Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1870

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Chronique n° 922
14 septembre 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1870.

Les malheurs de la France ont trompé encore une fois notre espoir, et ces malheurs, en s’aggravant, ont eu aussitôt un contre-coup intérieur. Une révolution s’est accomplie à travers les plus formidables hasards de la guerre. Le 4 septembre, comme on était sous la brûlante impression de ces désastres par lesquels notre pays garde encore le triste et glorieux privilège d’étonner le monde, le 4 septembre, entre midi et quatre heures du soir, l’empire a disparu dans un incomparable effondrement, et la république s’est relevée pour recueillir le douloureux héritage d’une situation compromise, pour ramasser les forces de la nation, pour faire face à cette tempête de feu qui s’avance sur Paris. La France est rentrée en possession d’elle-même, sans lutte, sans déchirement, par une sorte de soubresaut de patriotisme et de désespoir devant l’ennemi.

Cette révolution, à dire vrai, n’avait rien d’imprévu pour ceux qui croient aux causes morales et à une certaine logique supérieure dans la marche des événemens, elle était inévitable dès le jour où les premiers revers de la guerre avaient brusquement divulgué le secret de l’empire en mettant à nu l’impéritie, la légèreté, la confusion, le désordre, qui avaient présidé à l’organisation d’une telle campagne. Les serviteurs les plus invétérés du régime déchu ne s’y trompaient guère eux-mêmes. Ils comprenaient que, quoi qu’il arrivât désormais, le coup était porté, qu’il n’y a plus d’avenir possible pour un gouvernement qui a exposé un pays à ces cuisantes humiliations, contre lesquelles l’héroïsme ne peut rien. Au point où en étaient les choses, un retour de fortune aurait pu peut-être tout au plus suspendre la grande et inéluctable expiation, ajourner ou adoucir la transition. Un nouveau revers, venant après les sanglans mécomptes du commencement de la campagne, devait infailliblement tout précipiter. Cette fois le malheur a passé la mesure, le désastre a été immense, terrible. Trois jours de combats suivis d’une effroyable déroute, une armée tout entière cernée dans un cercle de fer, n’ayant plus ni vivres ni munitions, et réduite à capituler, notre matériel laissé avec nos soldats aux mains du vainqueur, le maréchal Mac-Mahon blessé et captif avec tant d’autres, l’empereur rendant son épée au roi de Prusse, une tragédie militaire sans exemple se déroulant autour de la statue de Turenne à Sedan, voilà le bulletin qui nous est arrivé d’abord par lambeaux, et qui a fini par tomber comme un coup de foudre au milieu de nos anxiétés patriotiques, entremêlées jusque-là d’espérances ou d’illusions. On n’y pouvait pas croire, tant la catastrophe semblait dépasser toute limite. Quand la vérité affreuse a éclaté, l’empire a été bien peu de chose, il n’existait plus déjà ; il n’a pas été emporté par une conspiration, par une insurrection longuement combinée : il s’est évanoui dans l’émotion publique, ne laissant d’autre trace que le souvenir d’une fin sans honneur et la blessure faite à la France par un système dont le dernier mot est l’invasion, l’arrivée d’une armée étrangère sous les murs de Paris. De ce régime, qui la veille encore semblait si puissant, il n’est rien resté, pas même la majesté d’une ruine ; tout a été balayé d’un souffle, et à la place c’est la France qui s’est levée douloureuse, palpitante, ensanglantée, n’ayant plus d’autres ressources que d’écarter toutes les fictions pour se sauver elle-même.

Serrons de plus près cette déplorable histoire de nos fatalités et de nos mécomptes. Où en était-on il y a six semaines tout au plus ? La guerre commençait à peine ; bien des esprits sérieux étaient divisés sur l’opportunité ou la nécessité de cette lutte, sur le danger de ce nouveau déchaînement de la force ; dans tous les cas, on ne doutait pas généralement que la France ne fut prête pour une guerre qu’elle semblait accepter avec une sorte d’impatience ; on ne pouvait pas douter que ceux qui la conduisaient au combat n’eussent mesuré d’avance l’effort qu’ils allaient avoir à faire, qu’ils ne connussent le terrain sur lequel ils s’engageaient, les ressources dont ils pouvaient disposer, l’ennemi au-devant duquel ils marchaient. Il n’en était point ainsi cependant ; on n’était pas prêt, on ne savait rien, on ne connaissait ni ses propres forces ni les forces de l’ennemi, on était parti sans s’assurer une défense derrière soi, sans se ménager une alliance au dehors, avec la présomptueuse pensée de gagner au pas de course, quelque grande victoire qui serait suivie d’une paix glorieuse, et il n’est pas même certain qu’on se fût préoccupé de la possibilité d’un échec. De là sont venus tous les désastres qui se sont succédé en s’aggravant avec une inexorable logique. Une première fois les cruels combats de Reichshoffen et de Forbach faisaient éclater la vérité dans un éclair sinistre. Qui ne se souvient du réveil troublé de l’opinion en présence de ces revers imprévus ? C’était la première phase de la guerre.

Quand on est un pays comme la France, on ne désespère pas sans doute aisément de la fortune, on se retrempe au feu du péril. Des malheurs étaient arrivés, mais ils n’étaient pas irréparables. L’opinion était avertie ; seulement il y avait partout désormais cet instinct d’une situation où une fatalité invisible pesait sur toutes les combinaisons et jusque sur l’héroïsme de nos soldats. Malgré tout, on se reprenait à espérer, on s’efforçait d’avoir confiance. C’était le moment où le maréchal Bazaine, par ses habiles manœuvres autour de Metz, par son acharnement au combat, tenait les Prussiens en respect. Nos places fortes, de leur côté, Phalsbourg, Bitche, Toul, Verdun, se disputaient avec une intrépidité heureuse à l’ennemi. Strasbourg, assaillie, incendiée, élevait glorieusement son drapeau au-dessus de ses ruines fumantes. Paris à son tour se mettait en défense. Pendant ce temps, le maréchal Mac-Mahon, revenu à Châlons, pouvait reconstituer une armée avec les débris qu’il ramenait de Reichshoffen et les forces considérables qu’on lui expédiait d’heure en heure. Bazaine inexpugnable avec ses bataillons aguerris sous les murs de Metz, Paris prêt à se défendre dans sa cuirasse de fortifications, Mac-Mahon reprenant la campagne avec une armée nouvelle et intacte, moyennant tout cela rien n’était assurément perdu encore. Il y avait un mélange de confiance et d’anxiété lorsqu’on apprenait que l’heure d’un nouveau choc approchait, que le maréchal Mac-Mahon, qui avait un instant paru se replier sur Paris ayant à sa suite le prince royal de Prusse, venait de se dérober subitement et de se rejeter avec toutes ses forces sur la ligne de Mézières à Metz, pour tenter de rejoindre Bazaine. C’était une manœuvre d’une singulière hardiesse assurément, qui, comme toutes les entreprises audacieuses, pouvait tout rétablir d’un coup, comme aussi elle pouvait tout perdre.

Moment dramatique et décisif dans cette néfaste campagne d’un mois ! Les 130,000 hommes partis de Châlons gagnant assez tôt Montmédy et livrant une bataille heureuse à l’armée prussienne avant l’arrivée du prince royal, la jonction de Mac-Mahon et de Bazaine s’accomplissant et rendant l’ascendant à notre drapeau sur la Meuse et sur la Moselle, tout pouvait changer de face. Les Prussiens, au lieu de nous accabler du poids de leurs masses, étaient surpris eux-mêmes, menacés dans leurs communications et dans leur retraite. Cette tentative était-elle irréalisable ? devait-elle fatalement échouer ? ou bien y a-t-il eu des pertes de temps, des hésitations dans les mouvemens, des conflits de directions ? Le général Montauban, à ce qu’il paraît, était seul d’avis de pousser à fond et sans perdre un instant sur Metz ; d’autres, prudemment préoccupés du caractère nécessairement défensif que devait prendre la campagne, s’inquiétaient de cette marche audacieuse, au bout de laquelle ils n’entrevoyaient que désastres, et auraient voulu que Mac-Mahon revînt sous Paris avec ses forces intactes pour attendre les Prussiens de pied ferme. Toujours est-il que l’opération a dû inévitablement se ressentir de ces contradictions, que l’armée française, au lieu de s’avancer sur Metz, s’est trouvée arrêtée entre Sedan et Montmédy, et là s’est accomplie la tragédie funèbre. Pendant trois jours, on s’est battu. Tandis que Bazaine essayait vainement de se frayer un chemin de son côté, Mac-Mahon avait affaire aux Saxons, aux Bavarois, aux Prussiens du prince Frédéric-Charles, puis en définitive au prince royal lui-même, dont les têtes de colonnes étaient déjà en Champagne, et qui s’était replié en toute hâte aussitôt qu’il avait appris le mouvement de l’armée de Châlons. Le premier jour, les divisions du général de Failly se laissaient surprendre encore une fois, et se voyaient culbutées avant de pouvoir faire face à l’ennemi ; le second jour, l’avantage semblait nous rester, on avait regagné du terrain ; le troisième jour, l’armée française, déjà exténuée par les précédens combats, se trouvait encore aux prises avec les masses prussiennes augmentées des forces du prince royal, et après une lutte acharnée de douze heures elle se rejetait confusément dans la place de Sedan, sans s’apercevoir qu’elle allait d’elle-même s’enfermer dans une prison d’où elle ne pourrait plus sortir.

Pendant la nuit en effet, le cercle de fer se rétrécissait autour de Sedan, l’artillerie prussienne couvrait les hauteurs environnantes. Dans la ville, il n’y avait ni munitions ni vivres ; l’armée, désorganisée et démoralisée, était hors d’état de combattre. Le maréchal Mac-Mahon avait été blessé dès les premières heures du troisième jour, et le général de Wimpfen, arrivé à peine de la veille, se trouvait investi à l’improviste du commandement supérieur au milieu d’une déroute. Que faire en cette extrémité ? S’ouvrir un passage à tout prix, dût-on y périr jusqu’au dernier : on en eut l’idée, il fallut y renoncer ; il ne se trouva que 2,000 hommes de bonne volonté pour tenter l’aventure. Attendre la destruction dans des murs sans défense possible, c’était se résigner à un massacre inutile. Capituler, les chefs militaires ou du moins quelques-uns résistaient jusqu’au dernier moment à cette cruelle pensée ; mais déjà toute délibération était parfaitement superflue, puisque l’empereur, qui était, lui aussi, à Sedan, venait de rendre son épée au roi de Prusse, et écrivait au général de Wimpfen pour lui faire un devoir de rester à son poste, de ménager à ses troupes une « capitulation honorable ! » Cette « capitulation honorable, » c’était la reddition de 40,000 hommes pour ne pas dire plus, de 400 pièces de canon, de tout un matériel. Voilà ce qui restait de la grande opération tentée pour aller au secours du maréchal Bazaine : un empereur fugitif ou plutôt prisonnier, allant faire la conversation avec le roi Guillaume et M. de Bismarck avant de partir pour un château près de Cassel, une armée tout entière prise d’un coup de filet, et le grand fait moral d’une capitulation sans précédent, qui semble résumer toutes les tristes fatalités de la guerre, telle qu’elle avait été conduite jusqu’ici ! Ce n’est point assurément notre armée qu’il faut accuser, elle s’est presque toujours battue un contre trois et quelquefois un contre cinq, elle a été stoïque, cette armée, jusque dans ses plus pénibles détresses, même en ayant l’instinct des fausses combinaisons, des imprévoyances dont elle était la victime, et, lorsqu’elle s’est sentie sous une main vaillante comme celle du maréchal Bazaine, lorsqu’elle a pu marcher avec confiance, elle a bien montré qu’elle ne capitulait pas. Ce qu’il y a de caractéristique dans cette catastrophe de Sedan, c’est qu’elle apparaît comme le couronnement sinistre de toute une phase de la guerre ; elle est comme la continuation et le dénoûment des mêmes fautes, des mêmes procédés conduisant à des désastres qui vont en grandissant.

Suivez du regard cette courte campagne qui recommence à Châlons pour se terminer à Sedan, vous y retrouverez encore une fois tout ce qui a signalé ces tristes débuts d’une lutte gigantesque, les surprises incessantes, les vices d’organisation, les incertitudes de direction, les commandemens de faveur obstinément maintenus. Rien n’est changé, on va comme si l’on n’avait pas reçu les plus dures leçons, on n’en fait ni plus ni moins. Qui commande réellement ? est-ce le maréchal Mac-Mahon, est-ce l’empereur ? On ne le distingue pas, tant le malheureux maréchal subit visiblement des influences dont il est la première victime. Ce n’est pas une organisation, c’est le désarroi éclatant sous toutes formes, dans les mouvemens militaires aussi bien que dans l’action administrative ; mais ce ne sont là que des détails, il faut évidemment remonter plus haut. La vérité est que cette guerre de 1870, où l’on s’est étourdiment engagé, n’est que la grande et redoutable liquidation d’un système politique qui a eu pour effet d’émousser en quelque sorte tous les ressorts de l’organisme français, à commencer par l’armée elle-même, d’infiltrer l’incurie et l’esprit de gaspillage dans nos affaires. L’action a été lente, inaperçue, elle n’a pas été moins terrible. Au lieu d’entretenir parmi nos officiers une émulation virile, le goût d’une instruction sérieuse, on a développé des habitudes de frivolité et de favoritisme. On a voulu des dévoûmens complaisans, non des services rendus au pays. On a fait des expériences et modifié des uniformes ; on a tout sacrifié à l’apparence, aux dehors, au faste, sans songer à ce qui pouvait assurer une bonne et forte constitution de notre armée. En tout, on a négligé l’essentiel et le solide. Il y a trois ans à peine, lors de la dernière exposition, on donnait une médaille à une carte d’état-major, fort belle en effet, mais que les Prussiens connaissent mieux que nous, que nos généraux n’étudient même pas, puisqu’ils en font si peu d’usage, puisqu’ils ont l’air si peu familiers avec le terrain sur lequel ils opèrent. Pendant longtemps, on était satisfait et suffisamment flatté, pourvu qu’on pût ouvrir les portes de nos établissemens à tous les officiers étrangers. Nous ne serions pas étonnés que le général de Moltke connût merveilleusement les positions de Paris depuis cette visite fameuse de 1867 où on le conduisait partout, et où les officiers du roi Guillaume payaient l’hospitalité qu’ils recevaient à l’Elysée en se moquant de notre armée après une splendide revue. Voilà le résultat. Certes depuis longtemps, depuis quatre ans surtout, on n’a pas marchandé les ressources pour élever notre puissance militaire au rang où elle devait être dans la situation de l’Europe. À quoi ont servi ces immenses budgets que des considérations patriotiques pouvaient seules faire accepter ? Que sont devenus ces emprunts des dernières années, ces allocations croissantes qui avaient une destination toute nationale, et qu’on ne pouvait détourner sans trahir les intérêts les plus sacrés du pays ? Comment se fait-il que, lorsque le jour décisif est venu, on n’ait pu envoyer à la frontière que 200,000 hommes, et qu’après ce grand effort on ait eu l’air de ne plus savoir où trouver le reste de l’armée, que des régimens d’artillerie n’aient pu fournir que des batteries incomplètes, et que tout fût à l’avenant ? C’est là pourtant ce qu’il faudrait savoir quand on aura retrouvé quelque sang-froid.

Qui n’aurait cru à une puissante organisation militaire ? On y croyait si bien qu’on s’en faisait une arme contre nous ; on voit aujourd’hui ce qu’elle était. Certainement nous ne voulons pas dire qu’un système quelconque, si obstiné et si imprévoyant qu’il se soit montré, ait pu tarir la vitalité de la France ; il en a du moins désastreusement abusé, il n’a rien organisé, il n’a pas su même se tenir prêt à réparer le mal qu’il avait fait par ses complicités dans de périlleuses transformations de l’Europe. Non, il n’a pas tué la France, parce qu’on ne tue pas une nation si vivace ; il l’a pour ainsi dire disloquée comme on démonte une machine qui perd sa puissance dès que les ressorts cessent de se coordonner, et c’est ainsi qu’on s’est trouvé en présence de ce phénomène étrange, douloureux : un pays en pleine force, regorgeant par le fait de ressources de toute sorte et se débattant vainement contre une invasion odieuse parce que ceux qui étaient chargés de le conduire ont abusé de ce qui pouvait assurer sa défense morale et matérielle. Voilà ce que signifiait cette malheureuse capitulation de Sedan, rançon de tout un passé d’incurie. Militairement, la vérité de la situation éclatait avec une trop saisissante évidence : le maréchal Bazaine restant désormais cerné sous les murs de Metz, il n’y avait plus d’armée d’opération, et rien ne pouvait plus arrêter les Prussiens sur le chemin de Paris. Politiquement, c’était par la force même des choses la déchéance du système qui avait amené ce résultat en y trouvant sa propre expiation, et c’était si bien l’irrésistible conséquence des événement que le jour où se répandait dans Paris cette tragique nouvelle de la destruction ou de la captivité d’une armée il ne restait plus même un défenseur à ce régime marqué du stigmate d’une capitulation. En un instant, par une sorte de mouvement instinctif dont tout le monde a été plus ou moins complice, la révolution a été consommée sans conflit, sans effusion de sang. Le corps législatif, envahi par les masses populaires, n’avait pas même le temps de poursuivre la délibération commencée sur cet interrègne qui venait de s’ouvrir. L’empire n’existait plus, et par le fait le seul pouvoir resté debout, c’était un gouvernement provisoire formé de tous les députés élus à Paris, allant, selon la tradition, à l’Hôtel de Ville, où il ramenait la république exilée depuis vingt ans.

Après cela, nous en convenons, ce n’est pas un mouvement des plus réguliers, quoiqu’il eût en sa faveur ce qui fait les révolutions légitimes, la nécessité pressante et invincible. C’est toujours évidemment, une chose dangereuse que les violations des assemblées, ces coups d’état de la multitude alternant avec les coups d’état des dictateurs. N’aurait-il pas mieux valu que le nouveau gouvernement sortit d’une délibération du corps législatif, que la révolution s’accomplît en quelque sorte par la force légale, par la déclaration de vacance du pouvoir ? M. Gambetta, avec son tact supérieur, le sentait bien lorsqu’il s’efforçait de contenir la foule et de faire respecter la liberté des délibérations parlementaires. Certainement la proposition que M. Thiers avait faite et qui tendait au même but par une autre voie, dont le résultat était une révolution nécessaire sanctionnée par les représentans légaux du pays, cette proposition suffisait sans rien compromettre, et au fond la république elle-même était peut-être la première intéressée à ne point trop se hâter de saisir cette redoutable occasion qui s’offrait à elle ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit. L’essentiel était qu’il se formât aussitôt un gouvernement patriotique animé de la pensée du pays, représentant la France devant l’ennemi qui s’approche. Ce gouvernement, né des circonstances les plus extraordinaires, à la fois parisien et national, existe aujourd’hui, et il se résume dans quelques noms faits pour parler à l’opinion, le général Trochu, qui représente particulièrement tout ce qui est action militaire, M. Jules Favro, qui s’est chargé de notre diplomatie dans ces cruels momens, M. Gambetta, qui a pris la direction du mouvement intérieur, M. Ernest Picard, qui a dans les mains le nerf de la guerre, les finances. Ce gouvernement, par une inspiration heureuse, a pris le plus beau nom dont on pût se couvrir en ce moment ; il s’est appelé, il s’appelle le gouvernement de la défense nationale, et si l’on a pu dire autrefois avec un ingénieux bon sens que la république était ce qui nous divisait le moins, la défense nationale est un de ces mots d’ordre faits pour rallier bien plus sûrement encore toutes les volontés, tous les dévoûmens, toutes les coopérations. Le patriotisme a le privilège de faire pâlir toutes les vaines querelles, d’élever les âmes au-dessus des passions vulgaires, et M. Henri Rochefort lui-même qui, comme, député de Paris, est passé de la prison ou il était encore à l’Hôtel de Ville, M. Henri Rochefort a montré du premier coup qu’il savait avoir le simple courage du bon sens dans le tumulte d’une révolution. M. Henri Rochefort a été un patriote avant d’être un républicain. La république elle-même d’ailleurs n’a plus rien d’extraordinaire dans l’état de la France. Depuis longtemps, les expériences coûteuses ont dû nous guérir de la passion de remettre sans cesse nos affaires entre les mains de ceux qui prétendent nous sauver. Que la république sauve le pays et qu’elle se fonde ! nous ne lui demandons qu’une chose, c’est d’être la liberté pour tous, la garantie du droit, le bien de tout le monde, non l’œuvre exclusive d’un parti.

Qu’on ne dispute donc plus sur des mots ; qu’on ne marchande pas aux hommes de l’Hôtel de Ville le droit qu’ils ont pris de se jeter sur le gouvernail dans la tempête. De quelque façon que la chose soit arrivée, ils sont au pouvoir, ils représentent la France devant l’ennemi qui s’approche d’heure en heure, devant l’Europe stupéfaite de ces terribles événemens qui se précipitent. Tout est là ; aujourd’hui il n’y a plus qu’un intérêt souverain, impérieux : repousser l’ennemi et faire face devant le monde. C’est là le double rôle que le gouvernement doit remplir dans son action intérieure comme dans son action extérieure. Sans doute, c’est une situation extrême et pleine de périls ; d’affreux malheurs sont arrivés, toute une partie de la France est livrée à l’invasion méthodiquement dévastatrice qui s’avance. Une de nos armées est détruite ou traînée en captivité au fond de l’Allemagne ; l’autre, malgré sa vaillance, n’a pu jusqu’ici rompre les lignes qui la tiennent enfermée sous le canon de Metz. Rien ne s’oppose à la marche de l’armée prussienne, qui est signalée de tous côtés autour de Paris ; mais c’est là justement la question : c’est à Paris que se concentre désormais la défense nationale, le salut de la France, et les chefs de l’invasion allemande se font une étrange illusion, s’ils croient avoir facilement raison de la grande cité armée pour son indépendance et pour l’inviolabilité de ses foyers.

Les Prussiens peuvent s’avancer, ils peuvent se promettre de nous cerner ou d’enlever nos remparts par quelque gigantesque effort, par une de ces surprises qui sont dans leur tactique ; ils trouveront une population tout entière qui les attend résolue, indignée, et qui leur prépare à son tour une de ces formidables surprises dont parlait l’autre jour le général Trochu dans une de ses proclamations. Paris approvisionné, armé, cuirassé, transformé en un immense camp tout hérissé de fer et de feu, Paris est tout prêt à se défendre, et puisque le roi Guillaume, dans l’ivresse de sa victoire, a voulu venir jusque sous nos murs, il saura ce que c’est que s’attaquer à une ville où palpite l’âme de la France, où sont concentrés tous les moyens de résistance et d’action. Ces quelques jours qui se sont écoulés depuis le 4 septembre n’ont point été perdus en effet. Plusieurs corps intacts de notre armée ont pu refluer vers Paris et ont recueilli déjà dans leurs rangs tout ce qui a échappé au désastre de Sedan. Ralliée, recomposée et massée sous nos murs, cette armée est prête à s’élancer partout où le péril l’appellera. De tous les points de la France, la garde mobile est accourue pleine de résolution et d’entrain, et la garde nationale parisienne, formée de tout ce qui peut porter le mousquet, est maintenant armée pour le combat. Ce n’est certes pas un coup de main, si audacieux, si puissamment organisé qu’il puisse être, qui triomphera de ces masses enflammées de passion patriotique ; ce sera une défense opiniâtre, acharnée, disputant pied à pied le terrain. Les exemples qu’ont donnés de petites places comme Phalsbourg et Toul, de malheureuses villes comme Strasbourg, Paris les renouvellera, et pendant ce temps des armées nouvelles dont les élémens sont tout trouvés, puisque les contingens existent, ces armées se formeront, se réuniront sur la Loire et pourront entrer en campagne ; notre matériel sera reconstitué. Les corps francs qui se multiplient iront harceler l’ennemi. On a cru que la guerre était finie ; c’est maintenant peut-être qu’elle commence, en changeant de caractère, en devenant la lutte à outrance d’une nation pour son indépendance et son intégrité.

L’essentiel est que le gouvernement de la défense nationale, puisqu’il s’appelle ainsi, mérite ce beau nom qu’il a pris en s’élevant à la hauteur de cette crise suprême qu’il n’a pas créée, dont il a reçu le terrible héritage, mais à laquelle il est aujourd’hui en devoir de faire face. Ce n’est plus le moment, en vérité, de perdre son temps à renouveler le personnel des fonctionnaires, de s’embourber dans toutes les routines administratives ou révolutionnaires, il n’y a qu’une marche à suivre : organiser l’action du pays, envoyer au besoin dans les départemens des agens résolus et vigoureux dont le patriotisme soit le seul mot d’ordre, faire appel à toutes les initiatives, à toutes les bonnes volontés, aux activités individuelles, à l’industrie privée, qui peut être si puissante et si efficace pour les armemens, pour la reconstitution de notre matériel ; mais il ne faut pas croire que tout cela puisse se faire sérieusement dans la confusion et le désordre, c’est au contraire par une impulsion nette et sûre, par un ordre énergique, par une fermeté décisive, qu’on peut seulement tirer du pays tout ce qu’il contient de forces et de ressources.

Ce qu’il faut aussi avoir sans cesse en vue, c’est d’éviter tout ce qui pourrait jeter l’incertitude dans les esprits et altérer cette union patriotique à laquelle on était convenu de subordonner tout le reste dans les derniers jours du régime déchu, et qu’on doit à bien plus forte raison s’efforcer de maintenir dans les conditions plus extrêmes où nous nous trouvons placés. Comment veut-on que cet élan national garde sa vertu et son efficacité au milieu de faits comme ceux qui se passent à Lyon ? Dans cette grande ville il y a en vérité deux pouvoirs, un comité de salut public qui exerce une dictature allant jusqu’à l’incarcération des citoyens — et un préfet, esprit élevé et sérieux, M. Challemel-Lacour, qui serait certainement aujourd’hui le meilleur guide des populations. Rien ne serait plus propre à paralyser le mouvement patriotique des esprits, si cela devait continuer. Le gouvernement, nous en sommes convaincus, est le premier à le sentir. Bien des mesures qu’il a prises portent la marque d’un véritable esprit de modération et de prévoyance, d’une réelle droiture politique. La dictature que les circonstances ont jetée dans ses mains, il l’exerce avec un sentiment élevé de sa responsabilité, avec une visible préoccupation de tous les intérêts supérieurs. Il comprend qu’il ne peut rien que par le concours de tous, par l’assentiment moral des populations, et le gage le plus significatif qu’il ait pu donner de sa déférence pour la volonté du pays, c’est le décret par lequel il en appelle au suffrage universel en fixant au 16 octobre l’élection d’une nouvelle assemblée constituante. Que se passera-t-il d’ici au 16 octobre ? les élections seront-elles possibles partout ? N’importe, c’est le pays appelé dès ce moment à se prononcer sur ses intérêts les plus vitaux, sur ses destinées si éprouvées. C’est un de ces actes, une de ces manifestations, si l’on veut, qui caractérisent la politique du gouvernement à l’intérieur, et en même temps, il ne faut pas s’y tromper, c’est pour lui une force de plus dans son action à l’extérieur, dans son attitude vis-à-vis de l’Europe et du monde.

Ce que le gouvernement veut être au dedans, le décret sur les élections le dit donc avec clarté et avec honnêteté ; c’est un gouvernement d’union et de défense nationale, réservant la juridiction souveraine du pays appelé à se constituer lui-même. Ce qu’il veut être diplomatiquement, M. Jules Favre l’a dit, il y a quelques jours, dans une circulaire qui est un vrai manifeste d’une ferme et droite élévation. Sans doute il y a pour un pays d’étroites et indéclinables solidarités entre les gouvernemens qui se succèdent. C’est l’empire qui a créé la situation actuelle, c’est le nouveau gouvernement qui recueille cette situation et qui est bien obligé d’en porter le poids jusqu’au bout. Il n’est pas moins vrai que les circonstances ont changé singulièrement. La France aujourd’hui, après la révolution qui s’est accomplie le 4 septembre, la France est entrée dans une voie nouvelle, et celui qui a cru exprimer la pensée intime de son pays en s’efforçant de détourner la guerre avant qu’elle n’eût éclaté, M. Jules Favre, n’a eu ni à se désavouer lui-même, ni à s’abaisser en déclarant que la paix est le vœu de la France. Seulement il est bien clair que cette paix, dont on avoue tout haut la pensée devant le monde, n’est possible qu’à des conditions honorables et équitables que M. Jules Favre au reste a résumées en deux mots : pas un fragment de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses. — Il faut que la France sorte intacte de l’épreuve effroyable où elle est engagée, intacte dans son honneur et dans sa dignité. Veut-on la paix, a-t-on voulu seulement se prémunir contre les pensées de conquête dont on supposait le dernier gouvernement animé, qu’on le dise ; cette paix est possible, les conquêtes ne sont plus de saison, et nous persistons à croire que, même sous le dernier gouvernement, même en cas de victoire, l’opinion aurait été assez puissante pour arrêter toute velléité de ce genre, tant elle était peu portée à des conquêtes au détriment des droits des autres peuples. Veut-on pousser la France à bout en la menaçant d’une de ces atteintes qui ne se pardonnent pas, soit ; mais alors c’est la guerre à outrance, la lutte désespérée pour la nationalité, une déclaration de haine entre deux races, et ceux qui, dans une bouffée d’orgueil et d’ambition, auront voulu pousser cet implacable duel jusqu’au bout en porteront éternellement la responsabilité devant Dieu et devant le monde, M. Jules Favre a raison de le dire dans un mouvement de saisissante éloquence.

Lorsque le roi Guillaume de Prusse entrait en France, il y a déjà plus d’un mois, conduit par la fortune des combats, il déclarait avec une certaine ostentation qu’il venait faire la guerre à l’empereur, non à la nation française avec laquelle la nation allemande désirait vivre en paix. Depuis cet instant, le prince royal a parlé à peu près dans le même sens à Nancy. Eh bien ! l’empereur est dans les mains du roi de Prusse, la France ne songe vraiment ni à le racheter ni à le disputer aux Allemands. Voilà, ce nous semble, le moment de savoir ce qu’il y avait de vrai dans ces déclarations de désintéressement par lesquelles on ouvrait la guerre, et que M. Jules Favre invoque aujourd’hui dans son manifeste. Voilà bien l’heure favorable pour jeter entre les deux peuples une parole de concorde et de paix.

Malheureusement on n’en est pas là, et M. Jules Favre lui-même sans doute n’en est pas à se méprendre sur la valeur de ces protestations pacifiques avant la victoire. La Prusse, n’a pas coutume de se nourrir de pure gloire, et jusqu’ici elle n’a pas donné l’exemple de ces coups de théâtre de magnanime modération. Ce qu’elle a dit il y a six semaines était bon pour la circonstance ; ce qu’elle poursuit aujourd’hui, c’est le rêve d’un orgueil exalté par la victoire. Elle se flatte de venir chercher la paix à Paris, vaincu par les armes ; elle veut enlever à la France la Lorraine et l’Alsace, dont la possession rentre évidemment tout à fait dans le programme de la mission historique de l’Allemagne. C’est fort bien, la force a ses ivresses ; tant qu’elle ne rencontre pas l’obstacle qui doit l’arrêter, elle croit que tout lui est permis. La Prusse dira qu’elle est victorieuse, que rien jusqu’ici n’a pu résister à ses armes, et qu’elle a bien le droit de réclamer le prix de ses victoires. Mon Dieu ! l’empereur Napoléon Ier était, lui aussi, victorieux lorsqu’il abattait d’un seul coup la Prusse à Iéna et qu’il dépeçait ses provinces. L’empereur Napoléon a disparu, et la Prusse, si démembrée qu’elle fût, ne s’est pas moins reconstituée pour retrouver avec le temps une fortune inattendue : les abus de la force ont de ces inévitables retours.

Franchement, et sans même nous souvenir qu’il s’agit de nous, est-ce bien sérieusement qu’on prétend fonder la paix sur l’humiliation de Paris et sur le démembrement de la France ? Mais d’abord Paris n’est pas encore tombé, que nous sachions, aux mains du vainqueur ; il attend la bataille sans s’inquiéter du nombre de ceux qui le menacent. Paris dût-il avoir le malheur de succomber, ce qui n’est point certes dans les prévisions du moment, il n’aurait pu dans tous les cas être enlevé qu’au prix de torrens de sang allemand, versés pour la satisfaction d’un orgueil de conquérant. Et quand Paris en serait venu à cette extrémité, ce serait la France entière qui se lèverait pour continuer la lutte. Admettez, si vous voulez, cette hypothèse désespérée d’une France abattue à ce point qu’elle fût obligée de subir la loi du vainqueur, de souscrire à ses conditions, croit-on par hasard que ce serait la paix ? Mille fois non. La Prusse aurait creusé un abîme entre les deux peuples, elle aurait semé sur son passage une haine inextinguible dont se nourriraient des générations entières. La France, si dure que fût la loi qu’on aurait momentanément le pouvoir de lui imposer, resterait la France ; elle se ramasserait en elle-même jusqu’au jour d’une suprême et furieuse revendication.

La paix ainsi comprise ne serait pas évidemment la paix pour bien des raisons, et elle ne serait pas même la sûreté pour l’Allemagne. C’est là pourtant le prétexte sous lequel se cachent les appétits d’envahissement. Il faut, dit-on, que l’Allemagne prenne ses précautions défensives ! Le moment est en vérité bien choisi pour invoquer de tels argumens. Eh bien ! supposez tout cela. L’Alsace et la Lorraine sont violemment annexées à l’Allemagne à la suite de défaites nouvelles de la France. Pense-t-on qu’il suffise de rappeler à ces provinces qu’elles ont une origine germanique ? se figure-t-on qu’elles s’abandonnent tranquillement à leurs dominateurs ? La Prusse elle-même constate chaque jour les hostilités qu’elle rencontre dans les populations ; elle fusille de malheureux paysans, et l’autre jour encore, auprès de Sedan, pour punir des gardes nationaux de s’être défendus, elle a brûlé un village avec les femmes, les enfans et les vieillards. De deux mille habitans, il en est resté trois cents, c’est M. le duc de Fitz-James qui l’atteste.

Croit-on maintenant que ces provinces soient faciles à réconcilier ? Elles ne resteront pas seulement françaises par le cœur, elles le seront par le souvenir du mal qu’on leur a fait. Elles seraient pour l’Allemagne bien plus qu’une Venise toujours agitée. Ce n’est pas tout, en poussant jusqu’au bout cette âpreté d’ambition, la Prusse aurait rendu un triste service à l’Allemagne ; elle dénaturerait entièrement son esprit et son rôle dans le monde ; elle en ferait une puissance qui représenterait désormais la force et la conquête dans l’Europe moderne. Les rôles seraient singulièrement changés. Ce que Napoléon a été au commencement du siècle, l’Allemagne le serait aujourd’hui ; elle serait une menace permanente pour tous. Voilà la paix qu’on préparerait, et qui serait assurément aussi funeste à l’Allemagne qu’à la France. Ce serait tout au plus une trêve agitée, pleine de ressentimens toujours prêts à éclater. La civilisation se verrait détournée de son cours. Les uns resteraient armés pour assurer leurs conquêtes ou pour les étendre, les autres s’armeraient pour se défendre. La violence pénétrerait partout, et pour longtemps, à coup sûr, toutes les idées de droit, d’équité, de progrès moral disparaîtraient dans un tourbillon de feu et de sang. Nous avons donc le droit de dire que le moment est décisif, non pas tant pour la France seule que pour la civilisation tout entière, dont les destinées ne sauraient être interrompues par des déchaînemens incessans de l’ambition et de la force. Au fond, c’est la vraie question que M. Jules Favre a posée dans son manifeste lorsqu’il a placé la Prusse dans l’alternative de s’arrêter, si elle n’a porté dans la guerre qu’une pensée de défense, ou de dévoiler des vues ambitieuses qui donneraient évidemment un caractère nouveau et plus redoutable à la guerre actuelle.

Maintenant comment retrouver les conditions d’une paix possible au milieu de toutes ces passions frémissantes et des nouveaux combats qui se préparent ? Évidemment le bruit des armes étouffe pour le moment toute pensée de conciliation. Les Prussiens s’avancent sur nous, et Paris se dispose à se défendre, confiant dans sa force morale autant que dans ses forces matérielles, s’exaltant à l’espérance virile de voir l’orgueil prussien expirer sur ses remparts. S’il faut encore des chocs meurtriers, d’horribles effusions de sang, il y en aura indubitablement ; tout se prépare pour cela. Si meurtrie qu’elle ait été jusqu’ici, la France ne sera point inégale à son destin. Quand tout s’agite ainsi à l’approche de nouvelles convulsions de la guerre, ce n’est pas, nous en convenons, une œuvre facile de chercher la paix, et l’Europe, qui aurait pu jouer un rôle utile, ne semble pas encore revenue de la stupéfaction où l’ont plongée les événemens. Que pourrait-elle faire ? Elle ne le sait pas elle-même ; elle a des impressions, des agitations, des velléités, des craintes ; en réalité, elle n’a rien fait jusqu’à présent, elle n’est pas arrivée à donner une forme à ses pensées ; elle se recueille, les événemens deviendront ce qu’ils pourront.

Pourquoi ne pas dire le mot ? L’Europe, depuis le commencement de la guerre, n’a eu que des sentimens assez douteux pour la France, et quand sont venus nos premiers désastres, elle n’a pas été trop fâchée de ce mécompte infligé à notre orgueil. Évidemment elle ne nous portait que peu d’intérêt, et si quelques-uns faisaient exception, c’était en vérité de leur part un intérêt très platonique, peu soucieux de se manifester d’une manière active. Depuis quelques jours, il est vrai, depuis que l’empire a disparu, ces sentimens se sont un peu modifiés. Notre gouvernement a été aussitôt reconnu par quelques puissances. On nous a adressé des témoignages de sympathie auxquels M. Jules Favre a répondu avec un courtois empressement. Au total, il y a dans l’air un léger souffle ; redevenu favorable à la France. Il n’est pas moins certain cependant que la France fera bien de compter sur elle-même, peu sur les autres.

À vrai dire, l’Europe ne saurait, longtemps s’y méprendre, elle doit s’apercevoir que dans cette lutte, malgré tout, ce qu’on peut faire pour obscurcir les situations, c’est la France qui représente l’intérêt européen, c’est la Prusse qui est certainement la puissance la plus menaçante pour toutes les sécurités. M. de Bismarck a beau rassurer ses bons amis, les Anglais en leur garantissant qu’il n’a aucun mauvais dessein sur la Hollande, il y a évidemment une force des choses qui entraîne la Prusse, enivrée par ses victoires inattendues. Aujourd’hui ce serait la Lorraine et l’Alsace, si on la laissait faire ; demain ce seraient les provinces allemandes de L’Autriche ; plus tard, aussi tard que possible si l’on veut, les provinces baltiques de la Russie. Pourquoi pas ? Est-ce que la mission historique de L’Allemagne ne s’étend pas à tout ce qui est de langue allemande, d’intérêt allemand ? Le mouvement a commencé par le Slesvig, il se propagera infailliblement jusqu’à la reconstitution de l’empire germanique. Le roi Guillaume n’a qu’à faire un geste pour se faire couronner empereur d’Allemagne, et celui-là est un peu plus dangereux que cet autre empereur qu’il vient d’envoyer à Cassel.

La reconstitution d’un empire féodal et militaire au centre du continent, est-ce là ce que veut l’Europe ? Non sans doute. Pourquoi dès lors ne point agir conformément à cette pensée ? Malheureusement elle ne semble pas en être encore là. Chacun voudrait peut-être faire quelque chose, et en définitive on ne parvient pas à s’entendre. L’Angleterre oublie un peu que la France a été son alliée dans la guerre et dans la paix, et recule visiblement devant une action quelconque. Elle ne veut point s’engager dans une voie qui, selon elle, serait sans issue. Intervenir par des paroles, par des suggestions, ce serait probablement inutile, aller jusqu’à une médiation armée, l’Angleterre ne saurait s’y résoudre ; elle n’a point d’armée à envoyer sur le continent, et sa flotte ne servirait à rien. Elle se retranche donc jusqu’ici dans une réserve qui n’est peut-être pas sans influence, sur l’attitude des autres, puissances. L’Autriche se sent menacée ; elle comprend bien que tous ses intérêts sont avec la France ; mais elle a été visiblement déconcertée par la précipitation des événemens, et aujourd’hui d’ailleurs elle est retenue par la circonspection anglaise. La Russie, qui, au début de la guerre était assez naturellement favorable à la Prusse, s’est montrée dans ces derniers temps plus sympathique pour la France ; elle a commencé à réfléchir, elle a paru, plus que les autres puissances, disposée à prendre un rôle actif. Il reste à savoir sous quelle forme et dans quelle mesure peut se manifester ce retour de bonne volonté. L’Italie n’aurait pas demandé mieux sans doute que de prouver d’une manière efficace qu’elle se souvenait de ce que la France a fait pour elle, et il y a au-delà des Alpes, nous ne l’ignorons pas, bien des esprits généreux qui souffrent comme de leurs propres blessures des épreuves auxquelles notre pays a été soumis ; mais l’Italie a songe à tirer parti des circonstances en allant occuper Rome. Déjà son armée a passé la frontière du petit état pontifical, un plénipotentiaire, M. Ponza di San Martino, a été envoyé à Rome, auprès du pape, pour lui faire des propositions de nature à sauvegarder la souveraineté spirituelle du saint-siège. Que le pape accepte ou qu’il n’accepte pas, la question ne semble pas moins toucher à un dénoûment que les délibérations du concile ont moralement préparé, que la guerre actuelle aura rendu immédiatement possible. Rome capitale ne sera plus un vain mot, et le cabinet de Florence sera certainement peu dérangé dans ses combinaisons. L’Italie peut marcher ; nous ne lui en voulons pas de profiter des circonstances et de faire ses affaires ; cependant l’Italie, moins que toute autre puissance assurément, peut oublier que ses intérêts de sécurité et d’avenir sont liés à ceux de la France.

Au fond, chez toutes les puissances, chez tous les peuples, il y a des préoccupations croissantes, des velléités sympathiques, encore peu d’action. Et maintenant M. Thiers, qui dans les circonstances actuelles n’a pas voulu refuser ses services au gouvernement de la défense nationale et qui vient de partir pour Londres, d’où il doit se rendre à Vienne et à Saint-Pétersbourg, M. Thiers réussira-t-il à donner un caractère plus décidé à toutes ses bonnes intentions jusqu’ici inutiles ? Parviendra-t-il à rassembler tous les fils d’une grande négociation ? Certes de tous les contemporains qui peuvent aujourd’hui servir la France, M. Thiers est celui dont la parole peut exercer le plus d’autorité. Nul plus que lui n’a l’expérience des hommes et des grandes affaires du continent ; nul n’a donné plus de gages au pays, au droit et à la paix. Il parlera de la France comme il en doit parler, il ne parlera que de la paix qui pourra être acceptée sans faiblesse. Ce qui sera possible, il le fera bien sûrement ; dans tous les cas, le meilleur moyen de doubler son autorité morale, de l’aider dans sa diplomatie, c’est de combattre, c’est de montrer demain sous Paris que la France est digne d’une paix qu’elle pourra avouer devant ses amis et devant ses ennemis.


CH. DE MAZADE.
LES PAYSANS ET L’ESPRIT DES CAMPAGNES.

I. Les Paysans par Alphonse Esquiros ; Paris 1870. — II. Continental farming and peasantry, by James Howard, M. P. ; London, 1869.

Comme si les maux de la guerre n’étaient pas par eux-mêmes assez douloureux, nous avons assisté dans ces derniers temps à un autre spectacle fait pour nous remplir de tristesse. Aussitôt après les défaites de Wissembourg et de Forbach, tandis que les chefs de l’armée tentaient de réparer par leur patiente énergie les fautes de leurs devanciers, tandis qu’on se demandait à Paris dans quelles mains on allait remettre le pouvoir, et que déjà l’on doutait d’un ministère à peine formé, un nouveau cri d’alarme retentit soudain dans toute la France, partant cette fois des provinces où l’invasion n’avait pas pénétré et dans lesquelles il semblait qu’on eût égaré à plaisir le sentiment patriotique. Un instant on put croire à la menace d’une guerre sociale, au soulèvement du peuple des campagnes contre les bourgeois des cités et les habitans des châteaux, contre quiconque était suspect de ne point professer une foi aveugle dans le souverain et dans la dynastie, contre Paris surtout, que les paysans chargeaient de malédictions étranges, accusant les Parisiens d’avoir, par leurs sourdes menées, ouvert la frontière à l’invasion. La jacquerie ressuscite, disait-on. On eût pu se croire en effet contemporain du siècle qu’a dépeint Froissart : « Aucunes gens des villes champêtres sans chefs s’assemblèrent, et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, trahissaient le royaume, et que ce serait grand bien qui tous les détruirait… » C’était, comme alors, à la trahison que criaient les « gens des villes champêtres » en 1870, et ils ne s’attaquaient pas seulement, comme sous la régence du dauphin Charles, aux chevaliers et écuyers du royaume, ou, comme en 1792, aux émigrés, aux nobles et aux prêtres, mais indistinctement à ceux que la fortune, l’instruction ou le travail ont tirés de la condition commune. Des hommes honorables, appartenant à tous les partis, hormis au parti absolutiste, ont été insultés et parfois maltraités en pleine rue ; nous avons entendu gronder publiquement des menaces d’incendie et de pillage. Avoir eu l’imprudence d’exposer des opinions libérales ou républicaines, parlementaires ou démocratiques, cela suffisait pour être traité d’agent de la Prusse et de traître. Dans un village de la Dordogne, un jeune homme a été brûlé vif, en cérémonie, par une bande de furieux, aux cris de vive l’empereur ! Aux faits que la presse a rapportés, nous en pourrions ajouter bien d’autres, que nous ont signalés des hommes très dignes de foi. Aujourd’hui le danger qu’on a craint semble heureusement être conjuré pour les personnes ; l’est-il également pour la morale publique et l’honneur du pays ? Fiers de notre richesse et du rang qu’on nous accorde dans les arts, pouvons-nous être rassurés quand nous découvrons au milieu de nous ce vieux levain de barbarie ? Le monument de notre civilisation et de notre gloire, que nous admirons avec complaisance, ne reposerait-il que sur des étais vermoulus et pourris ? Nous voulons le savoir ; il faut donc essayer de mettre à nu la plaie qu’on cachait à nos yeux, rechercher la cause du mal, en mesurer la gravité.

On a dit que les hommes des deux derniers ministères, et surtout quelques serviteurs trop fidèles du gouvernement déchu, n’avaient pas été étrangers au trouble social qui a régné dans les provinces. On affirmait que certains d’entre eux ont osé s’en faire les instigateurs, obéissant à la préoccupation presque unique de sauver la dynastie au sort de laquelle ils étaient liés. A l’appui de ces graves accusations, on a fait remarquer que divers faits, d’une signification fâcheuse, ont coïncidé avec les inavouables manœuvres des agitateurs des campagnes. On a cité notamment l’attitude incroyable de quelques journaux dont les attaches étaient bien connues, les provocations arrogantes de divers députés de l’extrême droite, les dissentimens qui se sont élevés à une certaine heure entre l’ancien ministre de la guerre et le gouverneur de Paris, la défiance que l’on a montrée aux gardes nationales, mobile et sédentaire, dont l’armement s’est fait, comme à regret, avec tant de lenteur, les rancunes politiques qui se sont manifestées souvent dans le choix des officiers de la garde mobile, enfin cet appel à Paris pendant quelques jours des pompiers de beaucoup de communes rurales, dont la présence, assez courte d’ailleurs, surprit et blessa, sans doute à tort, une bonne partie de la population qu’on laissait désarmée. Nous ne tirerons, quant à nous, de cet ensemble de faits nulle induction. Nous acceptons même, dans une certaine mesure et jusqu’à plus ample informé, la déclaration que M. Henri Chevreau a faite au corps législatif, car il nous plaît de croire qu’aucun autre désir que le désir de sauver la patrie n’est entré dans le cœur de ministres français, même sous l’empire. Les désordres qui ont eu lieu peuvent du reste aisément s’expliquer sans l’intervention d’une police ténébreuse. L’es circonstances étant données, ils sont la conséquence naturelle de l’état moral des campagnes. Lorsque l’on a vécu parmi les paysans et qu’on a pu les entretenir, on sait que la question sociale n’est pas en quelque sorte cantonnée dans les ateliers urbains et dans les usines. Les ouvriers ruraux aussi l’agitent à leur façon, et l’on doit reconnaître que bien des réparations leur sont dues. La plupart vivent dans une misère envieuse. Quant à leurs lumières, elles sont petites. La masse est à la vérité moins ignorante qu’autrefois ; mais elle s’est corrompue davantage, et de pernicieuses influences ont presque partout détruit la rectitude des jugemens. Sans récriminations inutiles, essayons de nous rendre un compte exact de ce qui est, afin de pouvoir y substituer ce qui doit être.

Quelle est la condition matérielle et morale du paysan français ? La plupart des peintures qu’on en a présentées sont peu fidèles ; l’imagination surtout s’y est donné carrière. Toutefois deux écrits récens échappent à ce reproche. L’un est un petit livre de M. Alphonse Esquiros, intitulé les Paysans, qui fait partie d’une collection nouvelle à bon marché, dite « bibliothèque démocratique. » L’auteur y retrace les principaux épisodes de l’histoire des filasses rurales tant en France qu’en Allemagne ; on trouve dans cet opuscule de l’exactitude historique, ainsi que des sentimens généreux. L’autre ouvrage, une simple brochure, est d’un genre très différent. C’est le résumé de conférences faites au mois de novembre dernier par M. James Howard, au Farmers club de Londres. M. Howard, membre du parlement anglais, l’un des agriculteurs et des constructeurs spéciaux les plus célèbres de la Grande-Bretagne, y a raconté, en imitateur d’Arthur Young, ses excursions sur le continent et particulièrement en France. Nous remarquons chez lui un peu d’exagération involontaire et même quelques-unes de ces hyperboles qui, selon La Fontaine, sont permises aux voyageurs ; mais ces pages sont remplies d’observations intéressantes pour notre agriculture. Il serait à désirer qu’on les traduisît. Quant aux autres auteurs qui depuis quelque temps se sont livrés à des études analogues, ils n’ont rien produit qu’on puisse citer. Aucun n’a compris le sujet. Il s’agissait pourtant de montrer des hommes semblables à nous, que la nature n’a créés ni meilleurs ni pires ; ils sont nés avec nos instincts, bons et mauvais, mais ils se sont pliés, selon la loi commune, aux circonstances extérieures qui ont pesé sur eux presque dès le berceau. C’est bien toujours la même argile ; seulement le destin l’a pétrie d’autre sorte.

Avant donc de classer les hommes par catégories ou de porter sur eux des jugemens absolus, il faut savoir la vie qu’ils mènent, et c’est souvent d’un jeu de la fortune que dépendent le vice ou la vertu. Je ne sais si nous-avons bien réfléchi, nous, gens des villes, qui prenons assez doucement nos aises, au sort des millions de déshérités qui retournent, la terre et travaillent, la tête basse, cherchant pour, eux-mêmes et pour leurs familles la pitance de chaque jour. C’est un spectacle auquel nous sommes trop accoutumés ; il ne frappe plus nos yeux et nous n’y pensons pas. Cent fois on nous a dit dans les harangues officielles : « La France est riche, elle est heureuse ; partout y règnent le bien-être et l’aisance, » et machinalement nous répétons, ces faux lieux-communs. Aussi est-il bon de consulter d’abord le témoignage des étrangers qui visitent notre pays avec l’attentive curiosité du voyageur. M. Howard est revenu de chez nous, après une longue et minutieuse enquête, plein d’admiration pour les belles exploitations rurales que dirigent dans nos provinces un certain nombre de cultivateurs riches de capitaux et d’expérience, dignes émules des grands agriculteurs anglais. Ce que nous appelons la moyenne culture lui inspire beaucoup moins d’estime. Mais combien son langage est attristant, et quelle surprise pénible il manifeste lorsqu’il parle du paysan, considéré soit comme ouvrier agricole, soit même comme petit cultivateur ! C’est ainsi par exemple qu’il décrit les impressions, qu’il a ressenties au sortir de la Briche, magnifique établissement de M. Cail dans l’Indre-et-Loire, où les bons rapports entre ouvriers et patron doivent être pourtant considérés, il faut le dire, comme un vrai soulagement moral : « Dans cette partie de la France, comme dans beaucoup d’autres, la vie du laboureur est dure… Les charretiers couchent à l’étable ou à l’écurie, dans le même lit, ou plutôt dans des sortes de stalles, sur une paillasse jetée à terre. Jusqu’à présent, je n’avais encore rien vu qui me rappelât de plus près l’état d’esclavage, j’arrivai à la ferme à la pointe du jour ; tous les bras étaient au travail, et ce travail, qui en été commence dès quatre heures du matin, dure jusqu’à huit heures du soir. Le dimanche même, on le reprend jusqu’à midi. Le salaire est de 2 francs pour ces longues journées, et encore est-il là plus avantageux que dans le voisinage…. » Un peu plus loin, M. Howard, déclare pouvoir affirmer, sur ce qu’il a vu de ses yeux, que cette peinture, qui, selon lui, n’est pas trop chargée, peut s’appliquer à peu près à toute la France. « Cet état de choses, ajoute-t-il, commence à produire le résultat qu’on en devait attendre : chaque jour, la misère chasse vers les cités les populations des campagnes. » Puis, en quelques lignes, rapides, ou le dédain se mêle à la pitié, il dépeint la petite culture, la culture des paysans. Il montre des lambeaux de champs déchiquetés qu’un labeur besoigneux ne fertilise qu’à grand’peine. La pauvreté du matériel et le triste état des attelages l’ont aussi frappé ; il raconte avec un sourire qu’il a vu quelque part un cheval, un bœuf et un âne traînant tous trois ensemble la même herse. Il plaint le paysan français, et n’oublie pas de lui rendre justice. « Ces gens semblent, dit-il, s’être toujours imposé tâche, double ; ils travaillent depuis l’aube du jour jusqu’après le soleil couché et mènent une vie dont certainement nos laboureurs ne s’accommoderaient pas en Angleterre. Ils sont sobres, durs à leur corps ; ils rognent sur chaque sou qu’ils amassent… » D’après l’honorable voyageur, l’aspect que présentent beaucoup de villages est celui d’un dénûment farouche ; on y lutte pour la vie, ce seul objet entretient les pensées. Adoucissez quelques traits un peu durs, et dans les récits de ce spectateur désintéressé vous trouverez la réalité des faits.

Aussi est-ce de bien loin et de bien bas que les malheureux villageois apprécient les événemens qui ne se passent pas à l’ombre du clocher. Le monde extérieur est entrevu confusément par eux comme une machine immense et singulière dont les ressorts ne se laissent pas découvrir. Ils ne se doutent point de ce qui est l’âme et la vie des nations ; ils sont les comparses obscurs d’un drame dont ils n’entendent pas le premier mot. Ce qu’ils savent le mieux, c’est qu’ils sont mécontens et qu’il est dur de creuser le sol, surtout quand on n’en est pas possesseur. Au-dessus d’eux, ils rangent ce qui reste de la société humaine dans une catégorie détestée, enviée et crainte, qui se compose des rentiers, des propriétaires, des gens en place, en un mot de tous ceux dont le travail ne courbe pas l’échine et qui n’ont pas les mains calleuses. Enfin, bien au-delà et au-dessus encore de cette foule privilégiée, trône le souverain, élu du peuple et maître de tous. Leur conception ne va pas plus loin. Interrogez-les sur la forme du gouvernement, sur le rôle que joue dans l’état le député ou le préfet, sur leurs propres droits d’électeurs et de citoyens, vous obtiendrez d’eux les réponses les plus surprenantes. En fait d’histoire du pays, leurs notions sont aussi vagues ; il n’est pas nécessaire d’en présenter ici la grossière esquisse. À quoi cela tient-il ? Assurément à une profonde ignorance, et nous devons dire qu’on a entretenu à plaisir dans cette ignorance l’immense majorité des Français. Quelque tranchée que cette assertion paraisse, nous la tenons pour vraie, et nous ajoutons que le gouvernement impérial qui vient de tomber, le plus coupable de tous sans nul doute, puisqu’il reposait sur le principe du suffrage universel, ne fut pas cependant le seul coupable.

Depuis quarante ans environ, il faut le reconnaître, quelques ministres ont fait de grands efforts, suivis de succès différens, pour propager l’enseignement primaire en France. Sans remonter plus haut que le second empire, nous nommerons M. Duruy, l’homme qui, dans ces dernières années, s’est rendu le plus populaire auprès des instituteurs, bien que sa bonne volonté se soit souvent agitée dans le vide. On n’ignore pas d’ailleurs que M. Duruy n’a rencontré que des sympathies médiocres chez ses collègues du sénat, dont plusieurs même ne lui ont pas ménagé de désagréables épithètes ; il n’importe, par ses soins la situation des maîtres a été relevée et rendue meilleure, de nouvelles écoles se sont ouvertes, les anciennes se sont agrandies et ont été plus fréquentées qu’autrefois. Les résultats ont-ils été aussi heureux que le disent les statistiques ? On peut le croire et admettre les chiffres qu’on a donnés comme véritables ; mais d’après ces chiffres mêmes, la France, au point de vue de l’instruction primaire, est encore fort au-dessous des autres peuples, et particulièrement de celui qui est aujourd’hui notre ennemi. Ce n’est pas là d’ailleurs ce que nous cherchons. Encore une fois, il est possible que les deux tiers de nos jeunes garçons sortent de l’école, à douze ans, sachant à peu près lire et écrire. Qu’on le remarque bien, ils n’y ont jamais appris rien de plus. Pour apprécier la science des écoliers, il faut juger celle des maîtres ; or le programme d’examen pour le brevet d’instituteur primaire comprend les matières que voici : lecture, écriture, calcul, système métrique, histoire sainte, plain-chant, et tout se borne là. Un tel programme est-il celui qui convient à l’instruction élémentaire d’un pays dont chaque citoyen, exerçant directement et sans appel les droits de la souveraineté nationale, élit ses mandataires depuis le conseiller municipal jusqu’au chef du pouvoir exécutif ? Au surplus, ce n’est pas là ce que nous voulons examiner, et notre thèse est celle-ci : en vain l’on bâtira des écoles publiques, en vain l’on y entretiendra des maîtres pour l’enfance des campagnes, tout cela ne sera qu’un leurre, si l’on ne change radicalement nos lois sur l’imprimerie, sur la librairie, sur le colportage et sur la presse, lois qui semblent avoir été faites pour rétrécir l’instruction.

Le gouvernement provisoire vient d’accomplir enfin cette première réforme. Puisse-t-elle être durable, car elle intéresse l’avenir du pays. Jusqu’à présent, la fabrication, la vente et la circulation du livre ont été mises chez nous en interdit. On n’a pas voulu que le livre pût pénétrer dans les campagnes, on y a réussi ; on en a fait une denrée rare et chère qu’il fallait aller chercher, souvent à plusieurs lieues, dans la ville prochaine, jusque dans la boutique du vendeur privilégié. Et l’on prétendait répandre à flots les bienfaits de l’instruction parce que nos jeunes paysans avaient épelé pendant quelques mois les abécédaires ! Autant aurait valu rayer du budget les sommes affectées à l’entretien de ces écoles où étaient enseignés les rudimens d’une science dont il était interdit de se servir, qu’il était presque ordonné d’oublier. Sait-on pourquoi l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, les républiques américaines, sont peuplées de citoyens plus éclairés cent fois que les hommes de notre pays ? sait-on pourquoi des scènes de sauvagerie semblables à celles que nous avons déplorées ne s’y produisent point et ne sauraient s’y produire ? sait-on où est le secret de la supériorité de ces nations ? C’est que dès longtemps la presse y est libre, c’est que le livre et le journal s’y impriment sans obstacle, passent dans toutes les mains, s’achètent chez qui veut les vendre. En France, l’enfant de douze ans qui sort de l’école devient le conscrit de vingt ans qui sait à peine signer son nom ; c’est du moins ce qui n’a été que trop constaté, pendant la durée de l’empire.

Voulez-vous pénétrer maintenant dans la chaumière même et savoir comment une vie de paysan s’écoule ? Nous ne redirons pas le pain péniblement gagné, nous ne recommencerons pas le tableau des travaux rustiques que ramène tour à tour le cours uniforme des saisons. Chaque année, trois ou quatre jours de fête rompent la monotonie des autres jours. Ailleurs la conversation, le travail en commun, rendent le cœur plus dispos et raniment la gaîté. Le paysan vit dans l’isolement, que presque toujours la nature de sa tâche lui impose, et qui est devenu pour lui une habitude, presque un goût. Silencieux et seul, il fait sa journée. S’il a quelque compagnon près de lui, rarement il éprouve le besoin de l’associer à ses pensées. L’heure du repas est venue, il prend encore le repas en silence. Le soir, de retour au logis, il s’assied, harassé, au coin de l’âtre. Est-il muet, ou veut-il s’éviter, comme un surcroît de fatigue inutile, la peine de traduire ses réflexions ? A quoi songe-t-il durant ces longues heures ? quels sujets peuvent l’occuper ? Dans une condition semblable, il n’en est qu’un seul : la comparaison du sort qu’on subit avec le sort du riche heureux. Ainsi se passe l’âge mûr. La vieillesse, affligée et mal secourue, lui succède ; de porte en porte, elle promène ses lamentations amères, et répète à ceux qui travaillent : « Voilà comme vous serez un jour ! »

On peut concevoir après cela qu’il s’engendre des haines, indistinctes, mais réfléchies. Dans les provinces où la propriété confie ses terres au fermage, c’est le fermier que l’on déteste, et, par une bizarrerie assez commune de l’esprit d’opposition, l’inimitié qu’on nourrit contre lui vaut parfois au propriétaire des sympathies inattendues. Nous en avons vu de curieux exemples. Dans un département proche de Paris, deux candidats s’étaient portés, il y a peu de temps, aux élections du conseil général : l’un, fermier, homme intelligent, d’opinions libérales et même démocratiques ; le second, grand propriétaire, à peu près nul, marquis de vieille souche et fort entiché de son marquisat. Le préfet restait neutre. Qui pensez-vous que l’on élut ? Le fermier ? Non ; les ouvriers ruraux donnèrent au marquis l’unanimité de leurs voix. Au contraire, dans les régions où l’on vit sous le régime du métayage, c’est contre le propriétaire que les rancunes s’amassent ; le docteur Jules Guyot l’a constaté dans plusieurs chapitres de son ouvrage sur la viticulture, qui révèle pour tous les pays vignobles de la France un état moral gros d’orages[1]. En somme, les paysans s’appliqueraient volontiers ce vers de La Fontaine :

Notre ennemi, c’est notre maître, et malheureusement chaque jour ils s’affermissent dans cette conviction. C’est ce qu’a indiqué, discrètement d’ailleurs, M. de Monny de Mornay, commissaire-général de l’enquête agricole[2]. « L’enquête a confirmé, dit-il, un fait observé déjà depuis plusieurs années : c’est que les rapports des ouvriers de la culture avec ceux qui les emploient sont moins bons qu’ils ne l’étaient par le passé, et ont une tendance à devenir plus difficiles de jour en jour. » Quant au tout petit cultivateur, propriétaire ou locataire de menues parcelles qu’il a chèrement acquis le droit d’ensemencer, ses passions sont peut-être moins vives que celles de l’ouvrier rural ou du métayer, mais il fait cause commune avec eux, et s’enrôlerait à l’occasion dans une croisade contre les favorisés de ce monde.

Ces dispositions, qui sont nées d’abord de la souffrance, peuvent mener vite à une certaine dépravation morale. D’autres causes encore produisent les mauvais sentimens. C’est trop souvent la morgue inexcusable d’un certain nombre de patrons, soit fermiers, soit propriétaires, qui, dans les rapports sociaux avec les ouvriers des champs, oublient qu’ils s’adressent, je ne dirai pas à des citoyens, mais à des hommes. Qu’ils sachent donc qu’en pareil cas une offense n’est jamais légère ; l’injure, venue d’eux, est vivement ressentie et ne s’oublie point. Une autre chose, à laquelle on ne prend pas garde, c’est la convoitise qu’on excite lorsqu’on déploie sans nécessité, pour le seul plaisir, un luxe qui blessera toujours les yeux des pauvres. Aux épicuriens de ce siècle-ci nous ne conseillerons pas la lecture de Sénèque ; disons seulement que le spectacle de la vie de château, telle qu’on la mène aujourd’hui, n’est pas fait pour inspirer aux bûcherons et aux laboureurs l’amour de leur sort et le culte des vertus champêtres. Les villages que visite notre insouciante prodigalité, s’ils y gagnent un peu d’or, n’en conservent pas un souvenir qui leur profite. La générosité même est dangereuse, quand elle s’exerce hors de saison. Rappelez-vous ce que dit, dans Georges Dandin ce paysan de Molière qui a reçu le prix de je ne sais quel galant message : « Il m’a donné trois pièces d’or… Voyez s’il y a là une grande fatigue pour me payer si bien, et ce qu’est au prix de cela une journée de travail où je ne gagne que dix sols ! » Enfin nos luttes électorales, les dernières surtout, ont donné sans doute à la population dont on quêtait les suffrages une triste idée de ceux qui se prétendent les plus capables et les plus dignes. Que de flatteries ! que de bassesses ! que de supercheries et d’intrigues ! et quels marchandages autour des urnes ! De semblables pratiques ne sont-elles pas, pour les habitans des campagnes, une école de corruption ? On ne peut en douter.

Nous voici donc en présence d’une population qui, dans ce siècle de progrès commercial et industriel, est la plupart du temps misérable, et qui, restant plongée dans une ignorance profonde, se gâte chaque jour au contact de fâcheuses influences. Doit-on dès lors s’étonner que des désordres aient eu lieu dans les circonstances que nous connaissons ? C’est le contraire qui eût été fait pour surprendre. De tous les malheurs publics, la guerre est celui qui inspire aux campagnes le plus d’horreur et de révolte ; elle aboutit toujours à un accroissement d’impôts ou à des levées de soldats, — quelquefois, hélas ! à l’invasion, — et la France pousse un cri de douleur et de rage quand le sol même de la patrie sert de théâtre à nos défaites. Alors il n’est aucune borne à l’exaspération populaire ; alors les plus grossiers d’entre nous sentent bouillonner en eux l’orgueil national irrité ; le sang leur monte au cœur et la rougeur au front. Comment, disent les gens de village, expliquer de pareils revers ? où sont les causes du désastre ? Un bruit se répand sourdement, s’étend de proche en proche, éclate : « La trahison a fait son œuvre ; si nos soldats n’étaient trahis, ils ne seraient jamais vaincus. » Toute autre explication est rejetée. Et sans plus tarder, les paysans s’arment en guerre contre les prétendus complices de l’ennemi. Aux égaremens patriotiques, il se mêle souvent des désirs personnels de vengeance, parfois aussi des instincts de pillage. On a vu que les récens désordres ont eu lieu au cri de vive l’empereur ! Est-ce donc à dire que les campagnes soient bonapartistes ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles l’ont été, grâce à la confusion des idées et des souvenirs, grâce à l’ignorance, grâce surtout aux moyens très habiles, mais très peu scrupuleux, qu’ont employés certains partisans de la dynastie tombée. On y a semé, par-dessus toutes choses, des sentimens de crainte et de colère aveugles à l’égard des hommes qui forment le parti qu’on appelle ici l’opposition, et que les paysans nomment les blancs et les rouges. Les premiers ont hérité des haines qu’inspiraient autrefois les émigrés, et les autres, contre lesquels la défiance n’est pas moindre, sont accusés de vouloir sacrifier le bonheur et la tranquillité du peuple à l’exécution de projets chimériques et sanguinaires. Quiconque ne subvient pas aux besoins de la vie par un labeur manuel, quiconque est suspect de se livrer à des occupations ou à des études dont la portée échappe au vulgaire, est jugé capable de tous les forfaits.

Le danger est-il conjuré par le seul fait de la chute de l’empire ? Nous ne croyons guère à la possibilité d’une réaction bonapartiste dans les campagnes. Si l’empereur avait su mourir dans la bataille, fût-ce de sa main, cette réaction aurait eu lieu peut-être, et nous eût même paru probable. Il n’en est pas ainsi, et dans les hameaux les plus obscurs on mesure aujourd’hui la distance qui sépare du vaincu de Waterloo le prisonnier de Sedan. C’en est fait aujourd’hui de la légende napoléolienne ; pour la relever, il eût fallu le spectacle de la grandeur dans l’infortune, et ce spectacle-là ne nous à pas été donné. Ratifiée par l’opinion publique, cette fois la déchéance ne sera pas un vain mot ; mais s’il est vrai que l’attachement à la dynastie ait pu provoquer une partie des excès que nous déplorons, on vient de voir aussi que ces excès tiennent encore à d’autres causes qui n’ont pas disparu. Des scènes semblables à celles de la Dordogne ou de la Somme peuvent se renouveler sous des prétextes différens ; la jacquerie peut changer de drapeau. Comment la république sera-t-elle accueillie par les villageois ? Cela dépend du gouvernement provisoire ; ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il faudra que les nouveaux préfets déploient beaucoup de tact, d’intelligence et d’énergie. Jusqu’après l’invasion vaincue, le devoir du gouvernement est simple et nettement tracé : ce devoir consiste à réprimer sans hésitation les moindres désordres au nom du salut du pays, à provoquer uniquement les manifestations du patriotisme, à réunir contre l’armée du roi Guillaume toutes les ressources morales et matérielles de la France. La seule tradition qu’il y ait à reprendre pour l’heure, c’est la tradition de 1792 contre l’étranger. La guerre finie, le pouvoir, quel qu’il soit, et les particuliers eux-mêmes devront résolument se mettre à l’œuvre et travailler, dans la sincérité du cœur, à une rénovation trop longtemps attendue. Reculer alors serait coupable, ajourner serait périlleux.

Si l’on veut garantir la paix sociale, trois fléaux doivent être combattus : l’ignorance, la misère et la corruption. Nous ne prétendons pas qu’on en vienne à bout en un jour, et jamais non plus nous n’avons rêvé qu’on nous construisît de toutes pièces quelque royaume de Salente à la façon de Télémaque. Ce que nous croyons fermement, c’est que des réformes urgentes peuvent être accomplies par de loyaux efforts. — Contre l’ignorance qui nous mine, nous demandons le développement des lois les plus favorables à la diffusion de l’enseignement primaire, à la propagation de la science et des saines notions de l’économie politique. — Contre la misère, nous voudrions que l’on appliquât deux remèdes. Le premier serait la création par l’état, par les départemens, par les communes, d’établissemens hospitaliers assez nombreux pour servir d’asile à la maladie et à la vieillesse ; c’est un soin qui incombe aux nations civilisées. Le second, et le plus puissant à notre gré, consisterait dans les efforts privés de l’agriculture elle-même pour sortir enfin de la routine et ne plus demeurer immobile au milieu du mouvement. On parle toujours de la désertion des campagnes et de la rareté croissante de la main d’œuvre. Il faut bien le dire, ce n’est pas seulement une ambition désordonnée ou de folles tendances au luxe qui poussent l’ouvrier agricole vers les grandes villes, c’est l’insuffisance de la rétribution qu’il reçoit aux champs. Le vice-président du comice d’Agen, M. de Lafitte-Lajoannenque, le proclamait naguère en termes saisissans : « L’ouvrier des champs, disait-il, obéit à un mobile plus noble ; il ne voit, que le salaire qui est plus élevé, et il espère qu’après avoir prélevé ce qui lui sera, nécessaire, il pourra, avec le surplus, venir en aide à sa famille, et se créer des ressources pour la vieillesse. Ce n’est le plus souvent qu’une généreuse illusion » qu’il regrettera plus tard lorsqu’il ne sera plus temps ; un travail journalier certain et un salaire élevé, voilà ce qu’il recherche, et ce n’est qu’en les lui assurant que l’agriculture pourra attirer à elle, ceux qui l’ont abandonnée, ou du moins conserver ceux qui lui restent, encore. » La misère des paysans, comme la gêne des fermiers, vient donc, surtout, de ce que, sauf des exceptions brillantes, on cultive encore la terre en France comme on la cultivait il y a trente ans, cinquante, ans, cent ans même. Il faut que l’agriculture suive l’exemple que lui ont donné, les autres industries, qu’elle puisse accueillir les réclamations légitimes de ceux qu’elle emploie, et faire face sans se ruiner à une élévation indispensable des salaires. — Enfin contre la dépravation des consciences, que corrigeront déjà les clartés de l’instruction et la douceur d’une vie plus heureuse, nous recommanderons à ceux dont l’influence peut avoir des effets excellens ou funestes, de veiller davantage sur leurs paroles et sur leurs actes. Ce n’est pas tout, une autre mission réparatrice doit échoir aussi aux assemblées républicaines, qui sauront sans doute apporter dans la révision des, lois une prudente hardiesse. Il est nécessaire en effet que beaucoup de lois soient modifiées. La politique des paysans se résume en ce mot : « Nous voulons la justice. » Or la justice n’existe pas toujours dans notre législation. Pour n’en citer qu’un seul exemple, vous ne ferez jamais comprendre, à la masse des citoyens que le remplacement. Militaire se concilie avec ces grands principes d’égalité et de fraternité qui sont inscrits depuis quatre-vingts ans au frontispice des constitutions. Que les privilégiés du XIXe siècle puissent, au moyen d’espèces sonnantes, s’affranchir de l’impôt du sang, cela n’a-t-il pas quelque analogie avec les mœurs des temps barbares et de la féodalité naissante, alors qu’un meurtrier savait exactement à combien de sous d’or serait évaluée la vie de sa victime ? Nous aurions, sur l’ensemble des lois françaises, bien d’autres critiques à faire ; mais ce n’est pas le moment d’insister. Bornons-nous, pour conclure, à souhaiter que le temps vienne vite où régneront dans notre pays l’ordre, la liberté, la lumière, la paix. Et si ces vœux sont exaucés, comme c’est notre ardent espoir, nous regretterons moins les dures mais salutaires épreuves qui nous sont maintenant infligées.


EUGENE LIEBERT.

ESSAIS ET NOTICES.

Études sur la maladie des vers à soie, par M. L. Pasteur, membre de l’Institut. 2 vol. in-8o ; Paris, Gauthier-Villars.


Il y a cinq ans, le sénat eut à délibérer sur une pétition signée par plus de trois mille propriétaires des départemens séricoles, qui appelaient la sollicitude du gouvernement sur les désastres causés par l’épizootie des vers à soie. Ce fléau désolait alors le midi de la France depuis plus de douze ans, et la misère grandissait en dépit de toutes les tentatives qu’on faisait pour l’arrêter. Dans les montagnes des Cévennes, les changemens les plus tristes s’étaient opérés en peu de temps. « Jadis, écrivait un savant éducateur, on voyait sur le penchant des collines des hommes agiles et robustes briser le roc, établir avec ses débris des murs solidement construits qui devaient supporter une terre fertile, mais péniblement préparée, et élever ainsi jusqu’au sommet des monts des gradins plantés en mûriers. Ces hommes, malgré les fatigues d’un rude travail, étaient alors contens et heureux, car l’aisance régnait à leurs foyers. Aujourd’hui les plantations sont entièrement délaissées, l’arbre d’or n’enrichit plus le pays, et ces visages, autrefois radieux, sont maintenant mornes et tristes. »

L’étendue de la misère causée par ce revirement de la fortune peut se mesurer à l’importance de la branche d’industrie que constitue en France la sériculture. C’est au XIIIe siècle que l’on a commencé à cultiver le mûrier et à élever le ver à soie dans la Provence et le Languedoc. Au temps de Louis XIV, la récolte des cocons n’atteignait encore que 100,000 kilogrammes par an ; vers 1788, elle s’élevait à 6 millions de kilogrammes. En 1853, le chiffre officiel était de 26 millions de kilogrammes, lesquels, comptés à 5 francs le kilogramme, représentaient un revenu de 130 millions de francs. À cette époque, la France entrait pour un neuvième dans la production de la soie sur le globe entier. Si la progression observée dans la première moitié de ce siècle eût continué, le produit annuel de la sériculture se serait déjà élevé à 50 millions de kilogrammes ou 300 millions de francs ; par malheur, tout cet essor est tombé, toute cette prospérité a disparu devant l’invasion du terrible fléau. Après la récolte abondante de 1858, la production française s’est abaissée peu à peu jusqu’à 4 millions de kilogrammes et les pertes se chiffrent par centaines de millions. En face d’un pareil désastre, on comprend que la science ne pouvait rester inactive. On ne compte plus les théories qui furent proposées, les remèdes de toute sorte qu’on essaya les uns après les autres, — toujours sans succès. Enfin en 1865, la question fut abordée par un savant que ses travaux antérieurs signalaient comme particulièrement apte à ce genre de recherches. M. Pasteur, qui venait de répandre un jour inattendu sur les phénomènes si obscurs de l’altération spontanée des vins, accepta la mission d’étudier également les maladies des vers à soie et de chercher un moyen efficace de les combattre. Les deux volumes qu’il vient de publier résument les résultats de son nouveau travail, poursuivi sans relâche pendant cinq années consécutives. Ce travail a nécessité de pénibles efforts, qui ont altéré la santé du savant expérimentateur ; mais l’on peut espérer qu’il aura servi à sauver une grande industrie et à préserver de la ruine des provinces entières.

Le nombre des maladies auxquelles est exposé le bombyx du mûrier a été toujours exagéré par les auteurs, parce que, aux divers âges de l’insecte, une même affection peut revêtir des formes absolument dissemblables. M. Pasteur déclare qu’il ne connaît guère que quatre maladies distinctes : la grasserie, la muscardine, la pébrine et la flacherie, ou maladie des morts-flats. Ces maladies comprennent toutes les autres. Les deux premières n’ont aucune importance ; les désastres de la sériculture doivent être uniquement attribués à la pébrine et à la flacherie.

La pébrine a pour cause l’envahissement du ver à soie par les « corpuscules, » organismes parasites du genre psorospermie. Ces corpuscules apparaissent dans le ver à toutes les époques de son existence, ils se multiplient à mesure que cette existence se prolonge, et leur nombre atteint son maximum dans le papillon. Ils se reproduisent au moyen de germes qui s’en séparent ; on les rencontre dans tous les tissus, dans tous les liquides, dans les déjections même de l’animal. Toutefois il faut distinguer deux sortes de corpuscules : les uns brillans, durs, à contours nettement accusés, les autres ternes, très pâles, d’une structure délicate et faciles à détruire. C’est dans ces derniers que résident l’activité vitale et la faculté génératrice ; les premiers, les corpuscules vieux et secs, sont des organismes caducs, incapables de se reproduire. On les trouve en quantités innombrables dans la poussière des magnaneries, dans les cocons, à la surface des œufs, dans les débris des vers morts ; mais ils sont peu dangereux. Au contraire, les corpuscules jeunes, d’apparence terne, que l’on rencontre surtout dans les œufs, se développent et se multiplient dans les vers et produisent la pébrine ou maladie des taches. M. Pasteur a démontré qu’il est possible de se mettre à l’abri de cette maladie par le grainage au microscope.

Il ne s’agit que de s’assurer, par l’examen d’un certain nombre de chrysalides, que les lots de cocons que l’on veut employer au grainage donneront des papillons exempts ou presque exempts de corpuscules. Les papillons sains ne donnent jamais un seul œuf, un seul ver corpusculeux, et en tolérant une faible proportion de papillons malades on est encore sûr que la récolte ne sera point compromise. La pébrine est d’ailleurs aussi ancienne que les éducations de vers à soie, elle devient seulement dangereuse lorsqu’on exagère sans la surveiller la production des graines. On s’explique ainsi pourquoi tel pays qui avait commencé par fournir d’excellentes graines a fini par des désastres, et pourquoi la multiplication des demandes a généralement conduit à l’avilissement de la qualité.

La seconde maladie étudiée par M. Pasteur est la flacherie. Elle a pour origine un ferment en chapelet de graines. Comme la pébrine, elle se transmet par l’hérédité, par l’inoculation et par les alimens. Très probablement la cause prochaine de la flacherie accidentelle doit être cherchée dans une fermentation des feuilles de mûrier absorbées par les vers ; pour la prévenir, il faut rendre les éducations précoces, éviter l’emploi de feuilles mouillées, modérer les repas, etc. La flacherie héréditaire est exclue, comme la pébrine, par la sélection de la graine ; un simple coup d’œil jeté sur les tables au moment de la montée suffit pour constater si parmi les vers il y a des morts-flats et s’il faut, pour cette raison, condamner une éducation.

Le procédé de grainage recommandé par M. Pasteur, lequel consiste à isoler les couples et à ne considérer comme bonnes que les graines fournies par des papillons sains, a déjà supporté l’épreuve d’une pratique étendue. Il peut fournir de 30 à 60 kilogrammes de cocons par once de 25 grammes, et, chose essentielle, il ramène la récolte de la soie aux conditions normales des meilleures époques en écartant un danger exceptionnel.

Cette conclusion est confirmée par un rapport que M. Pasteur vient d’adresser à l’Académie des Sciences sur les résultats d’une expérience en grand tentée dans l’une des propriétés de la Couronne (à Villa Vicentina, près de Trieste). Il s’était procuré 100 onces de graines obtenues par trois éleveurs qui avaient appliqué en 1869 son procédé de sélection, MM. Raybaud-Lange, Milhau et Gourdin, et ces graines, distribuées par petits lots entre les colons de la villa, ont fourni un produit total de 3,000 kilogrammes, c’est-à-dire 30 kilogrammes à l’once ; c’est une fois et demie le rendement moyen des bonnes années. En dehors de cette éducation industrielle, on avait employé 2 onces 1/2 de graine cellulaire à une éducation de reproduction ; ici la récolte dépassa 45 kilogrammes à l’once. Le rendement moyen aurait été encore plus élevé, si quelques colons n’avaient mal fait éclore leur graine. Une éducation faite en Italie par le docteur Chiozza lui a donné près de 68 kilogrammes de cocons par once. Dans la Haute-Italie, dans le Frioul et même en France, où M. Pasteur rencontra tout d’abord de nombreux contradicteurs, sa méthode de grainage commence à se répandre et à porter les meilleurs fruits. A coup sûr elle ne peut dispenser des soins intelligens que réclame toute industrie, ni garantir contre les éventualités qui dépendent des vicissitudes climatériques, mais elle rétablit pour la sériculture les conditions de succès des plus beaux jours.


R. RADAU




Liber diurnus Romanorum pontificum, ou recueil des formules usitées par la chancellerie pontificale du Ve au XIe siècle, publié d’après le manuscrit des archives du Vatican avec les notes et dissertations du père Garnier et le commentaire inédit de Baluze, par Eugène de Rozière, inspecteur-général des Archives.

Bien peu de personnes, même dans les cercles érudits, se doutent de l’intérêt qui justifie la publication d’un vieux recueil de formules pontificales dont il est parfois question dans les anciennes controverses et que l’on connaissait sous le nom de Liber diurnus ou Livre usuel, quotidien. Des circonstances récentes lui ont pourtant donné une pleine actualité ; mais la seule édition qui existât, celle du jésuite Garnier, qui parut en 1680, était défectueuse et à peu près introuvable. C’est donc un vrai service que M. E. de Rozière a rendu à la science historique en réimprimant ce recueil et en enrichissant cette nouvelle édition de tout ce que des recherches aussi laborieuses que bien conduites ont pu lui fournir d’éclaircissemens et de preuves à l’appui de ses conclusions.

Le Liber diurnus n’est point en lui-même un livre de controverse, c’est un répertoire de formules officielles d’une authenticité indiscutable, et par conséquent un monument d’archéologie ecclésiastique et politique des plus précieux. Quand le pontificat des évêques de Rome devint une grande puissance, le besoin se fit sentir, là comme ailleurs, de pièces diplomatiques stéréotypées, pouvant servir dans toutes les occasions analogues et faire office de précédens. Tandis que l’Ordo romanus fixait les actes qui ont trait à l’exercice des fonctions sacerdotales, le Liber diurnus enregistrait ceux de la chancellerie pontificale proprement dite. Cette distinction, il est vrai, n’est pas toujours tranchée ; mais le mélange du sacerdoce et de la politique est trop fréquent à Rome pour qu’il y ait lieu de s’en étonner, et dans un sens général cette distinction est juste.

Ainsi nous trouvons dans le Liber diurnus les formules d’adresses épistolaires des papes à l’empereur grec, à l’impératrice, au patrice, aux patriarches, etc. On y peut lire entre autres les formules usitées pour demander l’approbation de l’empereur et de l’exarque de Ravenne toutes les fois que le siège de Rome est occupé par un nouveau titulaire. Si de tels documens supposent que l’église romaine ne jouissait pas alors de toute la liberté désirable, ils n’en servent pas moins à montrer que la conscience catholique de ce temps se résignait, sans trop se faire violence, à un état de choses qui ne lui paraissait pas absolument condamnable. Une autre pièce des plus intéressantes nous est fournie par l’office LXXXIV, qui contient la profession doctrinale des papes nouvellement élus. Là le nouveau pontife, maudit tous les hérésiarques du passé, particulièrement les chefs de l’hérésie monothélite encore récente, una eum Honorio qui pravis eorum assertionibus fomentum impendit, c’est-à-dire qu’il condamne son prédécesseur Honorius, coupable d’avoir favorisé leurs assertions criminelles. Ce document se retourne aujourd’hui contre, le pontife, ultramontain, car ou bien le pape Honorius a eu le tort, de pactiser, sciemment ou non, avec l’erreur monothélite, ou bien les papes qui ont fait cette profession doctrinale ont eu le tort d’anathématiser un prédécesseur innocent. On ne peut pas se tirer de là, et nos théologiens gallicans étaient dans leur droit quand ils opposaient tout dernièrement encore le cas d’Honorius aux fougueux partisans de l’infaillibilité papale.

Grâce aux données qui précèdent, on peut aisément fixer la date approximative de la rédaction de ce recueil de chancellerie. Il doit avoir été compulsé après le sixième concile œcuménique, qui condamna les monothélites ; par conséquent, après l’an 681 et avant l’année 751, qui vit tomber l’exarchat sous le coup de l’invasion lombarde.

La publication du Liber diurnus est donc venue en saison. Pourtant. l’éditeur n’a pas songé à faire une œuvre quelconque de parti. Son édition suppose des recherches qui datent déjà de loin et remontent visiblement à un temps où il ne pouvait prévoir la crise actuelle du catholicisme.

L’histoire de ce Liber diurnus est assez curieuse. Les circonstances politiques et ecclésiastiques qui avaient déterminé la rédaction des formules disparurent sans retour. Les formules furent ainsi frappées de déchéance. Remplacé par d’autres recueils, le Liber diurnus tomba dans l’oubli. L’existence en était même passée à l’état de problème, quand, vers le milieu du XVIIe siècle, l’érudit Luc Holstein, de Hambourg, découvrit à Rome un des rares manuscrits qui existaient encore. Il en prit copie et put comparer au manuscrit romain quelque peu gâté le texte d’un autre manuscrit qu’on venait de retrouver en France, au collège de Clermont. On était en 1650, et l’édition allait paraître lorsque la censure romaine opposa son veto. Les exemplaires déjà imprimés furent saisis et relégués dans un cabinet du Vatican. Mais en France et en Allemagne, les érudits avaient eu vent de l’édition préparée, dont ils sentaient toute l’importance pour l’histoire ecclésiastique. Jean de Launay, Reiser, Tentzal, Baluze, se répandaient en plaintes amères contre la confiscation exécutée à Rome. Bientôt éclatèrent les disputes violentes du gouvernement de Louis XIV et du saint-siège. A la veille de l’assemblée de 1682 parut tout à coup le Liber diurnus, édité par le père Garnier, de la société de Jésus, bibliothécaire du collège de Clermont. La cour de Rome se fâcha, manda près d’elle le jésuite, qui mourut en route. En 1685, Mabillon, retrouvant à Rome même le manuscrit dont Holstein s’était servi, releva d’importantes variantes dans l’édition de Garnier, et compléta le travail du bibliothécaire de Clermont.

En 1724, Benoît XIII monta sur le trône pontifical. Plus tolérant que ses prédécesseurs, il rouvrit les portes du Vatican aux exemplaires de Holstein, séquestrés depuis 1662. Du moins il en circula quelques-uns qui allèrent s’enfouir dans des bibliothèques de cardinaux et de moines. On ne put s’en procurer par les voies ordinaires de la librairie. En Allemagne, en 1733 et 1741, et à Vienne, sous Joseph II, en 1762, le Liber diurnus fut réimprimé pour être de nouveau oublié, si ce n’est de quelques savans. C’est de nos jours et en France que l’Académie des Inscriptions, comprenant l’utilité de ce recueil pour les études historiques, invita MM. Daremberg et Renan à collationner de nouveau à Rome le manuscrit qui servit à Luc Holstein. C’est sur leur travail que M. de Rosière s’est appuyé pour rectifier l’édition à peu près disparue de Garnier. Il a enrichi par là notre érudition française d’une de ces œuvres qui, par leur nature même, ne peuvent jamais devenir populaires, mais que leur mérite intrinsèque recommande à tous les hommes d’étude.


ALBERT REVILLE.


C. BULOZ.


  1. Étude des vignobles de France, 3 vol. in-8o ; imprimerie impériale.
  2. Enquête agricole, première série, t. Ier, p. 166.