Chronique de la quinzaine - 14 mai 1907

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Chronique n° 1802
14 mai 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le Parlement est rentré en session le 7 mai, et n’a pas encore réussi à dissiper dans les esprits les confusions et les inquiétudes qui les assaillent, et dont nous avons, pendant les vacances, signalé les principaux symptômes. Au moment où nous écrivons, la Chambre des députés est aux prises avec plusieurs interpellations : bien qu’elles s’appliquent à des objets divers, elles se rapportent toutes à des préoccupations du même ordre. Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? De quoi demain sera-t-il fait ? Tout le monde se le demande, et personne ne compte sur le ministère pour faire à cette question une réponse satisfaisante. Le ministère aura tout de même la majorité, peut-être même une majorité assez forte : il n’en restera pas moins très faible, et toujours à la merci d’un incident. Sa force n’est pas en lui-même, mais dans l’incertitude où l’on est au sujet de sa succession. Qui la recueillerait, si elle venait à s’ouvrir ? Nul ne le sait ; rien n’est prêt ; l’avenir est aussi obscur que le présent. Ce n’est pas de la confiance qu’on a dans le ministère : non certes ! on le tolère, on le laisse vivre, on attend qu’il soit complètement usé, ce qui ne saurait tarder d’arriver. Et, en attendant, on cherche à préparer autre chose. Jamais la nécessité d’un gouvernement sérieux ne s’est fait sentir davantage. Malheureusement les hommes manquent aux circonstances : de quelque côté qu’on se tourne, on ne voit rien venir, et on s’y résigne avec une philosophie qui n’est exempte ni de lassitude, ni de découragement.

Malgré ses infirmités morales, le ministère aperçoit fort bien le danger, et il fait quelques efforts pour le conjurer. Comment ne l’apercevrait-il pas du point où il est placé ? M. Clemenceau, comme il l’a dit un jour, a changé de côté de la barricade : il se rend compte de certaines nécessités de gouvernement auxquelles son esprit avait été longtemps fermé. Mais est-il bien l’homme le plus propre à redresser une situation qu’il a lui-même contribué à fausser ? Et quand nous parlons de lui, nous le faisons aussi de quelques-uns de ses collègues. Dans la discussion qui se poursuit devant la Chambre, c’est pour l’opposition un jeu par trop facile, vraiment, de mettre nos ministres en contradiction avec eux-mêmes. Leurs anciens discours, leurs anciens articles de journaux fournissent contre eux tout un arsenal d’argumens directs et personnels. C’est là, si l’on veut, de la petite guerre, mais elle porte coup, et l’autorité du gouvernement en sort diminuée. M. Clemenceau ; si habitué à embarrasser les autres, se montre à son tour fort embarrassé, à en juger du moins par les interruptions qu’il prodigue, car, au moment où nous écrivons, il n’a pas encore prononcé le grand discours qu’on attend de lui. Veut-on un exemple ? M. Paul Deschanel, qui n’avait jamais été plus éloquent, ni d’une éloquence plus élevée et plus pressante que dans la séance du 8 mai, s’est écrié : « Étrange pays, où la folie vous pousse en haut, où la répudiation de la folie vous y maintient, où l’on provoque d’abord par ses excès l’enthousiasme des violens, où l’on gagne ensuite par son repentir l’applaudissement des sages ! » Ce mot de repentir a piqué au vif M. Clemenceau. « Pourriez-vous me dire, a-t-il demandé, à quel moment j’ai manifesté mon repentir ? » Il n’était pas besoin de remonter bien haut pour signaler, chez M. le président du Conseil, une manifestation de ce sentiment, d’ailleurs si honorable. Une demi-heure auparavant, M. Steeg lui reprochait d’avoir voté, en 1884, un amendement à la loi scolaire qui obligeait le préfet à se conformer à l’avis du conseil départemental, dans les affaires disciplinaires où un instituteur était en cause. Aujourd’hui, le gouvernement prend l’avis du conseil départemental, comme la loi l’y oblige, mais ne le suit pas lorsqu’il le juge mal fondé et contraire à l’intérêt public. — « L’événement m’a montré que j’ai eu tort, a répondu M. Clemenceau. — Aujourd’hui ? a demandé M. Steeg. — À ce moment-là, a répliqué M. Clemenceau. — Vous avez eu tort pendant soixante ans, » a conclu M. Maurice Allard. — N’est-ce pas là un exemple de « repentir » chez M. le président du Conseil ? Mais que dire d’un ministre qui ne peut avoir raison aujourd’hui qu’en donnant un démenti à tout son passé ?

Parmi les impulsions diverses auxquelles cède M. Clemenceau, il y en a de bonnes. M. Clemenceau a le sentiment très net que l’insurrection des fonctionnaires contre le gouvernement est chose intolérable : c’est pourquoi il a frappé l’instituteur Nègre, contrairement à l’avis du conseil départemental de la Seine, et révoqué un certain nombre de postiers, conformément à l’avis de leur conseil de discipline. Mais quoi ! l’instituteur et les postiers avaient fait exactement la même chose : ils avaient, comme représentans de leurs syndicats respectifs, mis leurs signatures au bas d’une lettre insolente adressée à M. le président du Conseil et placardée sur les murs de Paris. La contradiction qui s’est produite entre deux conseils différens, ayant à se prononcer sur des faits identiques, n’est-elle pas une manifestation de plus de l’anarchie morale dans laquelle nous vivons ? Elle donnerait à croire qu’il y a un droit spécial pour les instituteurs, et ceux-ci le pensent sans doute : le ministère a eu un autre sentiment, et nous lui en savons gré. Placé dans l’alternative de gracier les postiers, ou de frapper l’instituteur Nègre, il a opté pour cette seconde solution, qui était la bonne. Le scandale a été grand parmi ceux, et ils sont nombreux, qui regardent les instituteurs comme des personnages intangibles envers lesquels la République n’a que des devoirs. Nous respectons et nous aimons les instituteurs qui s’appliquent correctement à l’exercice de leurs fonctions ; mais il faut bien dire qu’ils sont plus rares qu’autrefois. On a tourné la tête à beaucoup d’entre eux par les flagorneries qu’on leur a adressées ; on a suscité en eux des prétentions sans mesure ; on a soumis leur modestie à une telle épreuve qu’on ne saurait trop admirer ceux qui ont eu le bon sens d’y résister ; on a fait naître enfin un danger que tous les gens perspicaces ont vu venir de loin, mais auquel les autres ont fermé systématiquement les yeux. Tout le monde le reconnaît aujourd’hui ; on s’en effraie ; on cherche à le refouler, et dans cette œuvre tardive à laquelle il semble vouloir se consacrer, nous ne pouvons qu’encourager et soutenir le ministère. Mais comment des esprits moins habitués que les nôtres aux métamorphoses politiques ne seraient-ils pas étonnés, troublés, déroutés, lorsque M. Buisson, par exemple, vient affirmer, avec preuves à l’appui, que plusieurs de nos ministres ont adoré tout ce qu’ils brûlent, et que c’est précisément à cela qu’ils ont dû leur fortune politique ? M, Nègre est révoqué, et il l’est par M. Briand ! Des membres de la Confédération générale du travail sont arrêtés, et M. Viviani est ministre ! « Il me semble, s’est écrié M. Deschanel aux applaudissemens de la Chambre, que ces ouvriers que vous avez fait arrêter doivent préférer cent fois les hommes qui ne leur ont jamais promis ce qu’ils savaient ne pas pouvoir tenir à ceux qui, après les avoir excités, leur mettent la main au collet. »

Quant à M. Clemenceau, il dirait certainement, s’il ne l’avait déjà fait : « Nous sommes dans l’incohérence, restons-y. » Restons-y, si c’est une nécessité pour rester au ministère. L’incohérence ne lui répugne pas. Il fait quelquefois, pour en sortir, des efforts d’ailleurs maladroits qu’il suspend à la première résistance. Nous vivons dans un temps de publicité si large que tout se sait : le gouvernement est sans mystères. On a donc su un jour que M. Clemenceau avait préparé un projet de loi en vue de ramener la Confédération générale du travail à ses fonctions propres, qui sont purement économiques et professionnelles et nullement politiques. La Confédération générale du travail, étant une union de syndicats, ne peut pas avoir d’autres attributions que les syndicats eux-mêmes, et celles des syndicats sont strictement limitées pour la loi de 1884. La Confédération n’en fait pas moins de la politique, et quelle politique ! Il faut avouer qu’une ligne de démarcation exacte est difficile à tracer entre les intérêts économiques et les intérêts politiques ; bien souvent les premiers se rattachent aux seconds par un lien assez étroit ; mais, si la limite qui les sépare est incertaine, l’incertitude cesse lorsqu’on s’éloigne de ce terrain indivis, et c’est ce que fait la Confédération. Elle ne reste pas dans le voisinage de la frontière commune où on peut équivoquer ; elle se jette dans la pleine mer de la politique, faisant de l’anti-patriotisme et de l’anti-militarisme les deux principaux objets de sa propagande. M. Clemenceau a voulu l’arrêter dans cette voie, et il avait bien raison de le vouloir ; mais il n’a pas su comment s’y prendre. Les lois actuelles lui ayant paru insuffisantes, il en a préparé une nouvelle dont nous ne savons trop ce qu’il faut penser, car nous ne l’avons pas vue et nous ne la verrons jamais. Tout ce que nous savons, c’est que ses deux collègues plus spécialement socialistes, M. Briand et M. Viviani, lui ont déclaré qu’il leur serait impossible de rester dans un cabinet qui prendrait, ou aurait seulement l’air de prendre parti contre les libertés syndicales. Devant cet ultimatum, qu’a fait M. Clemenceau ? Placé dans l’alternative de se soumettre ou de se démettre, il s’est soumis, et a renoncé à son projet de loi. Ce n’est pas le projet lui-même que nous regrettons : qu’il ait sombré ou non dans cette aventure, peu nous importe. Avant de faire des lois nouvelles, il faudrait appliquer les anciennes. Ce n’est pas de lois que nous manquons ! Sans chercher plus loin, le droit commun définit un certain nombre de délits et de crimes que commettent quotidiennement, à titre individuel, les membres des syndicats professionnels ou de la Confédération générale du travail. Que n’use-t-on contre eux du droit commun ? On le fait bien quelquefois ; on les poursuit, on les condamne ; mais aussitôt, une amnistie internent et les rend à leur propagande, plus audacieux et irrités. Cet affaiblissement, cette anémie de l’action judiciaire est peut-être le pire de nos maux. Nous sommes donc tout consolé que M. Clemenceau n’ait pas réussi à enfanter le projet de loi qu’il avait conçu : son recul devant les sommations du socialisme nous inquiète davantage. MM. Briand et Viviani n’ont pas voulu rompre avec leurs amis d’hier. La rupture se fera quand même, inévitablement ; on peut dire qu’elle est déjà consommée ; mais ils n’ont pas voulu en prendre ouvertement l’initiative. Ils ont préféré attendre de pied ferme les foudres et les éclairs dont M. Jaurès s’apprête à les frapper du haut des nuages.

L’incident n’en est pas moins intéressant parce qu’il découvre les divisions du ministère. MM. Briand et Viviani ont bien consenti à révoquer un instituteur et quelques postiers et à arrêter trois ou quatre anarchistes, mais ils n’ont pas voulu faire un pas de plus. Et M. Clemenceau, qui voulait le faire, a été subitement frappé de paralysie. Il avait pourtant raison de croire à l’insuffisance de ce qu’il avait fait jusqu’ici. Quelques arrestations, quelques révocations ne sont, s’il est permis de le dire, que de la politique anecdotique. La situation générale en a été peut-être précisée et éclairée ; elle n’en a pas été modifiée. On attend la suite ; mais la force active du gouvernement parait s’être épuisée dans un geste.

Ce geste bien court a eu, d’ailleurs, une contre-partie qui n’a pas produit toute l’impression que le ministère en attendait, mais qui montre à quels petits et bas calculs d’équilibre et de bascule il est descendu. Le ministère n’a pas cru pouvoir frapper un instituteur et quelques postiers sans faire, d’un autre côté, des victimes destinées à servir de contrepoids. Les papiers Montagnini portaient les noms de quelques diplomates, ce qui suffisait pour en faire des suspects et, au besoin, des condamnés. Ils étaient quatre : on en a frappé deux. Le malheur est qu’ils étaient parmi les plus distingués de la carrière et que, si l’un a commis une imprudence extrêmement vénielle, l’autre n’a absolument rien fait, ce qui s’appelle rien : ou plutôt il a fait son devoir. On parle sans cesse d’assurer aux fonctionnaires des garanties contre les caprices d’en haut. M. Steeg, dans le discours qu’il a prononcé devant la Chambre, a donné quelques exemples d’un favoritisme dont l’excès dépasse tout ce qu’on avait encore vu jusqu’ici : à cette cause d’inquiétude et de découragement vient s’en ajouter une autre chez les fonctionnaires : on les sacrifie, quel que soit leur mérite, quels qu’aient été leurs services, quelle que soit leur innocence, à ce que le gouvernement considère comme un intérêt politique, c’est-à-dire comme un intérêt plus ou moins bien compris de sa situation, à lui. Quant aux agens révoqués ou disgraciés, personne ne les défend dans le conseil ; ils sont livrés par leur chef ; ils servent d’otages à une politique sans franchise et sans dignité. Et de pareils faits passent presque inaperçus, sans soulever la réprobation et l’indignation qu’ils méritent ! Nous les signalons avec tristesse. Ils sont d’autant plus graves que, portant sur nos représentans au dehors, ils mettent l’étranger dans la confidence de nos misères intérieures, — et c’est même pour ne pas aggraver cet inconvénient que nous n’y insistons pas davantage.

Que dire des fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans ? Tout ce que nous craignions il y a quinze jours est arrivé. Le cortège, moitié militaire, moitié civil, s’est déroulé à travers les rues : il y avait les francs-maçons, il n’y avait pas le clergé. La fête perdait par là le caractère de représentation historique qui en faisait le principal intérêt ; elle n’était plus qu’une parade comme une autre ; l’âme du passé n’y était plus ; aucun bariolage de couleurs modernes ne pouvait suppléer à son absence. Conséquence encore plus regrettable peut-être, ces fêtes qui étaient un symbole d’union sont devenues un symbole de désunion entre Français, et de désunion si complète que, dans le conseil municipal, lorsqu’on a voté pour savoir si une invitation serait adressée aux francs-maçons, 14 voix se sont prononcées pour et 14 contre : celle du maire a été prépondérante. N’est-ce pas le maximum de division possible ? La ville d’Orléans s’est résignée, comme on se résigne à tout aujourd’hui, à ce bouleversement introduit par la politique dans une de ses traditions les plus anciennes et les plus respectables ; mais les cœurs ont été ulcérés. Et pourquoi tout cela ? pour rien, pour satisfaire à une fantaisie de M. Clemenceau. Personne, à Orléans, ne songeait, cette année plus que l’année dernière, à changer les élémens constitutifs d’un cortège séculaire. Les francs-maçons ne demandaient pas à y être représentés : il a fallu qu’on mit de l’insistance à piquer leur amour-propre pour qu’ils en exprimassent le désir. Le sentiment général était de laisser les choses en l’état. Seul M. Clemenceau ne l’a pas voulu et il l’a emporté. — Tout doit évoluer, a-t-il dit dans sa lettre au Conseil municipal d’Orléans : il faut substituer aux traditions et aux forces anciennes des traditions et des formes nouvelles. — Nous voyons bien ce qui s’en va ; nous voyons moins bien ce qui le remplacera. M. Gauthier de Clagny, dans le très spirituel discours qu’il a prononcé à la Chambre, a demandé au gouvernement et au Parlement lui-même quelles sont les grandes réformes qu’ils ont faites, après en avoir annoncé de si nombreuses et de si belles, et il a conclu qu’une seule avait été réalisée jusqu’ici, l’augmentation du traitement des députés et des sénateurs. Il aurait pu ajouter la laïcisation des fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans. Mais ces réformes ne sont pas de celles qu’on avait promises aux électeurs ; on s’est bien gardé de le faire ; ce sont des surprises qu’on leur a ménagées.

Il résulte de tout cela que la session commence sous des impressions moroses et au milieu d’un malaise général. La Chambre sent son impuissance ; le ministère sent son incohérence ; on cherche le remède sans le trouver. Il ne pourrait être que dans un changement complet de nos mœurs politiques, et ce changement exigerait pour se produire une somme d’énergie que personne n’a plus. Nous avons dit que M. Steeg avait dénoncé les abus du favoritisme. « Vous n’avez peut-être jamais recommandé personne ? » lui a demandé M. Clemenceau : « Comment voulez-vous que je puisse faire autrement ? » a-t-il répondu. — « C’est admirable ! » s’est écrié M. Clemenceau. — « C’est tout le régime, » a ajouté M. Charles Benoist. Et, en effet, c’est tout le régime, et c’est admirable. Les mauvaises habitudes sont prises : on ne peut plus « faire autrement. » Mais où cela nous conduit-il ?


M. le prince de Bülow a prononcé au Reichstag un discours qui était attendu, en Allemagne et ailleurs, avec un intérêt que les circonstances avaient rendu très vif. S’il n’a pas complètement répondu à ce qu’on en attendait, ce n’est sans doute pas la faute du chancelier impérial, mais celle des circonstances. L’opinion, en Allemagne, est devenue très nerveuse depuis quelques mois : les esprits sont tendus, les cœurs sont agités, et cet état de choses ne pourrait pas se prolonger longtemps sans présenter enfin quelques dangers. Nous espérons que toute cette émotion se dissipera parce qu’elle est vraiment factice, non pas qu’elle ne soit pas sincère chez ceux qui l’éprouvent, mais parce qu’elle ne répond pas à la vérité des choses.

Les mots qui reviennent le plus souvent dans la presse allemande sont ceux d’« isolement, » d’« enserrement, » d’« encerclement. » La presse dénonce toutes sortes de mauvais desseins et presque une conspiration de la plupart des puissances contre l’Allemagne, qu’elles s’efforceraient d’isoler et d’enfermer dans un cercle menaçant. Ce sont là de pures imaginations, mais d’où viennent-elles ? L’Allemagne s’était longtemps habituée à fonder sa sécurité, non pas seulement sur la triple alliance, mais encore sur l’isolement des puissances qui n’en faisaient pas partie. La politique de M. de Bismarck avait consisté, d’abord, à entourer l’Allemagne d’alliés forts et fidèles, ensuite à maintenir des causes de discorde entre les autres puissances, et notamment entre celles-ci et la France. Il avait mis la Tunisie entre la France et l’Italie. Il s’était adroitement servi de l’Egypte entre la France et l’Angleterre. Il s’était appliqué, avec un art consommé, à empêcher tout rapprochement entre la France et la Russie. Il faut bien convenir que de cette seconde partie de la politique de M. de Bismarck, celle qu’on peut appeler négative, il ne reste à peu près rien ; mais la première, celle qu’on peut appeler positive, subsiste, et lorsque le gouvernement impérial affirme que la triple alliance est aujourd’hui ce qu’elle était hier, il énonce un fait contre lequel nul ne peut s’inscrire en faux. Nous n’avons rien fait, en ce qui nous concerne, pour détruire la triple alliance ; mais, après être resté longtemps dans un isolement qui était beaucoup plus complet, et surtout beaucoup plus réel que celui dont s’émeut l’opinion allemande, nous avons réussi à trouver un allié et des amis. La duplice a fait contrepoids à la triplice. L’Allemagne ne s’en est pas émue ; elle a reconnu le caractère pacifique de l’alliance franco-russe ; elle a rendu justice aux intentions qui avaient présidé à la conclusion de ce nouveau pacte. Triplice d’une part, duplice de l’autre, étaient à ses yeux les deux pôles d’une politique de paix. Peut-être avait-elle le sentiment qu’elle avait conservé à Saint-Pétersbourg des moyens d’influence assez efficaces pour que le caractère pacifique de la duplice ne fût pas modifié, et c’est de quoi nous n’avons jamais pris ombrage, car nous n’entendions pas, nous non plus, modifier ce caractère. Depuis, notre politique n’a pas changé, mais elle s’est développée : nous avons resserré nos liens d’amitié avec d’autres puissances. Notre rapprochement avec l’Angleterre est devenu si étroit que le vieux mot d’entente cordiale a paru le plus propre à le qualifier exactement : il est rentré dans le langage courant. Nous ne parlons pas de l’Italie : M. le prince de Bülow n’avait pas trouvé déplacé autrefois que nous fissions avec elle un « tour de valse, » et il est bien vrai que, depuis lors, nous en avons fait plusieurs ; mais nous avons respecté les engagemens de l’Italie, nous n’avons jamais cherché à l’en détourner. L’Angleterre, elle, n’avait d’engagemens avec personne ; elle se> vantait même, il y a quelques années, de son « splendide isolement » qui ne lui causait alors aucun souci ; elle s’est rapprochée de nous et nous nous sommes rapprochés d’elle sans que le resserrement de notre amitié ait, pour l’avenir, porté atteinte à notre liberté respective. Mais, certes, nous avions le droit d’user de cette liberté pour régler nos anciens différends au mieux de nos intérêts actuels. Nous n’avons pas fait autre chose. Cependant, l’Allemagne semble en avoir éprouvé une susceptibilité mêlée de quelque préoccupation. Pourquoi a-t-elle vu d’un œil calme notre alliance avec la Russie, et regarde-t-elle d’un œil qui l’est moins notre entente avec l’Angleterre ? Est-ce parce qu’elle ne se sent pas les mêmes moyens d’action à Londres qu’à Saint-Pétersbourg ? Trouve-t-elle un motif de préoccupation dans le rapprochement plus ou moins intime d’un si grand nombre de puissances dont l’une, l’Italie, fait partie de son propre système politique ? Aucune de ces craintes n’est fondée, et nous ne croyons pas que le gouvernement impérial les éprouve ; mais l’opinion allemande en est frappée, et elle a besoin d’être rassurée.

Nous voudrions ne mêler à ces observations aucune personne souveraine : il faudrait toutefois fermer les yeux et se boucher les oreilles pour ne pas comprendre que la principale inquiétude de l’Allemagne vient de l’activité infiniment habile du roi Édouard VII. Le roi Édouard a beaucoup développé les amitiés de l’Angleterre sur le continent européen, ce qui est de sa part très naturel et très légitime ; mais rien ne permet de lui attribuer d’autres vues que celles qu’il découvre très loyalement. Néanmoins, l’opinion allemande suit tous ses pas avec une attention anxieuse et fiévreuse, et il y a quelques jours, lorsque après avoir rendu visite au roi d’Espagne à Carthagène, il a rendu visite au roi d’Italie à Gaëte, une sorte de tressaillement s’est produit dans tout l’Empire. Le ton de la presse a pris un caractère surélevé ; les mots d’isolement, d’enserrement, d’encerclement ont retenti de nouveau avec un surcroît de nervosité. Avouons-le, et cela sans la moindre critique, si le reste de l’Europe avait toujours été aussi impressionnable, les voyages de l’empereur Guillaume auraient pu lui causer plus d’une fois des impressions non moins troublantes. Lorsque, par exemple, Guillaume, est allé en pleine nuit, à Bjerkoe, rendre visite à l’empereur Nicolas, nous aurions pu ressentir une secousse tout aussi vive que celle dont l’Allemagne vient d’être agitée. Mais les voyages de souverains ont rarement l’importance initiale qu’on leur prête, et encore moins les conséquences ultérieures qu’on en attend : le sang-froid et le temps arrangent bien des choses. Quoi qu’il en soit, l’opinion allemande a été émue, et comme le Reichstag a repris sa session quelques jours après la visite de Gaëte, comme des interpellations nombreuses avaient été annoncées, comme une question précise, celle de savoir quelle serait l’attitude de l’Allemagne à la conférence de La Haye devait être posée, on attendait avec impatience le discours que M. de Bülow ne manquerait pas de prononcer.

Nous ne dirons qu’un mot de la partie de ce discours qui se rapporte à la conférence de La Haye. On sait que l’Angleterre a ajouté une question, celle de la limitation des arméniens au programme que la Russie avait arrêté et proposé. Dès le premier jour, l’Allemagne a fait entendre que cette question lui paraissait oiseuse, et la Russie elle-même a reconnu que, dans les circonstances présentes, elle ne pouvait pas être résolue d’une manière pratique. La réserve de la Russie est prudente et sage. S’il est impossible de résoudre la question, il est peut-être inopportun de la poser. Pourtant, une discussion académique ne saurait devenir dangereuse si on ne se trompe pas sur son vrai caractère, et nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’on discute la question, ne fût-ce que pour montrer qu’elle est actuellement insoluble. M. de Bülow a déclaré que l’Allemagne ne prendrait aucune part à cette discussion : elle prendra part à toutes les autres, mais non pas à celle-là. Rien de plus net, et rien en somme de plus correct ; mais aux difficultés déjà si grandes qui s’opposaient à la solution du problème, l’abstention de l’Allemagne ajoute une impossibilité absolue. Comment aboutir à la limitation des arméniens lorsqu’une aussi grande puissance militaire refuse même d’en causer ?

Nous savons donc maintenant quelle attitude prendra l’Allemagne, et il était bon de le savoir ; mais, malgré son importance, ce passage du discours de M. de Bülow n’est pas celui qui était attendu avec le plus d’intérêt. La partie du discours qui est consacrée à la politique générale est d’une tenue parfaite. M. de Bülow s’est appliqué à rassurer l’opinion allemande et à dissiper ses craintes. A propos de la visite du roi Edouard à Gaëte, il a rappelé lui-même que, toutes les fois que l’empereur Guillaume avait fait une croisière dans la Méditerranée, il n’avait pas manqué d’aller rendre visite au roi Victor-Emmanuel : pourquoi s’inquiéter lorsque les autres font ce que nous faisons nous-mêmes ? Quant au Maroc : « Je n’aperçois, a dit le chancelier, aucune raison de trouble dans nos rapports avec la France ; mais, bien au contraire, j’espère voir disparaître peu à peu la défiance qui rogne entre Allemands et Français. » Acceptons-en l’augure : les incidens encore mal connus, mais inquiétans à coup sûr, qui se passent dans la région de Marakech rendent plus que jamais désirable que tous les Européens, dans leur intérêt commun, restent d’accord au Maroc. Avec l’Angleterre non plus, M. de Bülow n’aperçoit aucun motif de conflit. Si l’Angleterre règle les questions pendantes entre elle et la Russie à travers le monde, en Perse par exemple, ce n’est pas l’Allemagne qui le trouvera mauvais. Le rapprochement anglo-russe n’a rien qui lui porte ombrage. « Nous ne devons pas, a déclaré le chancelier, faire entrer dans nos calculs politiques comme élément invariable l’antagonisme de la baleine et de l’éléphant. » Et plus loin : « Cultivons nos amitiés et nos alliances, a-t-il dit, et nous n’aurons plus à nous montrer inquiets quand des ententes seront conclues entre d’autres sur des questions qui s’ouvrent au loin et qui ne nous regardent pas directement. Nous ne pouvons pas vivre des querelles d’autrui. » Ce langage est plein de bon sens. Il est rassuré, il n’a pas été au même degré rassurant. Pourquoi ? Parce que, dans maint passage du discours, une note évidemment pessimiste a remplacé la noie optimiste d’autrefois ; parce que la parole de M. de Bülow n’a pas paru aussi vive, alerte, dégagée qu’à l’ordinaire ; parce que le conseil qu’il a donné à son pays avec le plus d’insistance a été de rester armé jusqu’aux dents. Sans doute ce conseil n’a rien de nouveau dans une bouche allemande, et il est bon partout ; mais M. de Bülow a fait allusion en passant aux « malveillances auxquelles est secrètement en butte le peuple allemand dans le monde. » « Que nous soyons entourés de difficultés et de dangers, a-t-il dit en terminant, personne ne le sait mieux que moi ; ce sont nos compagnons assidus. Ils résultent de notre situation géographique et des motifs que j’ai indiqués : pour surmonter ces difficultés et ces dangers, il est nécessaire d’être calmes, d’avoir conscience de notre valeur, d’avoir confiance dans notre force. »

On voit le ton du discours de. M. de Bülow. Qu’il n’ait pas complètement rasséréné l’opinion germanique, on a pu le reconnaître bientôt après, lorsque le bruit a couru qu’un traité allait être conclu entre le Japon et la France. Ce bruit est venu de France ; on aurait pu attendre pour le répandre que le fait qu’il fait prévoir fût accompli ; le gouvernement semble avoir voulu en faire concorder l’apparition avec la réouverture du Parlement, ce en quoi il a obéi à des préoccupations de politique intérieure plutôt que de politique extérieure. Nous ne connaissons pas encore notre traité avec le Japon : il comprendra probablement la garantie de nos possessions respectives, et on ne voit pas très bien ce qu’il comprendrait si ce n’était pas d’abord cette clause. Mais peut-être en exagère-t-on l’importance en Allemagne. Il ne s’agit là, pour emprunter les expressions de M. de Bülow lui-même, que d’« une question pendante dans un de ces pays qui ne touchent l’Allemagne que d’assez loin ! » Cependant l’opinion allemande s’en est inquiétée parce qu’elle s’inquiète de tout, et elle a voulu encore y voir la main de l’Angleterre parce qu’elle veut la voir partout. Les Anglais étant les alliés des Japonais, c’est évidemment le roi Edouard qui a rapproché le Japon et la France ! La presse développe ce thème, et elle en conclut que les possessions allemandes d’Extrême-Orient sont menacées à leur tour d’être isolées, enserrées, encerclées. Un jour, si elle n’y met bon ordre, l’Allemagne se verra obligée de les abandonner. Poussée à ce point, l’obsession prend un caractère inquiétant : il faudrait un nouveau discours de M. de Bülow pour la dissiper.

Et pourtant, ni en Extrême-Orient, ni en Occident, personne ne songe à porter atteinte aux intérêts légitimes de l’Allemagne, et tout le monde aspire à vivre en paix avec elle. Tel est notre sentiment, à nous surtout qui l’avons pour proche voisine et qui souffririons le plus de ses agitations : aussi ne nous prêterions-nous à aucune politique qui aurait pour but, ou qui risquerait d’avoir pour conséquence de la troubler dans sa sécurité. Nous ne nous y laisserions certainement entraîner par qui que ce soit. La France veut la paix ; elle en a besoin ; ce n’est pas elle qui la menacera jamais ; ses alliances et ses amitiés ont pour principal objet de lui en assurer le bienfait. L’Allemagne ne la veut pas moins sincèrement : d’où lui viennent donc ses inquiétudes actuelles ? Sa force doit la rassurer, a dit M. le prince de Bülow. Nous prendrons la liberté de lui rappeler que, pendant longtemps, l’Allemagne a donné à sa sécurité une garantie de plus, en laissant le champ libre à la politique française dans les pays où elle n’avait pas elle-même des intérêts politiques contraires. « Pour assurer notre sécurité à l’extérieur, a dit M. de Bülow, nous avons obéi jusqu’à présent au principe de la préparation à la guerre, et l’excellence de ce principe a été confirmée par l’événement. » Soit : mais la politique de l’Allemagne s’est aussi inspirée envers la France de ménagemens habiles, comtois, concilians, et l’événement a confirmé aussi, dans le passé, l’excellence de cette conduite.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.