Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1865

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Chronique n° 805
31 octobre 1865


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 octobre 1865.

Si nous devons, comme tout le monde, parler du grand événement de ces derniers jours et payer notre tribut à celui dont la mort fait un si grand vide dans la politique anglaise, nous savons bien que le moment n’est pas plus arrivé pour nous que pour les autres de porter un jugement définitif sur le vieux ministre dont les restes sont maintenant ensevelis dans les cryptes de Westminster. Ce siècle-ci est pressé dans la célébration des morts illustres comme en tout le reste. On est hâtif à la louange pour être prompt à l’oubli. — Les Fléchier et les Thomas de notre temps servent aux grands cadavres leurs improvisations toutes chaudes, et à l’heure qu’il est les oraisons funèbres en toute langue et en tout pays ont été prodiguées par centaines à la mémoire de lord Palmerston. Il s’agit simplement pour nous de faire nos adieux à cette vieille figure familière. On l’avait vue, cette figure curieuse, présente à tous les grands événemens de notre époque ; elle était toujours là pour animer les uns, troubler les autres, inquiéter, passionner, rassurer ou amuser la galerie ; elle semblait avoir acquis en face de ses contemporains le double don de l’éternité et de l’ubiquité ; elle avait fini par se confondre à nos yeux avec le masque souriant de la fortune politique ; sa vie était une ère : on est bien excusable de lui adresser quelques mots encore au moment où elle s’enfuit dans l’éternel oubli. La carrière de lord Palmerston présente deux caractères qui ont manqué à celle de la plupart des hommes d’état anglais. Aucun grand homme politique anglais n’est mort en possession d’un pouvoir aussi universellement accepté et en jouissance d’une aussi complète popularité. Aucun ministre britannique n’a été aussi connu des autres peuples et n’a occupé une aussi grande place dans l’opinion et l’imagination du monde hors des limites anglaises. Le pouvoir exercé avec un si rare assentiment de tous, l’honneur et la faveur de la renommée cosmopolite sont les deux traits qui donnent À lord Palmerston une physionomie particulière parmi ses devanciers et ses compatriotes. Dans ces deux traits se résume le bonheur de la vie politique de cet homme éminent. On voudrait interroger les fées à qui lord Palmerston dut cette insolite et finale bonne chance.

Les Anglais sont devenus amoureux du bonheur qui a conduit et accompagné lord Palmerston au pouvoir suprême ; ce bonheur est un des principaux motifs de l’admiration qu’ils professent pour le ministre qui vient de mourir ; ils éprouvent aussi, c’est une justice à leur rendre, une satisfaction cordiale à songer que ce vétéran des affaires publiques a été heureux jusqu’à son dernier souffle. Il est étrange qu’ils ne recherchent point le secret de ce phénomène : ils le trouveraient aisément dans leur histoire contemporaine, dans les aptitudes et le caractère de lord Palmerston ; mais peut-être la découverte ne tournerait-elle point à la plus grande gloire de leur idole disparue. Le pouvoir depuis un siècle n’avait point été un lit de roses pour les politiques d’Angleterre. Une sorte d’austère mélancolie est mêlée à la destinée des plus grands de ces hommes d’état. Pitt meurt en apprenant Austerlitz ; à peine Fox a-t-il le pouvoir que la mort le lui ravit. L’homme médiocre sous lequel triomphe la politique étrangère de Pitt, lord Liverpool, s’éteint naturellement et obscurément à son poste de premier ministre ; mais celui de ses collègues qui avait le travail, le souci et la responsabilité des grandes affaires européennes, lord Castlereagh, se dérobe tristement par le suicide. Puis vient Canning : celui-là porte au front le rayon du génie ; il a formé le dessein de pousser l’Angleterre aux initiatives généreuses, il prête l’oreille aux plaintes de la liberté opprimée dans le monde, il veut émanciper les catholiques. Ses compatriotes nous le montrent succombant à la lutte, périssant à la peine, « traqué jusqu’à la mort » par une opposition conservatrice impitoyable. Sir Robert Peel accomplit avec une résolution intrépide la réforme commerciale à laquelle aujourd’hui l’Angleterre unanime se proclame redevable de sa prospérité et de sa concorde sociale. Quel est son salaire ? Son propre parti, dont il a bravé les préjugés, le renverse du pouvoir. Il végète quelque temps isolé, et le lendemain du jour où, à propos de l’affaire Pacifico, il a combattu dans un discours plein de probité et de sagesse la politique étrangère de lord Palmerston, il finit, sous les pieds de son cheval, dans une rue de Londres.

C’est, nous l’avouons, vers ce côté mélancolique des destinées politiques que la mort de lord Palmerston, comblé des faveurs de la fortune et comme bercé dans sa douce agonie par la sympathie de tout un peuple, a, parle contraste, appelé notre pensée. Les grands ouvriers meurent à la peine ; c’est au moment où ils ont rendu les plus vastes services qu’ils ont été souvent abreuvés des plus amères douleurs, et la mort même n’a pas toujours pu faire la paix des partis sur leur tombe. Il serait malséant et injuste de tirer de ce retour vers le passé une conclusion contraire à lord Palmerston ; mais, pour expliquer la bonne fortune de ce ministre privilégié et le bonheur même que l’Angleterre a aimé à partager avec lui, il n’était pas inutile de songer aux épreuves qu’ont dû traverser ses devanciers.

Le demi-siècle où s’est écoulée la carrière officielle de lord Palmerston a été pour l’Angleterre une époque de profonde régénération intérieure. Nous ne pouvons point avoir la pensée de comparer l’Angleterre à la France. Les procédés des deux peuples sont radicalement différens : le progrès anglais s’accomplit par réformes, le progrès français par révolutions. Nous avons, nous, dans l’esprit le droit abstrait ; les Anglais ne regardent qu’au droit acquis, au privilège, et le progrès pour eux n’est que le développement plus raisonnable et plus équitable des privilèges. Cependant, si nous voulions rendre plus sensible le grand travail intérieur, politique et social accompli en Angleterre depuis 1815, nous serions conduits à le comparer en quelque sorte à l’œuvre que la révolution a produite chez nous. L’Angleterre, dans ses plus mauvais jours, au temps des guerres de l’empire, avait conservé la liberté, la liberté de la presse et la liberté parlementaire, — par conséquent les énergies individuelles et les énergies nationales que nourrit et développe la liberté de penser, de parler et d’écrire ; mais les institutions intérieures de l’Angleterre, au point de vue religieux, politique, municipal, économique, demeuraient encore, à la fin des guerres impériales, encombrées d’anomalies iniques, absurdes, incompatibles avec ce que notre siècle comporte de bon sens et d’esprit de justice. Il n’y avait partout que privilèges insensés et exclusions insupportables : privilèges religieux, qui excluaient de la vie politique les dissidens et les catholiques ; priviéges politiques qui, au profit des vieilles influences aristocratiques, excluaient de la représentation parlementaire la masse des classes moyennes et de vastes cités créées par la puissance de l’industrie et du commerce ; privilèges municipaux, qui livraient les administrations locales à d’antiques corporations fondées par les Stuarts ; privilèges économiques, qui assuraient des prix de monopole à diverses industries, et surtout à la propriété foncière, concentrée en un petit nombre de mains. Quand la liberté anglaise, la liberté de penser, d’écrire, de parler, de s’associer, de se réunir, fut affranchie de la diversion des guerres impériales, elle se mit à faire aux privilèges absurdes et aux monopoles iniques une guerre opiniâtre où le bon sens et la justice ont fini par triompher. Un jour on obtenait l’abolition du lest, de l’exclusion qui frappait les dissidens ; un autre jour on emportait l’émancipation des catholiques ; une fois, et nous pouvons dire sans fausse gloire que notre révolution de juillet n’a point nui à ce triomphe, on faisait la réforme parlementaire ; une autre fois on réorganisait les corporations municipales ; on combinait dans le sens de ce mouvement tout un ensemble de lois non moins libérales, quoique moins retentissantes ; on remaniait les impôts contre le privilège, en faveur des classes laborieuses. Enfin on abolissait les corn-laws et l’on fondait la liberté du commerce.

De tout ce travail, terminé à peine depuis quelques années, est résultée l’Angleterre actuelle, avec cette rénovation sociale et cette vivace activité d’esprit, de commerce et d’industrie où elle se complaît de plus en plus. Un grand cycle de près d’un demi-siècle a été ainsi parcouru. Au bout de cette œuvre, les griefs graves, ceux qui excitent les protestations passionnées des grands esprits et des grands cœurs, ceux qui vont allumer au sein des masses les soulèvemens irrésistibles, ont fait défaut aux défenseurs des causes populaires. Il fallait une halte, et c’est lord Russell qui donnait, il y a deux ans, la formule de cette situation, dominée par une lassitude satisfaite, avec les mots : Rest and be thankful (reposez-vous et soyez reconnaissans). C’est dans cet intervalle de repos et de satisfaction mutuelle que lord Palmerston et l’Angleterre s’étaient rencontrés et unis du merveilleux accord que nous avons vu.

Ainsi vont les choses humaines, ainsi revient sans cesse la vieille ritournelle : sic vos non vobis. Certes le nom de lord Palmerston n’apparaît dans aucune de ces grandes batailles de la politique intérieure dont l’heureuse issue a procuré à l’Angleterre les loisirs qu’elle savoure depuis quelques années avec tant de délices. Pendant cinquante ans, lord Palmerston a toujours été présent aux accidens de cette guerre : il les a vus d’une bonne place, et il a suivi d’un trot gracieux la phalange victorieuse ; mais jamais dans la lutte il n’a joué le grand jeu, jamais il n’a conduit la charge, jamais il ne s’est jeté à corps perdu dans la mêlée en ces grandes journées qui ont décidé des progrès politiques de l’Angleterre. Qui a gagné l’abolition du test pour les dissidens ? C’est lord John Russell. Qui a emporté l’émancipation des catholiques après les grands efforts de Pitt, de Grattan, de la forte école des whigs, de Canning ? Ce sont sir Robert Peel et le duc de Wellington. Qui a fait la réforme électorale ? C’est lord Grey et lord John Russell. Qui a opéré la réforme des corporations municipales ? C’est lord John Russell. Qui a accompli l’abolition des lois céréales ? C’est la persévérance et l’énergie de Cobden et de Bright, c’est l’unadorned eloquence de Cobden, c’est le coup de tête de lord John Russell annonçant à la nouvelle de la famine de l’Irlande qu’il abandonnait la politique de demi-mesures de son parti, le système du petit droit fixe sur l’importation des blés ; c’est la résolution héroïque de sir Robert Peel sacrifiant toute sa fortune politique à l’intérêt de la paix sociale de son pays. Qui a depuis développé et achevé la politique financière et économique de sir Robert Peel avec un éclat et un bonheur qui ont mis le comble aux jouissances intimes de la nation anglaise ? C’est M. Gladstone. Parmi les auteurs de ce bonheur domestique que l’Angleterre a partagé si complaisamment avec son dernier chef, jamais on ne voit en première ligne le nom de lord Palmerston.

Et pourtant il ne faudrait point être injuste envers lord Palmerston ; il était préparé par de rares aptitudes et une singulière habileté de conduite aux bonnes fortunes qui attendaient la fin de sa longue carrière. Qui eût dit au temps où les grandes luttes passionnaient les esprits que lord Palmerston serait jamais premier ministre et deviendrait l’homme de l’Angleterre entière eût excité un rire universel d’incrédulité. Lord Palmerston pouvait être l’auxiliaire utile et à demi effacé, l’ornement d’un parti, si l’on veut : il n’en pouvait être la force et le chef. Mais s’il n’était point ardent à la lutte, il ne s’y compromettait point ; s’il ne se mettait point d’un élan à la tête des combattans, il ne se faisait point d’ennemis même parmi ses adversaires. Les victoires auxquelles il s’associait d’un air dégagé, en amateur, ne laissaient point de ressentiment contre lui au cœur des vaincus. C’est ici qu’il faut dire, à la louange de cet homme heureux, que ses bonnes fortunes n’ont point été le résultat cherché d’une conduite calculée, qu’elles ont été l’effet naturel de son aimable caractère. Ceci aura beau paraître un paradoxe aux lecteurs du continent, c’est la vérité : lord Palmerston n’a jamais été un ambitieux. Il était de ceux qui sont contens du sort que chaque jour leur procure, qui aiment mieux jouir de ce qu’ils ont que d’envier et de poursuivre ce qu’ils n’ont pas ; il était aussi de ces esprits doués par le bonheur qui trouvent leur satisfaction à bien faire leur tâche, quelle qu’elle soit. Lord Palmerston restait donc avec agrément et honneur à la place où le mettait la fortune, et ne la dépassait ni par les aspirations impatientes de l’esprit ni par les inquiètes cupidités de l’ambition. Chose curieuse, il avait été quelques années, dans sa première jeunesse, à l’école de ce bon Dugald-Stewart, le philosophe écossais, dont nos professeurs de philosophie, au temps où la psychologie était en honneur, ont tant rebattu le nom à nos jeunes oreilles ; Dieu le pardonne aux ombres de Royer-Collard et de Jouffroy ! Palmerston n’apprit sans doute à cette honnête école que cette sorte de philosophie négative qui sied à l’homme du monde. Il n’en garda aucun vestige de ce pédantisme qui est resté aux esprits élevés du vieux parti whig. Investi tout jeune encore du titre de sa famille, il entra à la chambre des communes et fut introduit dans l’administration par un de ces postes politiques qui étaient à cette époque des espèces de dotations aristocratiques. 11 fut secrétaire de la guerre ; mais cette place n’était qu’un office bureaucratique, et ne lui donnait nul accès dans le cabinet, nulle autorité sur les opérations de l’armée anglaise, alors si occupée. Lord Palmerston resta vingt ans à ce poste obscur sans avoir l’air d’aspirer à autre chose ; il remplissait si bien les devoirs techniques de sa charge qu’il mérita la qualification de red-tapist, que les Anglais donnent un peu dédaigneusement aux fonctionnaires assidus et corrects qui ne paraissent point capables de dépasser la sphère de l’honnête médiocrité. Dans cet intervalle, le jeune lord bureaucrate n’avait guère laissé voir sa bonne humeur et son esprit que dans les commerces mondains et par ces articles de petit journal, ces espiègles satires politiques, ces squibs, comme disent les Anglais, innocentes facéties qu’on se permet en riant en Angleterre dans la guerre des partis. Dans ses années de jeunesse, il paraît que Palmerston s’amusait à ces satires en compagnie de Robert Peel, jeune alors lui aussi, et de Croker, que nous n’avons guère connu bien plus tard que par ses rabâchages politiques et littéraires de la Quarlerly Review. L’enthousiasme de Canning, devenu premier ministre, sembla éveiller l’esprit sensé et alerte de lord Palmerston et le convier à la vie politique active. Lord Palmerston était appelé à être l’un des membres les plus brillans de la petite phalange d’élite dévouée à Canning. Ce fut alors qu’il entra dans le cabinet et annonça une vocation plus haute que celle qu’on lui avait attribuée jusque-là. Canning mort, il fit naturellement partie du court ministère des amis de Canning présidé par lord Ripon. Il entra aussi dans le cabinet du duc de Wellington, mais il en sortit bientôt avec M. Huskisson. Les avisés, et lord Palmerston en était, sentaient dès lors que le vieux système électoral n’était plus tenable. On était forcé d’enlever la franchise parlementaire à quelques bourgs pourris, et les libéraux voulaient que l’on transportât aux grandes cités industrielles la prérogative retirée aux bourgs devenus indignes. Les canningites qui faisaient partie du cabinet votèrent avec l’opposition. Cette démarche força M. Huskisson et à sa suite lord Palmerston de sortir du ministère. Dès ce moment fut posée la candidature de lord Palmerston à des fonctions plus hautes que celles où il s’était jusqu’alors renfermé. Dans l’héritage libéral de Canning, ce fut la politique étrangère qu’il choisit. Les affaires extérieures étaient une sorte de terrain neutre qui convenait bien à un homme politique qui rompait ses liaisons avec les tories pour contracter une prochaine alliance avec les whigs. Du temps de Canning, cette alliance des tories à l’esprit ouvert et aux tendances modernes avec le libéralisme whig s’était déjà préparée, et eût été consommée peut-être sans l’obstination hautaine de lord Grey. Lord Palmerston, incliné par son bon sens à cette union, vivait d’ailleurs dans le milieu social le plus favorable au rapprochement de l’élite des deux partis. Il était l’ami de M. Lamb, le lord Melbourne des années suivantes, dont il devait plus tard épouser la sœur, la comtesse Cowper, un politique qui, ministre, n’a point donné la mesure d’une grande valeur, mais qui, homme du monde et caractère propre à concilier les partis dans une époque de transition, a laissé après lui à la société anglaise comme un parfum d’exquise aménité d’esprit. À cette époque, le ton de lord Palmerston dans les débats parlementaires s’élève. Ceux qui ne connaissent que son éloquence récente, toute pratique, familière et joviale, seraient surpris à la lecture des discours cadencés qu’il prononçait en menant sa barque du rivage tory au port whig. Il y a des modes de discours comme d’habits. La politique était alors un peu solennelle dans son langage, elle ne dédaignait pas la rhétorique et s’accommodait même d’une pointe de métaphysique. Il ne fut point inutile à lord Palmerston d’avoir été l’insouciant élève de Dugald-Stewart. Qu’on en juge par cette phrase d’un discours prononcé à la fin de la session de 1829, discours qui le désigna comme un futur ministre des affaires étrangères. La phrase, toute doctrinaire qu’elle est, n’a rien perdu de son utile enseignement. « Il y a deux grands partis en Europe, disait Palmerston, un qui s’efforce de dominer par la puissance de l’opinion publique, un autre qui s’efforce de dominer par la puissance de la force brutale, et l’opinion presque unanime de l’Europe nous donne ce dernier parti pour allié. Le système sur lequel ce parti est fondé est, suivant moi, essentiellement erroné. Il n’y a dans la nature de force motrice que l’esprit ; tout le reste est passif et inerte. Dans les affaires humaines, cette force est l’opinion ; dans les affaires politiques, c’est l’opinion publique. Quiconque mettra la main sur cette force subjuguera le bras de chair de la force physique et le contraindra à exécuter ses volontés. » Cette profession de spiritualisme politique fit de lord Palmerston le ministre des affaires étrangères du parti whig. Sauf de courts intervalles, de 1831 à 1852 la politique étrangère de l’Angleterre, sous la sanction de cette profession de foi, fut abandonnée à lord Palmerston comme une sorte de vice-royauté lointaine où son goût des affaires et son activité purent se donner libre carrière. L’Angleterre pendant ce temps, sous d’autres chefs, poursuivait le travail de sa réorganisation intérieure. Les autres, dans cette lutte, portaient et recevaient les grands coups. Lord Palmerston, confiné pour ainsi dire à sa mission extérieure, assistait à ce vaste et long débat sans infliger et sans subir de blessures, comme un neutre qui au besoin pourrait devenir un médiateur. À mesure que la tâche réformatrice approchait de la fin, la grande organisation des partis en Angleterre se dissolvait, comme les armées fondent à la guerre. Les partis se détraquaient, leurs chefs tombaient ou s’usaient. L’heure approchait où l’homme politique, qui, en étant toujours resté en évidence, avait été le moins compromis dans la lutte, devait acquérir l’influence prépondérante. Ce moment, lord Palmerston ne fit rien pour le précipiter. On ne saurait trop insister sur ce point et trop l’en louer, lord Palmerston ne courut point au-devant des choses ; il les laissa venir à lui avec une complaisante patience et une spirituelle modération. On est en 1853 ; on sort d’une courte administration tory, qui a fait craindre un recul dans le mouvement intérieur ; l’Angleterre croit qu’elle n’a qu’à se préoccuper dudedans, qu’à mettre en sûreté les conquêtes intérieures. Elle appelle au pouvoir tous les bons ouvriers qui ont contribué au grand ouvrage ; elle prend les whigs, elle prend les amis de Peel ; on fait le ministère de lord Aberdeen, et on se garde de laisser à l’écart un homme de l’importance de lord Palmerston. Celui-ci se prête à tout, il a le bon goût de se faire aussi petit que l’on veut ; il laisse à lord Russell le département des affaires étrangères et prend pour lui l’intérieur. Survient l’imprévu, la question d’Orient, la guerre. Les Anglais, depuis si longtemps occupés de leur ménage, n’étaient plus outillés pour ces échauffourées extérieures. Ils n’aiment point et ne comprennent guère ce qu’on appelle la politique du continent, le bavardage diplomatique, les mesquines intrigues de cour, les convoitises territoriales de nos potentats, les lamentations querelleuses de nos nationalités. Il leur faut un homme qui se charge de débrouiller pour eux ce chaos et de conduire tant bien que mal à travers ce vacarme le vaisseau britannique. En 1855 dans les soucis de la guerre d’Orient, en 1859 dans l’appréhension des complications italiennes, il faut un tel homme à l’Angleterre, qui au dedans ne compromette rien par des mouvemens en avant ou en arrière, qui au dehors serve de paravent à sa nation et lui compose une attitude. Cet homme de la halte intérieure et de l’alerte extérieure, il est là, dispos encore malgré son grand âge, vif, souriant, affable, n’exigeant rien et prêt à tout, merveilleusement préparé pour son rôle, the right man in the right place, l’homme prédestiné à exercer avec popularité la dictature de l’immobilité satisfaite. Tous les regards le désignent, toutes les voix l’appellent : c’est lord Palmerston, Ainsi s’accomplit entre l’Angleterre et son premier ministre cette union sans exemple qui excite l’étonnement et qui est peut-être digne de toucher la sympathie du monde. Le philosophe, l’historien, trouveront sans doute que l’Angleterre a été plus grande à d’autres époques, sous la conduite d’hommes d’état d’une autre trempe ; nous croyons cependant que la nation anglaise reportera longtemps ses regards avec un affectueux regret vers les six années d’activité prospère, de tranquille contentement qu’elle a passées sous le dernier ministère de lord Palmerston. Nous croyons que la politique extérieure pratiquée par cet homme d’état vis-à-vis de l’Europe laissera sur le continent un souvenir moins heureux. En dépit de sa belle déclaration de 1829, lord Palmerston a médiocrement servi, s’il l’a servie, la cause libérale européenne. Redisons-le : ce n’est ni le moment ni le lieu de juger une politique qui a été mêlée depuis trente-cinq ans à tous les événemens contemporains. On peut seulement indiquer en termes généraux les fautes, les lacunes, les contradictions, qui ont en définitive frappé cette politique de stérilité. Il est impossible, et à nos yeux l’exemple de lord Palmerston en est la preuve, de faire quelque chose de grand et d’utile dans nos affaires collectives d’Europe, si l’on n’a pas dans l’âme une certaine élévation qui touche à la philosophie, si on ne se lie pas fidèlement soi-même à l’observation de certains principes. Lord Palmerston, dans sa politique étrangère, n’a pas eu de principes, ou, s’il en a mis parfois en avant, il y a manqué avec une funeste étourderie. On comprend une direction de la politique anglaise qui pourrait coïncider avec l’intérêt général de l’Europe. L’Angleterre n’a aucun avantage territorial à obtenir en Europe ; elle est donc naturellement contraire aux combinaisons qui peuvent changer les arrangemens territoriaux existans. La force extérieure de l’Angleterre ne peut être qu’une force de prestige, une force morale, celle que lui donnent aux yeux du monde l’exercice et les riches fruits de ses libertés intérieures ; son intérêt est donc, nous ne dirons pas d’encourager, mais de respecter et de ménager au sein des états européens les tendances qui placent l’intérêt du développement des libertés intérieures au-dessus de l’intérêt des extensions de territoires. Tout gouvernement autocratique et absolutiste a nécessairement une politique étrangère annexioniste ; tout gouvernement fondé sur l’exercice des libertés intérieures est nécessairement indifférent aux extensions matérielles, et cherche dans les influences morales les élémens de sa puissance et de sa gloire légitime. À ce compte, c’est l’intérêt bien entendu de l’Angleterre, son intérêt conforme aux intérêts du monde, que les gouvernemens libres soient plus nombreux et plus forts en Europe que les gouvernemens autocratiques. C’est sur ce point que s’est méprise non peut-être l’intelligence, mais la conduite de lord Palmerston. Avons-nous besoin de rappeler ici les puériles et mesquines tracasseries que lord Palmerston a suscitées à la France en 1840 et 1847 ? La politique de cette époque, vue maintenant à la lumière des événemens qui ont suivi, a de quoi faire hausser les épaules à de véritables hommes d’état anglais. Lord Palmerston n’avait pas cette hauteur d’esprit et cette délicatesse morale qui font la véritable profondeur et la dignité certaine de la politique d’un grand homme d’état. On lui a reporté parfois l’honneur d’actes dont il n’était point le véritable auteur, de la constitution de la Belgique, qui a été bien plus l’œuvre, pour ce qui concerne l’Angleterre, du ferme et grave comte Grey. On a fait le silence sur des velléités imprudentes qui auraient gravement compromis sa réputation et les intérêts de son pays. On assure par exemple qu’il avait été d’avis de reconnaître les états confédérés, et que ce caprice échoua contre la résistance énergique de sir George Lewis, un homme qui avait, lui, de la philosophie et des principes dans la tête, et qui a laissé un vide aujourd’hui cruellement senti en Angleterre. Ce défaut de principes s’aggravait chez lord Palmerston précisément parce qu’il rencontrait en lui un prodigieux entrain pour les affaires et d’extraordinaires facultés d’homme d’action. Lord Palmerston aimait les affaires, il les aimait isolément, l’une après l’autre, et voulait passionnément réussir dans chacune sans trop distinguer les petites des grandes. De là l’importance qu’il donnait souvent aux petites choses et les grosses conséquences qu’il en tirait. De là plus d’une de ses mésaventures en diplomatie. Au surplus il n’avait pas autant d’énergie dans le caractère qu’il avait d’ardeur dans l’action. Il cédait à une résistance inflexible. La France en fit l’épreuve dans la fameuse affaire Pacifico, une de ces tempêtes dans un verre d’eau qu’aimait à souffler l’Éole du foreign office. Quand la France, outrée des licences que lord Palmerston prenait envers la Grèce, rappela son ministre de Londres, il y avait ici des gens qui s’écriaient : Au nom de Dieu, ne nous brouillez pas avec lord Palmerston ! On tint bon, lord Palmerston céda, et il n’y eut point de brouillerie. Cet homme remarquable était en effet plus docile qu’on ne l’a cru sur le continent à la devise de ses armes, flecli non frangi. Il savait plier avec la bonne grâce qui était inséparable de toute sa personne. C’est dans une de ces occasions où il jouait finement le rôle du roseau qu’il nous fut donné de le rencontrer pour la première fois. C’était dans l’hiver de 1847. Quelques mois avant, un ministère whig n’avait pu se former, lord Grey ne voulant pas siéger avec lord Palmerston à cause du trouble que celui-ci avait jeté dans l’alliance anglo-française. Lord Palmerston ne prit point avec une fierté tragique l’exclusion qu’entendait lui donner le grand seigneur whig rébarbatif. Il était suspect de n’être pas aimé des Français ; qu’à cela ne tînt, il vint à la bonne franquette chercher son portefeuille à Paris. Il nous semble le voir encore entrer dans le salon de notre ministre des affaires étrangères, svelte, léger, avec son habit bleu à boutons d’or finement ajusté : il avait gardé ce sautillement sur la pointe du pied qui était une des grâces de l’ancien dandysme ; l’âge avait à peine jeté un œil de poudre sur ses cheveux bruns ; le visage éclairé d’un spirituel sourire, il échangeait avec M. Guizot un serrement de main cordial que celui-ci ne dut guère songer à lui rendre lorsqu’un an après une révolution l’envoyait à Londres. Cette révolution et ses suites ont montré si la politique de lord Palmerston a été prévoyante. Tout avant cette époque tendait en Europe au progrès des institutions libérales ; lord Palmerston laisse en mourant une Europe livrée aux préoccupations annexionistes et aux ambitions territoriales.

La tâche de ses successeurs sera difficile assurément. Le ministère actuel, avec lord Russell à sa tête, reste tel qu’il était : il n’y a, comme l’a dit naïvement un journal, que lord Palmerston de moins. Ce simple moins est un profond changement de situation. La trêve des partis, des ambitions d’idées et des émulations personnelles est terminée. Sans doute, en l’absence du parlement et d’une chambre des communes récemment élue et qui n’a pu faire connaître encore son esprit et ses allures, il fallait conserver ce qui était en donnant à lord Russell le poste de premier, en confiant les affaires étrangères à lord Clarendon et en investissant M. Gladstone de la direction de la chambre des communes. Le premier trait de la situation nouvelle est l’essor que va prendre enfin M. Gladstone. L’éloquent chancelier de l’échiquier cesse d’être un ministre attaché à une spécialité ; il devient l’organe général du ministère au sein d’une chambre où se concentre le gouvernement du pays. Il ne manque à M. Gladstone que le nom de premier ministre, il en a le véritable pouvoir. L’avenir des questions intérieures en Angleterre va dépendre de l’attitude de M. Gladstone et du degré d’habileté qu’il montrera dans le maniement de la chambre des communes. Aussi est-ce vers ce merveilleux orateur que se tournent en ce moment toutes les espérances et toutes les craintes. M. Gladstone n’a peut-être pas encore de parti parlementaire. Les tories le signalent aux défiances des conservateurs comme un enthousiaste épris des innovations les plus dangereuses. Les vieux whigs ne redoutent pas moins ses velléités de réforme électorale, et ils ne sont guère capables de ressentir une grande tendresse pour un homme de ce talent qui n’est point sorti de leur giron. Des esprits impartiaux ont regretté que M. Gladstone ait perdu le siège d’Oxford et ait été obligé de solliciter le mandat d’un corps électoral nombreux et démocratique comme celui du Lancashire. La représentation d’Oxford ne lie point à un credo politique trop étroit : c’est surtout un grand honneur universitaire qui laisse à celui qui en est l’objet une large liberté intellectuelle ; ces conservateurs craignent qu’associé à un autre corps électoral, M. Gladstone ne soit obligé de souscrire à des engagemens plus précis et à plus courte échéance envers le libéralisme avancé. M. Gladstone se trouvera placé dans la chambre entre les sarcasmes des tories, les invitations caressantes des radicaux, la défiance des whigs et au besoin les attaques des libéraux conservateurs, qui ont pour orateurs des hommes d’un vrai talent, tels que MM. Lowe et Horsman. L’inconnu de l’avenir, c’est la marche que suivra M. Gladstone : il nous paraîtrait étrange en tout cas que l’on exigeât de M. Gladstone la continuation de la politique temporisatrice et stagnante qui a été celle de lord Palmerston. Un homme doué comme l’est le nouveau leader des communes est fait pour le mouvement, non pour l’inaction. La politique étrangère ne peut non plus rester stationnaire. Si dans les circonstances actuelles l’Angleterre répugne à toutes les alliances, si elle ne veut rien faire en participation avec qui que ce soit, qu’elle proclame du moins ses principe ? libéraux, et qu’elle les maintienne de telle sorte que cette action morale puisse être de quelque profit aux causes libérales du continent.

L’opinion publique en France, avec une réserve décente, se demande depuis quelque temps si nous allons faire un pas en avant et dans quel sens. Nous avons noté au passage ces symptômes de l’opinion sans être en état d’éclairer les timides impatiences qu’ils révèlent. Cependant on nous annonce aujourd’hui un progrès qui, pour n’être point de l’ordre politique le plus relevé, n’en aurait pas moins une certaine importance. Il paraît que les grands débats auxquels la conduite de nos finances a donné lieu au sein du corps législatif, au commencement de cette année, n’auraient point été négligés par l’esprit attentif de l’empereur. Nous l’avons répété maintes fois quant à nous : réduire les dépenses, se ménager des excédans de revenus, voilà où est aujourd’hui le point d’honneur gouvernemental. Henri IV avait une réserve d’écus, Napoléon entassait des millions dans les caves des Tuileries ; la plus sûre, la plus efficace, la plus utile des tirelires, c’est maintenant de se réserver chaque année dans son budget un surplus des revenus sur les dépenses ; c’est ainsi qu’au point de vue intérieur, comme au point de vue extérieur, la politique acquiert sa véritable liberté d’action. L’empereur aurait donc engagé les ministres à présenter leurs budgets avec des réalisations d’économies. On estime que les dépenses pourraient être ainsi réduites d’environ 30 millions. Les économies notables porteraient sur les budgets de l’armée et de la marine, et uniraient par conséquent un heureux caractère politique à l’avantage financier. La pensée du ministre des finances, approuvée par l’empereur, irait plus loin : on voudrait, en établissant le principe d’un excédant disponible du budget, revenir, sous une autre forme que l’ancienne, au rachat de la dette : par annuités variables, à l’amortissement. Les mesures dont on parle sont à coup sûr dignes d’attention et d’éloges : on nous affirme qu’elles sont très sérieusement décidées, que l’empereur en a l’exécution à cœur. Le ministre des finances a préludé à cette économie par l’annonce, plutôt encore que par la réalisation, d’un changement important dans l’organisation. de notre service de trésorerie. Il voudrait opérer progressivement la substitution d’un autre rouage au service des receveurs-généraux. Les recettes générales sont le dernier vestige qui reste parmi nous des places de finance de l’ancien régime. On ne s’explique point la durée de cette institution, créée pour les besoins d’une autre époque. Il est clair que la Banque de France, avec son réseau de comptoirs départementaux, peut faire chez nous ce que la Banque d’Angleterre fait chez nos voisins, et doit pouvoir effectuer avec la plus grande économie possible le service de la trésorerie. Il serait à souhaiter que M. Fould, puisqu’il a mis la main à cette réforme, la complétât le plus promptement possible. Des mesures destinées à faire disparaître une fonction et une classe de fonctionnaires ne peuvent guère s’exécuter à moitié : on ne peut pas longtemps laisser les hommes, pas plus que les choses, entre la vie et la mort. Ce qu’il y a de plus remarquable peut-être dans cette mesure de la suppression des receveurs-généraux, c’est l’esprit de désintéressement dont elle témoigne. Le pouvoir avait là un nombre considérable de places qui représentaient la fortune, places enviées, recherchées, avidement sollicitées. Il n’est pas commun, nous en convenons, de voir un gouvernement renoncer de lui-même à un si riche patronage. Les projets d’économies dont nous parlons ne sauraient être dérangés par les légers troubles qui ont recommencé dans le sud de l’Algérie. Les idées politiques de l’empereur sur l’Algérie s’accordent d’ailleurs avec un système d’économies financières ; on en verra la preuve dans la brochure que l’empereur a écrite sur l’Algérie. Ce curieux mémoire, dont la première édition n’avait point été livrée à la publicité, sera enfin sous peu de jours mis à la disposition de tous ceux qui auraient le désir de le consulter. Ignorant si des corrections seront introduites dans la prochaine édition, nous n’osons point entrer dans l’appréciation détaillée de cette étude consciencieuse. Nous nous contenterons de dire que l’empereur nous y donne l’exemple de la plus entière franchise dans la critique : c’est une belle et bonne leçon d’opposition dont nous aimerions à faire notre profit. L’empereur donne d’ailleurs ici une autre preuve de son désintéressement, car le système si résolument combattu par lui n’est après tout que celui que son gouvernement a pratiqué pendant quatorze ans de règne.

Les choses en Italie ne touchent point assurément à une solution finale : elles marchent pourtant dans tous les sens suivant leurs voies naturelles. Les élections générales sont terminées ; l’opération de l’évacuation de Rome par nos troupes est réglée, et les échéances successives en sont fixées d’avance. Enfin la cour de Rome se prépare à sa façon aux événemens en renonçant au concours d’un homme, M. de Mérode, qui s’était depuis longtemps dévoué à elle avec éclat. Il est difficile d’apprécier la portée des élections italiennes. Naturellement le parti qui a le plus contribué au succès du transfert de la capitale et de la convention du 15 septembre, la consorteria, comme l’appellent les Italiens, devait recueillir immédiatement sa moisson d’ingratitude populaire. Ce parti sort des élections légèrement décimé. Cette besogne électorale achevée, la tâche gouvernementale commence onfin. On va voir si le ministère ira au plus pressé et inaugurera une politique financière vigoureuse ; on va voir si les négociations avec Rome seront reprises. La disgrâce de cour qui a subitement frappé M. de Mérode ne nous afflige ni ne nous surprend. M. de Mérode, il faut le reconnaître, s’était consacré au service du saint-siége avec une chevalerie qui n’est plus guère de mode, mais dont la sincérité et le désintéressement étaient respectables. Il n’avait point recherché l’action politique qu’on lui a vu exercer. Il était au siège de Rome, soignant nos soldats malades, lorsque le pape le choisit pour un de ses camériers. Avant que l’unité italieane fût prononcée, et tandis que la France voulait mettre un terme à l’occupation, lorsque l’on eut l’idée de faire garder le pape à Rome par une petite armée cosmopolite, on fit de M. de Mérode un ministre des armes. Peut-être eût-il été logique de supprimer ce ministère après le malheur de Castelfidardo ; mais l’expérience n’était point achevée : tout en essayant de réorganiser une petite troupe, M. de Mérode poursuivit avec l’impétuosité de son caractère la pensée de galvaniser la vieille abbaye romaine, d’obtenir la correction d’abus séculaires, de simuler la vie d’une cité moderne en prenant des mesures de salubrité publique, en perçant des rues, en construisant des maisons, etc. M. de Mérode, en portant ainsi à sa façon un peu d’esprit occidental, belge ou français, dans la cour de Rome, commettait, sans s’en douter, un crime irrémissible contre la cléricature, la prélature, le sacré collège romains. De quoi se mêlait cet ultramontain, ce Batave, ce barbare ? Pourquoi allait-il troubler dans son goût innocent pour les gemmes l’élégant et discret cardinal Antonelli ? pourquoi ne voulait-il pas que les choses allassent comme elles sont toujours allées ? L’indigénat s’est à la fin révolté contre l’externat. La vieille Rome veut mourir en paix et rester italienne. Nos amis catholiques disent en manière de figure oratoire que Rome appartient, non à l’Italie, mais au catholicisme. On a bien fait voir à M. de Mérode si la Rome ecclésiastique est douée de cet esprit de cosmopolitisme que rêvent pour elle nos innocens ultramontains. Il a bien fallu que le pape, cédant après tout aux siens, relevât M. de Mérode de ses fonctions. La portée de ce petit incident est remarquable en ce sens, qu’il prouve aux plus incrédules l’incapacité radicale du pouvoir des papes à gouverner aux conditions que nos plus fervens catholiques exigent eux-mêmes dans l’ordre des relations civiles.

Ce n’est point à nous qu’il appartient de faire un digne accueil au beau volume de vers que M. Victor Hugo vient de publier ; nous ne voulons ici payer qu’une dette de reconnaissance en donnant à cette œuvre du grand poète nos applaudissemens les plus sympathiques. Le livre s’appelle les Chansons des Rues et des Bois ; on s’en ferait une idée incomplète si l’on s’en tenait à la lecture de quelques pièces détachées. C’est une œuvre qui a son unité, ses proportions voulues, sa large et charmante harmonie. jamais peut-être Victor Hugo ne s’est montré plus jeune, plus riche de sève, animé d’une volonté d’artiste plus énergique et plus puissante. Nos lecteurs connaissent le fier exorde de cette symphonie pastorale, ce cheval des inspirations lyriques au mors duquel se pend le poète comme un cavalier que Michel-Ange aurait sculpté. Victor Hugo mène bien au vert ce Pégase du délire poétique. Quels sons, quels parfums, quels caprices, quelles fantaisies dans ces heures données à la nature et aux émotions d’amour ! Nous ne citerons que deux pièces, les Étoiles filantes, ravissant nocturne, andante suave et magnifique qui est comme le point culminant de la symphonie, et le chant hardi, agreste, plein de mâle bonhomie, que M. Hugo a nommé le Chêne du Parc détruit. Mais le poète ne laisse point au pâturage son terrible cheval. Dans l’ode superbe adressée au cheval à la fin du volume, le poète renvoie le monstre à la lutte, à l’abîme, à l’idéal. C’est là que M. Hugo trouve des accens qui n’appartiennent qu’à lui ; c’est la véritable fureur poétique dans le sens antique et grandiose du mot ; on ne peut entendre sans tressaillir cette voix de titan. On est fier, en vérité, des miracles que M. Hugo fait accomplir à notre langue poétique, et on voudrait le remercier, comme d’un service rendu à la patrie, des grandes et nobles choses qu’il envoie à nos âmes avec cet élan héroïque et sous cette forme incomparable. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

Mme ÉLISABETH d’APRÈS SA CORRESPONDANCE.

Si la plupart des natures sont, comme le dit Montaigne, « ondoyantes et diverses, » il existe en revanche des caractères tout d’une pièce qui frappent l’esprit par leur harmonieuse unité : telle fut la sœur de Louis XVI, Mme Élisabeth, dont les correspondances récemment publiées ont fait connaître la vie et l’âme tout entière. L’Évangile, la Vie des Saints, l’Imitation de Jésus-Christ, sont le pain quotidien de cette âme essentiellement chrétienne et catholique. Persuadée que hors de l’église et de la royauté légitime il ne peut y avoir de salut ni dans le temps ni dans l’éternité, elle regarde la révolution comme une suite de sacrilèges et de blasphèmes. C’est à la religion qu’elle subordonne toutes ses idées, tous ses jugemens. Elle se sent le courage de tout supporter, excepté les persécutions contre la foi, et, plutôt que d’en être témoin, elle demande au ciel la grâce de la retirer de ce monde. Au moment de la mort de Mirabeau, n’écrit-elle point que « les aristocrates le regrettent beaucoup, » mais que pour elle, « quoique très aristocrate, » elle ne peut s’empêcher de regarder cette mort comme un trait de la Providence ! « Je ne crois pas, ajoute-t-elle, que ce soit par des gens sans principes et sans mœurs que Dieu veuille nous sauver. » Royaliste et réactionnaire dans l’âme, elle considère comme le plus grand des maux l’absence d’une religion d’état. Lorsque l’assemblée donne aux juifs la possibilité d’être admis à toutes les fonctions publiques, la princesse se désole d’un semblable décret. « Il était réservé à notre siècle, s’écrie-t-elle avec amertume, de recevoir comme amie la seule nation que Dieu ait marquée d’un signe de réprobation ! » Ainsi donc, on ne le voit que trop bien, il ne faut point demander à Mme Élisabeth l’intelligence des idées nouvelles. La sœur de Louis XVI n’en est pas moins une figure aussi touchante que sympathique. Bien que n’ayant pas au même degré que Marie-Antoinette le charme de la mélancolie et le prestige de la majesté, elle attache par sa modestie, sa douceur, son caractère simple et naïf. Montrant sur les marches du trône toutes les vertus privées et tous les sentimens de famille, elle a plus qu’aucune autre femme la qualité suprême, la bonté. Marie-Antoinette est une Allemande à l’imagination rêveuse et poétique ; Mme Élisabeth, nature prosaïquement vertueuse, est une Française, unissant parfois la gaîté au calme et au courage. Sans avoir les élans sublimes, la fierté d’attitude et de langage de la fille de Marie-Thérèse, elle exerce sur l’âme un charme réel, et, placée au second plan, dans le demi-jour, elle y brille d’un éclat qui, pour ne point éblouir les yeux, ne les pénètre pas moins d’une douce lumière.

Mme Élisabeth, née le 3 mai 1764, n’avait que six ans à l’époque de l’arrivée de Marie-Antoinette en France. La première fois qu’elle vit sa jeune belle-sœur, la dauphine s’attachait à cette nature un peu sauvage, qu’elle espérait apprivoiser. Elle lui trouva « un air déterminé et doux en même temps. » On ne pouvait mieux juger ; ce mélange de détermination et de douceur sera en effet le trait caractéristique de l’âme de la princesse. La dauphine avait vu du premier coup d’œil que cette enfant « brusque, emportée, volontaire à faire peur, indocile à toutes les remontrances, » deviendrait une femme accomplie. C’est à la religion que Mme Élisabeth fut redevable du changement qui se produisit en elle. En 1778, elle voulait se faire carmélite. Depuis le départ de sa sœur Clotilde, qui venait d’épouser le prince de Piémont (devenu plus tard roi de Sardaigne), elle se sentait comme isolée au milieu du tumulte de la cour. Sombre, retirée en elle-même, ne cessant de pleurer, elle ne désirait plus que les austérités du cloître, et, sans la vive opposition de son frère et de la reine, elle aurait certainement pris le voile.

Son cœur aimant et tendre chercha des consolations dans l’amitié. Elle en comprenait tout le charme et toutes les saintes délicatesses. Bienfaitrice de ses deux meilleures amies, Mlle de Causan et Mlle de Mackau, devenues, l’une marquise de Raigecourt, l’autre marquise de Bombelles, elle leur savait gré à toutes deux du bien qu’elle leur avait fait. Pour doter Mlle de Causan, elle se fit avancer pour cinq ans par le roi les 30,000 livres d’étrennes qu’elle en recevait annuellement ; grâce à cette somme de 150,000 livres, son amie, bien mariée, put rester auprès d’elle. Et quand, au retour de chaque année, on parlait d’étrennes « Moi, je n’en ai pas encore, s’écriait gaiment la princesse, mais j’ai ma Raigecourt ! » Lorsque Mlle de Mackau épousa le marquis de Bombelles[1], Mme Élisabeth, lui ayant obtenu du roi une dot et une pension, la garda également auprès d’elle et la fit nommer dame pour accompagner. « Voici donc mes vœux remplis, lui disait-elle. Qu’il est doux de penser que c’est un lien de plus entre nous, et d’espérer que rien ne pourra le rompre ! » Quoi de plus touchant que cette lettre écrite en 1786 par la princesse à Mme de Bombelles « Je possède au monde deux amies, et elles sont toutes deux loin de moi! Cela est trop pénible; il faut absolument que l’une de vous revienne. Si vous ne revenez pas, j’irai à Saint-Cyr sans vous, et je me vengerai encore en mariant notre protégée sans vous. Mon cœur est plein du bonheur de cette pauvre enfant qui pleure de joie, et vous n’êtes pas là! J’ai visité deux autres pauvres familles sans vous! J’ai prié Dieu sans vous; mais j’ai prié pour vous, car j’ai besoin de sa grâce, et j’ai besoin qu’il vous touche, vous qui m’abandonnez ! » Où trouver une plus tendre sollicitude que dans cette autre lettre de 1787 : « tiens bien la parole que tu me donnes de te ménager?. Pense beaucoup à tes amies, cela te donnera le courage de t’occuper de toi. L’amitié, vois-tu, ma chère Bombelles, est une seconde vie qui nous soutient en ce monde. » Quand l’heure des dangers arriva, Mme Élisabeth fut privée de ses deux compagnes d’enfance, qui partirent pour l’émigration. La princesse, restée seule, se consolait de leur absence en leur écrivant, et dans les temps d’orage comme aux jours de splendeur c’est toujours vers l’amitié que se tournaient les pensées de son âme.

Nous qui savons d’avance le dénoûment du drame, nous ne voyons dans les péripéties que ténèbres et sang. L’idée de la catastrophe finale nous poursuit, nous obsède. L’échafaud ne cesse pas un instant d’être sous nos yeux. Heureusement la réalité ne fut pas toujours aussi horrible. On venait de prier Dieu avec tant de ferveur qu’on se flattait d’avoir apaisé sa colère. Tant de personnes pieuses élevaient leurs mains au ciel! « Il ne pourra résister, » disait Mme Élisabeth. Le souvenir de Charles Ier se dressait, il est vrai, dans l’ombre; mais on pensait que de pareils crimes ne se renouvellent pas, et que rarement dans l’histoire des situations analogues ont des conclusions identiques. Il y avait donc des heures de calme, d’apaisement. Soutenue par sa jeunesse et par son innocence, Mme Élisabeth renaissait alors à la vie. Les ombrages de Saint-Cloud lui faisaient oublier les spectacles horribles dont elle avait été témoin. Il est intéressant d’étudier ces alternatives pathétiques de consolations et de tristesses, d’espoir et de découragement. Au lendemain des journées d’octobre, la princesse écrivait des Tuileries à Mme de Bombelles « Tout est tranquille ici. La cour est établie presque comme autrefois. On voit du monde tous les jours. Tout cela, mon cœur, ne me déplaît point; vous savez que je suis aisée à m’accommoder de tout. » Et le 29 janvier 1790: « Je te dirai en abrégé que je ne suis point malheureuse. Il est des momens où je sens plus vivement que d’autres ma position; mais au total Dieu me fait la grâce de la supporter fort bien. » Mme Élisabeth est-elle tentée de se plaindre des gens qui l’espionnent et qui la tiennent comme « dans une cage, » aussitôt la pensée de Dieu l’empêche de murmurer. « S’il veut se venger de nous, dit-elle, nous aurons beau faire, il sera toujours le maître. » Aussi, dans les plus cruelles épreuves, n’abandonne-t-elle pas sa quiétude accoutumée.

C’est qu’au milieu de toutes les agitations d’une époque fébrile et sanglante elle garde le plus grand des biens, la paix du cœur. Conscience sans reproche, elle n’a peur ni de la souffrance ni de la mort. Plus l’heure des catastrophes approche, plus son courage grandit, De la manière la plus simple et la plus naturelle du monde, elle pense et dit des choses sublimes. « Je n’ai point de goût pour le martyre, écrivait-elle à Mme de Raigecourt en 1791, mais je sens que si j’y suis destinée, Dieu m’en donnera la force. Il est si bon, si bon! » Bénissant la douleur et recevant l’adversité comme un bienfait, elle se réjouit sincèrement « de faire sur terre son purgatoire. » Convaincue que les calamités qui accablent la France sont un juste châtiment du ciel, elle s’humilie profondément sous la main qui la frappe. Sa nature, d’ordinaire assez prosaïque, s’élève jusqu’à la poésie du mysticisme quand elle écrit à Mme de Bombelles « Pensons que le cœur de Dieu souffre plus encore que sa colère n’est irritée. Il dépend de nous de le consoler. Ah! que cette idée doit animer la ferveur des âmes assez heureuses pour avoir de la foi! Fais prier tes petits enfans. Dieu nous dit que leur prière lui est agréable. » N’y a-t-il pas dans ce langage des accens dignes d’une sainte Thérèse? C’est la loi de l’Évangile, ce sont les doctrines de l’Imitation de Jésus-Christ pratiquées sur les degrés du trône.

Chose bien digne de remarque, cette princesse si pieuse et si bonne n’était jamais contente d’elle-même. « Je ne sais pas, disait-elle, comment le bon Dieu fera pour me sauver, car je ne m’y prête guère. » Elle ne se trouvait jamais assez de résignation et de ferveur. Ses lettres ressemblent souvent à des examens de conscience. Elle y exprimait des idées toutes mystiques, et cela dans un style familier, trivial même. « Je suis dans mes veines de maussaderie vis-à-vis de Dieu, écrivait-elle à Mme de Raigecourt. J’aurais dû me piquer de dévotion aujourd’hui pour au moins réparer un peu tout ce qu’on fait contre Dieu. Au lieu de cela, j’ai été pis qu’une bûche. Je suis plus sèche, plus bête que ceux qui n’ont jamais connu la douceur du joug qui m’est imposé. » S’accusant « de ne savoir profiter ni des biens ni des maux de ce monde, » de vivre dans l’agitation, de n’être pas « maîtresse de sa tête, » de ne pas trouver encore ce calme dont elle faisait tant de cas et qu’elle sentait, disait-elle, si rarement, elle avait ces incessans scrupules, ces inquiétudes secrètes qui sont l’exagération de la vertu. C’est à sa conscience timorée que se serait appliquée cette phrase d’une de ses lettres à Mme de Raigecourt « oui, ton âme est trop délicate; la plus petite chose la blesse. Ne te charge pas l’esprit de scrupules., tu offenserais Dieu qui t’a fait tant de grâces et qui mérite bien que tu ailles à lui avec la confiance d’un enfant. »

Plus occupée des choses du ciel que des choses de la terre Mme Élisabeth avait cependant en politique des idées ou, pour mieux dire, des convictions fort arrêtées. Caractère énergique, elle souffrait en silence de la faiblesse de son frère, et, sans jamais se permettre contre lui la plus légère critique, elle s’apercevait de toutes les fautes que ce prince malheureux commettait par excès de bonté. Elle écrivait à Mme de Bombelles le 1er mai 1790 « Tu crains la guerre civile; moi, je t’avoue que je la regarde comme nécessaire. Jamais l’anarchie ne finira sans cela, et je crois que plus on retardera, plus il y aura de sang répandu. Voilà mon principe. Il peut être faux. Cependant, si j’étais roi, il serait mon guide, et peut-être éviterait-il de grands malheurs. » Elle voyait avec peine qu’on avait laissé échapper les occasions d’agir, et qu’il était trop tard pour regagner le temps perdu. « Si nous avions su profiter du moment, disait-elle dans la même lettre, croyez que nous aurions fait beaucoup de bien; mais il fallait avoir de la fermeté; il fallait affronter les dangers, nous en serions sortis vainqueurs. » Elle s’affligeait de voir le roi tomber dans un découragement, dans une torpeur qui allait jusqu’à l’abattement physique, jusqu’à une complète atonie. La reine elle-même, la reine si héroïque, si digne, par son courage, de sa mère Marie-Thérèse, avait des momens où elle succombait à la douleur. « Ma fille pleure souvent avec moi, écrivait-elle à la duchesse de Polignac en 1790. Je dévore mes larmes pour cette pauvre petite, et la sérénité d’Élisabeth nous soutient et nous relève tous. »

Le dévouement de Mme Élisabeth était d’autant plus digne d’éloges qu’il était purement volontaire. Quand Mesdames, tantes du roi, partirent de Bellevue, au commencement de 1791, pour aller se réfugier à Rome, elles voulurent emmener leur nièce. La vie de Rome eût convenu parfaitement aux goûts de la princesse, qui y aurait trouvé, avec la société de ses tantes, qu’elle aimait tendrement, un asile calme et religieux. Il lui aurait été non moins facile de suivre dans l’émigration ses frères les comtes d’Artois et de Provence. Elle ne s’arrêta pas un seul instant à cette pensée; elle voulut rester près du roi, comme au poste de l’honneur, du danger, du devoir. Cette résolution, si conforme à son caractère courageux et dévoué, lui paraissait toute naturelle. Partir serait à ses yeux « une barbarie et en même temps une platitude dont elle serait bien fâchée qu’on la crût capable. »

Associée à toutes les angoisses de l’agonie de la royauté, elle ne montre jamais plus de calme, plus de présence d’esprit qu’au milieu des plus grands périls. Dans la journée du 5 octobre 1789, elle sauve plusieurs gardes du corps. A Varennes, elle conserve toute sa fermeté d’âme dans ce fatal moment où l’arrestation du roi fugitif est le signal de la chute de la monarchie. Barnave s’est assis dans le fond de la voiture du roi, entre Louis XVI et la reine, Mme Élisabeth est sur le devant avec Pétion et Madame Royale. Le jeune dauphin passe alternativement des genoux de ses parens à ceux des deux commissaires de l’assemblée. Mme Élisabeth sert à boire à Pétion. Sans même la remercier, le député républicain hausse son verre pour indiquer qu’il ne veut plus de vin. Il jette les os de volaille par la portière au risque de les envoyer sur le visage du roi. Nature plus délicate et plus élevée, Barnave rougit de cette rudesse intentionnellement outrageante, et il accorde de respectueux égards à l’immense infortune dont il est le témoin ému. Lui qui avait si souvent tonné contre l’ancien régime, lui, le tribun ardent et terrible, qui avait fait pâlir la popularité de Mirabeau, quand Mirabeau s’était rapproché du trône vacillant, lui qui, en arrivant à Varennes, s’était sans doute juré d’étouffer tout sentiment de compassion dans son cœur, il ne peut résister à un subit attendrissement. Ses vieilles haines sont vaincues par la triste et douloureuse majesté de la reine, par la douceur de Mme Élisabeth, qui parle des maux de la France en termes si touchans et si nobles. Voici qu’un vieux prêtre s’approche des roues de la voiture, et d’une voix tremblante d’émotion pousse le cri de « vive le roi! » Aussitôt il est entouré d’une centaine de furieux. Il va être massacré. Barnave passe la tête hors de la portière, « Tigres, s’écrie-t-il, avez-vous cessé d’être Français? Nation de braves, êtes-vous devenus un peuple d’assassins? » Ces seules paroles sauvent de la mort le prêtre déjà terrassé. Mme Élisabeth n’oubliera pas ce généreux élan du jeune député de Grenoble. « Cet homme a bien du talent et de l’esprit, écrit-elle quelque temps après il aurait pu être un grand homme, s’il l’avait voulu; il le pourrait encore, mais la colère du ciel n’est pas apaisée. » Barnave, l’ennemi du trône, en est devenu le défenseur. Pendant tout l’hiver de 1791, il essaiera de rapprocher de la cour le parti constitutionnel, et à la veille de la journée du 10 août il dira à Marie-Antoinette, en la voyant pour la dernière fois : « Bien sûr de payer un jour de ma tête l’intérêt que vos malheurs m’avaient inspiré, je vous demande pour toute récompense l’honneur de baiser votre main. »

Depuis longtemps déjà, Mme Élisabeth s’est habituée à l’idée du martyre. Elle ne ressemble pas à tant d’âmes qui attendent l’agonie pour se préparer à la mort. Elle écrivait, dès l’année 1790, à Mme de Bombelles « Comme je viens, ma petite Bombe, de relire mon testament et de voir que je t’y recommande aux bontés du roi, et que je te laisse mes cheveux, il faut bien que je te le dise moi-même, que je me recommande à tes prières, et puis que je te dise encore une petite fois que je t’aime bien. Ne va pas me regretter assez pour te rendre un peu malheureuse. Adieu. Sais-tu bien que les idées que tout cela laisse ne sont pas gaies? Il faudrait pourtant s’en occuper, surtout dans ce moment. Même avant d’avoir été sanctifiée par le malheur, aux jours de calme et de prospérité, elle écrivait « Plus on voit le monde, plus on le voit dangereux, ou plus digne de mépris que de regret, lorsqu’il faudra le quitter. » Une femme d’un pareil caractère ne devait être surprise par aucun événement. Elle savait bien qu’elle « ne serait jamais capable de trahir ni son devoir ni sa religion. » Comprenant bien toute l’étendue des catastrophes imminentes « Bon Dieu! s’écriait-elle, dans quel temps nous avez-vous fait naître? Moi qui, il y a quelques années, me réjouissais de n’être pas née dans le siècle passé! Ah! si nous avons bien péché, Dieu nous punit bien! »

Et pourtant la princesse, qui avait un si juste pressentiment de l’avenir, conservait au milieu des crises les plus terribles deux qualités essentiellement françaises, la gaîté et le patriotisme. Comme l’oiseau captif qui dans sa cage chante encore, elle oubliait parfois l’amertume de sa destinée. Si les atteintes portées à la religion la plongeaient dans le chagrin, elle supportait tout le reste, non-seulement avec calme, mais avec une sorte d’entrain, de verve, de bonne humeur. L’assemblée venait de supprimer la noblesse héréditaire et les titres héraldiques. Mme Élisabeth écrivait à Mme de Bombelles « Pour moi, j’espère bien m’appeler Mlle Capet, ou Hugues, ou Robert, car je ne crois pas que je puisse prendre le véritable nom, celui de France. Cela m’amuse beaucoup, ajoute-t-elle, et si ces messieurs voulaient ne rendre que de ces décrets-là, je joindrais l’amour au profond respect dont je suis pénétrée pour eux. Tu trouveras mon style un peu léger vu la circonstance; mais comme il ne contient pas de contre-révolution, tu me le pardonneras. Il faut bien rire un peu. »

Mme Élisabeth garde avec la gaîté l’amour de la patrie. En 1791, le roi et la reine viennent de recevoir quelques marques de respect. « Ah! mon cœur, s’écrie-t-elle, le sang français est toujours le même. On lui a donné une dose d’opium bien forte, mais il n’est point glacé, et l’on aura beau faire, il ne changera jamais. Pour moi, je sens que depuis trois jours j’aime ma patrie mille fois davantage. » Quand les armées étrangères menacent le sol français, la princesse parle-t-elle le langage des émigrés? Non, elle a des accens patriotes; on reconnaît que le sang de Henri IV coule dans ses veines. Elle écrit à Mme de Bombelles le 5 août 1791 « La Russie, la Prusse, la Suède, l’Allemagne, doivent tomber sur nous; l’Espagne ne sait pas trop ce qu’elle fera, et 1’Angleterre reste nulle; mais tranquillise-toi, ma Bombe ton pays acquerra de la gloire, et puis voilà tout. Trois cent mille gardes nationaux, parfaitement organisés, et tous braves par nature. bordent les frontières, et ne laisseront pas approcher un seul houlan. Les mauvaises langues disent que du côté de Maubeuge huit houlans ont fait demander pardon à cinq cents gardes nationaux et à trois canons. Il faut les laisser dire, cela les amuse nous aurons notre tour pour nous moquer d’eux. »

N’avons-nous pas raison de constater que Mme Élisabeth est une nature essentiellement française? Elle le prouva par son courage. Le 20 juin 1792, lorsqu’une foule furieuse se précipite dans les Tuileries, elle s’attache à l’habit du roi et déclare qu’elle ne se séparera pas de son frère. Des assassins armés de piques la prennent pour Marie-Antoinette et veulent la percer de leur fer. « Arrêtez, s’écrie-t-on, c’est Mme Élisabeth. Pourquoi les détromper? dit la princesse impassible. Cette erreur peut sauver la reine. » Le 10 août, Mme Élisabeth assiste encore avec un calme qui ne se dément pas aux funérailles de la monarchie. Elle suit le roi dans ce triste cortège qui va des Tuileries à l’assemblée. La princesse est l’ange de la prison, comme elle avait été l’ange de la cour. Tant que la famille royale est réunie, il y a encore des momens de douceur, de consolation. Mme Élisabeth donne au petit dauphin et à Madame Royale des leçons de musique. On entend quelquefois résonner des chants sous les fenêtres du Temple. C’est la voix des deux pauvres enfans captifs. Dans son livre sur Louis XVII, M. de Beauchesne a raconté tous les détails de cette captivité si touchante et cette scène du 20 janvier, cette heure d’angoisse où le monarque infortuné embrasse sa femme, sa sœur, ses enfans pour la dernière fois. La convention ne laissera pas à la reine et à Mme Élisabeth l’adoucissement d’une même prison; mais dans sa cruelle solitude c’est encore à sa vertueuse belle-sœur que s’adressent les pensées de Marie-Antoinette. C’est à elle qu’elle écrit, le 16 octobre 1793, à quatre heures et demie du matin, quelques heures avant de monter à l’échafaud, cette lettre admirable où elle lui disait « Et vous, ma bonne et tendre sœur, vous qui avez par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse! »

Un instant l’on put croire que les terroristes avaient oublié la sœur de Louis XVI. Depuis qu’elle avait été séparée de la reine le 2 août 1793, elle était restée au Temple avec Madame Royale (la future duchesse d’Angoulême). On lui avait caché la mort de Marie-Antoinette, dont la lettre d’adieux ne lui était point parvenue. Tenue au secret et vivant dans une ignorance absolue de tout ce qui se passait au dehors (elle ne savait de nouvelles que celles qu’elle entendait crier dans la rue par les colporteurs), Mme Élisabeth s’occupait de l’éducation de sa nièce, dont elle était devenue la seconde mère. Jamais elle n’avait été plus calme, plus résignée, plus douce dans le malheur. C’est alors qu’elle composa la prière du matin qui commence par ces mots « Que m’arrivera-t-il aujourd’hui, ô mon Dieu ? Je n’en sais rien; tout ce que je sais, c’est qu’il ne m’arrivera rien que vous n’ayez prévu, réglé, voulu et ordonné de toute éternité. » Dans la soirée du 9 mai 1794, les deux princesses venaient de s’endormir, avec la consolation d’avoir offert un jour de plus leurs souffrances à Dieu, quand elles entendirent ouvrir les verrous de leur prison. Mme Élisabeth se hâtait de passer sa robe. « Citoyenne, lui dit-on, descends tout de suite, on a besoin de toi. Ma nièce reste-t-elle ici? s’écria-t-elle alors. Cela ne te regarde pas, on s’en occupera. » Mme Élisabeth, se jetant au cou de Madame Royale, essayait de la rassurer en lui disant « Soyez tranquille, je vais remonter. » Menée en fiacre à la Conciergerie, le lendemain, elle subissait un simulacre de jugement. On affecta de la conduire au supplice sans aucune distinction, en la plaçant sur le même tombereau que vingt-trois autres victimes. Pendant le trajet funèbre, l’une des condamnées, la marquise de Crussol-d’Uzez, témoigna hautement le respect que lui inspirait la princesse. Arrivée au pied de la guillotine, Mme Élisabeth la remercia en exprimant le regret de ne pouvoir lui témoigner sa gratitude. « Ah! madame, répliqua la marquise de Crussol, si votre altesse royale daignait m’embrasser, je serais au comble de mes vœux. Bien volontiers, lui répondit la princesse, bien volontiers, et de tout mon cœur. » On avait ordonné que Mme Élisabeth pérît la dernière, dans l’espérance que vingt-trois têtes tombant sous ses yeux la feraient peut-être manquer de courage. On se trompait l’âme de la sainte n’était déjà plus sur la terre.

Madame Royale, restée seule dans sa prison, n’eut pas plus de nouvelles de sa tante que de sa mère. Elle ne fut instruite de leur sort qu’un an plus tard. Comme elle parlait de ses parens avec des larmes d’inquiétude, une femme lui dit, touchée de sa douleur « Madame n’a plus de parens! Eh quoi! s’écria l’orpheline, Élisabeth aussi! Et qu’ont-ils pu lui reprocher?


IMBERT DE SAINT-AMAND.



DE L’EXTRACTION CROISSANTE
ET DE L’ÉPUISEMENT DE LA HOUILLE.


Chaque année, le comité des houillères françaises publie sur l’état de l’industrie des houilles un livre plein de curieuses informations. Jusqu’ici les industriels, les ingénieurs et les économistes ont seuls suivi avec une attention marquée ces publications spéciales, qui semblent au premier abord avoir en elles quelque chose de trop technique. A mesure cependant qu’elles se sont ainsi succédé, l’intérêt en est devenu plus vif. Il faut ajouter aussi que les derniers documens publiés par le secrétaire du comité des houillères, M. Amédée Burat[2], donnent des détails d’une importance toute particulière sur une production qui tient une si grande place aujourd’hui dans la vie sociale des peuples policés. On le sait, la houille intervient dans la défense des états, et c’est depuis quelques années l’agent moteur de notre flotte militaire. Comme source de mouvement mécanique, la houille est de même employée dans toutes nos usines, sur une bonne portion de nos navires marchands, sur tous nos chemins de fer. Elle fournit la marine un fret avantageux au lieu de lest. C’est le grand réducteur de tous les minerais métalliques. Comme agent de calorique, c’est elle qui chauffe tous les fours de nos fabriques, de nos manufactures, et ceux des plus vastes comme des plus modestes ateliers. On la voit aussi au foyer domestique, à celui du pauvre comme à celui du riche; mais elle sert surtout au chauffage du pauvre depuis que le prix toujours plus élevé du bois a fait remplacer par la houille le combustible végétal. Agent lumineux, elle éclaire nos villes et nos maisons. Enfin l’on en retire depuis quelques années les plus vives et les plus solides couleurs, et si une femme élégante peut ignorer ce que sont le violet et le bleu d’aniline, que l’on extrait du goudron de houille, elle connaît bien les gracieuses couleurs qui, sous les noms de Magenta, Solferino, Havane, que la mode a rendus célèbres, ont fait le tour du monde avec les nouveautés de Lyon et de Paris.

On a appliqué à la houille une expression devenue banale à force d’être redite, et que nous répéterons cependant encore une fois, car elle peint bien le rôle que joue le combustible minéral à notre époque travailleuse. La houille, a-t-on dit, est le pain quotidien de l’industrie. On pourrait ajouter que la quantité de houille produite ou consommée par un pays peut donner, comme le fer, une idée de l’importance politique de ce pays. Autrefois M. Dumas recourait à l’acide sulfurique pour tracer cette espèce d’échelle de la puissance des états. Aujourd’hui c’est à la houille et au fer qu’il faut s’adresser, et l’exemple de l’Angleterre le prouve surabondamment. Quel pays trouverait-on à opposer sur les mers au royaume-uni? Quelle nation industrielle peut marcher de pair avec lui pour tous les travaux mécaniques, pour toutes les opérations de la science appliquée? Ainsi il est bien démontré que tant vaut la quantité de houille extraite ou consommée par un pays, tant vaut ce pays lui-même; mais ici naît un double phénomène économique jusque-là sans exemple et sur lequel il convient de s’arrêter. Ce phénomène est celui de l’extraction toujours croissante du combustible dans tous les grands pays producteurs, extraction qui augmente chaque année dans des proportions inusitées. Or cette progression a lieu devant l’épuisement certain des houillères à une époque qu’il faut maintenant rapprocher de beaucoup de celle que des géologues trop confians, ou négligeant de tenir compte d’un accroissement dont on n’avait pas encore fixé la loi, avaient reportée à des milliers d’années. La question prend dès lors de telles proportions et elle devient en quelque sorte si pressante, qu’elle intéresse non-seulement l’art technique, mais encore la science dans ses plus hautes spéculations et le progrès même de toutes les nations civilisées.

Il a été démontré par des états statistiques officiels, que la production des houillères françaises double environ tous les quinze ans. Depuis 1815, c’est-à-dire depuis l’époque où la grande industrie s’est établie en France, la loi de cette progression ne s’est jamais démentie, ainsi qu’on peut le voir par les chiffres suivans :


Années Chiffres de l’extraction en quintaux de 100 kilogrammes
1815 9,500,000
1830 18,000,000
1843 37,000,000
1859 75,000,000

Et déjà le dernier Exposé de la situation de l’empire nous apprend qu’en 1864 la production a dépassé 111 millions de quintaux.

On constate le même phénomène économique dans tous les grands pays producteurs, les îles britanniques, l’Amérique du Nord, la Belgique, la Prusse, etc. Ainsi dans les îles britanniques la production était, en 1852, de 500 millions de quintaux en 1864, elle atteignait le chiffre énorme de 927 millions. La Belgique, en 1845, produisait 36 millions 700,000 quintaux, et 75 millions en 1860; en 1863, cette production a dépassé 100 millions de quintaux. Il serait facile de répéter la même progression ascendante pour les États-Unis, la Prusse, etc. Si cette progression suit son cours, et rien ne prouve depuis cinquante ans qu’il ne doive pas en être ainsi, on peut donc rationnellement se demander quel combustible remplacera la houille après l’épuisement des mines de charbon, et à quelle époque ces mines elles-mêmes seront tout à fait épuisées. La science est jusqu’ici à peu près muette sur la solution du premier de ces problèmes; il n’en est pas de même pour la réponse au second. La durée de l’exploitation des houillères, que les géologues, on le sait, avaient d’abord fixée à des milliers d’années pour des productions qui n’étaient pas le quart de celles dont il s’agit aujourd’hui, ne dépassera peut-être pas cinq ou six cents ans. On peut même affirmer hautement que dans des pays incessamment fouillés, comme la France, la Belgique, l’Angleterre, la Prusse, l’extraction souterraine du combustible minéral n’ira certainement pas jusqu’à la moitié de cette durée. Ainsi, en septembre 1863, sir William Armstrong, président annuel de l’Association britannique, prononçant à l’hôtel de ville de Newcastle le discours d’inauguration des séances de cette société, démontrait que dans deux siècles toutes les couches de houille du royaume-uni seraient entièrement épuisées. Sir Roderick Murchison, présidant à son tour l’association, et rappelant cette année les calculs de son prédécesseur, en a confirmé les résultats.

Tout au plus pourrait-on porter ce chiffre au double ou au triple pour des états comme l’Amérique du Nord, où d’immenses gisemens restent presque encore vierges. En Afrique, le combustible minéral est loin d’être abondamment répandu, hormis sur la côte ouest de la grande île de Madagascar. Dans l’Inde, la Birmanie, la Chine, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Calédonie, le Chili, où il a été également découvert, souvent sur une très longue étendue, il ne pourra jamais suffire, sauf des cas tout exceptionnels, qu’aux consommations locales. D’ailleurs la houille, du moins quand on veut l’appliquer aux grandes opérations industrielles, n’est pas matière de si grand prix qu’elle puisse supporter de très longs transports, même par mer.

Faut-il admettre que le chiffre de la consommation dans la plupart des états européens finira par diminuer quelque jour, quand tous les réseaux de chemins de fer, partout achevés, exigeront la fermeture de quelques-unes de nos usines sidérurgiques, quand on aura suppléé par une autre matière au charbon minéral pour la fabrication du gaz d’éclairage? Mais cette diminution dans la consommation ne peut être bien notable, et le surplus du combustible exigé par le plus grand nombre de locomotives et de bateaux à vapeur ne viendra-t-il pas détruire en partie d’un côté l’économie produite de l’autre? Qu’on ne parle pas d’ailleurs du reboisement des forêts, ni du combustible végétal pour remplacer un jour la houille, comme celle-ci avait remplacé le bois. Le monde ne recule pas. Peut-être suppléera-t-on dans quelques cas à la houille par le pétrole, dont on a découvert de si vastes gisemens aux États-Unis. Cette matière ne sera jamais néanmoins aussi abondante que le charbon, et l’extraction n’en sera pas non plus d’aussi longue durée.

Il y a donc dans l’épuisement certain de nos houillères, épuisement qu’un calcul mathématique dont nous avons maintenant tous les élémens permettrait presque d’indiquer à jour fixe pour chaque localité, et auquel rien ne semble jusqu’ici pouvoir parer, une question à la fois des plus graves et des plus curieuses. Cette question, sans être précisément menaçante pour la génération actuelle et quelques-unes de celles qui la suivront, ne mérite pas moins de fixer dès aujourd’hui l’attention et appelle le plus sérieux examen. Dans toutes les houillères, la question est déjà même à l’ordre du jour on s’inquiète des moyens d’extraire le précieux minéral jusqu’à mille mètres et plus de profondeur, et de minces couches de combustible, des qualités de houille médiocres, dont on ne faisait nul cas il y a vingt ou trente ans, sont aujourd’hui considérées comme parfaitement aptes à l’exploitation et à la vente. On tire parti de tout pour mourir le plus tard possible. On fait les plus grandes économies, on a recours aux mécanismes les plus ingénieux, pour réduire le prix de revient au minimum.

La machine à vapeur, pour laquelle on exploite surtout le charbon, ne saurait elle-même être avantageusement remplacée. Cet admirable et merveilleux engin, tel qu’il est sorti tout entier de la tête de Watt, un des plus grands génies dont s’honore l’humanité, reste, sauf le perfectionnement des détails, auquel on travaille tous les jours, le dernier mot de la mécanique moderne. Les recherches récentes entreprises par tant de savans sur l’équivalent mécanique de la chaleur ne démontrent-elles pas du reste que la force que restitue le combustible à la machine à vapeur n’est que le produit de la chaleur solaire condensée dans le carbone qui a formé la houille à l’époque des temps géologiques? Ces mêmes recherches ne prouvent-elles pas que ces trois agens, lumière, chaleur et force, ne sont que les trois manières d’être d’un seul et même agent, et que par conséquent vouloir substituer quelque chose à la houille dans le chauffage des chaudières à vapeur, ou compter sur la découverte d’un nouvel agent moteur économique, ce serait vouloir substituer le carbone au carbone, ce qui nous conduit à tourner dans un cercle vicieux, à moins de retomber sur une matière carbonée, comme le pétrole, dont nous parlions tout à l’heure? « Ce n’est pas la puissance de la vapeur, disait le grand ingénieur George Stephenson en voyant s’avancer un convoi, qui entraîne cette locomotive, c’est la chaleur solaire; c’est elle qui a fixé le carbone dans les plantes, qui à leur tour ont formé la houille il y a des millions d’années. » Ainsi rien ne se crée, rien ne se perd dans la nature, pas plus la force que la matière, et les locomotives, comme le disait encore Stephenson, ne sont que les chevaux du soleil.

Il est certainement rationnel de chercher une machine calorifère. parfaite pour économiser le plus possible, dans la production de la vapeur, sur la consommation de la houille, dont la plus notable partie va se perdant en fumée. L’économie ainsi réalisée serait notable, car souvent on n’utilise pas plus de 10 pour 100 de la puissance calorifique ou motrice du charbon. En adoptant ce perfectionnement, comme en exploitant mieux, en étudiant mieux les houillères, on retardera, mais on n’empêchera pas la disparition du charbon minéral. Un jour ou l’autre, les bassins houillers fussent-ils dix fois plus étendus, dix fois plus nombreux qu’on ne le suppose aujourd’hui, cette disparition de la houille aura lieu, et ce jour à venir est une seconde dans la durée infinie des siècles. Quant à l’adoption d’un nouveau moteur destiné à parer à l’épuisement de la houille, l’expédient qu’on a indiqué quelquefois n’est guère consolant, puisqu’on est allé jusqu’à proposer les chutes du Niagara pour faire marcher toutes les manufactures du monde, qu’on voudrait concentrer dans leur voisinage. On se servirait alors de l’eau, soit directement, soit pour comprimer l’air et obtenir de cette dernière façon le plus avantageux et le plus économique des moteurs. Tout cela est très bien en théorie, mais peu applicable en pratique. D’ailleurs imposer aux usines le voisinage d’un cours d’eau, ce n’est pas seulement remonter vers le passé, c’est encore rendre aujourd’hui bien peu d’établissemens possibles. Ce n’est que dans des cas tout particuliers, comme celui par exemple du percement des Alpes, que l’emploi de l’air comprimé devient utilement et économiquement applicable.

On ne saurait non plus opposer aux machines à vapeur les machines électro-motrices, auxquelles on avait pensé un moment il y a quelques années, et qui sont restées et resteront à l’état de jouets mécaniques, non plus que les machines à gaz, à air dilaté, autour desquelles on a récemment fait tant de bruit. Ces dernières ne consomment-elles pas, pour une force donnée, beaucoup plus de combustible, souvent trois et quatre fois plus, que la machine à vapeur ordinaire? Si elles l’emportent sur celle-ci, notamment pour de petites forces, par exemple la machine Lenoir, n’est-ce pas simplement à cause de dispositions particulières, non à cause de l’économie du combustible, qu’elles ne réalisent jamais? Encore moins faut-il songer aux machines par explosion, qui, de leur nature, ne sont guère susceptibles d’application, hormis pour le jet des projectiles. Les machines où l’on voudrait produire la vapeur par frottement consomment plus qu’elles ne donnent; les machines à vapeurs combinées[3], si ingénieuses, si bien agencées, n’ont fourni que des preuves négatives.

Ainsi, en l’état de nos connaissances, on ne saurait opposer à la machine à vapeur rien de plus simple et de plus complet. Où donc puisera-t-on la force mécanique quand la houille aura disparu ou sera devenue trop coûteuse par suite d’une trop grande profondeur au-dessous du sol ou de l’éloignement des derniers gîtes des centres de consommation ? Question jusqu’ici insoluble, à moins que l’on n’arrive à utiliser, à condenser l’immense chaleur perdue du soleil, en un mot à mettre le soleil en bouteilles, solution que nous indiquait un jour plaisamment un homme familier avec toutes les spéculations de la science. Le charbon, c’est du soleil en cave, disent en ce cas les Anglais. On pourrait aussi revenir aux miroirs d’Archimède et renouveler à ce sujet les étonnantes expériences de combustion qui ont été refaites par Buffon et ses disciples sur la foi du géomètre grec; mais ici encore l’essai ne semble guère tout d’abord applicable en pratique. Se servir en industrie du soleil comme combustible avec des miroirs réflecteurs qui en concentrent et renvoient les rayons, n’est-ce pas supposer la présence quotidienne, sinon continue, du soleil, ce qui nous reporte à certaines régions du globe où jamais il ne pleut, mais où la vie civilisée n’a guère fait son apparition? Ne sont-ce pas lieux encore moins propices que les chutes du Niagara à la grande industrie moderne?

Quoi qu’il en soit, c’est dans le soleil sans doute que réside le combustible de l’avenir. Les plus récentes découvertes faites en physique sur la chaleur autorisent cette manière de voir. À ce sujet, on a pu lire dans la Revue même les intéressantes études de M. Laugel, de M. Saveney, et suivre pour ainsi dire pas à pas les curieuses expériences qui, en Allemagne, en Angleterre et en France, ont illustré les noms de tant de physiciens. Qui vivra verra, et l’on peut dire certainement que l’extinction des houillères ne marquera point la fin du monde, j’entends au moins du monde civilisé. Il y a là comme pour le fer, comme pour tous les métaux, si indispensables aux progrès de la civilisation, une sorte d’harmonie préétablie qui a réglé toutes choses bien mieux que celle imaginée par le philosophe allemand. Il faut bien aussi être un peu partisan des causes finales, et si le fer et le charbon, créés pour ainsi dire de tout temps, n’ont réellement été exploités d’une façon active et suivie qu’à notre époque, si bien qu’on peut presqu’en annoncer la disparition prochaine, surtout pour le charbon, qui ne se réemploie, qui ne se retrouve pas comme le fer, on peut assurer aussi qu’après la houille l’éternelle sagesse qui régit le monde nous fera découvrir quelque chose d’équivalent, fùt-ce dans le soleil. C’est donc vers cet astre que devront se tourner les futurs chercheurs, et il en naîtra bientôt par centaines, bien qu’on ne puisse dire encore dans quel sens précis les recherches devront être poursuivies. Le germe de chaque grande invention, inerte pendant des siècles, éclôt à son heure, et de même que l’éolipyle de Héron d’Alexandrie a près de deux mille ans attendu que Savery, Newcomen et surtout Watt naquissent pour en tirer la machine à vapeur, de même les miroirs d’Archimède semblent destinés à montrer aux inventeurs futurs la voie dans laquelle ils devront chercher le nouveau combustible de l’industrie. A ceux qui émettraient des doutes à ce sujet, se fondant sur l’impossibilité d’une telle application du soleil, nous répondrons « Qui eût jamais pensé, en voyant le couvercle d’une marmite se soulever sous la pression de la vapeur d’eau, qu’il y eût là le germe de la force la plus formidable? »

Le soleil sera-t-il donc le combustible de nos petits-fils, et les régions torrides, aujourd’hui presque désertes, verront-elles quelque jour les peuples civilisés émigrer en masse vers elles, comme autrefois les Barbares en Europe? Que ces prévisions paraissent ou non paradoxales, il est certain, on le répète, que le monde ne périra pas faute de charbon, et si jamais une preuve éclatante aura été donnée d’un Créateur ayant pourvu à tout, ce sera certainement le jour où la découverte d’un nouveau combustible, si ce n’est l’application du soleil aux usages calorifiques industriels, aura illustré l’humanité, fière déjà de tant de grandes découvertes.


L. SIMONIN.


V. DE MARS.

  1. M. de Bombelles, alors diplomate, puis maréchal de camp dans l’armée de Condé, perdit sa femme en 1800. Il se fit prêtre et devint évêque d’Amiens en 1819. Son troisième fils fut le dernier mari de l’impératrice Marie-Louise.
  2. Situation de l’industrie houillère en 1865 et 1864, Paris 1864, 1865, 2 vol. — Le Matériel des houillères, 2 vol. avec atlas, Paris, Noblet et Baudry, 1861-1865.
  3. On appelle machines à vapeurs combinées celles où l’on emploie la chaleur perdue de la vapeur d’eau, après qu’elle a agi sur le piston du cylindre, à vaporiser un liquide plus volatil que l’eau, tel que l’éther, le chloroforme, etc., qui agit à son tour par sa détente sur un autre cylindre. On économise ainsi jusqu’à 50 et 75 pour 100 de houille. M. Du Tremblay, un de nos plus ingénieux mécaniciens, s’est surtout fait remarquer dans l’invention de ces machines; mais il a lutté contre des difficultés presque insurmontables: la nature explosible des liquides employés et la résistance qu’ils opposent à la condensation dans les températures estivales ou torrides.