Chronique de la quinzaine - 30 avril 1907

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Chronique no 1801
30 avril 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le scandale se prolonge : les papiers de Mgr Montagnini continuent de remplir les journaux. Nous avons demandé sans obtenir de réponse, — et d’ailleurs nous n’en attendions pas, — d’où étaient venues les premières indiscrétions, celles qui ont précédé le procès intenté à M. l’abbé Jouin. On l’oublie trop, en effet, c’est ce procès qui a servi de prétexte à une violation, jusqu’ici sans précédens, du droit public et du droit privé. Le procès a eu lieu ; il n’a pas tenu ce que le gouvernement en attendait. M. l’abbé Jouin n’a été frappé que de 16 francs d’amende, avec des considérans dont la sévérité est tournée tout entière, non pas contre le condamné, mais contre la loi d’exception, « exorbitante du droit commun, » dit le jugement, que le tribunal s’est vu obligé d’appliquer. Au surplus, nous ne nous attarderons pas au procès de M. l’abbé Jouin : il n’a aucune importance, et, si nous en parlons, c’est surtout pour faire remarquer que, par une anomalie significative, le tribunal de la Seine est l’endroit de France où il a été le moins question des papiers Montagnini. On y en a lu quelques-uns, pour la forme, mais ce n’est pas là qu’en a eu lieu le principal étalage : il a eu lieu dans la presse avant le procès ; il se continue, depuis, devant la commission parlementaire que préside M. Camille Pelletan, et dont les archives ont été confiées à M. Rouanet. Nouvelle aubaine pour les journaux, qui puisent là une copie abondante, et facile, — mais non pas, nous osons le dire, pour leurs lecteurs. Rien, en effet, n’est plus parfaitement plat que ce qu’on nous sert aujourd’hui des papiers Montagnini. L’opinion est déçue, et c’est à peine si, de loin en loin, quelques pièces parviennent à satisfaire sa malignité. Le mieux serait, si on le pouvait, de jeter un voile sur une besogne aussi malpropre.

Il faut pourtant bien dire, une fois de plus, à quel point cette exhibition est révoltante. Mgr Montagnini est un étranger, et, si le gouvernement était gêné par sa présence à Paris, il avait le droit de l’expulser ; mais il n’avait pas celui de s’emparer de ses papiers et de les livrer en bloc à la publicité. Toutes réserves faites sur la violation de l’ancienne nonciature, l’instruction judiciaire aurait pu retenir les papiers qui se rapportaient au procès de M. l’abbé Jouin, s’il y en avait eu : le reste devait être respecté. Allons plus loin si on le veut, et, puisqu’il s’agissait d’une affaire politique, on aurait compris, sans l’excuser, que les papiers de Mgr Montagnini qui avaient un caractère politique fussent retenus également. Mais les autres ? Un très grand nombre, et probablement même la majorité, se rapportaient à des personnes qui avaient eu des rapports avec l’ancienne nonciature pour des objets absolument privés. Le Vatican désirait avoir des renseignemens sur elles ; Mgr Montagnini se les procurait, plus ou moins exacts suivant ses moyens d’information, et les envoyait à Rome ; qu’a-t-on à dire à cela, et de quel droit divulgue-t-on le secret de ces correspondances ? Les journaux radicaux-socialistes, si susceptibles comme on sait en pareille matière, et en tout cas si compétens, dénoncent avec une indignation dont la sincérité n’est pas douteuse ce qu’ils appellent un système de fiches. N’est-ce pas donner le change à l’opinion ? Les fiches sont parfaitement légitimes lorsqu’elles viennent de ceux qui ont qualité pour les faire, et qu’elles servent à un but avoué et avouable. Si des amateurs érigent une administration de contrebande à côté de l’administration régulière et contre elle ; s’ils remplissent des fiches au moyen d’informations prises à droite et à gauche, sans choix, sans discernement, sans contrôle et sans autorité ; s’ils s’en servent pour exercer une influence occulte sur l’avenir de nos fonctionnaires ou sur l’avancement de nos officiers, voilà ce qui est coupable et qui ne saurait être trop rigoureusement flétri. Mais si un chef d’administration civile ou militaire se procure des renseignemens sur son personnel par la voie hiérarchique, par l’intermédiaire d’agens éclairés et responsables, il agit conformément à son droit et à son devoir. On est presque honteux d’avoir à dire des choses aussi élémentaires. Les papiers de Mgr Montagnini ont été saisis : qu’y a-t-il de surprenant à ce qu’on y trouve des renseignemens sur des personnes qui, le plus souvent, ont sollicité à Rome des faveurs ou des distinctions ? La seule chose étonnante est qu’ils aient pu être jetés en quelque sorte sur la place publique et donnés en pâture à une curiosité malsaine. Ils n’appartiennent ni à l’instruction qui n’en a pas fait usage, ni à la Chambre, ni à M. le président du Conseil, ni à M. le garde des Sceaux, mais bien à Mgr Montagnini et au gouvernement pontifical, et c’est par le plus inqualifiable des abus qu’ils sont tombés aujourd’hui dans d’autres mains.

Quand nous protestons contre cet abus, il ne s’agit pas pour nous de Mgr Montagnini, ni de ce qu’il représentait, mais d’un intérêt plus général. Si les procédés nouveaux que M. Clemenceau a inaugurés s’établissent définitivement dans notre pays, nul n’y sera sûr désormais de l’inviolabilité de son domicile, de ses tiroirs, de ses secrets les plus intimes. Chacun de nous peut être impliqué demain dans un procès avec lequel il n’aura aucun bien, ni direct, ni indirect. Et si on trouve un intérêt quelconque, ne fût-ce qu’un intérêt de scandale, à distribuer nos papiers aux journaux, ou à les communiquer à une commission parlementaire, pourquoi ne le ferait-on pas, comme on l’a fait pour ceux de Mgr Montagnini ? Est-ce parce que Mgr Montagnini est Italien et que nous sommes Français ? Il est à craindre que, le précédent une fois créé, on ne s’arrête pas devant une distinction aussi légère, en somme. Les étrangers ont les mêmes droits que les nationaux en face d’une instruction judiciaire. Mais l’esprit de parti ne connaît plus aucun frein. Nos mœurs deviennent grossières. On s’appliquait autrefois à vaincre ses adversaires dans une lutte loyale et au grand jour ; on cherche aujourd’hui à les déshonorer, et on estime que, pour cela, tous les moyens sont bons. Un aussi grand désordre moral peut faire de grands ravages, et tel qui, dans son imprévoyance, s’égaie aujourd’hui de la mésaventure de Mgr Montagnini, pourrait bien être victime à son tour d’une agression du même genre. Nous marchons très vite, en effet. Beaucoup de choses qui, hier encore, étaient impossibles, ne le sont déjà plus, et Dieu sait ce que demain nous réserve ! M. Clemenceau qui a prononcé tant de discours, écrit tant d’articles, déposé même tant de projets de loi pour défendre la liberté individuelle et protéger le domicile du plus humble citoyen, peut se vanter d’avoir donné, une fois arrivé au pouvoir, le plus brutal des démentis à ce que son passé a eu de plus honorable.

Il y a quinze jours, l’affaire Montagnini nous apparaissait surtout au point de vue international : elle nous apparaît surtout aujourd’hui au point de vue intérieur, en tant qu’elle porte atteinte à notre sécurité privée. Les affaires de ce genre ont des faces multiples : celle-ci nous en montrera encore d’autres, peut-être. La voilà entrée, en effet, dans le domaine parlementaire : nous serions surpris qu’elle contribuât à le moraliser. La Chambre a demandé communication du dossier pour y trouver des armes politiques, en quoi elle se conforme à la pensée du gouvernement lui-même. Le gouvernement espérait découvrir dans les papiers de la nonciature les élémens d’un complot, et son espérance a été trompée ; la Chambre, plus modeste, y cherchera de quoi faire la petite guerre à quelques-uns de ses membres, et à déconsidérer en dehors d’elle quelques malheureux qui n’y peuvent rien. Pour aboutir à un aussi pauvre résultat, on aura violé impudemment ce qui, jusqu’à ce jour, avait paru le plus sacré, et préparé les voies à un avenir plein de dangers. Le coup de tête de M. Clemenceau nous aura coûté cher.


Il y a aussi l’affaire d’Orléans, dont il est impossible de ne pas parler, car c’est un bel exemple, d’ « incohérence. » On sait que depuis 1429, date de sa libération par Jeanne d’Arc, Orléans célèbre cet immortel épisode par des fêtes dont le caractère n’a jamais varié. Elles n’ont été interrompues que pendant la période révolutionnaire : cette période une fois close, elles ont recommencé chaque année, à la même date, dans les mêmes conditions qu’auparavant.

La fête consiste essentiellement dans une procession, à laquelle l’élément religieux prend une grande part. Quoi de plus naturel ? Il ne s’agit pas là d’une manifestation en quelque sorte arbitraire, qu’on puisse régler, c’est-à-dire modifier selon les idées du jour et la fantaisie du moment, mais bien de la figuration sans cesse renouvelée de ce qui s’est passé à Orléans le 8 mai 1429. C’est avec leurs souvenirs très précis que les Orléanais d’alors ont opéré cette mise en scène qui avait à leurs yeux, et qui a conservé à travers les siècles, un sens historique parfaitement déterminé. Ils ont voulu perpétuer, au moyen d’une représentation aussi exacte que possible, l’événement qui s’était passé sous leurs yeux, le plus grand de leur histoire, un des plus grands de l’histoire de France, dont le souvenir mérite de rester dans la mémoire des hommes inaltérable et inaltéré. La figure de Jeanne d’Arc plane en quelque sorte sur cette fête orléanaise, qui est beaucoup plus qu’une fête locale, et où il semble vraiment qu’il soit resté quelque chose des sentimens dont l’héroïne s’est inspirée. Il n’y a plus de divisions de partis à Orléans le jour de la fête du 8 mai. Tout le monde se trouve d’accord comme par enchantement. Cette union de tous les Français que Jeanne avait rêvée dans un coin de la Lorraine et qu’elle a un moment réalisée autour de sa bannière, se reforme, pour quelques heures, dans la procession du 8 mai, comme si le grand cœur de cette fille du peuple continuait, après cinq siècles environ, le prodigieux miracle qu’il a accompli. S’il y avait une tradition qui méritât d’être respectée et à laquelle, à aucun prix, il ne fallait toucher, c’était celle-là. On ne pouvait pas, en effet, y toucher sans la détruire, et on ne pouvait pas la détruire sans commettre un crime de lèse-patrie.

Par malheur, M. Clemenceau n’y a rien compris. Il est pourtant patriote à sa manière : c’est une justice que nous nous plaisons à lui rendre. Mais il vit trop dans le présent, au jour le jour, pour avoir l’intelligence du passé, et l’intérêt immédiat qu’il attache à la séparation de l’Église et de l’État l’a empêché de voir ce que le temps, par la consécration qu’il donne aux choses, a mis de pensée permanente dans les fêtes orléanaises des 7 et 8 mai : — Eh quoi ! s’est-il dit, le clergé prend part à ces fêtes et y joue même un rôle très en vue : comment, dès lors, les fonctionnaires de la République pourraient-ils y assister ? Individuellement et à titre privé, soit ; mais à titre officiel, non. La séparation de l’Église et de l’Etat n’est pas un mythe. La mitre de l’évêque forme une antithèse irréductible avec le chapeau à cornes du préfet, et un commis principal des contributions directes ne saurait figurer sans illogisme dans le même cortège qu’un sous-diacre de la cathédrale. — C’est ainsi qu’a raisonné M. Clemenceau, et il a pris aussitôt sa meilleure plume pour enjoindre aux fonctionnaires de ne pas assister officiellement aux fêtes de Jeanne d’Arc, si le clergé devait y occuper lui-même une place officielle. Il tolérait bien que les prêtres lissent partie du cortège, mais comme tout le monde, et sans autres insignes que ceux qui font partie de leur costume personnel. En tout cas, le clergé ne devait passer désormais qu’après tous les corps constitués, puisqu’il n’en est plus un lui-même, ayant été l’objet d’une mesure analogue à celle que nos voisins anglais appellent disestablishment.

A notre avis, M. Clemenceau a raisonné petitement, et s’est trompé du tout au tout sur les conséquences que doit avoir la séparation de l’Église et de l’État. La séparation a mis l’Église en dehors de l’État et a libéré l’État de toute obligation à l’égard de l’Église, mais elle n’a pas fait et elle ne pouvait pas faire que l’État et l’Église, munis l’un contre l’autre du fabuleux anneau de Gygès, cessassent de se voir. L’Église continue, malgré tout, d’occuper une trop grande place dans le monde pour que l’État puisse l’ignorer. Réciproquement indépendans, il y a un peu plus que de la puérilité à vouloir que l’Église et l’État ne soient même plus perceptibles l’un pour l’autre. Inévitablement appelés à se rencontrer, pourquoi feraient-ils semblant de ne pas se connaître, et se traiteraient-ils comme des ennemis, comme des gens qui ne peuvent pas se trouver ensemble dans un même local, ou marcher dans la rue sur le même trottoir ? Cette conception n’est pas du tout conforme à l’idée maîtresse de la séparation de l’Église et de l’État, et la preuve en est qu’elle est étrangère aux autres pays où ce régime existe. Lorsqu’une fête locale comprend dans son organisation la présence du clergé, le gouvernement ne s’y croit pas tenu d’interdire à ses agens d’y assister. La conception de M. Clemenceau ne se rapporte donc pas à la séparation des deux pouvoirs, mais à leur lutte constante et à leur hostilité congénitale. Dans sa pensée, ils sont des ennemis nécessaires, et il prononcerait volontiers sur eux le : « Ceci tuera cela » du poète, en admettant bien entendu que ce soit l’Église qui, finalement, doive périr. Mais pour nous qui croyons que l’État ne peut pas plus anéantir l’Église que l’Église ne peut anéantir l’État, la seule règle est la tolérance, nous oserions même dire le respect réciproque. Il a plu à l’État de faire l’insignifiante économie du budget des Cultes, et de renoncer pour cela à la nomination des évêques et des curés. L’avenir dira si l’opération aura été bonne pour lui, et si la paix intérieure y aura gagné. Mais l’Église n’est pas supprimée, parce qu’elle est séparée, et dès lors, quand on la rencontre, le mieux est de s’accommoder de son voisinage et de rester courtois, bien qu’on soit devenu étranger. C’est ce qu’on comprendra sans doute dans quelques années, mais ce que M. Clemenceau ne comprend pas encore. Il n’a la grande intelligence, ni du passé, ni de l’avenir.

L’émotion a été très vive à Orléans lorsqu’on y a connu sa nouvelle lubie. Cette émotion ne tenait peut-être pas toujours à des motifs très relevés, à ceux dont nous avons fait mention plus haut. Des intérêts matériels se mêlaient aux intérêts moraux qui étaient en cause. Les fêtes de Jeanne d’Arc sont un grand jour pour le commerce Orléanais. Il en est résulté que la révolte contre M. Clemenceau a été générale, et qu’elle s’est produite à la fois dans toutes les classes de la société. Quieta non movere est un sage précepte ; il ne faut pas toucher aux vieilles choses paisibles, on ne le fait jamais impunément. La municipalité d’Orléans, image fidèle de la population, a partagé l’inquiétude générale et a résolu d’en apporter l’expression à M. le président du Conseil. Maire et conseillers municipaux se sont mis en mouvement, et avec eux le député d’Orléans, M. Rabier, vice-président de la Chambre, dont les opinions radicales sont notoires. M. Clemenceau aurait mis le pied dans une fourmilière qu’il n’aurait pas provoqué une effervescence plus intense. Il a dû être bien étonné, car enfin n’avait-il pas la logique pour lui, et la logique n’est-elle pas le commencement et la fin de la politique ? Il n’a pas pu se retenir de reprendre de nouveau la plume, sa plume de polémiste cette fois, et d’adresser une lettre à la municipalité d’Orléans. Nous ne disconvenons pas qu’une partie de cette épître ne soit amusante. M. Clemenceau a l’esprit caustique et gouailleur. « Si le commerce Orléanais a besoin, écrit-il, de cérémonies religieuses, permettez-moi de vous dire qu’il fallait s’en aviser avant le vote de la loi. Or, bien loin d’en avoir témoigné aucun souci, la ville d’Orléans ayant deux députés, dont l’un avait voté pour la séparation et l’autre contre, a remplacé ce dernier par un représentant du régime nouveau. Nous sommes donc d’accord sur le principe. Alors, comment pourriez-vous demander au gouvernement de défaire ce que vous avez vous-mêmes voulu ? » C’est une question très grave que pose là M. Clemenceau, sous une forme humoristique. La vérité est que le pays vote souvent pour des députés dont il ne comprend pas le programme : il ne le comprend que lorsqu’il en voit les conséquences et qu’il en souffre. Alors, il se rebiffe et crie. Mais n’est-ce pas ce que vous avez voulu ? demande M. Clemenceau. Eh non ! ce n’est pas ce que le pays a voulu, mais ce qu’on lui a dit qu’il voulait, en lui en dissimulant les suites. Nous ne croyons pas du tout que l’attitude imposée par M. Clemenceau aux fonctionnaires d’Orléans soit une conséquence nécessaire de la séparation ; mais il le croit, lui, et d’autres le croient comme lui, et les Orléanais le croiraient peut-être s’il ne s’agissait pas d’eux. Seulement, il s’agit d’eux, et aussitôt ils protestent ! Il en sera de même pour beaucoup d’autres réformes que les uns réclament à grands cris et que les autres laissent faire, mais qu’ils ne comprendront et ne jugeront vraiment les uns et les autres que lorsqu’on les leur appliquera. Quelle surprise alors, et peut-être quelles clameurs !

Quoi qu’il en soit, la municipalité d’Orléans ne s’est pas laissé convaincre par les argumens trop personnels de M. Clemenceau. Celui-ci en a d’ailleurs présenté d’autres, où il a essayé de s’élever jusqu’aux sommets de la philosophie politique. « Je n’ai point à vous apprendre, a-t-il dit gravement, que l’évolution des sociétés ne se peut accomplir que par l’abandon progressif de certaines « formes accoutumées, » de certaines « traditions, » et par la substitution correspondante de certaines « formes, » de certaines « traditions nouvelles. » Il est possible que M. Clemenceau ait raison en principe, mais il s’est trompé en fait dans le cas dont il s’agit. L’évolution normale et durable se fait progressivement et spontanément, non pas d’un seul coup et d’autorité. Les circulaires ministérielles y sont merveilleusement impuissantes : bien plus ! en poussant maladroitement dans un sens, elles déterminent une réaction dans l’autre. Cette observation n’est pas moins scientifique que celle de M. Clemenceau, et l’événement vient de la confirmer. Il s’est trouvé que le milieu Orléanais, sur lequel M. Clemenceau avait totalement négligé de se renseigner, n’était pas prêt à l’évolution qu’il a voulu lui imposer. — Adoptez d’autres formes, a-t-il dit à la municipalité, d’autres traditions. — On a su bientôt ce que cela voulait dire, M. Clemenceau ayant promis de remplacer le clergé dans les fêtes orléanaises par plusieurs batteries d’artillerie, et même par de la musique militaire. Le conseil municipal n’a été nullement ébloui par des offres que M. le président du Conseil jugeait si séduisantes ; on assure même qu’il s’est demandé, dans une séance orageuse, ce que tous ces bronzes et ces cuivres coûteraient à la ville, car M. Clemenceau entendait bien que celle-ci en payât les frais. Au lieu de se calmer, les esprits se sont exaltés de plus en plus. Finalement il a fallu se tourner du côté de l’évêché et entrer en négociation avec lui : n’est-ce pas là, en effet, qu’était la difficulté ? Eh quoi 1 négocier avec un évêque ! Que devient la fameuse séparation ? Que devient la logique de M. Clemenceau ? Il est bien vrai que ce n’est pas M. Clemenceau lui-même qui a négocié avec Mgr Touchet. C’est la municipalité qui s’est chargée de ce soin. Mais M. Clemenceau, bon gré mal gré, a été tenu au courant des pourparlers. A un moment, on lui a demandé par télégraphe s’il acceptait certaine condition, et il a répondu. Combien il a dû souffrir pour entrer dans cette voie ! Se refuser si obstinément à négocier avec le Pape dans l’intérêt de la France, et se voir obligé, dans l’intérêt du commerce Orléanais, à négocier avec un évêque, c’est vexant.

Mgr Touchet n’a pas abusé de ses avantages. Impossible de mettre plus de tact et de discrétion qu’il ne l’a fait dans ses rapports avec la municipalité. Il a écrit, lui aussi, des lettres publiques, comprenant que, dans une circonstance aussi délicate, il devait s’adresser à l’opinion, s’expliquer loyalement devant elle et la mettre de son côté, ce à quoi il a réussi. Tout s’est passé en plein jour : l’Église aurait souvent intérêt à ce que les choses se passassent ainsi. Mgr Touchet a senti que l’opinion se tournerait contre lui si on apercevait dans son attitude un regret, un ressentiment de la situation perdue poussé assez loin pour lui faire désirer que la fête de Jeanne d’Arc perdit quelque chose de son éclat. Mais il n’y avait rien de tel dans sa pensée. Il a pleinement reconnu au pouvoir civil le droit de fêter Jeanne d’Arc à lui seul, si cela lui convenait. Tout le monde aurait pu prendre part à cette fête, hors le clergé qui ne pouvait le faire qu’à certaines conditions. Ces conditions, Mgr Touchet a voulu les indiquer tout de suite pour qu’il n’y eût aucun malentendu. Il a admis que le cortège partit de la mairie au lieu de partir de la cathédrale. Il s’est résigné à la suppression de certaines manifestations qui avaient cependant de la beauté et de la grandeur. Peu importe, a-t-il ajouté, le rang qui sera assigné au clergé dans le cortège. « Un rang ou un autre rang, un numéro ou un autre numéro sur votre nomenclature, que veut-on, a-t-il dit, que cela nous fasse, et cela nous fit-il quelque chose, nous l’accepterions volontiers si le bien public y était engagé. » Sur tous ces points, nulle difficulté. Mais Mgr Touchet a demandé formellement : 1o de faire une halte à la Croix des Tourelles pour y dire les prières accoutumées ; 2o que la croix des diverses paroisses fût portée en tête de leur clergé ; 3o que la franc-maçonnerie ne fit pas officiellement partie du cortège. Nous n’avons pas besoin de dire pour quels motifs Mgr Touchet n’estime pas pouvoir transiger sur les deux premières conditions. Si on veut que l’idée religieuse soit exclue des fêtes de Jeanne d’Arc, il ne faut pas y inviter le clergé. Le clergé est ce qu’il est ; on ne peut pas lui enlever son caractère ; il peut encore moins le désavouer. Renoncer à la croix serait « de l’apostasie commencée. » Renoncer à la prière ne serait guère mieux. Pour ce qui est de sa troisième condition : « Les règles ecclésiastiques, dit Mgr Touchet, interdisent sévèrement aux évêques et aux prêtres de prendre part à une cérémonie à laquelle assisterait officiellement la franc-maçonnerie. Cette phrase, je l’écris sans animosité ; grâce au ciel, je n’ai d’animosité contre aucune personne que ce soit prise individuellement. À tous je voudrais rendre service, s’il m’était possible. Cette phrase, je l’écris par obligation de conscience. » Toute la lettre de Mgr Touchet est dans le même ton, pleine de ménagemens pour les personnes, ferme sur les principes, conciliante dans les choses. Elle fait honneur au prélat qui l’a écrite, et l’opinion générale, même en dehors d’Orléans, lui a donné la préférence sur celle de M. Clemenceau.

À Orléans, on a cru tout d’abord que l’affaire était arrangée. C’est au sujet des croix des paroisses que M. Clemenceau a été consulté par télégramme ; on craignait de sa part une opposition absolue ; il s’est empressé de répondre qu’il n’avait jamais entendu interdire les croix, et il a semblé dès lors qu’il ne pouvait plus y avoir de difficulté insurmontable. Il dépendait de la municipalité de ne pas inviter officiellement les francs-maçons, et elle était décidée à s’en abstenir. Quant aux prières à la Croix des Tourelles, à l’endroit où a eu lieu le combat décisif du 8 mai 1429, elles étaient consacrées par une si longue tradition qu’on ne prévoyait non plus aucune objection contre elles. Mais c’était compter sans M. Clemenceau. On avait trop dit, peut-être, qu’il avait cédé, et que l’évêque d’Orléans avait eu gain de cause sur tous les points. Cédant à un nouvel accès d’irritation et d’impatience, il a communiqué aux journaux une note ainsi conçue : « Le président du Conseil n’admet pas que la participation du clergé soit subordonnée à la présence ou à l’absence d’une société quelconque. Le cortège se rendra aux Tourelles et ne s’y attardera pas ; si le clergé veut y célébrer une cérémonie religieuse, il le pourra, mais le cortège ne l’attendra pas et continuera sa route. M. Clemenceau ne veut pas admettre que les sociétés maçonniques, si elles en font la demande, ne soient pas comprises dans le cortège comme les autres sociétés d’Orléans. » Tout est remis en question !

Au moment où nous écrivons, les choses en sont là : comme une dizaine de jours doivent encore s’écouler avant la fête, qui pourrait prévoir les surprises que nous réserve encore M. Clemenceau ? Mais qui sait si la municipalité d’Orléans ne finira pas par secouer le joug que M. le président du Conseil veut lui imposer ? Elle est libre, en somme, d’inviter qui elle veut aux fêtes du 8 mai, et, s’il lui plaît de ne pas y convier les francs-maçons, de quel droit l’obligerait-on à le faire ? A force de faire sentir son autorité, on risque de la perdre. Il est possible, aussi, que la Loge maçonnique d’Orléans, soucieuse des intérêts de la ville, ne demande pas d’invitation : alors, la face de M. Clemenceau serait sauve, et c’est sans doute tout ce qu’il désire. Nous avons dit que la fête de Jeanne d’Arc était une reconstitution du passé. Il n’y avait pas de francs-maçons à Orléans, en 1429 : dès lors, leur présence à la fête du 8 mai prochain constituerait un anachronisme. Il y avait, au contraire, un évêque et des prêtres. Jeanne était profondément religieuse : elle inclinait sa glorieuse bannière devant la croix. Gardons-nous, en commémorant ces souvenirs, d’en fausser le caractère et d’en dénaturer l’expression.

Quant aux prières à la Croix des Tourelles, la solution que M. Clemenceau prétend imposer pour parer à la difficulté qu’il y aperçoit, est la pire de toutes. La fête n’a plus de sens si elle ne manifeste pas l’union de tous les Français : or, la solution de M. Clemenceau n’aurait d’autre effet que de manifester nos divisions. On a proposé, il y a quelques années, de faire en souvenir de Jeanne d’Arc une fête nationale qui serait venue s’ajouter à celle du 14 juillet. Nous en aurions eu deux au lieu d’une. Cette proposition nous a toujours paru malencontreuse, quoiqu’elle provînt d’une intention excellente : il ne peut y avoir dans un pays qu’une fête nationale, de même qu’il n’y a qu’un drapeau. S’il y en a deux, l’une devient inévitablement la fête d’une partie de la population, l’autre la fête d’une autre partie. Le 14 juillet serait devenu la fête des partisans de la Révolution, et celle de Jeanne d’Arc celle de ses adversaires. Il arriverait quelque chose de semblable à Orléans si une partie du cortège du 8 mai s’arrêtait pour prier à la Croix des Tourelles, et si une autre continuait sa route. Nous ne rechercherons pas comment le cortège se partagerait, ni quelle serait la proportion de ceux qui feraient halte avec le clergé à la Croix des Tourelles et de ceux qui s’en iraient le chapeau sur la tête. Nous ne nous demanderons pas si ces derniers ne risqueraient pas d’être les seuls fonctionnaires de M. Clemenceau, qui marqueraient par là leur désaccord avec la grande majorité de la population, spectacle toujours dangereux à donner. Nous nous contenterons de dire qu’une fête qui nous diviserait ne serait plus la fête de Jeanne d’Arc. On y déroulerait en vain un cortège d’opéra ; l’âme du passé n’y serait plus ; la signification historique et patriotique en aurait disparu.

Quant à savoir si les intérêts commerciaux de la ville d’Orléans en souffriraient plus ou moins, nous en laissons le soin à M. Rabier. Notre préoccupation est plus haute. N’en déplaise à M. le président du Conseil, il y a dans la mémoire des peuples des choses qui ne doivent pas évoluer ; il faut leur laisser leurs vieilles formes ; il faut en respecter les antiques traditions. C’est ce qu’on fait en Angleterre, pays pour lequel M. Clemenceau professe pourtant quelque estime, et l’Angleterre s’en trouve bien. La sèche logique de M. Clemenceau opère ici, comme elle l’a fait si souvent ailleurs, dans le sens de la destruction. On ne l’oubliera pas à Orléans, et on s’en souviendra dans le reste de la France, partout où on respecte et où on aime le souvenir de l’héroïne qui, ayant trouvé dans son grand cœur l’idée de patrie, a su en faire une réalité vivante, autour de laquelle elle a groupé dans un même sentiment tout ce qu’on s’applique aujourd’hui a désagréger et à désunir.


M. André Theuriet, qui est mort le 23 avril, était pour nous un trop ancien et trop précieux collaborateur pour que nous ne consacrions pas un souvenir à sa mémoire. Au mois de janvier dernier, il publiait ses derniers vers dans la Revue ; il y avait publié les premiers en 1857, il y a cinquante ans. La plupart de ses romans y ont paru dans l’intervalle de ces deux dates. Peu de poètes, peu d’écrivains ont été plus que lui fidèles à eux-mêmes : il a chanté, décrit, raconté la nature. Nul n’a été plus sensible à son charme intime et pénétrant. Les bois surtout l’ont toujours bien inspiré : il les aimait mieux qu’avec passion, avec une tendresse tranquille et profonde, qui tenait à la délicatesse de son esprit et à l’exquise simplicité de ses sentimens. Tous ceux qui l’ont connu l’ont aimé. Son œuvre est merveilleusement saine : on est tenté d’en dire qu’elle sent bon, comme Sainte-Beuve l’a dit de son premier volume de vers. Elle est, en effet, toute embaumée des senteurs des champs et des bois ; elle participe à la limpidité des grands lacs où il se plaisait à promener ses rêveries. Dans ces cadres chers à son imagination, il a déroulé des actions romanesques toujours fines et quelquefois fortes. Il y a quelques semaines à peine, M. André Theuriet nous parlait d’un roman qu’il |voulait encore faire, et qui, disait-il, serait le dernier. La mort l’a pris avant qu’il ait pu l’écrire ; mais l’œuvre qu’il laisse est le témoignage de ses qualités charmantes d’homme et d’écrivain. Le souvenir en restera.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.