royaliste, pour faire face à la réaction, suivant le langage des clubs.

Le gouvernement provisoire a même voulu paraître assez en peine de dompter cette prétendue réaction : il s’est mis à sévir énergiquement sur les anciens fonctionnaires. Le 19 avril, il a, sous prétexte d’économie, condamné à la retraite plus de cent officiers-généraux, en abrogeant d’un trait de plume la loi de 1839 ; le 20 avril, il a déclaré que l’inamovibilité de la magistrature n’est pas conforme aux principes républicains, et il a suspendu les magistrats. On dirait qu’il a fait là ses concessions aux membres dissidens qui lui revenaient après un délaissement trop remarqué, qu’il a ainsi diminué ce qu’il pouvait y avoir pour eux de trop amer dans l’indulgence avec laquelle il les accueillait. En revanche, le ministère de l’intérieur aura sans doute rompu des alliances compromettantes, le Bulletin de la république s’est insensiblement adouci, et l’armée est très visiblement rentrée dans Paris. La fête de la fraternité célébrée le 20 et embellie par un accord unanime était peut-être la consécration et la garantie du compromis essentiel qui reliait les membres du gouvernement. Ce compromis n’a pas duré ; les élections sont venues le rompre. Heureusement que l’assemblée nationale arrive enfin pour rétablir partout où il faudra l’entente et l’harmonie.

Les élections ont déterminé une rupture publique entre les deux organes qui se partagent les confidences du gouvernement provisoire. L’un a dit qu’il aurait jusqu’au bout de la patience et de la modération ; l’autre s’est escrimé à visage découvert contre les partis bâtards qui faussent la révolution, contre les doctrinaires de la république, aussi rogues, aussi pédans que ceux de la monarchie. Nous sommes de l’avis du National, qui a gardé dans cette position difficile un sang-froid et une réserve dignes d’éloge : « la patience et la modération finiront par avoir raison. » Le National ne se trompe pas, quand il assure qu’on sera reconnaissant à ceux qu’il soutient « d’avoir ajourné jusqu’à l’assemblée un éclat qui eût entravé la marche du gouvernement. » En vain le gouvernement a pris mesures sur mesures pour abonder au plus vite dans l’esprit le plus avancé de la révolution ; en vain, sans même se laisser le temps de coordonner suffisamment ses réformes, sans même songer qu’il empiétait beaucoup sur un avenir qui ne lui appartenait pas, en vain il a dégrevé le sel et grevé le capital, aboli l’impôt de la viande et multiplié l’impôt du luxe : le ministère de l’intérieur et le palais du Luxembourg ne lui ont pas rendu leur confiance. Ils ont rédigé d’accord et promulgué en commun une liste de candidats où il n’y avait qu’eux-mêmes, soit en personnes, soit en doublures. Cette liste, composée de la manière qu’on sait, sous les yeux de la commission du Luxembourg, cette liste de haute philosophie politique, admettait bien vingt ouvriers, mais pas un, dans le nombre, qui fût de la famille si méritoire et si populaire des hommes de l’Atelier ; elle comprenait les grands et les petits prophètes de tous les socialismes, leurs adeptes et leurs soldats : elle oubliait Béranger. Cette liste malencontreuse a échoué sans honneur, parce qu’elle ne représentait qu’une coterie, au moment où toutes les coteries disparaissaient dans l’urne immense du suffrage universel. Ce n’est point à leur liste que M. Ledru-Rollin et M. Louis Blanc ont dû leur entrée dans l’assemblée ; c’est au besoin pressant que nous sentons tous de les y voir.

Nous avons à peu près l’ensemble de ces élections, qui dateront dans notre histoire : il faut s’attendre à beaucoup d’inconnu ; mais nous serions très étonnés que l’esprit général ne fût pas un esprit de conciliation et de prudence. Le péril était si flagrant, qu’il aura mis la même pensée dans toutes les catégories de cette masse énorme d’électeurs. L’immense majorité aura surtout exigé la conservation des grands principes attaqués par les novateurs ; elle n’aura demandé à la république que ce qu’elle demandait inutilement à la monarchie, le sage progrès des institutions et des idées, leur progrès et non pas leur perturbation. Les élections de Paris sont l’expression fidèle de cet esprit intelligent ; les élections de province ne sauraient manquer d’y répondre. Nous en avons l’assurance dans ces déplorables excès qui à Rouen, à Elbeuf, à Limoges, à Nîmes, nous montrent comment certaines minorités entendent protester contre une légalité faite pour elles et par elles, quand elles sont une fois vaincues. Nous ne pouvons non plus fermer tout-à-fait les oreilles à la voix incendiaire de ces clubs parisiens où l’on dit brutalement que le peuple a été volé, où l’on traite les gardes nationales de hordes assassines, où l’on annonce pour ces jours-ci une démonstration destinée à requérir du gouvernement provisoire l’éloignement des troupes et leur acheminement au secours de la Pologne. Nous ne pouvons pas enfin ignorer tout-à-fait les prédictions furibondes de certains journaux qui annoncent une désolation de Jérusalem comme le très prochain châtiment de la réaction bourgeoise et de la déconfiture électorale des socialistes. Ces égaremens d’une poignée de sectaires nous sont une garantie de plus du triomphe si désirable de l’ordre et de la raison. Vienne maintenant l’assemblée nationale ; qu’elle commence par proclamer clairement et spontanément la république ; qu’elle entreprenne avec courage son œuvre de reconstruction politique et de pacification sociale. Elle trouvera des obstacles, de cruels obstacles peut-être, ne nous le dissimulons pas ; mais, sortie des entrailles de la France en un jour d’épreuve si laborieuse, recrutée dans tous les rangs et dans tous les âges, dans le monde d’hier, dans le monde d’aujourd’hui, et surtout dans celui de demain, l’assemblée nationale aura, pour marcher au but, cette force infinie que nous lui sentons d’avance, et qui fait la nôtre à tous tant que nous sommes.

D’autre part, une chose aussi nous rassure dans le cours des événemens extérieurs ; une chose nous encourage à ne pas trop nous alarmer des éventualités de la guerre, à fortifier en nous ce sentiment de confiance énergique où nous laissent nos élections. Ce n’est pas tant la spontanéité avec laquelle les divers états européens ont reçu le contre-coup de février : c’est la sagesse avec laquelle ils ont aussitôt détourné ce grand ébranlement de ses voies violentes, pour le mener à ses fins légitimes par des voies raisonnables. Il y a là peut-être la preuve la plus claire de cette puissance souveraine qui impose les idées, quand les idées sont mûres. Au lieu de susciter des épouvantes et des haines, au lieu de servir de prétexte à la réaction des gouvernemens contre la liberté ou bien au conflit des rancunes nationales, l’inauguration de la république française a seulement donné partout le signal d’une émancipation progressive et réfléchie.

À peine le premier retentissement passé, nos voisins sont revenus sur ce qu’il y avait eu pour eux d’inévitablement brusque et désordonné dans cette immense surprise ; ils ont procédé régulièrement à organiser une victoire qui, chose rare chez les victorieux, les trouvait tout prêts. La révolution de février doit sans doute se glorifier de cette impulsion soudaine qui a précipité les faits, mais il n’y aurait pas de bon sens à croire qu’elle les ait engendrés. Il faut avoir en histoire, et même en histoire contemporaine, une certaine reconnaissance pour les causes secondes ; mais il ne faut pas oublier qu’elles sont après tout les humbles servantes des causes premières. La cause active et profonde de cette régénération savante qui renouvelle comme par magie la face de l’Europe, elle n’est pas dans les trois jours de février, elle est dans les trente-trois années qui ont suivi 1815 ; elle ne s’appelle pas la révolution, nommons-la maintenant le plus haut possible, elle se nomme la paix. C’est cette paix de trente-trois ans qui, du Rhin au Danube et de la Seine à l’Oder, a rallié tous les hommes dans une communion permanente du cœur et de la pensée. Quels que soient contre notre époque les griefs de l’avenir, l’avenir lui devra du moins cet hommage, que plus encore qu’aucune autre, plus même que le mouvement religieux du XVIe siècle, elle a resserré les liens des nations en développant la fraternité des intelligences.

Cette fraternité s’est trouvée si efficace, que, dans les pays où les idées de notre temps semblaient avoir le moins pénétré, elles avaient pour ainsi dire marché sous terre et n’attendaient qu’un accident pour lever la tête. Nous ne voulons aujourd’hui que l’Autriche comme exemple. Les événemens du 13 et du 14 mars n’ont fait que décréter à Vienne une métamorphose déjà préparée dans tout l’empire. La métamorphose est aussi complète par le fond qu’elle est piquante dans la forme. Vienne, la ville de la police et de la censure, présente aujourd’hui le même spectacle que Paris, le mouvant et bruyant spectacle de toutes les libertés en action. Il n’y a pas encore six semaines, la censure empêchait qu’on ne dise de Wallenstein, du Wallenstein de Schiller, qu’il avait été assassiné, et l’on s’émerveillait qu’elle eût permis les hardiesses allégoriques que Bauernfeld glissait dans ses drames : à l’heure qu’il est, on crie dans les rues des brochures et des journaux, les vitres des libraires sont garnies de caricatures, les murs couverts de placards. La police de cette publicité exubérante est remise à la garde nationale ; c’est elle qui, par une singulière délégation, est chargée de veiller au débordement des affiches et d’arracher celles qui seraient trop incendiaires. Les bons Viennois sont maintenant si fiers d’être Autrichiens, qu’ils écrivent dans leurs journaux affranchis d’hier que, si le prince de Metternich a été ce mauvais politique rétrograde que l’on a vu, c’est parce qu’il n’était pas natif de l’Autriche. Jusque dans la haute société, on sacrifie à l’entraînement du jour le comte Buquoy poursuit de ses vers le vieux chancelier fugitif, et l’appelle prince Minuit (furst Mitternacht). Tous les membres de l’aristocratie ne s’associent pas certainement à l’expression de l’animosité populaire, mais il en est cependant qui savent mieux se venger de l’abaissement où leur ordre avait été si long-temps retenu par les bureaucrates de la chancellerie. Ils mettent leurs titres de côté pour prendre le fusil du garde national, et les bourgeois de Vienne parlent avec une fierté encore passablement naïve de leur commandant Hoyos ou de leur capitaine Colloredo.

Jusque dans les parties les plus arriérées des états autrichiens, l’aspect du pays s’est tout d’un coup vivifié. Dans la Haute-Autriche, dont les populations ont en Allemagne un renom proverbial de simplicité, tout le long du Danube, de Passau à Lintz, les villes et les villages se sont parés comme pour une fête. A toutes les maisons pendent des drapeaux où se lisent ces mots révolutionnaires Liberté de la presse, réforme, constitution. A Gratz, en Styrie, la nouvelle de l’affranchissement est lue en plein théâtre par le gouverneur, et la foule court les rues, se réjouissant et demandant des lampions avec une insistance toute parisienne. On doit penser que l’animation est plus vive encore dans la Hongrie et dans la Bohème. La vraie capitale hongroise, Pesth, va recouvrer la possession de la diète nationale, dont elle suivait les débats à distance avec une anxiété tumultueuse, tant qu’ils se passaient à Presbourg, sous l’œil de l’Autriche. À Prague, la garde nationale s’est déjà montrée tout en armes ; celle de Vienne a pris pour devise : propriété, travail, intelligence. Cette devise n’est pas moins à sa place en Bohème, où les gens de la campagne et les ouvriers ont été gagnés plus qu’on ne l’aurait jamais cru par les prédications socialistes. Les ouvriers des faubourgs de Prague se tiennent au courant des espérances et des illusions qu’on a suggérées dans ces derniers temps aux ouvriers de Paris ; ils s’associent de loin à leur fortune, et avec tout l’aveugle entraînement de l’ignorance. En face de ces dangers, la bourgeoisie de Prague a fermement contenu l’émotion inséparable d’un si grand changement politique : elle a autant que possible concilié pour la défense d’un même intérêt d’ordre et de sécurité les deux élémens encore rivaux qui forment la population, l’élément tchèque et l’élément germanique. Elle a modifié la constitution municipale selon le besoin de la circonstance et du temps. Il est curieux de voir circuler la pensée moderne dans cette ville du moyen-âge, au milieu de ces antiques édifices encore tout marqués de l’esprit du vieux monde. Vous entrez dans une maison gothique : c’est un café ; on s’y arrache, on y lit à haute voix les journaux français.

Le fond des choses correspond au dehors. La rénovation politique a pénétré déjà trop avant dans les faits, pour qu’on y puisse désormais attenter. Il y aura sans doute des transactions, des lenteurs ; il n’y a plus de réaction possible en Autriche. Le comte Ficquelmont, qui a pour l’instant non pas la direction souveraine, mais la conduite générale des affaires, n’est peut-être pas de l’école la plus libérale, et peut-être aussi naguère a-t-il été trop bien en cour à Pétersbourg, pour y devenir aujourd’hui très désagréable ; mais qu’importe après tout ? Lui-même l’aurait dit, à ce qu’on assure : Ce ne sont plus les ministres, c’est le temps qui gouverne. Le temps a marché pour l’Autriche comme pour le reste de l’Europe. L’habile publiciste qui écrivit il y a sept ans l’Autriche et son avenir, donnant à la fin de 1846 la seconde partie de son ouvrage, commençait par reconnaître les progrès de toute sorte accomplis depuis 1841. La réforme postale, l’exécution des chemins de fer, la réduction du temps de service militaire, la place plus grande faite à l’industrie dans l’état, le développement des écoles professionnelles, les premiers essais de révision dans le tarif des douanes, telles sont en effet les conquêtes sérieuses qui, en moins de six ans, ont accéléré la civilisation matérielle de l’Autriche. Le progrès intellectuel, plus difficile à saisir, parce qu’il était comprimé au lieu d’être manifesté par les institutions, le progrès des idées politiques se traduisait cependant par l’éveil de l’opinion et par l’importance croissante des assemblées d’états. La bureaucratie contrariait seule les exigences qui ressortaient naturellement de cette situation nouvelle. La bureaucratie est tombée violemment le jour même où se réunissaient ces états d’Autriche, réduits depuis des siècles à l’insignifiance d’un rôle misérable, et leur rôle primitif, leur rôle d’états du moyen-âge, s’est trouvé du même coup si complètement transformé, que les voilà fondus, pour le mois de juin prochain, avec les représentans de tout l’empire, et convoqués en qualité de parlement constitutionnel.