Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1865

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Chronique n° 806
14 novembre 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 novembre 1865.

La lettre de l’empereur au maréchal Mac-Mahon est un document remarquable à plusieurs points de vue. Cet écrit doit déterminer une phase importante de la destinée de notre colonie méditerranéenne ; la forme adoptée par l’empereur pour communiquer et soumettre au public ses idées touchant cette partie de la politique française, quelques-unes de ces idées mêmes, donnent lieu à de profitables réflexions sur notre propre politique intérieure. Nous ne saurions avoir la prétention de nous établir ici en juges du programme de l’empereur, où sont soulevées des questions qu’on ne peut embrasser et résoudre sans être muni des connaissances spéciales les plus complètes et les plus détaillées. Nous demandons seulement la permission d’exprimer modestement quelques-unes des pensées qui nous sont venues à la lecture de la brochure impériale.

Et d’abord l’écrit de l’empereur semble nous réveiller en sursaut d’un bien long et bien étonnant sommeil. C’est une curieuse destinée que celle de notre entreprise algérienne. Nous sommes sur cette terre d’Afrique depuis trente-cinq ans. Nous avons passé à peu près la première moitié de ce temps à faire la conquête du pays. Abd-el-Kader ne se rendait au duc d’Aumale et au général Lamoricière qu’en 1847. La seconde moitié de cette période, celle qui nous conduit à la situation présente, commence à peu près à la révolution de 1848. Nous n’avons point l’intention d’additionner ici des chiffres, mais nous croyons qu’il ne serait point exagéré d’estimer à plus de deux milliards les sommes que la conquête et la conservation de l’Algérie coûtent à la France, et dans ce prix de revient les frais de conservation ne doivent pas être inférieurs de beaucoup aux frais de conquête. Certes, à mesure que l’on faisait la conquête, quelques esprits prévoyans n’étaient point sans se demander avec anxiété où cela nous conduirait ; mais des accidens qui devenaient des nécessités et l’impulsion d’un irrésistible instinct national nous poussaient toujours en avant. Les prudens, et du nombre était ce vieux Gaulois casanier qui vient de mourir l’autre jour, M. Dupin, avaient beau prêcher l’occupation restreinte : l’intérêt de la sécurité des points principaux qu’il fallait posséder nous contraignait à soumettre tout le pays. Tandis qu’on obéissait ainsi à l’inspiration nationale et à la force des choses, les circonspects grommelaient. Qu’est-ce que l’Algérie ? demandait-on un jour dans une réunion où se trouvaient M. Thiers, M. Guizot et le duc de Broglie. — C’est une école de guerre pour notre armée, disait M. Thiers. — C’est une école de persévérance pour le pays, disait M. Guizot. — De toute façon c’est donc une école ? disait avec son spirituel et impitoyable bon sens le vénérable duc de Broglie.

L’événement a donné raison à M. Thiers, le monde connaît aujourd’hui les soldats que l’Algérie nous a faits ; il a donné raison à M. Guizot, jamais la France n’a montré une telle persévérance ; mais n’est-il pas étrange et cruel qu’après dix-huit années de domination établie en Algérie ce soit encore une question de savoir, la brochure de l’empereur en fait foi, si l’événement final donnera tort ou raison au duc de Broglie ? Que l’on ne sût pas trop ce qu’on ferait de l’Algérie tandis qu’on était occupé à s’en emparer, on le comprend aisément. On ne connaissait pas encore le pays et ses populations nomades et mobiles. On était obligé d’étudier en combattant. Jl fallait tout subordonner aux nécessités de la guerre. Mais ce qui sera pour l’histoire un sujet de surprise, c’est la stérilité qui a marqué la seconde période, la période pacifique et tranquille de notre entreprise. Dix-huit ans après avoir soumis l’Algérie, nous n’y avons, en face de deux millions et demi d’indigènes, que cent quatre-vingt-douze mille Européens, dont cent douze mille Français. Ces chiffres sont tristement éloquens. Ce n’est pas tout : des questions fondamentales, touchant au partage de la propriété entre la population indigène d’une part, le domaine public et la colonisation européenne de l’autre, — aux délimitations de la colonisation, au système économique et efficace de notre occupation militaire, — demeurent indécises, et c’est à ces questions mêmes que le programme impérial vient apporter des solutions. L’Algérie a-t-elle donc été délaissée pendant cet intervalle ? On ne saurait le dire. L’empereur nous apprend que quinze systèmes d’organisation ont été essayés dans notre colonie. On avait pu craindre, sur une phrase d’une lettre adressée autrefois par l’empereur à lord Palmerston, que l’entreprise algérienne ne sourît peu au chef de l’état ; mais des faits significatifs démentirent promptement et heureusement cette impression. L’empereur montra bien qu’il couvrait l’Algérie de sa haute sollicitude lorsqu’il confia cette colonie à un ministère spécial et mit à la tête de ce département le prince Napoléon. L’expérience du ministère spécial et l’essai des idées du prince Napoléon ne réussirent point. L’Algérie fut confiée au gouvernement du maréchal Pélissier, et l’empereur traça le programme d’une politique nouvelle dans une lettre fameuse dont les principes inspirèrent le sénatus-consulte de 1863. Il paraît que la lettre et le sénatus-consulte n’avaient produit jusqu’à ces derniers temps que des résultats médiocres, La surprise de l’insurrection de l’année dernière, éclatant au milieu d’un découragement profond de la colonisation européenne, rendit brûlante encore une fois la question d’Algérie. L’empereur, comme on sait, prit le problème à cœur ; il voulut aller étudier sur les lieux les choses et les hommes : de là son voyage de cette année en Afrique, de là l’écrit remarquable et décisif dont il saisit en ce moment l’opinion. On a donc continué à beaucoup travailler sur l’Algérie depuis quinze ans, soit dans la routine silencieuse de nos grandes administrations civiles ou militaires, soit même dans les sphères élevées du pouvoir. Pourquoi tout ce travail est-il demeuré obscur, confus, infécond ? Veut-on le savoir ? C’est que l’opinion a été inattentive et indifférente en France à l’endroit des affaires algériennes ; c’est que l’activité et l’émulation que les institutions parlementaires communiquaient autrefois à la presse et aux chambres ont fait défaut durant ces longues années ; c’est que cet esprit de curiosité, de recherche, d’initiative, qu’entretient le feu des discussions publiques, s’est tristement alangui.

Nous ne pouvons croire que l’esprit public eût supporté la léthargie de nos affaires algériennes depuis quinze années, s’il eût conservé les grands ressorts d’activité politique qu’il possédait pendant la période de la conquête. Les hommes qui sont mêlés par leur situation aux intérêts algériens, des généraux, de grands fonctionnaires civils, des députés investis d’initiative, poussés par l’amour du bien public, par le sentiment du devoir, par le soin de leur renommée, par l’émulation des divers systèmes, par les interpellations redoublées et sympathiques de l’opinion publique, nous eussent éclairés par un débat pour ainsi dire quotidien sur nos affaires d’Algérie, et eussent entretenu l’élan de la France vers la rive africaine de la Méditerranée. Il n’y a point à se bercer d’illusions, le foyer véritable d’une colonisation, d’une assimilation de races, d’une propagande civilisatrice, telles que celles qui se tentent en Algérie, ne peut être qu’au cœur de la France libre. Pour que des œuvres semblables réussissent, il faut qu’elles sortent de la spontanéité d’une nation, il faut qu’un peuple entièrement maître de lui-même y mette son âme.

Nous n’allons point jusqu’à espérer que notre avis sur ce point ait l’honneur d’être partagé par l’empereur. Il est visible cependant que ce n’est point sans un sentiment d’impatience que l’empereur constate les résultats de notre entreprise algérienne. Le ton de sa lettre l’indique. L’empereur semble être sous l’impression d’une découverte désagréable. Ses critiques sur ce qui existe sont vives, tranchantes, et pèsent à peu près sur tout. On dirait le langage d’une opposition aux idées élevées sans doute, mais aussi ferme et aussi décidée que convaincue. Ce ton n’est point fait pour nous déplaire. Nous demandons seulement ceci : peut-on croire que si la France eût possédé dans ses institutions les facultés de l’initiative particulière et publique, toutes ces observations justes, toutes ces objections sévères, toutes ces suggestions sensées et pratiques, eussent si temps tardé à être présentées à l’opinion publique ? Parmi nos hommes politiques, parmi ceux qui auraient voué leurs pensées et leur talent à l’étude, à la découverte, à la défense des intérêts publics, s’imagine-t-on qu’il ne s’en fût point trouvé pour instruire depuis longtemps la question algérienne et associer leur renommée et on peut dire leur juste ambition à la fortune de notre grande colonie ? Se figure-t-on qu’il eut été besoin d’attendre quinze années pour conduire sous le regard attentif de tous cette immense enquête et saisir l’opinion de ce grand procès ? Suppose-t-on que, sous l’influence d’une vaste controverse nationale qui eût attiré vers l’Algérie les imaginations sans cesse éveillées et les intérêts constamment informés, nous n’en serions encore à montrer sur nos rivages méridionaux de la Méditerranée que moins de deux cent mille Européens, dont un peu plus de cent mille Français ? Nous supplions qu’on ne voie dans les doutes que nous exprimons ici aucune intention de récrimination malveillante ; nous n’obéissons qu’au devoir de recueillir les enseignemens à l’heure où les choses les donnent, et il nous est impossible de retenir un cri de douleur quand nous songeons que des intérêts essentiels et permanens du pays, des intérêts auxquels sont attachés la fortune et l’honneur de la France, des intérêts auxquels l’intelligence et l’âme du pays devraient être associés par la possession et l’exercice habituel des plus larges franchises politiques, pourraient être compromis par les causes qui entretiennent l’indolence, l’incurie et la frivolité de l’esprit public. Et ces regrets, nous les témoignons avec confiance, car après tout qu’a fait l’empereur en publiant ce programme ? Lui, chef d’état, investi des attributions que la constitution lui confère, avait-il besoin de cette publicité ? Des ordres donnés à ses ministres ou au gouverneur-général de l’Algérie, quelques projets de loi à faire présenter au corps législatif, un sénatus-consulte au plus, n’eussent-ils point suffi pour assurer l’exécution de ses plans ? L’empereur a cependant senti qu’en cette circonstance il avait besoin d’un concours qui domine les routines administratives et législatives ; il a senti qu’il fallait sur cette capitale question éveiller l’opinion publique par un coup de fouet inusité et obtenir d’elle un assentiment explicite.

La publication de la lettre au maréchal Mac-Mahon démontre surabondamment que l’empereur croit avoir besoin en cette circonstance d’un énergique concours de l’opinion publique. C’est précisément pour cela que nous insistons sur les conditions auxquelles le concours de l’opinion publique peut devenir constant et efficace. On commettrait une puérile méprise, si l’on attribuait notre façon de voir à une bouderie libérale. Notre sentiment est tellement conforme à la nature des choses que nous en trouvons à l’instant même la piquante confirmation dans un des journaux les plus éclairés de l’Europe, la Saturday Review. Ce journal applaudit à la brochure et aux innovations proposées par l’empereur ; « mais, ajoute-t-il, l’excellence même des changemens proposés nous fait penser à ce qu’il y a de purement accidentel dans le fait même que ces changemens aient été proposés. Aucun particulier en France n’aurait eu l’audace de demander aucune innovation à propos de l’Algérie. Si un particulier se fût avisé de signaler les faits dénoncés par l’empereur, il eût été poursuivi sur-le-champ pour publication de fausses nouvelles, hostiles à l’empereur et à son gouvernement. Les fonctionnaires algériens n’auraient assurément jamais rien dit contre eux-mêmes ; les colons n’auraient pu faire appel au public : s’ils eussent adressé leurs plaintes aux plus hautes autorités parisiennes, ils n’eussent obtenu aucun redressement solide, et auraient certainement attiré sur eux l’inimitié des autorités locales. » Là le journal anglais fait ressortir l’importance décisive de l’intervention impériale ; mais il démontre ensuite d’une façon saisissante les causes qui déterminent l’efficacité des réformes sous l’influence des institutions libres et les causes qui en amènent l’avortement lorsque la liberté politique fait défaut. « C’est, dit-il avec une vérité incontestable, après que le mal a été signalé et le remède proposé, que la supériorité d’un pays libre devient manifeste. Quand nous avons décidé qu’une chose doit être faite, nous pouvons veiller à l’exécution. Chaque fait est observé en détail et publié, et si des symptômes de rechute dans les vieux abus se déclarent, de nombreux critiques sont toujours prêts à dénoncer la marche rétrograde et à insister sur l’accomplissement des changemens nécessaires. C’est l’affaire non d’une seule personne, mais de milliers d’hommes, d’exiger que la réforme soit exécutée comme elle doit l’être, et une discussion constante ramène sous les yeux du public toutes les conditions du programme. En France, comment une réforme peut-elle s’accomplir ? Ce que l’empereur ordonne personnellement se fera, mais il ne peut pas donner des ordres innombrables sur tous les petits faits locaux. Les fonctionnaires agiront silencieusement en sens inverse, et quand son attention sera détournée par des affaires d’une plus grande importance, ils auront leur belle. En lisant la brochure, nous étions poursuivis de l’idée qu’un accident l’a fait écrire, et qu’elle ne produira de résultats que par accident. L’empereur commande, et sa volonté est la loi ; mais on tourne les lois aussi bien qu’on les défie. »

Quant à nous, nous serions de ceux qui se rallieraient sur la plupart des points au programme impérial. L’empereur est animé de la volonté de ramener aux conditions de la pratique et de la justice le gouvernement de l’Algérie. Il sent qu’il faut mettre une limite aux dépenses que nous impose cet établissement colonial. Il veut réduire notre armée permanente en Afrique de soixante-seize mille hommes à cinquante mille. Il constate les échecs et les résultats trop humbles de la colonisation européenne ; il dénonce quelques-unes des causes de cet avortement : l’imprévoyance et le trop grand éloignement de plusieurs tentatives colonisatrices, la gêne des servitudes militaires et l’inconvénient d’un système trop vaste de fortifications aux environs des villes, l’absurdité des lois douanières entravant le mouvement naturel des importations et des exportations, les abus du régime administratif encombrant la colonie d’un inutile personnel de fonctionnaires, et paralysant les affaires par la tyrannie des règlemens et les excès de la paperasserie. Toutes ses réflexions et ses suggestions à cet égard auront l’approbation des esprits éclairés, de ceux qui détestent le fatalisme de la routine, qui aiment le mouvement dans les limites tracées par le bon sens et la nature positive des choses. Il est une question plus vaste et plus grave soulevée par l’empereur, c’est la condition des Arabes qui peuplent l’Algérie. L’empereur aborde cette question avec une résolution d’esprit que nous respectons assurément ; mais c’est surtout cette partie du système que nous n’accepterions point volontiers de l’élan d’une inspiration personnelle, et que nous aurions désiré voir éprouver par de grandes discussions et par le contrôle de l’opinion publique complètement édifiée. Ici les objections de détail et les objections fondamentales se présentent à notre esprit. Nous passons sur les objections de détail. Nous ne saurions souscrire par exemple au plan de l’empereur, qui espère tirer de la population arabe des recrues militaires pouvant être appelées à tenir garnison dans nos grandes villes ou à servir dans nos guerres d’Europe. L’emploi de troupes musulmanes dans le service militaire en France pendant la paix, en pays chrétiens d’Europe pendant la guerre, est une mesure qui répugnerait aux généreuses susceptibilités du sentiment national, qui pourrait être odieuse aux peuples de notre civilisation. Il y aurait beaucoup à dire sur la part faite à l’élément arabe dans la commune algérienne, bien que nous remarquions avec joie les opinions libérales de l’empereur en matière d’institutions municipales. L’empereur est d’avis que dans les pays neufs la commune doit être émancipée. On ne voit pas que les pays neufs aient à cet égard aucun droit de prééminence sur les pays vieux. Si la commune doit être libre dans un pays neuf comme l’Algérie, faisant effort pour naître à la civilisation, on ne comprend pas pourquoi elle devrait être maintenue en état de minorité et de tutelle dans un pays pleinement civilisé, c’est-à-dire bien plus apte à s’administrer lui-même, tel que la France. En matière d’administration judiciaire, les suggestions de l’empereur sont à coup sur justes et sensées ; cependant entre la juridiction arabe et la juridiction française la ligne de démarcation est bien délicate à tracer ; des erreurs pourraient produire des déviations funestes aux intérêts qu’une philanthropie empressée voudrait sauvegarder.

Les questions capitales, celles qui devraient surtout tenir en éveil l’opinion publique, sont les questions relatives à la propriété et à la constitution sociale de la population arabe. Sur ce point, l’empereur semble avoir pris son parti, théoriquement du moins, depuis 1863. On se souvient de la lettre impériale et du sénatus-consulte de cette année. Le domaine que l’état s’était approprié avant cette époque avait été considéré jusque-là comme le fonds sur lequel pourrait s’asseoir la colonisation européenne désirée, et en attendant, par l’amodiation qu’on en faisait aux Arabes, comme un de nos moyens de domination et d’ascendant sur la population indigène. Les espérances fondées sur la colonisation européenne avaient donné si peu. de résultats, qu’en vérité le gouvernement avait bien le droit, sinon le devoir, de rechercher s’il n’avait pas un usage immédiatement utile à faire de son domaine, au défaut d’une colonisation idéale si peu comprise encore dans la réalité. On résolut donc en 1863 d’appliquer tout de suite à la constitution de la propriété arabe les ressources territoriales de l’état. On se trouva dès lors en face de la question sociale arabe. Fallait-il constituer la propriété arabe sous la forme individuelle ou sous la forme collective de la tribu ? La lettre impériale avait paru plus favorable à la propriété collective, à la tribu ; le sénatus-consulte semble incliner davantage vers la formation de la propriété personnelle, La difficulté était grave, et la résolution qu’on allait prendre engagerait peut-être l’avenir d’une façon redoutable. En conférant la propriété à la tribu, on faisait une chose contraire aux précédons de notre politique : la tribu était le cadre militaire de la population que nous avions eu à vaincre et à conquérir ; la tribu était le cadre social et politique de la société arabe que nous devions tendre à fondre dans notre civilisation ; la tribu mettait les Arabes aux mains d’une aristocratie animée contre nous d’une hostilité naturelle. La politique logique de la France avait donc paru être de travailler à la décomposition de la tribu. La résolution arrêtée de constituer la propriété arabe fournissait ainsi l’occasion ou de favoriser par l’action des intérêts individuels l’affaiblissement de l’ancien lien collectif et féodal, ou au contraire de fortifier l’ancienne aristocratie, si ébranlée par notre conquête. De là deux opinions tranchées. Ceux qui attendent de l’action du temps soit le développement d’une colonisation européenne, soit la recomposition d’une société arabe devenue sédentaire et attachée à nous par le lien des intérêts individuels, ont désiré que la nouvelle propriété arabe fût établie sous la forme personnelle ; ceux qui ont souhaité et cherché des résultats plus prompts, ceux qui ont cru qu’on rendrait le gouvernement de l’Algérie plus simple et plus économique en traitant avec l’organisation arabe, au lieu de la dissoudre, ont voulu que la propriété fût constituée tout de suite au profit de la tribu. On comprend la grave portée de l’une et de l’autre politique. Il s’agit dans ce débat du passé et de l’avenir ; faut-il désavouer ce qui a été fait depuis trente ans ? faut-il redresser, en lui prêtant une force et une vitalité nouvelles, la vieille organisation arabe ? Est-il au contraire permis d’espérer que notre générosité sera comprise de l’aristocratie arabe, qu’en lui donnant plus d’indépendance nous serons plus assurés de son dévouement, que l’organisation nouvelle des Arabes français sera pour les quinze millions d’hommes que compte la race arabe depuis les côtes de la Méditerranée jusqu’à la Syrie un objet d’envie, d’imitation, et deviendra pour nous dans les affaires d’Orient un moyen de propagande et d’influence ? On ne sera point surpris si nous pensons qu’une question aussi vitale pour l’Algérie et la politique de la France mériterait d’être débattue avec toutes les garanties qu’assure la procédure des institutions libres. Rien ne semble mûr encore dans cette grave controverse ; nous n’en donnerons qu’une preuve, et elle sera concluante. Les deux opinions que nous avons indiquées articulent des affirmations contraires sur la forme de propriété à laquelle se prête le génie arabe. L’Arabe est traditionnellement communiste, disent les uns ; il connaît et apprécie la propriété personnelle, disent les autres. Il y a tant d’incertitude encore à cet égard que les traces en sont visibles dans les écrits mêmes de l’empereur. Nous avons lu très attentivement les deux éditions de la brochure impériale, et nous n’avons pas pu n’être point frappés des différences importantes qui distinguent la première rédaction de l’édition révisée. « Les Arabes, dit la première édition, ont vécu jusqu’ici dans cette espèce de communauté territoriale qui est la loi des peuples de l’Orient ; ils n’ont qu’une notion imparfaite du droit individuel et de la propriété. » La seconde édition corrige radicalement cette assertion. « Les Arabes, dit-elle, ainsi qu’on est porté à le croire, n’ont pas vécu jusqu’ici dans cette espèce de communauté territoriale qui est la loi des peuples de l’Orient ; ils ont une notion assez exacte du droit individuel et de la propriété territoriale. » Nous préférons, quant à nous, la seconde opinion à la première, et nous y voyons un motif d’espérer que l’on travaillera à la constitution de la propriété indigène par le procédé individuel plutôt que par le procédé collectif, communiste et aristocratique ; mais, puisque de pareilles fluctuations ont pu se trahir dans la pensée de l’empereur, ne voit-on pas combien il serait utile et urgent que tous les points de ce grave sujet fussent vérifiés par d’abondantes discussions ?

Tels sont les regrets et les vœux que nous formions en voyant cet appel intelligent et remarquable, mais à notre avis bien incomplet encore, que l’empereur vient de faire aux manifestations de l’opinion publique. On nous pardonnera, si nous disons que nous avons été confirmés dans nos désirs de libre publicité et de discussion libre par la lecture des beaux discours prononcés récemment à Glasgow par M. Gladstone. La première des éloquentes harangues de cet homme d’état, sur lequel vont être plus que jamais fixés les regards du monde, a été adressée à la députation d’une association pour la réforme parlementaire, députation qui représentait surtout les classes ouvrières. Sait-on le langage que M. Gladstone a tenu à ces délégués qui venaient de lui présenter une adresse ? « Je suis heureux, leur a-t-il dit, que vous ayez exprimé avec une franchise virile, spontanée, explicite, les sentimens que vous nourrissez sur des objets d’un grand intérêt public. C’est par cette manifestation franche des opinions, en ne gardant aucune fausse réserve, en n’étouffant point silencieusement nos griefs dans nos poitrines, en produisant au grand jour à la fois nos sujets de satisfaction, nos désirs d’amélioration et au besoin nos motifs de plainte, que nous autres, dans cet heureux pays, nous faisons pour ainsi dire un fonds commun de nos idées et de nos sentimens publics, et que nous posons les bases sur lesquelles ceux qui nous représentent et ceux qui conseillent la couronne peuvent s’établir avec confiance pour préparer et proposer les mesures les plus utiles au pays. » Voilà la parole d’un véritable homme d’état moderne, et on est forcé d’avouer en l’écoutant que les peuples où ne peut se former, faute des libertés nécessaires, l’imposant fonds commun des opinions publiques ne sont plus] que des traînards de la civilisation. M. Gladstone a peu tardé, après la mort de lord Palmerston, à s’emparer de l’attention générale. À Glasgow, trois discours radieux en une journée ; à Edimbourg, une vaste et belle harangue, où se mêlaient l’art, la poésie, la philosophie, sur la mission qu’a remplie la Grèce dans l’histoire de l’humanité. Ces discours ont été nourris de cette abondance qui distingue M. Gladstone et ont été relevés d’une bonne grâce particulière. Nous avons vu avec plaisir que l’orateur, après avoir fait allusion à, la perte de lord Palmerston, a réparé un peu l’injustice que commettait l’Angleterre dans les hommages exclusifs qu’elle vient de rendre à cet homme d’état. M. Gladstone a rappelé le souvenir de ces nombreux hommes politiques qui sont morts depuis peu d’années à la tâche des réformes politiques et économiques. Il a parlé de lui-même avec une modestie joviale, reprochant à l’auditoire qui l’applaudissait de faire de lui le scape-goat, le bouc émissaire, de toutes les mesures heureuses qui ont été accomplies en Angleterre ; puis il a entonné le dithyrambe obligé à propos de cette ère des réformes anglaises dont nous résumions ici, il y a quinze jours, les principaux traits. Quant à la politique future du nouveau cabinet, M. Gladstone n’en a pas dit grand’chose, et l’on conviendra que la réserve et la discrétion lui étaient de toute façon imposées. Le ministère, avec lord Russell à sa tête, n’est pas encore constitué ; on voudrait le fortifier en augmentant le nombre des membres du cabinet appartenant à la chambre des communes. L’œuvre, paraît-il, n’est point aisée. On voit trois membres des communes qui sont à l’écart de l’administration et que l’opinion juge dignes d’occuper d’importans ministères : ce sont M. Horsman, M. Lowe et lord Stanley ; mais il ne faut pas penser à lord Stanley, qui est un des chefs de l’opposition. Quant à M. Horsman et à M. Lowe, ils se sont prononcés avec énergie contre les projets de réforme électorale, et ils ne semblent pas pouvoir s’entendre avec M. Gladstone. Si le cabinet se décidait à une politique franchement réformiste, il pourrait faire des recrues importantes dans les rangs les plus avancés du parti libéral, où M. Forster, M. Stansfeld et M. Goschen sont des candidats désignés aux fonctions officielles. Le duc de Sommerset a résigné ses fonctions de premier lord de l’amirauté pour ouvrir l’accès du cabinet à un membre des communes ; mais il rentrera dans un autre département, et le lord destiné à déménager paraît devoir être lord Granville, lequel, cessant d’être leader de la chambre des lords, puisque lord Russell est devenu premier ministre, acceptera probablement une ambassade ; mais tous ces arrangemens personnels sont d’une minime importance. En perdant lord Palmerston, le ministère anglais a nécessairement changé d’esprit. Quoi qu’on fasse, quoique le vieux personnel soit conservé, quoique le poste de ''premier soit confié à lord Russell, on peut dire qu’à un ministère Palmerston a succédé un ministère Gladstone, et que l’Angleterre ne saurait tarder à échanger la quiétude politique contre le mouvement.

Sur notre continent, si nous avions le choix du spectacle, s’il nous était permis de n’aller qu’où notre goût nous appelle, c’est vers l’Italie que nous porterions aujourd’hui notre attention. Là s’agitent des problèmes vraiment intéressans et qui touchent à de vastes intérêts. Tandis que commence notre évacuation de Rome, l’Italie va réunir son nouveau parlement. La grande question romaine suit le mouvement qui conduira un jour ou l’autre à la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, et qui dans un temps donné devra contraindre tout ce qui est vivace dans le catholicisme à chercher les garanties de l’indépendance religieuse dans la liberté politique. L’Italie est forcée par ses engagemens à ne point hâter cette grande séparation par une intervention prématurée. Elle a d’ailleurs d’autres affaires et plus pressantes. La mission du parlement nouveau avant tout sera financière. Il faut que l’Italie fasse enfin un énergique effort pour conquérir l’indépendance des finances. Le ministre chargé de cette tâche, M. Sella, paraît en bien comprendre l’urgence et la portée. Il a exposé ses idées dans un récent discours avec une sévère franchise. Il a dit la vérité à son pays. On ne peut pas continuer le système des énormes déficits et des gros emprunts réitérés. Il faut accroître le revenu, et on ne peut demander l’augmentation du revenu qu’à l’impôt. L’intérêt et le devoir de l’Italie sont donc de se résigner aux contributions nouvelles, si dures qu’elles puissent paraître. La liberté financière est aujourd’hui la plus nécessaire garantie de l’indépendance italienne et l’instrument le plus sur de l’agrandissement auquel elle est obligée d’aspirer. M. Sella s’est montré plus encore qu’un intelligent et consciencieux ministre des finances ; il a parlé en homme d’état en essayant de faire comprendre à son pays que ses progrès vers la Vénétie dépendent bien plus de l’accroissement et de la prospérité du revenu public que de la force des baïonnettes.

Au contraire, si nous n’obéissions qu’à notre inclination, nous nous garderions de fourrer le nez dans les affaires d’Allemagne. Il y a en Allemagne, dans les classes industrielles et commerçantes et dans le monde savant et lettré, un fonds de libéralisme incontestable ; mais la fatalité a tellement brouillé les choses dans ce pays, les intérêts de nationalité, de circonscriptions territoriales, de cours, de peuples, de libertés politiques, y sont tellement enchevêtrés les uns dans les autres, que rarement nous avons la satisfaction de voir le parti libéral allemand dans la bonne route. Les libéraux y font la plupart du temps, avec une étrange naïveté, les affaires des gouvernemens qui leur sont contraires. C’est ce qui est arrivé depuis le commencement dans la question dos duchés et ce qui continuera probablement jusqu’à la fin. Au demeurant, le National-Verein acquiesce à la domination militaire et maritime de la Prusse dans les duchés. Le National-Verein ne comprend l’unité germanique que par l’hégémonie prussienne. M. de Bismark est en vérité bien bon de froncer le sourcil devant le sénat de Francfort et de menacer de ses foudres cette ville hospitalière. Veut-il nous donner à croire qu’il ne comprend point que le Naiional-Verein et même la réunion des députés des parlemens allemands font ses affaires, et sont, à leur insu peut-être, les pionniers de l’ambition prussienne ?

Le volume où notre collaborateur M. A. Laugel vient de rassembler les études instructives sur les États-Unis qui avaient paru dans la Revue offre aujourd’hui un intérêt nouveau en présence de ce qui se passe en Amérique. Il est curieux de relire cette histoire des États-Unis pendant la guerre quand on a sous les yeux les États-Unis après la paix. M. Laugel a été du nombre des esprits sagaces, n’ayant pas perdu la mémoire historique, qui comprenaient dès l’origine que la tentative des états du sud ne pouvait pas réussir, que l’union américaine ne pouvait pas succomber dans l’épreuve d’une guerre civile. Il put se confirmer dans cette conviction en parcourant les États-Unis pendant la lutte. Il y a maintenant pour ceux qui n’ont point cru, aux plus mauvais jours, au renversement possible de la république américaine une satisfaction plus grande que celle qu’ils ont éprouvée le jour où la force a prononcé entre les deux partis : c’est celle qu’il leur est donné de ressentir en voyant comment s’opère la réconciliation du nord et du sud et la reconstitution légale des états séparatistes. La plupart des anciens chefs du sud réparent avec un rare bon sens et une louable droiture la faute violente qu’ils commirent en voulant détruire l’Union. Ils acceptent le verdict de la guerre, comme un parti s’inclinerait, après une loyale lutte électorale, devant l’arrêt du scrutin. Les hommes qui dirigent le gouvernement américain ont eu sans doute le mérite de rendre par leur générosité la réconciliation facile ; mais c’est surtout à la force d’attraction et à la vertu des institutions des États-Unis qu’il est juste d’attribuer la merveilleuse promptitude de cet apaisement. Les institutions américaines sont sans contredit le régime politique le plus conforme à la justice et à la raison qu’il ait été donné à une société humaine de réaliser. Sans doute ces institutions n’ont point le privilège de donner d’emblée aux masses qu’elles régissent la surface polie d’une civilisation raffinée ; le raffinement et le charme viendront peut-être par surcroît avec le temps ; mais dès à présent c’est une chose merveilleuse qu’une société où personne n’est exclu des droits politiques, où chacun, possédant les droits qui découlent de l’égalité et de la liberté, peut déployer toute sa vitalité et toute sa valeur. L’idéal de la révolution française n’est point autre. Les hommes éminens de la démocratie américaine ont toujours eu présente à l’esprit cette vertu générale, cosmopolite et humaine de leurs institutions. Dans les débats du sénat qui précédèrent la séparation et la guerre civile, M. Seward, terminant un discours qu’il peut relire maintenant avec orgueil, montrait avec une éloquente douleur aux gens du sud le mal qu’ils feraient à la race humaine tout entière, s’ils parvenaient à dissoudre le seul gouvernement qui ait fondé et su faire vivre la liberté et l’égalité. M. Seward est revenu à cette grande conception de la vertu cosmopolite des institutions américaines dans le discours qu’il a prononcé récemment à Auburn. Il serait puéril de voir dans cette idée que M. Seward nourrit de la force de propagande de la démocratie une taquinerie à l’adresse de tel ou tel gouvernement à propos de tel ou tel accident dont le continent américain peut être passagèrement le théâtre. Il n’y a là qu’une haute espérance fondée sur l’influence morale de la démocratie. Les météorologistes politiques voudraient-ils d’ailleurs contester que, dans ce temps où les vieilles têtes politiques de l’ancien monde disparaissent l’une après l’autre et où tant de choses nouvelles sont en préparation, un fait tel que le rétablissement de la démocratie américaine, sortie victorieusement de la crise la plus redoutable qu’elle pût traverser, doive demeurer sans influence sur les autres sociétés politiques où la démocratie poursuit encore avec des chances diverses son travail militant ? e. forcade.


AFFAIRES DE LA PLATA.

Les bords de la Plata ont été si souvent troublés par des luttes sanglantes, que les événemens dont ils sont aujourd’hui le théâtre n’attirent que faiblement l’attention de l’Europe, préoccupée de reste par les faits plus graves encore qui se passent au centre même du vieux monde ou dans le nord du continent américain. La guerre que le Brésil, uni à Montevideo et à Buenos-Ayres, entreprend contre le Paraguay soulève cependant, même au point de vue européen, des questions trop sérieuses pour qu’on ne doive pas suivre avec soin les développemens inattendus qu’elle prend chaque jour.

Une puissance à laquelle la faiblesse de ses voisins donne une force prépondérante dans ces parages a pénétré de nouveau dans ce bassin de la Plata où la ramènent de nombreux souvenirs de son histoire, mais d’où elle semblait s’être sagement retirée depuis quelques années. Le gouvernement brésilien s’est attaqué d’abord au premier des états riverahis qu’il a rencontrés sur son passage, — l’état de Montevideo, petite république commerçante, assez semblable aux anciennes républiques italiennes, enrichie comme elles par sa marine marchande, et se composant uniquement d’une ville principale avec quelques provinces soumises, sorte de banlieue tributaire. Saisissant l’éternel prétexte qui sert dans l’Amérique espagnole à motiver et à justifier toutes les guerres, le cabinet de Rio a fait inopinément présenter au gouvernement de l’Uruguay une série de réclamations formées par des Brésiliens établis dans le nord de la Bande-Orientale.

La république de Montevideo a contenu de tout temps deux partis rivaux, dont il serait difficile de caractériser aujourd’hui les différences politiques, car l’un comme l’autre est subdivisé en conservateurs et en progressistes, l’un comme l’autre compte même des socialistes. Au moment où la flotte brésilienne a paru devant la ville, les blancos étaient au pouvoir; mais ils avaient naturellement à lutter contre une insurrection colorado dont les forces, commandées par Florès, erraient dans la campagne sans grande chance de succès, au moins immédiat. Le Brésil, oubliant que c’est son influence qui avait, il y a peu d’années, créé cet état de choses en renversant une administration colorado pour la remplacer par une administration blanco, a ouvertement appuyé Florès, qui, surpris de ce secours inespéré et tout-puissant, s’est trouvé bientôt maître de la situation. Le gouvernement montévidéen a été changé, et le cabinet de Rio a obtenu un traité faisant droit à toutes ses prétentions.

Telle a été la première phase de cette affaire, et au point où elle était alors parvenue, on pouvait la considérer comme terminée. C’est à ce moment toutefois qu’on apprenait qu’une triple alliance allait réunir les deux adversaires de la veille, renforcés par la confédération argentine, contre la république du Paraguay. Quelles sont au fond les causes réelles de cette nouvelle guerre? Si l’on accepte les motifs indiqués par les puissances belligérantes elles-mêmes, ce serait une question de limites pendante depuis des siècles qui les mettrait aujourd’hui en présence. Le Brésil, qui développe sur l’Atlantique, entre l’Amazone et l’Uruguay, une ligne immense de rivages, s’étend à des profondeurs presque sans bornes dans l’intérieur du continent. C’est ainsi qu’il touche, à des distances infinies de sa capitale, au petit état paraguayen, établi et resserré entre deux grands fleuves, au cœur même de l’Amérique du Sud. De là des contestations de territoire qui datent du temps où Espagnols et Portugais, également colonisateurs, se disputaient les champs vierges du Nouveau-Monde. La discussion porte aujourd’hui, comme elle portait alors, sur deux points d’abord la délimitation du Grand-Chaco, puis la propriété du territoire compris entre le Rio-Blanco et la rive droite de la rivière Apa. La solution de la première de ces questions n’a jamais offert de grandes difficultés. Il a toujours été convenu que l’on prendrait pour limites, du côté du Chaco, la Bahia ou le Rio-Negro; mais le règlement des frontières entre l’empire brésilien et le Paraguay devant être fait en même temps sur tous les points où ces deux pays se trouvent en contact, leurs gouvernemens n’avaient encore rien conclu de définitif, pas plus sur la délimitation du Grand-Chaco que sur la propriété du territoire situé entre le Rio-Blanco et la rivière Apa, lorsque les hostilités ont commencé.

La république argentine et le Paraguay ont également des contestations de territoires. Ces deux anciennes colonies espagnoles, en devenant indépendantes, n’ont pas su établir distinctement leurs délimitations respectives. Elles prétendent également à l’emplacement des anciennes missions des jésuites, qui forme une partie du département de Candelaria, sur la rive gauche du Parana, et aux pays situés au nord du fleuve Vermejo.

Quant aux documens diplomatiques ou judiciaires qui pourraient appuyer ces diverses prétentions, les uns sont perdus, les autres incomplets, la plupart dénaturés et rendus inintelligibles par les interpolations qu’ils ont reçues et les commentaires successifs dont ils ont été l’objet. Pendant la longue période où ils ont été copropriétaires de l’Amérique du Sud, l’Espagne et le Portugal ont signé de nombreux traités pour établir leurs droits respectifs; mais ces conventions ont été bien rarement exécutées, et chaque parti y trouve encore aujourd’hui des argumens pour sa cause. On peut en dire autant des arrêts rendus par le grand-conseil des Indes à Madrid pour la délimitation des colonies du Paraguay et de Buenos-Ayres. Rien de plus obscur que le texte de ces documens, dont l’étude ne ferait, dit-on, que créer de nouveaux doutes et accroître les difficultés de la question.

Depuis la proclamation de l’indépendance, les puissances intéressées avaient plusieurs fois cherché à s’entendre, mais après des négociations plus ou moins longues elles étaient arrivées seulement à convenir que la question serait ajournée et le statu quo maintenu. Tel est le sens des protocoles signés en 1852 par le Brésil et le Paraguay, et en 1856 par ce dernier pays et la confédération argentine. Quel est des deux adversaires aujourd’hui en présence celui qui s’est le premier fatigué de cet état provisoire ? à qui revient la faute d’avoir rompu cette trêve tacite? Pour avoir tiré les premiers coups de canon, le président Lopez doit-il assumer toute la responsabilité de la lutte, ou n’a-t-il fait que suivre la ligne de conduite que lui imposaient l’attitude menaçante de la république argentine et son alliance avec le Brésil et l’Uruguay? Ce sont là des points qu’il serait bien difficile de décider, et l’on peut dire seulement, pour l’honneur des belligérans, que chacun d’eux cherche à rejeter sur le parti opposé l’initiative de la rupture.

C’est le 10 juin 1865 qu’un corps d’armée paraguayen, ayant franchi le fleuve l’Uruguay, s’est emparé de la ville brésilienne de San-Borja. Quelques heures après, dans la matinée du 11, sept vapeurs du Paraguay, appuyés de six chalands armés et d’une batterie de terre, attaquaient dans les eaux de Corrientes l’escadre impériale, forte de dix canonnières. L’avantage restait aux Brésiliens, mais ceux-ci, ne se croyant pas en état de tirer parti de leur victoire, abandonnaient bientôt les eaux dans lesquelles s’était livré le combat pour regagner le bas du fleuve. Les hostilités ainsi commencées ont suivi leur cours. L’empereur dom Pedro, en apprenant la prise de San-Borja et l’envahissement du territoire de l’empire sur plusieurs points, est parti pour le Rio-Grande. La présence du souverain, qu’accompagnent ses deux gendres, le duo de Saxe et le comte d’Eu, a donné une plus vive impulsion aux opérations militaires. Tout l’intérêt de la lutte se concentre de ce côté sur le siège d’Urujuayana, où six mille Paraguayens se sont renfermés, et qui est entouré par une partie de l’armée alliée. Pendant ce temps, à une assez grande distance de là, le président Lopez poursuit, malgré l’échec de son escadrille, l’occupation de la province de Corrientes.

Les troupes du Brésil et de Buenos-Ayres sont plus nombreuses, mieux armées que celles de leur adversaire. Les forces paraguayennes ont plus d’homogénéité, plus d’unité; elles sont surtout mieux disciplinées. Une sorte d’anarchie militaire dont les armées d’origine espagnole ne sont malheureusement pas toujours exemptes règne en ce moment dans l’armée alliée. Dès l’entrée en campagne, le contingent de Corrientes s’est débandé, bien qu’il fût sous les ordres d’Urquiza. C’est en vain que le vieux gaucho s’est engagé à réunir dans un délai d’un mois ses divisions dispersées et à ramener sous les drapeaux de la république un nombre d’enrôlés plus considérable. que celui qu’elle a perdu. Tous les efforts tentés pour rallier les cavaliers de l’Entre-Rios ont jusqu’à présent été inutiles. On retrouve également cet esprit d’insubordination et ces tristes rivalités sous les murs même d’Uruguayana, la ville assiégée. Une divergence d’opinions parmi les généraux chargés d’investir cette place paraît avoir entraîné un sérieux retard dans l’attaque. Aucun d’eux n’ayant voulu reconnaître l’autorité d’un commandant en chef, bien que des stipulations précises eussent réservé cette qualité au baron de Porto-Allegue, l’amiral Tamandare a dû se rendre auprès du général Mitre pour l’avertir de la situation, et il n’a fallu rien moins que l’arrivée du commandant supérieur de l’expédition pour résoudre ces difficultés et rendre le siège efficace.

Malgré ces vices, inhérens peut-être à une organisation militaire improvisée, les Brésiliens et leurs alliés ont, comme les Paraguayens, bravement fait leur devoir à l’occasion. Toutes les rencontres ont été singulièrement meurtrières, et on ne peut s’empêcher de se demander, en lisant les détails de ces tristes luttes, si elles sont bien nécessaires et bien justifiées. En supposant que le dernier mot reste au Brésil, à Buenos-Ayres et à Montevideo, quels avantages les trois alliés espèrent-ils retirer des efforts auxquels ils se condamnent aujourd’hui? Pourquoi tout ce sang répandu? pourquoi cet argent jeté dans des armemens stériles? Ne serait-il pas mieux employé à ouvrir des routes, à construire des chemins de fer, à assainir des ports, à défricher des forêts, à exploiter des mines, à secourir même ces essais de colonisation entrepris au Brésil, qui dépérissent faute d’appui et de capitaux? Est-ce une question de prépondérance que le cabinet de Rio veut faire résoudre dans la Plata? Mais cette influence dominante, aucun état riverain ne la lui conteste. Le vaste empire sud-américain, par la stabilité de son gouvernement, par l’étendue de ses alliances dynastiques, par le chiffre de sa population, jouit dans ces parages d’une situation que le Paraguay surtout ne songe pas il lui disputer. S’agit-il sérieusement d’une question de territoire dont la solution a été retardée sans inconvénient pendant deux siècles, et l’empire brésilien tient-il à étendre ses frontières de tel rio qui n’est même pas marqué sur les cartes à tel autre qui coule comme le premier dans des solitudes infertiles et inhabitées? Mais ce même empire couvre un tiers de la presqu’île colombienne; il est déjà le maître incontesté d’espaces que ses administrateurs et ses soldats n’ont jamais parcourus, et où ils sont impuissans à porter les premiers élémens de la civilisation. Le cabinet de Rio poursuit-il un dessein purement humanitaire, et ne veut-il qu’ouvrir au commerce du monde un pays qui s’entoure encore de barrières presque infranchissables, et que l’on appelle, non sans quelque raison, une Chine américaine? Dans ce cas, le Brésil montre un singulier désintéressement, car, avec son commerce restreint, sa marine marchande presque nulle, il ne pourra profiter que dans une bien faible mesure de relations plus faciles et plus étendues avec le Paraguay.

Quant à la confédération argentine, elle a, comme son allié, d’immenses possessions dont elle ignore les bornes; ses domaines franchissent la Cordillère des Andes et se prolongent jusque sur les versans du Pacifique. Elle a besoin, non point de nouvelles terres, mais d’habitans, pour peupler celles qui lui appartiennent déjà. Il y a deux ans, à l’inauguration du chemin de fer de Rosario, le président Mitre, qui a été poète dans sa jeunesse, s’adressait à l’Europe pour lui recommander l’avenir de la jeune république. « Puissions-nous, disait-il, recevoir cinquante mille émigrans par an! » Et il partait de là pour prédire les hautes destinées de son pays. Mitre avait raison c’est uniquement par un large courant d’émigration venu de l’ancien monde que le riche bassin de la Plata peut être fertilisé, et c’est de rapports incessans avec l’Europe qu’il doit tirer les élémens de sa civilisation. Autour de cet estuaire, rafraîchi par des vents purs et salubres, et dont le ciel rappelle celui du midi de la France ou de l’Italie, la race latine prospère à l’aise. De nombreux émigrans quittent chaque année le pied des Alpes ou des Pyrénées pour importer sur ce sol hospitalier, au milieu de populations dont la langue et les mœurs ne leur sont presque pas étrangères, les cultures et les industries de la terre natale. La Bande et les pampas sont pourtant bien vastes encore et bien dépeuplées, et rien n’empêche toutes ces colonies de se développer sans atteindre le petit état situé dans le delta éloigné que forment en se joignant le Parana et le Paraguay.

Le peuple paraguayen, peu connu, et dont, quand on cherche à l’étudier un peu profondément, la civilisation, les mœurs, le gouvernement, paraissent étranges, est d’origine tout indienne. La langue qu’il parle n’est pas cet espagnol plus ou moins altéré que l’on entend chez les autres nations colombiennes: c’est un dialecte conservé des vieilles races rouges, idiome doux et sonore, le guarani, qui a pris déjà un singulier développement grammatical et deviendra peut-être une langue littéraire. Les Paraguayens forment en effet la descendance directe et presque pure de ces Guaranis que les premiers immigrans espagnols trouvèrent en lutte contre des tribus rivales aujourd’hui éteintes, et avec lesquelles ils firent une alliance qui facilita la conquête. Les Européens n’ont jamais été nombreux sur ces terres éloignées, le gros de l’invasion n’ayant guère dépassé Buenos-Ayres. Le sang latin s’est donc perdu depuis longtemps dans la masse populaire, qui a repris tous les caractères de la race primitive. C’est ce dont on ne saurait douter, quand on observe à L’Assomption, dans tous les rangs de la société, le type héréditaire de la population les pommettes saillantes, les yeux souvent obliques, toujours relevés à l’angle extérieur, la face pleine, circulaire, le nez court, étroit, la coloration jaune de la peau mélangée d’un peu de rouge, le regard doux, un peu sauvage, et par-dessus tout cela un air d’intelligence et de fierté. Avec ces caractères physiques ont survécu quelques-unes des particularités morales de la vieille race c’est par exemple, dans le combat, en face du danger, la même ténacité, la même intrépidité farouche, un impassible mépris de la mort. Il y peu de temps, dans les marais de Yatay, attaqué par des adversaires trois fois supérieurs en nombre et foudroyé presque à bout portant par une artillerie supérieure, un corps paraguayen s’est laissé décimer sans lâcher pied et sans se rendre. Le général brésilien Barroso, qui commandait l’escadre alliée dans les eaux de Corrientes, raconte dans son rapport officiel que les officiers paraguayens faits prisonniers ont arraché l’appareil fixé sur leurs blessures pour ne pas. survivre à la honte de leur défaite. Ne croirait-on pas relire quelque épisode de la dernière résistance des Incas, ou du combat livré par Fernand Cortez sur la chaussée de Mexico?

C’est en effet, cachée sous le nom et les apparences d’une république néo-espagnole, une autocratie indienne que le docteur Francia et la dynastie des Lopez ont réussi à reconstituer dans ce coin reculé du Nouveau-Monde. Chez ce petit peuple, où le gouvernement a seul le droit de commercer avec l’étranger, où les citoyens sont tous, sans exception, soumis à une sorte de servage, où toutes les conditions de la propriété sont méconnues et altérées au profit de l’état, une transformation est évidemment nécessaire. Seulement elle doit être l’œuvre du temps et de cet inévitable ascendant que les civilisations avancées exercent toujours sur les peuples les plus retardataires. Cette invasion à main armée ne fait qu’irriter les susceptibilités d’une race ombrageuse et qu’accroître ses haines instinctives contre tout ce qui est« étranger. Elle aura de plus pour résultat regrettable, si elle réussit, de renverser un gouvernement qui, malgré tous ses vices, assurait, par sa stabilité même, une sorte de prospérité à ces populations, pour le remplacer par l’anarchie stérile qui est le fléau des républiques du sud.


J. DE CAZAUX.

REVUE DRAMATIQUE.

LES PARASITES. — LA FAMILLE BENOITON. — CARMOSINE.

Si les intentions morales suffisaient pour relever parmi nous la littérature dramatique, les commencemens de la nouvelle année théâtrale pourraient être signalés comme une promesse. Les œuvres dont nous avons à parler indiquent assez généralement le désir d’échapper enfin aux peintures équivoques et de nous ramener au milieu de la société, en face de la vie humaine, loin des choses ténébreuses qu’on doit laisser dans l’ombre. Il est vrai que par respect de nos lecteurs nous sommes obligé de faire un choix. Le public de plus en plus mélangé des théâtres réclame des divertissemens de toute sorte, et il faut bien que ses appétits trouvent à se satisfaire. Sur les scènes qui n’ont en vue que le plaisir grossier, qui ne flattent que les instincts vulgaires, l’invention, l’esprit, la langue, tout est de même valeur. Voltaire se plaignait déjà du trop grand nombre des théâtres et de l’avilissement de ces nobles jeux sur les tréteaux infimes; qu’en penserait-il aujourd’hui? Il penserait qu’il y a des nécessités inévitables, qu’il faut faire la part de tous les besoins, et, réservant son attention aux ouvrages qui s’adressent à l’esprit, il répondrait aux autres, comme le jurisconsulte du VIe siècle : Nihil hic ad edictum prœtoris. Ce n’est pas certes qu’il faille absolument dédaigner les zones inférieures; le cadre ne fait pas le tableau l’esprit souffle où il veut, et une inspiration heureuse peut se révéler au moment où l’on y comptait le moins, Il faut bien espérer d’ailleurs que notre démocratie, à mesure qu’elle s’élèvera par le sentiment du devoir et de la dignité humaine, deviendra plus exigeante pour ceux qui ont la prétention de l’amuser. En cela comme en toutes choses, le progrès suivra sa voie, j’en ai la ferme confiance. Ce serait pourtant mal servir cette grande cause que de se payer d’illusions, et le plus sûr moyen de préparer des jours meilleurs, n’est-ce pas d’accoutumer le public à une juste sévérité? Voilà pourquoi, dans ces revues de la littérature dramatique, nous nous bornons aux ouvrages qui, par l’intention ou le talent, méritent les regards de la critique. C’est précisément parmi les pièces de cet ordre qu’un certain symptôme de moralité nous a paru digne d’être mis en lumière.

L’Odéon a inauguré sa campagne par un drame en cinq actes qui renferme une idée, ou du moins une intention assez heureuse. Peindre les êtres sans dignité comme sans courage qui essaient de vivre aux dépens des autres, démasquer les sentimens pervers qui cherchent à s’ennoblir du titre de passion, mettre à nu l’égoïsme qui se pare du nom d’amour, prouver à la lâcheté morale que ses emportemens et ses violences ne donneront jamais le change à un œil exercé, voilà le sujet qui semble avoir tenté M. Rasetti dans son drame des Parasites. Malheureusement l’exécution n’a pas répondu à la pensée première. L’auteur n’a pas assez médité son sujet; il a eu l’idée de mettre en scène le parasite, et de cette idée excellente il n’a pas su, par une conception précise, faire sortir les énergiques développemens qu’elle comporte. Le principal personnage de la pièce est un caractère égoïste et lâche bien plutôt qu’un de ces parasites annoncés en traits amers au commencement de la pièce. Jeune, brillant, enthousiaste, il a aimé une jeune fille digne du cœur le plus noble, il s’est fait aimer d’elle, et rien ne s’oppose à son bonheur, si ce n’est sa volonté défaillante. Incapable d’accepter les épreuves d’une vie courageuse et régulière, il recule devant le mariage, sans se soucier du coup qu’il va porter à cette âme innocente. Or cette jeune fille qu’il aimait, et qu’il a si misérablement contristée, dès le jour où elle est mariée à un autre, il la poursuit avec une violence de désirs qu’irritent le regret et la honte. Il abusera des sentimens qu’il a su lui inspirer naguère, il portera le trouble en son cœur, il lui enlèvera la confiance de son mari, il la poussera au désespoir, il l’obligera enfin à chercher un refuge dans la mort. Est-ce là un parasite? Non pas précisément. Le personnage de M. Rasetti est un lâche que sa lâcheté même pousse à des violences meurtrières. Le parasite est autre chose que cela. Sans doute le parasite n’a pas la force de vivre, il ne sait pas se créer sa vie, et voilà son unique ressemblance avec l’énergumène dont nous venons de parler; mais il se glisse, il s’insinue, il s’attache, il n’entre jamais en lutte avec l’être plus vigoureux dont il se nourrit lentement; une fois incorporé à son hôte, il ne s’en sépare plus, et, selon le sens énergique du mot grec, il ne mange jamais chez lui. Remarquez d’ailleurs que, si le parasite est le plus souvent ridicule ou odieux, il y a aussi des parasites qui peuvent inspirer la commisération. En telle matière, l’intention est tout. « Les vertus des petits s’appuient sur celles des grands hommes, dit Bernardin de Saint-Pierre, comme ces plantes faibles qui, pour n’être pas foulées aux pieds, s’accrochent au tronc des chênes. » En flétrissant les parasites qu’engendre la lâcheté, il fallait leur opposer ces autres parasites nés de la faiblesse ingénue et confiante. Il y avait ici, en un mot, bien des aspects variés qui n’eussent pas échappé à une étude plus forte. L’auteur s’est contenté trop vite; il s’est borné à composer un drame honnête, animé de sentimens purs, qu’une méditation attentive aurait préservé des banalités. L’idée reste donc tout entière; drame ou comédie, il y a là un sujet qui peut tenter un poète.

Si j’ai dit que l’intention vaut mieux que l’exécution dans le drame des Parasites, il ne faut pas que l’auteur, un nouveau-venu au théâtre, trouve cette critique fâcheuse et décourageante; les esprits les plus familiers avec les exigences de la scène méritent quelquefois le même reproche. Certes je ne veux pas comparer le drame de l’Odéon, déjà un peu oublié, à cette vive comédie de M. Victorien Sardou représentée, il y a quelques jours, sur la scène du Vaudeville, et destinée à une longue suite de soirées brillantes; il faut bien reconnaître pourtant que là encore, malgré tant de verre, de saillies, d’aventures bouffonnes, de péripéties émouvantes, l’inspiration première de la pièce est singulièrement préférable à la mise en œuvre. L’auteur de la Famille Benoiton a pris son sujet dans le vif des mœurs du jour. Que devient la famille au milieu de ce tourbillon qui entraîne autour de nous tant d’existences fiévreuses? Dans cette course haletante vers la fortune, à travers ces préoccupations, ces combinaisons, qui ne cessent ni le jour ni la nuit, que deviennent les conditions naturelles d’une maison bien réglée? Ajoutez le fléau du luxe au fléau des spéculations; la vanité trouve son compte à ce joli sophisme qui veut que les folles dépenses du boudoir soutiennent le crédit du spéculateur. Et tandis que la femme s’acquitte de ce devoir avec un zèle acharné, ne faut-il pas que le mari se jette à corps perdu en de nouvelles entreprises afin de soutenir à son tour ce singulier auxiliaire? C’est ainsi qu’ils s’entrainent l’un l’autre, courant au précipice, à la ruine, à la honte. Le sujet est immense, il présente mille aspects divers; la première pensée de M. Sardou, pensée excellente à laquelle il a eu tort de ne pas se borner, a été de le circonscrire et de se demander simplement dans cette situation, que devient la famille? Le père est à la Bourse, la mère étale ses toilettes de salon en salon; que deviennent les enfans? S’il y a là des filles, on les verra donner l’exemple des folies les plus sottes; accoutumées à entendre juger toutes choses au point de vue de l’argent ou bien au point de vue de la toilette, elles rivaliseront de sécheresse et d’extravagance. Sur cette pente, on va loin. Leurs modèles, ce seront bientôt les courtisanes en renom; quel bonheur d’imiter leurs allures! Honnêtes à leur manière, incapables de faillir, non par vertu mais par calcul, elles déshonorent le foyer domestique par leur costume et leur langage. Et les fils, comme ils se moquent de ce père qu’ils connaissent à peine, de cette mère qu’ils ne voient jamais! Ces mots de père et de mère n’ont même plus de signification pour eux; dites plutôt des associés qu’on exploite et qu’on trompe. Bienheureuse encore cette famille, si le déshonneur n’y entre pas à la suite de la folie, et si la comédie ne se termine point par quelque drame lugubre Telles sont les idées qui ont saisi M. Victorien Sardou, et en réponse à ces demandes qu’il s’adressait il a écrit la Famille Benoiton.

L’idée est excellente; comment l’a-t-il traitée? M. Benoiton est une ganache, un Cassandre, une véritable caricature. Mme Benoiton, un des personnages les plus amusans de la pièce, bien qu’elle n’y paraisse pas, est toujours sortie, toujours en courses ou en visites. Vers la fin, comme on annonce qu’elle vient de rentrer, après toute sorte d’événemens arrivés dans sa maison et dont le moindre exigeait sa présence cc Ah! dit une des personnes qui se trouvent là, je serai bien aise de faire connaissance avec Mme Benoiton. Et moi aussi, » ajoute le mari de la dame. Ce Cassandre de Benoiton, cette Mme Benoiton perpétuellement absente, étaient-ce bien les types qui convenaient pour mettre en relief la pensée de l’auteur? Ni la bêtise de l’un ni la vanité de l’autre n’ont rien de commun avec cette fièvre d’affaires, avec cette furie de spéculations hasardeuses dont M. Sardou a voulu décrire les inconvéniens pour le foyer domestique. Jeté ou non dans le grand courant du siècle (c’est un des mots de sa langue), M. Benoiton n’en serait pas moins le dernier des imbéciles. Qu’il soit ce que vous voudrez au lieu d’être un industriel, s’il a le caractère que vous lui donnez et s’il est secondé par sa femme comme nous le voyons ici, le résultat sera exactement le même. Vous promettiez de nous décrire la dissolution de la famille sous l’influence des mœurs nouvelles et de la fièvre de l’or: vous prouvez seulement cette vérité trop vraie, à savoir qu’il est fâcheux pour une famille d’avoir deux chefs si bien assortis, un père sans cervelle, une mère sans raison. Les autres personnages qui dans la pensée de l’auteur représentent le positivisme, l’industrialisme, l’esprit d’entreprise et de spéculation, MM. Formichel père et fils, sont aussi des caricatures de la plus vulgaire espèce. Que dans le monde de l’argent, à côté des agitateurs d’idées utiles, il y ait de ridicules brouillons, comme il y a des philistins grossiers à côté du Van Derk de Sedaine et de sots déclamateurs à côté des philosophes, enfin que chaque profession humaine, chaque classe de citoyens ait ses enfans perdus qu’elle renie elle-même, personne ne soutiendra le contraire. La comédie satirique s’en empare et les bafoue, rien de mieux encore faut-il que la comédie établisse nettement cette distinction et ne semble pas vouer au ridicule l’ardeur du travail et le génie des entreprises. On dirait que M. Sardou, après avoir raillé injustement dans sa comédie des Ganaches les représentans des vieilles mœurs, veut ridiculiser aujourd’hui avec la même injustice les classes en qui se personnifie l’activité du monde moderne. Il manque ici une figure qui relève l’idée du travail; il manque surtout la mesure, la finesse, la vraisemblance en poursuivant la gaîté à tout prix, l’auteur oublie la vérité comique, et au lieu de tracer des types il charbonne des caricatures. Les désordres des enfans n’eussent-ils pas produit un effet bien autrement vif, si le père, malgré. la fausse direction de sa vie, avait conservé quelque chose de sa dignité naturelle? On ne s’indigne pas assez à la vue de certains personnages vraiment odieux; on écoute en riant les deux héritiers de M. Benoiton, le collégien vicieux et le monstrueux baby. C’est là un rire mauvais qui condamne l’auteur.

Je sais bien qu’il y a un Ariste dans la pièce, je veux dire un personnage chargé d’exprimer les conseils du bon sens c’est ce rôle de Clotilde où l’auteur a mis tant de grâce, d’esprit, de vaillante humeur, et que Mme Fargueil interprète avec une si merveilleuse habileté. Clotilde, en dépit de ses mérites, n’est-elle pas cependant un personnage maladroitement conçu? Veuve après quelque temps de mariage, jeune encore, aimable et décidée à ne pas se remarier, elle a la manie de marier toutes les filles, jeunes ou vieilles, sans doute afin d’avoir l’occasion de comparer les mariages d’il y a vingt ans avec les mariages d’aujourd’hui et de faire tout à son aise la satire de l’an de grâce 1865. Comment donc se peut-il qu’édifiée de la sorte elle continue ses opérations et veuille obstinément, comme elle le dit, écouler son fonds de magasin? Comment se fait-il surtout que, chargée d’exprimer toute la raison de la pièce elle assiste à toutes les folies, à tous les scandales de la famille Benoiton, sans avertir les personnages qui auraient tant besoin de ses conseils? Ce n’est pourtant ni l’esprit ni l’adresse qui lui manqueraient pour remplir son office. Savez-vous à qui elle débite sa morale? A un sien cousin, M. le vicomte de Champrosé, qui est tombé des nues au milieu des Benoiton, et qui, malgré les écarts de sa jeunesse, représente comme elle le bon goût et le bon sens, avec la fine raillerie de l’homme du monde. Ils sont charmans, les portraits, les caractères tracés par cette spirituelle personne; ses observations morales pétillent de traits piquans rien de plus joli que son invocation à sainte Mousseline. Elle pense à la jeune fille d’autrefois si fraîche, si poétique, dans sa simple robe blanche avec une fleur aux cheveux, elle lui compare la jeune lionne du moment, dédaigneuse, altière, sous son armure à fracas, et tout à coup, sans emphase, avec son triste et fin sourire « « O Mousseline, dit-elle à mi-voix, ô sainte Mousseline, vierge de la toilette, sauve, sauve nos filles qui se noient dans des flots de dentelles ! » Ces mots, ces traits abondent à chaque instant sur ses lèvres; pourquoi donc, étant si bien armée, n’est-ce jamais à l’ennemi qu’elle s’attaque? Pourquoi n’essaie-t-elle pas de sa mordante raillerie sur les Benoiton? Elle ne commence à entrer directement en cause, elle ne quitte son rôle de témoin qu’à l’heure où de cette comédie, tantôt fine, tantôt bouffonne, le drame inattendu va sortir et faire explosion.

Marthe, la fille aînée de M. Benoiton, a épousé M. Didier, le beau-frère de Clotilde, et c’est même ainsi, pour le dire en passant, que la sage, la spirituelle Clotilde s’est trouvée associée malgré elle à cette famille de marchands enrichis dont elle déplore les sottises. Des trois filles de M. Benoiton, Marthe Didier est certainement la moins extravagante; elle a aussi pourtant ses vanités périlleuses, et comme son mari, entraîné par le grand courant du siècle, n’a guère le temps de s’occuper d’elle, les vanités despotiques l’ont déjà prise tout entière. La petite Madeleine en son berceau n’est pas une protection suffisante pour la jeune mère, tant on respire un air malsain dans cette maison. Marthe est donc en proie, comme ses sœurs cadettes, à la fièvre du luxe; elle s’est fait dans le monde une réputation de suprême élégance, elle a son rang à soutenir, ses batailles à livrer, et si M. Didier essaie un jour de l’arrêter dans cette voie, plutôt que de renoncer à sa royauté mondaine, elle demandera au jeu les ressources qui lui manquent. C’est précisément ce qui lui est arrivé à Dieppe. On connaît l’inévitable histoire elle a gagné d’abord, gagné au point d’être éblouie, aveuglée, puis elle a tout perdu, tout et quelque chose de plus encore. La voilà les mains vides, n’ayant rien pour payer ce qu’elle doit, ne sachant que devenir, hébétée, stupide, quand un inconnu a pitié d’elle, et du ton le plus courtois : « Madame, dit-il, voulez-vous permettre à votre associé de régler vos comptes pour vous? » Cela dit, il paie et s’en va; c’était le vicomte de Champrosé. Marthe ne le connaissait point; elle ne l’a revu depuis qu’une seule fois, dans une allée des Tuileries, juste le temps nécessaire pour lui rendre ses billets de banque et le remercier de sa chevaleresque obligeance. On les a pourtant vus dans cette simple rencontre; il y a là une vieille fille jalouse à qui tout est suspect, et quand M. de Champrosé se trouve jeté par le hasard au milieu des Benoiton, M. Didier, mordu par une lettre anonyme, s’imagine que sa femme l’a trahi. Il se rappelle alors, en leur attribuant un sens terrible, les avertissemens si sages que sa belle-sœur Clotilde lui donnait le matin même. Clotilde lui conseillait de ne pas se laisser absorber par les affaires, de ne pas vivre séparé des siens, de ne pas refuser à Marthe les soins, les attentions, qui sait ? la direction dont une jeune femme a besoin. Plus de doute, Clotilde elle-même sait tout, la lettre anonyme a dit vrai; il faut punir les coupables. De là tout un drame plein de péripéties, et Clotilde, qui a fourni sans le savoir des argumens aux soupçons irrités de son beau-frère, Clotilde, qui va les augmenter encore, ces soupçons, en détruisant les lettres de M. de Champrosé, seule justification de la jeune femme accusée à faux, Clotilde emploie toutes les ressources de son esprit, tout le dévouement de son cœur, à faire éclater la vérité. Il y a là pendant deux actes une émouvante lutte à trois personnages, dont M. Febvre, Mme Fargueil et Jane Essler expriment tous les incidens en comédiens accomplis.

Ce drame quel qu’en soit l’intérêt, ne se rattache à la comédie que par des soudures trop peu dissimulées. On ne voit pas là une conséquence naturelle du sujet attaqué par l’auteur, c’est-à-dire de la direction donnée à la famille par le positivisme industriel; l’épisode de Marthe et de Didier trouverait aussi bien sa place dans une pièce sur le luxe. Ce serait le drame des lionnes riches, pour faire pendant à ce drame des Lionnes pauvres, une des plus vigoureuses conceptions de notre théâtre moderne. On s’éloigne ainsi de la donnée primitive; le mal que M. Sardou a eu l’heureuse idée de mettre en relief n’est pas assez nettement accusé. J’ajoute que ce mal, indiqué d’une façon trop vague, est aussi trop brusquement guéri. Au moment même où Clotilde réconcilie Marthe et Didier avec une si cordiale émotion, les aventures les plus bouffonnes viennent dégoûter Jeanne et Camille Benoiton de leurs folles toilettes et de leurs allures équivoques. On les a prises aux courses de Versailles pour les créatures qu’elles imitent si bien, et Dieu sait quels incidens a produits cette méprise Tout cela est drôle, mais sans finesse. Quand cette artillerie de bons mots et de plaisanteries suspectes a terminé son feu, il n’est pas besoin d’une longue réflexion pour s’apercevoir que cette comédie bouffonne et ce drame pathétique sont mal accouplés, que les idées ne s’enchaînent pas, que les scènes ne naissent pas l’une de l’autre, et qu’en définitive la conclusion est nulle malgré l’apparente guérison des malades, le principe de la maladie est toujours là, et la crise recommencera demain. La famille Benoiton, telle que l’a représentée M. Sardou (j’excepte Marthe et Didier) me paraît absolument incurable. Que reste-t-il donc de ces cinq actes? Des mots, des saillies, des scènes charmantes, une intention profonde trop vite abandonnée, un touchant épisode traité avec soin, tout cela dans un cadre comique vulgaire, c’est-à-dire, en dernière analyse, une œuvre spirituelle et vive sans la moindre unité.

L’unité de ton, l’unité d’inspiration et de langage, l’art de conduire une idée vers son but, de la ménager de scène en scène, d’en faire briller la logique intérieure, l’art de l’imagination qui conçoit l’ensemble, l’art de la pensée attentive à chaque détail, voilà le grand point au théâtre comme dans tous les travaux de l’esprit. C’est là ce qui fait l’écrivain et les succès durables. Qu’on essaie de reprendre après quelques années tel ou tel de ces vaudevilles bruyans dont la verve et le mouvement ont dissimulé d’abord la conception trop faible, comme on sent le décousu! comme le vide apparaît! Au contraire, si l’écrivain a fait œuvre d’artiste, le sujet, quel qu’il soit, emprunté ou non à la réalité présente, exerce un charme qui ne saurait périr, car il renferme une âme. On vit avec cette âme, avec elle on souffre ou on sourit; le monde idéal où elle nous transporte est le monde même de nos sentimens présenté sous une forme visible, et cette fleur subtile, délicate, cette fleur qui paraît si frêle, a ses racines dans le cœur humain. Telle est la Carmosine d’Alfred de Musset, qui suivit tardivement les proverbes publiés pour la première fois dans la Revue, et qui vient, comme ces proverbes mêmes, de passer avec succès du livre à la scène.

L’action se passe à Palerme, dans le moyen âge le plus vague et le plus lointain que vous pourrez imaginer. Animez un instant le pays des légendes, le pays où la reine est une fée, où le roi est un demi-dieu, où des poètes, vrais chantres d’amour et messagers des cœurs en peine, se trouvent toujours à point nommé pour accomplir leur ministère. Il s’agit de peindre les douleurs d’une âme que l’amour égaré, l’amour qui se trompe de chemin, a failli conduire à la mort. Carmosine est la fille de maître Bertrand, le digne médecin de Palerme. Elle est promise à Perillo, son compagnon d’enfance; mais il a fallu que Perillo, pour épouser Carmosine, allât gagner à l’université de Padoue son titre de docteur en droit. Perillo revient après six années d’absence, plus tendre, plus amoureux que jamais. Hélas! six années, c’est bien long! Combien de fantaisies subites ont pu traverser l’âme ardente de la Sicilienne, tandis que Perillo pâlissait sur ses livres! A l’émotion tremblante de l’étudiant, à ces craintes, à ces pressentimens qui l’agitent sur le seuil de Carmosine, on devine tout d’abord que Carmosine n’a guère encouragé sa passion, qu’elle l’a désolé plutôt par ses allures mystérieuses et sa grâce effarouchée. C’est que le cœur chez Carmosine est encore le jouet de l’imagination. Perillo, le tendre et sage Perillo, ce n’est pour elle que la réalité vulgaire, le bonheur à portée de la main, le but trop facile à saisir; l’amour au contraire, le véritable amour ou du moins ce qu’elle appelle de ce nom, c’est l’idéal, l’inconnu, l’impossible. Un jour, aux fêtes de la reine, Carmosine a vu un chevalier remporter dans la lice une victoire éclatante c’est le roi en personne, don Pedro d’Aragon! Quelle noblesse! quelle grâce suprême! Elle sent aussitôt que sa vie ne lui appartient plus don Pedro est son maître et son seigneur. Elle en mourra; qu’importe, s’il lui est donné de faire connaître au roi qu’elle l’aime et qu’elle meurt, heureuse de mourir par lui ?

Va dire, Amour, ce qui cause ma peine
A mon seigneur, que je m’en vais mourir,
Et, par pitié venant me secourir,
Qu’il m’eût rendu la mort moins inhumaine.

A deux genoux je demande merci.
Par grâce, Amour, va-t’en vers sa demeure.
Dis-lui comment je prie et pleure ici,
Tant et si bien qu’il faudra que je meure
Tout enflammée, et ne sachant point l’heure
Où finira mon adoré souci.
La mort m’attend, et s’il ne me relève
De ce tombeau prêt à me recevoir,
J’y vais dormir, emportant mon doux rêve;
Hélas! Amour, fais-lui mon mal savoir.

Depuis le jour où, le voyant vainqueur,
D’être amoureuse, Amour, tu m’as forcée,
Fût-ce un instant, je n’ai pas eu le cœur
De lui montrer ma craintive pensée,
Dont je me sens à tel point oppressée,
Mourant ainsi, que la mort me fait peur!
Qui sait pourtant sur mon pale visage
Si la douleur lui déplairait à voir?
De l’avouer je n’ai pas le courage.
Hélas! Amour, fais-lui mon mal savoir!

Puis donc, Amour, que tu n’as pas voulu
A ma tristesse accorder cette joie
Que dans mon cœur mon doux seigneur ait lu,
Ni vu les pleurs où mon chagrin se noie,
Dis-lui du moins, et tâche qu’il le croie,
Que je vivrais si je ne l’avais vu.
Dis-lui qu’un jour une Sicilienne
Le vit combattre et faire son devoir.
Dans son pays, dis-lui qu’il s’en souvienne,
Et que j’en meurs, faisant mon mal savoir.

C’est ainsi que le troubadour Minuccio, hôte du roi, confident des cœurs honnêtes et railleur impitoyable des vanités boursouflées, c’est ainsi que le poétique et spirituel Minuccio raconte à don Pedro l’aventure de Carmosine vers exquis, douce chanson de l’âme en peine, vers très habiles aussi selon l’optique théâtrale, et dont l’archaïsme léger vient servir à propos l’illusion de la pièce. Ces accens, qui rappellent les plaintes de Thibaut de Champagne ou de Christine de Pisan, nous reportent au temps des saint Louis, des Charles V, au temps des saints rois, ou plus simplement des rois sages, et l’imagination dès lors se prête sans résistance au rôle chevaleresque et patriarcal que le poète attribue au souverain de la Sicile. Don Pedro est touché, la reine est émue. Avec quelle joie Christine de Pisan aurait placé une histoire de ce genre dans les faits merveilleux du. sage roi Charles V ! avec quel empressement elle l’eût recueillie de la bouche du peuple ou même inventée au besoin! La reine donc va trouver Carmosine dans l’humble maison de maître Bertrand, elle l’interroge, elle regarde au fond de son cœur, elle voit à nu le mal qui l’a saisie, l’égarement d’une émotion pure, l’exaltation de la solitude, le besoin d’aimer avec la crainte de ne pas placer son amour assez haut, et, ne se révélant à la naïve malade que par sa bonté, elle la prépare tout doucement à recevoir la visite du roi. Le roi arrive, entouré de sa cour, et termine ce que la reine a si bien commencé; c’est lui-même qui, ramenant la belle songeuse sur le terrain du monde réel, marie Carmosine avec Perillo.

De cette donnée exquise le poète a fait sortir une œuvre tout idéale. Point d’intrigues, point de surprises, aucune trace de ce mouvement factice si fort à la mode aujourd’hui, et pourtant l’intérêt ne languit pas une minute. C’est une étude du cœur sous la forme dramatique la plus simple, mais la plus poétique en même temps; le cœur est séduit, et l’esprit attentif veut savoir comment finira cette subtile et charmante aventure. On dirait une mélodie qui se déroule; pendant que les notes se succèdent ou s’enlacent dans un harmonieux enchaînement, l’imagination prend son vol et complète à sa manière la pensée du poète. Nous sommes tous comme ce don Carlos, fils présumé du pêcheur de la côte, qui avait à son insu un sang royal en ses veines et se conduisait d’instinct comme un fils de roi; notre instinct ne nous trompe pas non plus quand il nous pousse à viser haut, toujours plus haut: excelsior! Gardons-nous toutefois de prendre l’apparence pour la réalité et la mort pour la vie; l’idéal est plus près que nous ne pensons, et il n’est pas nécessaire de le chercher si loin. Carmosine n’avait pas besoin d’aspirer à l’amour du roi pour trouver la perfection de ses facultés aimantes. Le roi est en nous-mêmes… Mais. ne vais-je pas rêver psychologie et morale à propos d’une comédie? Pourquoi non après tout? Heureux le poète qui fait penser heureux le chanteur ému qui met son âme dans ses chants! On se souviendra de lui on l’écoutera encore avec plaisir longtemps après que les œuvres tumultueuses, accueillies par de grossiers bravos, auront disparu sans laisser de traces.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.


V. DE MARS