Chronique de la quinzaine - 30 avril 1918

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Chronique n° 2065
30 avril 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Au dernier jour de mars, le premier acte du terrible drame qui se jouait alors entre la Scarpe et l’Oise pouvait être considéré comme terminé. La péripétie s’était produite, ainsi que nous l’avons noté, dans l’après-midi du samedi 30, et, le mercredi 2 avril, les généraux qui étaient à portée de juger sûrement la situation déclaraient que « le rétablissement était fait. » Mais un seul acte n’est pas toute la tragédie. Le 4 avril, l’action reprenait. Les Allemands attaquaient sur 15 kilomètres, depuis Grivesnes jusqu’à la route d’Amiens à Roye; ils enlevaient d’abord Mailly-Raineval, Morisel, Castel, le bois de l’Arrière-Cour, que nous réoccupions le 5 ; nous reportions notre ligne aux abords de Mailly-Raineval et de Cantigny. En même temps, une seconde attaque se développait entre la Somme et l’Avre ; les Anglais cédaient un peu de terrain à l’Est de Villers-Bretonneux. Le 6, c’était par son aile gauche que l’ennemi agissait, dans une région longtemps tranquille, de Manicamp à Barisis-aux-Bois : on signalait là une nouvelle armée, l’armée von Boehm; et, sous sa pression, nous nous repliions, le 7 et le 8, jusqu’au canal de l’Oise et aux lisières Sud de la basse forêt de Coucy, abandonnant Coucy-la-Ville et les ruines de Coucy-le-Château. Sur ces divers points, au Sud de Montdidier, et en général dans toute la partie plus spécialement française du front, les positions, à partir de ce moment, se sont, pour ainsi dire, cristallisées. On ne s’est guère sérieusement disputé que Hangard-en-Santerre, perdu par nous le 9 avril au soir et par nous reconquis la même nuit; perdu à nouveau le 12, dans un combat rue par rue, maison par maison, à nouveau reconquis, avec des prisonniers, la nuit suivante. Le 13, une opération de détail, au Sud-Ouest de Lassigny, nous permettait de dégager Orvillers-Sorel ; sauf aux alentours de Noyon, où les stosstruppen se prodiguaient sans résultat, les Allemands ne bougeaient plus et recommençaient à s’enterrer.

Il en allait tout autrement sur le front britannique, qui, du 10 au 16 avril, recevait les plus rudes, les plus effroyables secousses. La Lys étant franchie en deux ou trois endroits, à Saint-Maur, à Estaires, l’ennemi avançait vers l’Ouest sur toute la ligne entre Givenchy au Sud et Wytschaete au Nord. L’arc convexe se tendait, le H, sous ce premier effort. Le 12, l’intérêt était attiré surtout autour de Ploegsteert, au Nord, de Marville au centre, de Festubert au Sud de ce secteur. Et, d’autre pari, le 13 et le 14, on se battait près de Lacouture, de Vieux-Berquin, de Bailleul. Le 15 et le 16 avril, l’arc était tout à fait tendu, de Hollebeke, et même de Passchendaele, à Givenchy-lès-la-Bassée, touchant, par le sommet de sa courbe, à la forêt de Nieppe et au village de Robecq ; mais la forêt de Nieppe, c’est la couverture d’Hazebrouck, et Robecq, c’est, par la Clarence, comme Locon par le canal de la Lawe, le débouché sur Béthune et Bruay. Par Bailleul, au pied des « Monts des Flandres, » c’est le chemin de la mer. Les mines, la mer; toute l’obscurité qui s’entassait sur des noms ignorés se déchire : les buts apparaissent. Seulement l’arc a été tendu à l’excès : on ne pourrait plus l’étirer sans le rompre : à tout le moins, avant de s’en servir, il faut le renforcer. Mais, sur les flancs menacés, nous nous sommes, les Anglais et nous, renforcés aussi : d’où l’arrêt.

Si maintenant on essaie d’embrasser dans son ensemble cette entreprise gigantesque, la « bataille de France, » la « bataille d’Occident » (c’est ainsi que l’orgueil allemand se plaît à l’appeler), on découvre tout de suite qu’elle a sans cesse remonté vers le Nord. Elle paraît, à un coup d’œil superficiel, fragmentaire et assez décousue. Mais les Allemands sont gens trop méthodiques pour qu’elle le soit, eu plutôt elle ne l’était pas dans leur esprit ; elle ne l’est devenue que par ses hasards, par ses vicissitudes, par la résistance des choses s’opposant aux calculs des hommes, par ce qui est proprement la bataille même, par le choc de deux volontés et de deux forces contraires. Personne, à notre connaissance, n’en a exposé le dessein aussi clairement ni avec plus de vraisemblance que le correspondant du Corriere della Sera, M. Luigi Barzini. « Le péril couru par les armées alliées, dit-il, se révèle plus grand qu’on n’aurait pu le soupçonner; en revanche, le succès franco-anglais prend les proportions et la valeur d’une magnifique et glorieuse victoire, aussi importante que celle de la Marne, et dont l’avenir nous montrera les conséquences. Comme la bataille de la Marne, celle de Picardie a paré la plus formidable menace, au moment où les plans de l’adversaire étaient sur le point de réussir. Non seulement la gigantesque offensive allemande a été arrêtée, mais la confiance allemande a subi une atteinte, dont les conséquences politiques peuvent être singulièrement graves. Une fois le front rompu au point de suture des deux armées, une fois la brèche ouverte à Saint-Quentin, contre lequel des deux alliés l’offensive allemande allait-elle se tourner? Ludendorff entendait-il avancer, par Amiens, sur la mer, rejeter les armées de Haig vers le Nord, les acculer à la côte et les contraindre à capituler? Entendait-il se précipiter, à travers la brèche, par la vallée de l’Oise, sur Paris? Ce doute n’est plus possible, quand on connaît les dispositions de l’ennemi et ses ordres de marche. L’objectif immédiat de son offensive était Paris; l’action ne s’est orientée vers Amiens que sous la pression des circonstances... Le 21 et le 22 mars, l’offensive brise la résistance de la 5e armée anglaise et ouvre la brèche. Le 23, la Somme franchie à Ham, le canal Crozat à Saint-Simon, à Jussy et à Tergnier, les colonnes allemandes convergent par toutes les routes, non pas vers Amiens, mais vers Noyon, c’est-à-dire vers Paris. Les Français accourent à temps ; ils établissent, de la gauche vers la droite, une digue qui s’allonge rapidement ; ils cherchent à opérer leur jonction avec l’aile droite anglaise, qui se replie sur Amiens. L’effort allemand change de direction; les masses ennemies s’infléchissent vers Amiens; elles courent à la brèche qui fuit devant elles; mais, le 28, la brèche est fermée, et l’ennemi rencontre, dans toutes les directions, un front solide et bien défendu. Alors seulement il se décide à tenter un nouveau choc pour renverser la digue française; le matin du 30, il attaque avec fureur de Moreuil à Lassigny, Paris est encore son objectif; il cherche à forcer le passage vers Clermont et Compiègne; d’après les ordres, ces deux villes doivent être atteintes à dix heures du matin. Si les faits avaient répondu à ces insolentes prévisions, les Allemands seraient entrés à Paris le 1er avril. Dès lors, la poussée vers Amiens s’est accentuée; mais l’intention primitive de marcher sur Paris apparaît avec une indiscutable évidence... Pendant cinq jours, la crise a été grave, et le péril terrible que l’on a couru fait paraître presque prodigieux les événemens qui l’ont conjuré. »

On voudra bien excuser la longueur de cette citation ; mais il nous a semblé inutile de refaire un tableau que nous n’aurions fait ni mieux ni aussi bien. Nous nous contenterons d’ajouter, que de même qu’ayant manqué Paris, l’ennemi à visé Amiens, de même, Amiens manqué à son tour, il avisé Arras, puis Béthune, puis Hazebrouck ; après le cœur ou la tête, les artères ou les nerfs ; après la capitale de la France, dont il fait volontiers la capitale de l’Entente, la mer; après la mer au plus près de la capitale, la mer n’importe où, avec les communications et les mines comme objectifs secondaires. Mais chacun de ces pas l’éloigne ; chacune de ces étapes marque une dégradation de ses ambitions et de ses espérances. Il les réduit, il les rapetisse, ou il les disperse, il les diffère, il les dilue. Pour nous, nous sommes sans illusion : nous avons encore devant nous de dures épreuves à supporter. L’Allemagne ne s’est pas lancée dans une pareille aventure, elle n’a pas joué et perdu des centaines de milliers de vies, pour y renoncer tant qu’elle ne sera pas sur les genoux ou plus bas, jetée à terre, tant qu’elle ne sera pas complètement épuisée; et nous ne nous faisons pas non plus cette autre illusion, elle ne l’est point. Cette bataille, qui devait être finie en quatre jours, n’est pas finie au bout d’un mois ; mais c’est ce qui nous sauve, comme nous avons été sauvés pendant quatre ans et probablement pour toujours parce qu’en septembre 1914, la bataille de la Marne nous a empêchés d’être écrasés d’un seul coup. Le mot de cette deuxième phase est : l’arrêt. Les Allemands sont « arrêtés » sur l’Oise, sur l’Avre, sur la Lys, comme ils l’ont été sur la Marne, sur la Somme, sur l’Yser, sur la Meuse, car, aussi bien, c’est quant à présent, le mot de toute la guerre, où, en Occident du moins, nul n’a jamais rien achevé. C’en a été le premier mot; mais tâchons que ce n’en soit pas le dernier. Il ne suffirait pas, après avoir (qu’on nous pardonne ce que l’expression a d’étrange) imposé passivement notre volonté à l’ennemi, en d’autres termes brisé, ou sinon brisé, courbé et infléchi la sienne, il reste à nous imposer activement à lui, à le plier, à le soumettre à la nôtre. Ce sera, cette quinzaine angoissante passée, l’affaire des semaines qui viendront.

Quelque pressée que soit l’Allemagne, ou plus exactement, l’Europe centrale, bon gré, mal gré, elle attendra. Elle subira, elle souffrira. Et sans doute elle est très pressée : c’est ce qui donne une apparence de sens à l’incartade du comte Czernin, parfaitement incompréhensible en dehors de cette explication : il a voulu, par de prétendues révélations sur une prétendue tentative de paix séparée, jeter la discorde dans l’Entente, affaiblir, abaisser, à l’heure même de l’offensive, le moral des Alliés, en éveillant contre un d’entre eux le soupçon de tous les autres; par-là même, relever le moral chancelant des Impériaux, que des carillons de victoire étaient impuissans à entretenir, et qui s’anémiait de ce que le physique n’est point assez nourri ; toucher à la fois, d’un « direct, » les ennemis du dehors, et, d’un revers, les adversaires du dedans, Tchèques et Yougo-Slaves, en déclenchant brusquement une machine à double détente. C’était malin, astucieux, perfide; mais le malheur, pour ceux qui tirent ces sortes de ficelles, est qu’ils en oublient presque toujours une, ou qu’il y en a toujours une qu’ils ne connaissent pas : par quoi la mécanique a des retours violens et leur saute au nez. D’ailleurs, dans le fond et dans la forme, cette affaire est absurde. Nos amis d’Italie diraient que c’est une belle « turlupinature. »

Le 2 avril, le comte Czernin, ministre impérial et royal des Affaires étrangères, donnait audience au bourgmestre et à quelques membres du Conseil municipal de Vienne, qui n’étaient pas gais. Le maire, M. Weisskirchner, s’était plaint de l’aggravation croissante de la misère, en dépit des succès si hautement vantés. Le traité avec la Roumanie était déjà paraphé, près d’être signé; la paix était rétablie sur tout le front oriental, de la Baltique à la mer Noire. Puisque le ravitaillement de la monarchie austro-hongroise en dépendait, et qu’ainsi il était en corrélation, en connexion avec la politique générale, qu’est-ce que le maire de Vienne, qu’est-ce que la Délégation du Conseil municipal, en pouvaient, en devaient dire à la population affamée? En somme, la question était simple: Aurons-nous ou n’aurons-nous pas à manger? Dans cette paix du pain, où est le pain? Au lieu de répondre, M. le comte Czernin se lança dans une dissertation en un nombre incalculable de paragraphes, parlant de tout, excepté de ce qu’on lui demandait. Il promena à travers le monde les conseillers municipaux pétrifiés d’un étonnement admiratif, et, dès son exorde, les emmena en Amérique, où il eut pour M. Wilson toute espèce d’égards, puis, par contraste, revenu en Europe, tomba à poings fermés sur M. Clemenceau.

Voici textuellement le passage. Le début en est d’une solennité étudiée; c’est une forme de « précaution oratoire, pour prévenir les auditeurs, frapper les lecteurs et souligner d’un trait fort l’importance de la soi-disant révélation. « J’en atteste Dieu! jure le comte Czernin. Nous avons fait tout ce qui était possible pour éviter une nouvelle offensive. L’Entente ne l’a pas voulu. M. Clemenceau, quelque temps avant le commencement de l’offensive sur le front occidental, une fit demander si j’étais prêt à entrer en négociations et sur quelles bases. Je répondis immédiatement, d’accord avec Berlin, que j’étais prêt à ces négociations et que je ne voyais aucun obstacle à la paix avec la France, si ce n’étaient les aspirations françaises vers l’Alsace-Lorraine. On répondit de Paris qu’il n’était pas possible de négocier sur cette base. Dès lors, on n’avait plus le choix : la lutte formidable à l’Ouest est déchaînée. Les troupes austro-hongroises et allemandes combattent côte à côte, comme elles combattirent la Russie, la Serbie, la Roumanie et l’Italie. Nous combattons ensemble pour la défense de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne. Nos armées prouveront à l’Entente que les aspirations françaises et italiennes sur nos territoires sont des utopies appelant une vengeance terrible. »

Ce discours était à peine prononcé que la presse tout entière de Vienne et de Berlin, d’Autriche et d’Allemagne, faisait des gorges chaudes et s’esclaffait d’un gros rire germanique sur la mésaventure de ce matamore, de ce Fierabras, de ce Capitaine Fracasse, de cet avale-tout-cru de Clemenceau que ses airs avantageux n’avaient pas empêché de solliciter la paix, par peur de l’offensive allemande. Mais on lui avait bien fait voir de quel bois on se chauffait, et qu’il était des forêts du roi de Prusse. La paix, soit; mais à une condition : pas d’Alsace-Lorraine. L’Autriche-Hongrie était aussi ferme à ne pas céder l’Alsace-Lorraine à la France pour le compte de l’Allemagne, qu’à ne pas céder à l’Italie, pour son propre compte, les terre irredente. M. Clemenceau en avait donc été pour sa courte honte : et comme l’opinion publique n’eût pas toléré qu’on envisageât la paix sans l’Alsace-Lorraine, il lui avait fallu battre piteusement en retraite. C’était « comique! » Et les lourds brocards d’alterner avec les déductions pédantesques sur la fatigue de l’Entente, la commisération hypocrite : « pauvre France ! » les insinuations calomnieuses à l’Angleterre trompée, et qui, du reste, méritait de l’être pour son despotique égoïsme, à l’Italie lâchée, et qui ne l’était, du reste, que par un juste retour des choses d’ici-bas. Mais n’y a-t-il pas quelque proverbe indien qui dit, ou à peu près, qu’il ne faut pas marcher sur la queue du tigre, si l’on ne veut pas qu’il allonge la patte, et que ses griffes sortent? Le papier n’avait pas bu l’encre avec laquelle avait été imprimée l’extravagante harangue du ministre austro-hongrois des Affaires étrangères, que M. le comte Czernin en faisait l’expérience. Il recevait en plein visage la patte armée de grilles. « Le comte Czernin a menti, » tranchait M. Clemenceau. A demi assommé, l’imprudent ministre de l’empereur Charles balbutiait : « Il est répondu ce qui suit à M. Clemenceau. Sur l’ordre du ministre autrichien des Affaires étrangères, le conseiller de légation, comte Nicolas Revertera, a eu, en Suisse, plusieurs entretiens avec le commandant Armand, attaché au ministère de la Guerre français, homme de confiance de M. Clemenceau. »

Venaient alors des confidences sans intérêt sur ce qui se serait passé dans ces entretiens helvétiques entre le comte Revertera et son cousin par alliance, le comte Armand. M. Clemenceau l’avait belle; il riposta du tac au tac : En arrivant au pouvoir, il avait trouvé des conversations engagées sur l’initiative de l’Autriche (sur l’ordre du ministre autrichien, reconnaissait le comte Czernin lui-même). Il n’avait pas cru devoir prendre sur lui « d’interrompre des pourparlers qui n’avaient donné aucun résultat, mais qui pouvaient fournir d’utiles sources d’information. Le commandant Armand put donc continuer de se rendre en Suisse sur la demande du comte Revertera. L’instruction qui lui fut donnée, en présence de son chef, par M. Clemenceau, fut celle-ci : «Ecouter et ne rien dire. » Ad audiendum et referendum : la mission des plénipotentiaires qui n’ont aucun pouvoir. La preuve que cela se faisait sur l’initiative du comte Revertera, sur l’ordre du comte Czernin, existe, de la main du comte Revertera, qui a écrit: « Au mois d’août 1917, des pourparlers avaient été engagés dans le but d’obtenir du gouvernement français, en vue de la paix future, des propositions faites à l’adresse de l’Autriche-Hongrie, qui seraient de nature à être appuyées par celle-ci auprès «lu gouvernement de Berlin. » M. Clemenceau en tire la conclusion péremptoire : « Le comte Revertera, solliciteur et non sollicité, avoue donc qu’il s’agissait d’obtenir du gouvernement français des propositions de paix, sous le couvert de l’Autriche, à destination de Berlin. Et voilà le fait, établi par un document authentique, que le comte Czernin ose transposer en ces termes : « M. Clemenceau, quelque temps avant le commencement de l’offensive, me fit demander si j’étais prêt à entrer en négociations et sur quelles bases ! » Non seulement, en parlant ainsi, il n’a pas dit la vérité, mais encore il a dit le contraire de la vérité. En France, c’est ce que nous appelons mentir.»

Mais les conversations du comte Armand et du comte Revertera, c’est l’incident à côté, l’anecdote, la petite histoire. Dès cette première réplique, M. Clemenceau laissait entrevoir mieux : « Le comte Czernin ne pourrait-il pas retrouver dans sa mémoire le souvenir d’une autre tentative du même ordre faite à Paris et à Londres, deux mois seulement avant l’entreprise Revertera, par un personnage d’un rang fort au-dessus du sien? Là encore il subsiste, comme dans le cas présent, une preuve authentique, mais beaucoup plus significative. » À cette allusion, M. le comte Czernin eût dû ouvrir les yeux, et se méfier. Mais non : Jupiter voulait le perdre, et l’avait déjà aveuglé. Le 6 avril, il communiquait une note aussi embarrassée qu’interminable sur les relations du comte Revertera et du comte Armand, sur la manière dont elles s’étaient engagées et la manière dont elles s’étaient rompues, sur les avances que, selon lui, avaient faites au gouvernement austro-hongrois le comte Armand, et, par le comte Armand, M. Clemenceau. Au lieu de retourner nettement le démenti, il ergotait, et s’attirait une deuxième ou troisième riposte.

M. Clemenceau a trop de planche pour ne pas tirer au corps quand le duel devient sérieux. Il en avait trop dit pour ne pas tout dire. Il ne lâchait pas le principal, « le personnage d’un rang fort au-dessus de celui du comte Czernin, » pour l’accessoire, un officier qu’on avait envoyé aux renseignemens. Il précisait impitoyablement : « Qui donc aurait cru qu’il fût besoin du comte Revertera pour élucider, dans l’esprit du comte Czernin, une question sur laquelle l’empereur d’Autriche avait lui-même prononcé le dernier mot? Car c’est bien l’empereur Charles qui, dans une lettre du mois de mars 1917, a, de sa main, consigné son adhésion aux « justes revendications françaises relatives à l’Alsace-Lorraine. Une seconde lettre impériale constate que l’Empereur était d’accord avec son ministre. » Là-dessus, comme il est aisé de l’imaginer, grand émoi à Vienne, d’autant plus vif que l’on entend l’Allemagne grogner. S’efforçant de fendre avant le coin, Charles Ier télégraphie à son allié, qu’il devine fort en colère. Il taxe d’assertion « tout à fait fausse et inexacte » l’affirmation de M. Clemenceau. Jamais il n’a parlé en ce sens de l’Alsace-Lorraine. Il est loyal et fidèle. Ses canons en témoignent à pleine voix. Lourdement, le comte Czernin insiste. A son tour accusé de mensonge, M. Clemenceau n’a plu» qu’à publier la lettre. Elle contient en effet cette phrase : « Je te prie (c’est à son beau-frère le prince Sixte de Bourbon-Parme que l’Empereur l’avait écrite en mars 1917) de transmettre secrètement et inofficiellement à M. Poincaré, Président de la République française, que j’appuierai par tous les moyens, et en usant de toute mon influence personnelle auprès de mes alliés, les justes revendications françaises relatives à l’Alsace-Lorraine. » Néanmoins, Guillaume II, contraint pour le quart d’heure de ménager l’Autriche, dissimule, redresse son sourcil froncé, affecte une mine sereine. Comment eût-il un seul instant pu douter d’un si bon ami? Mais le bon ami, en lui-même, n’est pas rassuré. Il veut prouver avec excès soit innocence. Le comte Czernin, en son nom, donne de la phrase incriminée cette version : « J’aurais fait valoir toute mon influence personnelle en faveur des prétentions et des revendications françaises sur l’Alsace-Lorraine, si ces prétentions étaient justes, mais elles ne le sont pas. » C’est ainsi que le blanc se change en noir; mais cela ne se fait pas sans qu’il y ait un faussaire ; ou celui qui a mis le blanc, ou celui qui met le noir. Pendant quelques heures, l’empereur d’Autriche n’a pas eu honte de rejeter le soupçon sur son beau-frère; puis, démenti par M. Clemenceau qui, dans une finale foudroyante, rappelait les circonstances, et le temps, et le lieu, il a pensé s’en tirer en proclamant, de son autorité impériale, « l’affaire terminée. » Et derechef il en appelle à ses canons, dernière raison des rois, en ce cas mauvaise raison. Tout, à la vérité, se termine ici pour le comte Czernin, qui ne croyait faire qu’une pirouette, et qui a fait une culbute. Sa démission, offerte, est acceptée. Il entraîne dans sa chute le ministère hongrois qui n’en pouvait mais. Pour une fois qu’il travaille, chez l’ennemi, de son ancien métier, M. Clemenceau a fait d’une pierre deux coups.

Sa main ne s’est pas gâtée. Il est permis de ne pas aimer ces aphorismes violens et faciles qui n’ajoutent rien à la force de la démonstration, et qui ne sont pas d’une grande qualité philosophique ni littéraire : « Le mensonge, délayé demeure le mensonge. — Pour tomber au plus bas, il restait un dernier pas à descendre. — Il y a des consciences pourries. » Si M. le comte Czernin a eu tort de trop oublier que M. Clemenceau était un polémiste, M. Clemenceau n’y peut-être pas eu toujours raison de trop s’en souvenir. Mais enfin, ce n’est que la forme ou ce ne sont que les formes : le fond seul vaut qu’on s’y attache. A quelle idée le comte Czernin a-t-il pu obéir en soulevant si inopinément en Autriche cette querelle d’Allemand? Se proposait-il de dissiper, avant qu’elles eussent pris de la consistance, des inquiétudes qu’il sentait se former et se répandre dans l’Empire voisin ? Nul de ceux qui seraient le mieux en mesure de pénétrer ses mobiles ne saurait le dire, nul n’a compris. Quoi qu’il en soit, de notre côté, M. le président du Conseil ne pouvait pas laisser s’accréditer le bruit infamant que la France avait amorcé des tractations secrètes en vue d’une paix séparée ou d’une paix conclue sans souci de la parole donnée à tel ou tel de ses alliés. Il ne l’aurait pu à aucun moment, il le pouvait en ce moment moins qu’en aucun autre ; tandis que l’Allemagne sue tout son sang à passer entre l’Angleterre et nous la pointe de l’épée, c’eût été une faute sans rémission que de permettre à l’Autriche de passer entre nous et l’Italie la pointe du couteau. Ce qu’on serait, à la rigueur, plutôt en droit de lui reprocher ce serait, — toujours une question de tempérament, — d’avoir poussé à toute extrémité ses avantages, d’avoir claqué les portes et rompu les ponts, sinon pour le présent, du moins pour l’avenir; mais le présent est certain, l’avenir est hypothétique ; ni portes ni ponts ne conduisaient nulle part ; et puis, comme il l’a dit, il « fait la guerre. » Pour attendre quoi que ce soit, à la date la plus éloignée, après la paix et dans la paix, de la bonne volonté supposée de l’empereur Charles, il faudrait savoir non seulement ce qu’on pourrait attendre de sa volonté, mais ce que, à sa volonté démontrée, consentirait sa puissance. Voulût-il, et en admettant que fatalement quelque jour il soit tenté de le vouloir, s’émanciper du joug allemand, le pourrait-il? Mais si l’on se défend de voir là le fond des choses, et si l’on préfère aller le chercher dans le fait qu’au mois de mars 1917, non plus M. Clemenceau, mais un de ses prédécesseurs, eût pu utilement causer » de la paix, exploiter les dispositions favorables de l’Autriche, peut-être secondées en cachette par l’Allemagne elle-même, alors nous ne craignons pas de répondre : il n’y a pas à déplorer une erreur qui n’a point été commise, ni à regretter une occasion qui ne s’est jamais présentée. La véritable erreur eût été justement de prendre pour une occasion ce qui, au pis, pouvait être un piège, et, au mieux, n’était qu’un sondage. Mais, dit-on, l’Autriche-Hongrie ! Son ministre commun des Affaires étrangères ! L’Empereur en personne! M. Clemenceau a très opportunément évoqué d’autres démarches du même genre, à Rome, à Washington, à Londres, en Suisse, où l’ambassadeur autrichien comte Mensdorff-Pouilly avait rencontré le général Smuts, partout et toujours pour rien; en Suisse, terrain privilégié, où ce n’est pas seulement l’Autriche qui s’est évertuée à ouvrir des conciliabules. Mais il est un rapprochement, plus instructif encore, que M. le président du Conseil aurait pu faire. L’initiative de l’empereur Charles et du comte Czernin est le pendant exact, la répétition de la campagne que M. le prince de Bülow mena à Rome, trois mois durant, au printemps de 1915, afin de retenir l’Italie dans la neutralité, s’il ne réussissait pas à reconstituer la Triple-Alliance. Il promettait à tout venant le Trentin et Trieste, qui ne lui appartenaient pas, et que l’Autriche devait se charger de refuser. De même, l’Autriche cède sans peine l’Alsace-Lorraine, qui n’est pas à elle, et que l’Allemagne ne lâchera que lorsqu’elle lui sera arrachée. Écouter, dans ces conditions, était déjà beaucoup ; parler, eût été niaiserie. Et niaiserie dangereuse. Il y aurait eu des microphones chez nos alliés, envers qui nous n’avions qu’une excuse de prêter l’oreille : c’était de leur répéter tout. Heureusement, notre probité nous a préservés du péril. Ils ont été, les uns et les autres, par nous tenus ou mis au courant. Vis-à-vis d’eux, comme vis-à-vis de nous-mêmes, nous sommes sans reproche. L’Entente sort fortifiée de l’épreuve où l’on s’était sans doute flatté de la compromettre.

Telle est, en somme, la fameuse affaire Clemenceau-Czernin. Elle a, quinze jours, passionné le monde entier. Mais il importe de la mettre à l’échelle des événemens. Ce qu’on appelle injurieusement « la politique, » les misérables tracasseries des partis ont failli s’en emparer, n’ont pas encore absolument renoncé à l’exploiter. Ah ! non ; pas là-dessus : ne nous battons pas sur les bras et sur les épaules de la France ! N’énervons pas la guerre en poursuivant à reculons un vain fantôme de paix. Regardons virilement devant nous et autour de nous. Voyez. L’armée britannique sauvée s’accroche opiniâtrement à tous les reliefs du sol. Les Français ménagent leurs réserves pour la lutte suprême, qui décidera. Il se prépare, quelque part, quelque chose d’énorme, dont rien ne peut donner une idée. Quelque part, où étaient des champs, des villes neuves, improvisées, s’élèvent qui sont des cités de la force construites pour la justice. La terre et la mer collaborent; les routes multipliées, les fleuves élargis et creusés, roulent tout un peuple. Et voyez. Dans le même moment, l’Europe centrale, au sein de ses triomphes étalés, s’affaiblit, même militairement, s’appauvrit, se ruine, même en hommes. L’assaut échoue : ses vagues s’usent, le pain manque ou est rare, le blé n’arrive pas, les espérances fondées sur l’Oukraine font faillite, les défiances s’allument, les rancunes s’aigrissent, les discussions intérieures naissent ou s’exaspèrent. Le baron Burian, qui succède au comte Czernin, va être en butte chaque jour aux sommations des « nationalités opprimées » qu’a encouragées et excitées le Congrès de Rome. Ce qu’il nous faut gagner et ce qu’il nous suffit de gagner, c’est du temps. En gagnant du temps, nous gagnons la guerre. Pour en gagner, il faut tenir; mais, pour la gagner, il ne suffit pas de tenir. Car tenir n’est pas vaincre, ce n’est qu’une des conditions de vaincre. Mais nous tenons et nous vaincrons. L’Allemagne le sent dans ses moelles, quoiqu’on la berce de contes de Ma Mère l’Oie qu’elle gobe avec sa crédulité incurable.

Pareille aussi à elle-même, la Grande-Bretagne, sous la poussée mortelle, se redresse, dans un splendide effort. Elle prolonge la durée du service obligatoire et l’étend, malgré tous les risques, à l’Irlande qu’elle trouvera bien le moyen d’apaiser, en satisfaisant ses légitimes revendications. Loin de se désagréger par l’acide germanique, le bloc de l’Entente se resserre et se fait plus homogène. La coalition, enfin, s’achemine vers l’unité nécessaire. Elle y sera arrivée après plus de trois ans, bien tard, mais non trop tard. C’était l’unité de front qui devait conduire à l’unité de commandement. C’est, au contraire, l’unité de commandement qui affirme l’unité de front et la crée pratiquement, puisqu’en réalité elle n’existait pas. La nécessité a fait, selon l’usage, ce que le conseil n’avait pas su faire ; et rien ne sert d’épiloguer ; l’important est que ce soit fait. Les déclarations de M. Orlando prouvent que l’accord est complet et que l’Italie y prend sa part, y réclame sa place.

Les États-Unis y prennent la leur de plus en plus grande, matériellement, moralement. Ils célébraient, le 6 avril, l’anniversaire de leur entrée dans la guerre pour la liberté et le droit. La haute conscience de M. Wilson ne pouvait manquer de lui dicter, en cette commémoration, de hautes paroles : « L’Allemagne, s’est-il écrié, a dit une fois de plus que la force, la force seule, devra décider si la justice et la paix régneront chez les hommes; si le droit, comme l’Amérique le conçoit, ou la prédominance, comme elle la conçoit elle-même, décidera des destinées de l’humanité. Il n’y a par conséquent, pour nous, qu’une seule réponse possible, c’est la force, la force jusqu’à l’extrême, sans restriction ni limite, la force équitable, triomphante, qui fera du droit la loi du monde et renversera dans la poussière toute domination égoïste. » Ainsi parlait déjà, il y aura bientôt trois siècles, par la bouche de notre Pascal, le plus humain de tous les génies, l’esprit français : « Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et ce qui est fort soit juste. » Puisque l’Allemagne ne veut pas être juste, il faut que nous sachions être forts. Et puisque « la justice sans la force est impuissante, » que « la force sans la justice est tyrannique, » nous allons mettre ensemble la justice et la force.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.