Clerambault/Cinquième partie

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Libr. Paul Ollendorff (p. 299-377).


CINQUIÈME PARTIE

They also serve who only stand and wait.
Milton


Une fois encore, il se retrouva dans la solitude. Mais, elle lui apparut, cette fois, comme il ne l’avait jamais vue, belle et calme, avec un visage de bonté, des yeux affectueux, et de très douces mains qui posaient sur son front leur fraîcheur apaisante. Et il sut que, cette fois, la divine compagne l’avait élu.

Il n’est pas donné à tout homme d’être seul. Beaucoup gémissent de l’être, avec un secret orgueil. C’est la plainte des siècles. Elle prouve, à l’insu de ceux qui se plaignent, que la solitude ne les a pas choisis : ils ne sont pas ses familiers. Ils ont poussé la première porte et se morfondent dans le vestibule ; mais ils n’ont pas eu la patience d’attendre leur tour d’entrer ; ou leurs récriminations les ont fait éconduire. On ne pénètre pas dans le cœur de l’amie solitude, sans le don de la grâce, ou le bienfait de l’épreuve pieusement acceptée. Il faut laisser à sa porte la poussière de la route, les voix criardes du dehors et les pensées mesquines, égoïsme, vanité, pitoyables révoltes des affections déçues, des ambitions blessées. Il faut que, pareille aux pures ombres Orphiques, dont les tablettes d’or nous ont transmis la voix mourante, « l’âme enfuie du cercle des douleurs » se présente seule et nue « à la fontaine glacée qui sort du lac de Mémoire ».

C’est le miracle de la Résurrection. Celui qui vient de laisser sa dépouille mortelle et pense avoir tout perdu, découvre que d’aujourd’hui il entre dans son vrai bien. Non seulement soi-même et les autres lui sont rendus ; mais il voit que jusqu’alors il ne les avait jamais eus. Dehors, dans la cohue, comment pourrait-il voir par-dessus les têtes de ceux qui l’enserrent ? Et les plus proches mêmes qui, pressés contre sa poitrine, l’entraînent, il ne lui est pas possible de les regarder longuement dans les yeux. Le temps manque et le recul. On ne sent que les heurts des corps qui s’écrasent, dans leur commun destin étroitement coincés, et que charrie le torrent vaseux de la vie multitudinaire. Son fils, Clerambault ne l’a vu qu’après qu’il était mort. Et l’heure fugitive où lui et sa fille se sont reconnus était celle où les liens de l’illusion maléfique venaient d’être dénoués par l’excès de la douleur.

Or, voici qu’à présent où il s’était, dans la solitude, par la voie d’éliminations successives, retranché (eût-on dit) des passions des vivants, il les retrouvait tous dans une intimité lucide. Tous, non seulement les siens, sa femme, ses enfants, mais tous ces millions d’êtres qu’il avait cru faussement jusqu’alors embrasser, dans un amour oratoire. Ils venaient tous se peindre au fond de la chambre noire. Sur la sombre rivière du Destin qui emporte l’humanité, et qu’il avait confondue avec elle, lui apparaissaient les millions d’épaves vivantes qui se débattaient, — les hommes. Et chaque homme était soi, à lui seul un monde de joies et de souffrances, de rêves et d’efforts. Et chaque homme était moi. Je me penche sur lui, et c’est moi que je vois. « Moi », me disent ses yeux ; et son cœur me dit : « Moi ! » Ah ! comme je vous comprends ! Que vos erreurs sont miennes ! Jusque dans l’acharnement de ceux qui me combattent, je te reconnais, mon frère, je ne suis pas dupe : c’est moi !

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Alors, Clerambault se mit à regarder ces hommes, non plus avec ses yeux, avec les yeux de la tête, mais avec son cœur, — non plus avec sa pensée de pacifiste, de tolstoyen, ce qui est une autre folie, — mais avec la pensée de chacun, et en se muant en lui. Et il découvrit ces gens qui l’entouraient, ceux qui lui étaient les plus hostiles, ces intellectuels, ces politiciens. Il aperçut leurs rides, leurs cheveux blancs, le pli amer de leur bouche, leur dos courbé, leurs jambes cassées Tendus, crispés, près de crouler… Comme ils avaient vieilli depuis six mois ! Dans les premiers temps, l’exaltation de la lutte les soutenait. Mais à mesure que le combat se prolongeait et que, quelle que fût l’issue, les ruines devenaient certaines, chacun avait ses deuils, et chacun pouvait craindre de perdre le peu — l’infini — qui lui restait. Ils ne voulaient pas trahir leur angoisse ; ils serraient les dents… Quelle souffrance ! Et chez les plus croyants, le doute avait fait sa fissure Chut ! Il ne fallait pas le dire. Si vous me le dites, vous me tuez… Clerambault, se souvenant de Mme Mairet, pénétré de pitié, promettait de se taire. — Mais il était trop tard ; on savait ce qu’il pensait : il était la négation, le remords vivant. Et on le haïssait. Clerambault ne leur en voulait plus. Il les eût presque aidés à replâtrer leur illusion.

Quelle passion de foi à l’intérieur de ces âmes qui la sentaient menacée ! Elle avait un caractère de grandeur tragique et pitoyable. Chez les politiciens, elle se compliquait du ridicule apparat de déclamations charlatanesques ; chez les intellectuels, de l’entêtement burlesque de cerveaux maniaques. Mais, malgré tout, on voyait la plaie désespérée ; on entendait le cri d’angoisse qui veut croire, l’appel à l’illusion héroïque. Chez de jeunes cœurs plus simples, cette foi prenait un caractère touchant. Pas de déclarations, pas de prétentions au savoir ; mais une affirmation d’amour éperdu, qui a tout donné, et qui, en retour, attend une seule parole, la réponse : « C’est vrai !… Tu existes, bien-aimée, patrie, puissance divine, toi qui m’as pris ma vie et tout ce que j’aimais ! » On a envie de s’agenouiller au pied de ces pauvres petites robes noires, — mères, épouses et sœurs, — de baiser ces mains maigres qui tremblent de l’espoir et de la peur de l’au-delà, et de leur dire : « Ne pleurez pas ! Vous serez consolées ! »

Oui, mais comment les consoler quand on ne croit pas à l’idéal qui les fait vivre et qui les tue ? — La réponse longtemps cherchée lui était venue maintenant, sans qu’il l’eût vue entrer : « Il faut aimer les hommes plus que l’illusion et plus que la vérité. »

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L’amour de Clerambault n’était pas payé de retour. Bien que depuis plusieurs mois il n’eût rien publié, il n’avait jamais été autant attaqué. En l’automne de 1917, les violences contre lui étaient montées à un diapason inouï. Risible disproportion entre ces fureurs et la faible parole de cet homme ! Il en était de même en tous les pays du monde. Une douzaine de chétifs pacifistes, isolés, encerclés, sans moyens de se faire entendre dans aucun grand journal, élevant à peine la voix, honnête mais sans éclat, déchaînaient une frénésie d’injures et de menaces. A la moindre contradiction, le monstre Opinion tombait en épilepsie. — Le sage Perrotin, qui pourtant ne s’étonnait de rien, restant coi prudemment et laissant Clerambault se perdre (puisque le cœur lui en disait !) secrètement s’effarait devant ce débordement de stupidité tyrannique. Dans l’histoire, à distance, on en rit. Mais de près, on voit la raison humaine à deux doigts de craquer. Pourquoi les hommes ont-ils plus universellement perdu leur calme dans cette guerre que dans toute autre du passé ? A-t-elle été réellement plus atroce ? Enfantillage ! Oubli intéressé de tout ce qui s’est fait, en notre temps, sous nos yeux : Arménie, Balkaniques, répression de la Commune, guerres coloniales, nouveaux conquistadores de la Chine ou du Congo… De tous les animaux, l’espèce la plus féroce fut toujours, nous le savons, l’humaine. — Est-ce donc que les hommes ont cru davantage à la guerre d’aujourd’hui ?… Bien au contraire ! Les peuples d’Occident en étaient arrivés au point d’évolution, où la guerre devient si absurde que, pour la faire, il n’est plus possible de conserver sa raison. Il faut la soûler. Délirer, sous peine de mort, de mort désespérée dans le noir pessimisme. Et c’est pourquoi la voix d’un seul qui conservait sa raison jetait dans la fureur les autres qui voulaient l’oublier. Ils avaient la terreur que cette voix ne les réveillât, et qu’ils ne se retrouvassent dégrisés, tout nus, et avilis.

De plus, en ce moment, les affaires tournaient mal pour la guerre. Les grandes espérances de victoire et de gloire, tant de fois rallumées, vacillaient. Il paraissait probable que, de quelque côté qu’on l’envisageât, la guerre serait pour tous une très mauvaise affaire. Ni les intérêts, ni les ambitions, ni les idéalismes n’y trouveraient leur compte. Et l’amère déception, entrevue à court terme, des millions de sacrifices, pour un résultat nul, faisait cabrer de colère les hommes qui se savaient moralement responsables. Il leur fallait s’accuser, ou se venger sur d’autres. Le choix fut vite fait. Tous ceux qui avaient prévu, dénoncé leur échec et taché de le prévenir, ils le leur attribuèrent. Chaque recul d’armée, chaque bévue de diplomates, se découvrit une excuse dans les machinations des pacifistes. Ces hommes impopulaires et que nul n’écoutait se trouvèrent investis par leurs adversaires du pouvoir formidable d’organiser la défaite. Pour que nul ne s’y trompât, on leur passa au cou l’écriteau : « Défaitiste » ; comme les hérétiques du bon vieux temps, leurs frères, il ne restait plus qu’à les brûler. En attendant le bourreau, ses valets ne manquaient point.

On commença par prendre, pour se faire la main, des gens inoffensifs — des femmes, des instituteurs, obscurs, ou peu connus, sachant mal se défendre. — Et puis, on s’attaqua à de plus gros morceaux. L’occasion était bonne pour les hommes politiques de se débarrasser de rivaux dangereux, détenteurs de secrets redoutables et maîtres du lendemain. Surtout, on s’appliqua, selon la vieille recette, à mêler savamment les accusations, cousant en un même sac de vulgaires aigrefins et ceux dont le caractère ou l’esprit inquiétaient, — afin qu’en ce micmac le public éberlué n’essayât même plus de distinguer un brave homme d’un gredin. Ainsi, ceux qui n’étaient pas suffisamment compromis par leurs actes l’étaient par leurs relations. En manquaient-ils, on pouvait leur en prêter : on se chargeait même, au besoin, de leur en fournir de toutes faites sur mesure de l’acte d’accusation.

Pouvait-on assurer que Xavier Thouron était, quand il vint trouver Clerambault, en service commandé ? Il était bien capable de venir pour son propre compte. Et qui donc eût pu dire exactement dans quelle intention ? Le savait-il lui-même ? Il y a toujours eu dans les marécages des grandes villes des aventuriers sans scrupules, fiévreusement désœuvrés, qui vont cherchant partout, comme les loups, « quem devorent ». Ils ont d’énormes appétits et une curiosité de même. Pour remplir ce tonneau sans fond, tout leur est bon. Ils peuvent faire le blanc, ils peuvent faire le noir, il ne leur en coûte pas plus. Ils sont aussi bien prêts à vous jeter à l’eau qu’à s’y flanquer pour vous sauver : ils ne craignent pas pour leur peau ; mais il faut nourrir l’animal qui est dedans, — et aussi, l’amuser. — S’il cessait un moment de grimacer et de bâfrer, il périrait d’ennui et de dégoût de son néant. Mais il n’y a point de risques ; il est trop intelligent ! Il ne s’arrêtera point pour penser, qu’il ne crève de sa belle mort, et debout, comme l’empereur romain.

Nul n’aurait donc pu dire ce que Thouron voulait au juste, lorsqu’il vint pour la première fois chez Clerambault. Il était comme toujours affairé, affamé, sans but, flairant un os. Il était de ceux très rares dans la profession (ce sont les grands journalistes), qui, sans se donner la peine de lire ce dont ils parlent, peuvent s’en faire hâtivement une idée vive, brillante, qui souvent, par prodige, se trouve même assez juste. Il récita sans trop d’erreurs à Clerambault son « Évangile », et il semblait y croire. Il y croyait peut-être, pendant qu’il le disait. Pourquoi pas ? Il était aussi pacifiste, à ses heures : cela dépendait du vent et de l’attitude de certains confrères, dont il prenait la suite, ou bien le contrepied. Clerambault fut touché. Il ne s’était jamais guéri d’une confiance enfantine en le premier venu qui y faisait appel. Et puis, il n’était pas gâté par la presse de son pays. Il se laissa donc extraire, d’abondance de cœur, ses plus intimes pensées. L’autre grugeait, dévotement.

Une connaissance aussi étroitement engagée ne pouvait en rester là. Il y eut échange de lettres, où l’un faisait parler, et où l’autre parlait. Thouron engageait Clerambault à mettre sa pensée en petits tracts populaires ; et il se faisait fort de la répandre dans les milieux ouvriers. Clerambault hésitait, refusait. Non pas qu’il réprouvât, en principe, comme le font hypocritement les partisans de l’ordre et de l’injustice régnants, la propagande secrète d’une vérité nouvelle, quand nulle autre propagande n’est possible : (toute foi opprimée couve dans les Catacombes). Mais, pour son compte, il ne se sentait pas fait pour cette action : dire tout haut ce qu’il pensait, et accepter ensuite les conséquences de sa parole, c’était son rôle ; la parole se répandra d’elle-même : il n’avait pas à s’en faire le colporteur. D’ailleurs, un instinct secret, dont il eût rougi s’il lui avait permis de s’énoncer, le tenait en méfiance contre les offres de service de son commis voyageur. Il ne put toutefois mettre un frein à son zèle. Thouron publia dans son journal une apologie de Clerambault ; il y racontait ses visites et ses conversations ; il exposait les pensées du maître, et il les paraphrasait. Clerambault s’étonnait, en les lisant : il ne s’y reconnaissait plus. Cependant, il ne pouvait en rejeter la paternité, car il trouvait, enchâssées dans les commentaires de Thouron, des citations de ses lettres, dont les termes étaient exacts. Il s’y reconnaissait encore moins. Les mêmes mots, les mêmes phrases, prenaient dans le contexte où ils étaient greffés, un accent, une couleur, qu’il ne leur avait point donnés. Ajoutez que la censure, investie du salut de l’État, avait, dans les citations, coupé de-ci de-là des demi-lignes, des lignes, des fins de paragraphes, parfaitement innocents, mais dont la suppression suggérait à l’esprit surchauffé du lecteur les pires iniquités. L’effet d’une telle campagne ne se fit pas attendre ; c’était de l’huile sur le feu. Clerambault ne savait à quel saint se vouer, pour décider son défenseur à se taire. Il ne pouvait lui en vouloir, car Thouron ramassait sa part de menaces et d’injures, largement, sans sourciller : son cuir en avait vu d’autres !

Quand ils eurent été tous deux copieusement arrosés, Thouron s’attribua des droits sur Clerambault et, après avoir essayé de lui faire prendre des actions de son journal, il l’inscrivit, sans le prévenir, dans le Comité d’honneur. Il trouva fort mauvais que Clerambault qui l’apprit, quelques semaines plus tard, n’en fût pas satisfait. Leurs relations en furent refroidies, sans qu’il cessât, pourtant, d’arborer, de loin en loin, dans ses articles, le nom de « son illustre ami » Celui-ci se laissait faire, trop heureux d’en être quitte, à ce compte. Il l’avait perdu de vue, lorsqu’il apprit, un jour, que Thouron était arrêté. On l’inculpait dans une affaire d’argent, assez malpropre, où la hantise du temps voyait la main de l’ennemi. La justice, docile au mot d’ordre d’en haut, ne pouvait manquer de trouver un lien entre ces tripotages et l’activité soi-disant pacifiste que Thouron exerçait dans son journal, d’une façon irrégulière, incohérente, en la coupant de brusques accès d’exterminisme. On le rattacha, comme il convenait, au « grand complot Défaitiste » ; et le dépouillement de sa correspondance permit d’y compromettre tous ceux que l’on voulut : comme il avait eu soin de garder toutes ses lettres, et qu’il en avait de tous les partis, on n’avait que l’embarras du choix. On choisit.

Clerambault apprit, par les journaux, qu’il était un des élus. Ils exultaient ! — Enfin ! On le tenait donc ! Tout s’expliquait maintenant. Car, n’est-ce pas ? pour qu’un homme pense autrement que tout le monde, il faut qu’il y ait là-dessous quelque vilain mobile ; cherchez, et vous trouverez On avait trouvé. Sans plus attendre, un journal parisien annonça « la trahison » de Clerambault. Il n’y en avait point trace dans les dossiers de justice ; mais la justice laisse dire, elle ne rectifie pas : ce n’est pas elle qui est en cause. Clerambault, convoqué chez le juge d’instruction, priait en vain qu’on lui dit son délit. Le juge était poli, lui montrait les égards qu’on devait à un homme de sa notoriété ; mais il ne semblait nullement pressé d’en finir ; il avait l’air d’attendre… Quoi donc ? — Le délit.

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Mme Clerambault n’avait pas l’esprit d’une Romaine — ou de cette fière Israélite, dans l’affaire célèbre qui divisa la France, il y a quelque vingt ans — que l’injustice publique, liguée contre le mari, liait plus étroitement à lui. Elle avait le respect instinctif et peureux de la bourgeoisie française pour la justice officielle. Bien qu’elle eût toutes les raisons de savoir que l’inculpation de Clerambault était sans fondement, être inculpé lui paraissait un déshonneur, dont elle se sentait éclaboussée. Elle ne le supporta pas en silence. En réponse à ses reproches, Clerambault prit, sans le faire exprès, l’attitude la plus propre à l’exaspérer. Au lieu de riposter, ou du moins de se défendre, il disait :

— Ma pauvre femme !… Mais oui, je te comprends… C’est malheureux pour toi… Mais oui, tu as raison…

Et il attendait que la douche fût finie. Cette acceptation démontait Mme Clerambault, qui enrageait de ne pas trouver prise ; elle savait parfaitement que, tout en lui donnant raison, il ne modifierait rien à sa façon d’agir. En désespoir de cause, elle lui cédait la place et s’en allait déverser sa rancœur dans le sein de son frère. Léo Camus ne s’embarrassait pas de ménagements. Il l’engageait à divorcer. Il lui en faisait un devoir. C’était trop demander. La répugnance traditionnelle au divorce, réveillant en cette honnête bourgeoise sa fidélité profonde, lui faisait trouver le remède pire que le mal. Les deux époux restaient ensemble ; mais leur intimité était perdue.

Rosine était presque toujours absente : pour oublier sa peine, elle préparait un examen d’infirmière, et une partie de ses journées se passait hors de la maison. Même quand elle y était, sa pensée n’y était point. Clerambault n’avait pas repris sa place d’autrefois dans le cœur de sa fille ; un autre l’occupait : Daniel. Elle répondait froidement aux avances affectueuses de son père : c’était une façon de le punir d’avoir causé sans le vouloir l’éloignement de l’ami. Elle s’en rendait compte, et elle était trop juste pour ne pas se le reprocher ; mais elle n’y changeait rien : l’injustice soulage.

Daniel n’oubliait pas plus qu’il n’était oublié. Il n’était pas fier de sa conduite ; et, pour s’en atténuer le remords, il en attribuait la responsabilité à son entourage, dont l’opinion tyrannique avait fait pression sur lui. Il n’en était pas plus satisfait.

Le hasard vint au secours des deux boudeurs amoureux. Blessé assez sérieusement, bien que sans danger, Daniel fut ramené à Paris. Pendant sa convalescence, il rencontra Rosine. C’était près du square du Bon Marché. Il hésita, un instant. Mais elle n’hésita pas ; elle vint à lui, ils entrèrent dans le square et commencèrent un long entretien qui, d’abord embarrassé, entrecoupé de reproches et d’aveux, aboutit à un parfait accord. Ils étaient si bien absorbés dans leurs tendres explications qu’ils ne virent point passer Mme Clerambault. La bonne dame, suffoquée de cette rencontre à laquelle elle était loin de s’attendre, se hâta de rentrer au logis pour faire part de la nouvelle à Clerambault : — car elle ne pouvait se tenir de lui parler, malgré leur mésentente. A son récit indigné, (elle ne pouvait admettre l’intimité de sa fille avec un homme dont la famille leur avait fait un affront), Clerambault ne répondit rien, selon sa nouvelle habitude. Il souriait, hochait la tête, et finalement il dit :

— Parfait.

Mme Clerambault s’interrompit, haussa les épaules, et fit mine de sortir ; près de la porte de la chambre, elle se retourna et dit avec dépit :

— Ces gens t’ont insulté ; ta fille et toi vous étiez d’accord pour qu’on cessât de les voir. À présent, ta fille qui s’est fait refuser par eux leur fait des avances ; et tu trouves cela parfait ! Il n’y a plus moyen de comprendre. Vous êtes fous.

Clerambault essaya de lui prouver que le bonheur de sa fille n’était pas qu’elle pensât comme lui, et que Rosine avait bien raison de réparer pour son compte les sottises de son père.

— Tes sottises Oh ! pour cela, fit Mme Clerambault, c’est la seule parole sensée que tu aies dite de ta vie.

— Tu vois bien ! dit Clerambault. — Et il lui fit promettre de ne parler de rien à Rosine : qu’elle fut libre d’arranger à sa guise son petit roman.

Quand Rosine rentra, elle était radieuse, mais ne raconta rien. Mme Clerambault eut grand’peine à se taire. Clerambault observait avec un affectueux amusement le bonheur revenu sur le visage de sa fille. Il ne savait pas exactement ce qui s’était passé ; mais il s’en doutait bien : — Rosine l’avait gentiment jeté par-dessus bord. Les deux amoureux avaient conclu leur entente, aux dépens des parents. Tous deux avaient blâmé, avec une admirable équité, les exagérations opposées de ces vieilles gens. Les années de souffrance dans la tranchée avaient, sans ébranler son patriotisme, désabusé Daniel de l’étroit fanatisme de sa famille. Et Rosine — donnant donnant — avait admis doucement que son père s’était trompé. Elle n’avait pas eu un grand effort à faire pour mettre d’accord son cœur pieux et un peu fataliste avec l’acquiescement stoïque de Daniel à l’ordre établi. Ils étaient bien décidés à aller leur chemin ensemble, sans plus se soucier des dissentiments de ceux qui, comme on dit, venaient avant eux, — que plus exactement, ils laissaient derrière eux. Ils ne voulaient pas davantage se préoccuper de l’avenir. Comme des millions d’êtres, ils ne demandaient au monde que leur part de bonheur actuel et fermaient les yeux sur le reste.

Mme Clerambault était sortie, dépitée que sa fille n’eût rien dit de sa rencontre. Clerambault et Rosine rêvassaient, chacun de son côté : Clerambault, assis à sa fenêtre et fumant ; Rosine, tenant un journal, qu’elle ne lisait pas. Ses yeux heureux, qui erraient, cherchant à revoir les détails de la scène de tout à l’heure, rencontrèrent le visage fatigué de son père. Il avait une expression de mélancolie qui la frappa. Elle se leva et, debout derrière lui, elle posa la main sur l’épaule de Clerambault et dit, avec un petit soupir de compassion qui dissimulait mal la joie intérieure :

— Pauvre papa !

Clerambault, levant les yeux, regarda Rosine, dont les traits rayonnaient malgré elle.

— Et elle, dit-il, la petite, elle n’est donc plus pauvre ?

Rosine rougit.

— Pourquoi dis-tu cela ? fit-elle.

Clerambault la menaça du doigt. Rosine penchée sur lui, par derrière, appuya sa joue contre la joue de son père.

— Elle n’est plus pauvre ? répéta-t-il.

— Non, dit-elle, elle est très riche, au contraire.

— Dis un peu ce qu’elle a…

— Elle a… d’abord, son cher papa…

— Oh ! la petite menteuse ! dit Clerambault, essayant de se dégager et de la regarder en face.

Rosine lui couvrit les yeux, la bouche avec ses mains.

— Non, je ne veux plus que tu regardes, je ne veux plus que tu parles…

Elle l’embrassa, et redit, en le câlinant :

— Pauvre papa !

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Elle avait donc échappé aux soucis de la maison ; et elle ne tarda même pas à s’envoler du nid. Elle avait achevé ses examens d’infirmière et fut envoyée à un hôpital de province. Les Clerambault sentirent plus péniblement le vide de leur foyer.

Le plus solitaire des deux n’était pas Clerambault. Il le savait, et plaignait sincèrement sa femme, pas assez forte pour le suivre, ni pour se détacher de lui. Lui, quoi qu’il arrivât maintenant, ne serait plus jamais dénué de sympathies. La persécution même les ferait naître, ou pousserait les plus réservées à s’exprimer. — Et juste à ce moment, lui en vint une bien chère.

Un jour qu’il était seul dans l’appartement, on sonna ; il ouvrit. Une dame qu’il ne connaissait pas lui tendit une lettre, en disant son nom. Dans l’obscurité du vestibule, elle croyait s’adresser à un domestique, puis s’aperçut de la méprise. Il voulut la faire entrer.

— Non, dit-elle, je ne suis que la messagère.

Elle partit. Mais après son départ, il trouva un petit bouquet de violettes, qu’elle avait déposé sur le coffre, près de la porte.

La lettre disait :

« Tu ne cede malis,
sed contra audentior ito…

« Vous combattez pour nous. Notre cœur est en vous. Versez-nous votre souffrance. Je vous verse mon espérance, ma force et mon amour, — moi qui ne puis agir, — qui ne puis agir que par vous. »

Cette chaleur juvénile et les derniers mots, un peu mystérieux, émurent et intriguèrent Clerambault. Il évoquait l’image de la visiteuse, sur son seuil. Elle n’était plus très jeune : des traits bien dessinés, des yeux bruns et sérieux qui souriaient dans un visage fatigué. Où l’avait-il vue déjà ? Tandis qu’il la fixait, l’image s’effaça.

Il la retrouva, deux ou trois jours après, à quelques pas de lui, dans une allée du Luxembourg. Elle passait. Il traversa l’allée, pour la rejoindre. Elle s’arrêta, en le voyant venir. Il lui demanda, la remerciant, pourquoi elle était partie si vite, sans se faire connaître. Et il s’aperçut à ce moment qu’il la connaissait depuis longtemps. Il la rencontrait naguère au Luxembourg, ou dans les rues autour, avec un grand garçon qui devait être son fils. Chaque fois qu’il les croisait, leurs regards le saluaient d’un sourire de respect familier. Et sans qu’il sût leur nom, sans qu’ils eussent jamais échangé une parole, ils faisaient partie, pour lui, de ces ombres amicales qui escortent notre vie quotidienne, et que nous ne remarquons pas toujours quand elles sont là, mais qui nous laissent un vide quand elles ont disparu. C’est pourquoi sa pensée se reporta aussitôt de la femme qui était devant lui au jeune compagnon qui manquait, à ses côtés. Et il dit, dans un élan d’intuition imprudente : (car, en ces temps de deuil, qui savait ceux qui étaient encore du nombre des vivants ?)

— C’est votre fils qui m’a écrit ?

— Oui, dit-elle. Il vous aime bien. Nous vous aimons depuis longtemps.

— Qu’il vienne !

Une ombre de tristesse enveloppa le visage de la mère.

— Il ne le peut pas.

— Où donc est-il ? Au front ?

— Ici.

Après un instant de silence, Clerambault demanda :

— Il est blessé ?

— Voulez-vous le voir ? dit la mère.

Clerambault l’accompagna. Elle se taisait. Il n’osait la questionner. Il dit :

— Du moins, vous, vous l’avez toujours…

Elle comprit et lui tendit la main :

— Nous sommes bien proches l’un de l’autre.

Il insista :

— Mais pourtant, vous l’avez.

— J’ai son âme, dit-elle.

Ils étaient arrivés à la maison, — une vieille demeure XVIIe siècle, dans une de ces rues étroites et antiques, entre le Luxembourg et Saint-Sulpice, où subsiste encore la fierté recueillie du vieux Paris. La grande porte, même en plein jour, était fermée. Mme Froment, devançant Clerambault, monta le perron de quelques marches, au fond de la cour dallée, et entra dans l’appartement du rez-de-chaussée.

— Mon petit Edme, dit-elle en ouvrant la porte de la chambre, une surprise !… Devine !…

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Clerambault vit un jeune homme, étendu dans un lit, et qui le regardait. La blonde figure de vingt-cinq ans, que rosissait le soleil du soir, était illuminée par des yeux intelligents, et paraissait si saine et si reposée qu’on ne pensait pas à la maladie, d’abord, en la voyant.

— Vous !… dit-il, vous ici !…

Une joyeuse surprise rendit ses traits plus jeunes encore. Mais ni le corps, ni les bras que les draps recouvraient ne firent un mouvement, et Clerambault, s’approchant, remarqua que la tête seule vivait.

— Maman, tu m’as trahi… disait Edme Froment.

— Vous ne vouliez donc pas me voir ? demanda Clerambault, penché sur l’oreiller.

— Ce n’est pas tout à fait cela, dit Edme. Je ne tenais pas beaucoup à être vu.

— Et pourquoi ? dit Clerambault, d’une bonne voix, qu’il tâchait de faire rieuse.

— Parce qu’on n’invite pas les gens à venir, quand on n’est plus chez soi.

— Et où donc êtes-vous ?

— Ma foi, je pourrais jurer dans une momie d’Égypte.

Il indiqua du regard le lit, son corps immobile.

— La vie n’y est plus, dit-il.

— Tu es le plus vivant de nous tous, protesta une voix près de lui.

Clerambault remarqua, de l’autre côté du lit, un grand jeune homme, de l’âge d’Edme Froment, qui semblait plein de force et de santé, Edme Froment sourit et dit à Clerambault :

— Mon ami Chastenay a tant de vie qu’il m’en prête.

— Ah ! si je pouvais te la donner ! dit l’autre.

Les deux amis échangèrent un regard affectueux. Chastenay continua :

— Je ne ferais que te rendre une partie de ce que j’ai reçu de toi.

Et s’adressant à Clerambault :

— C’est lui qui nous soutient tous. N’est-ce pas, Madame Fanny ?

La mère dit tendrement :

— Mon grand fils !… C’est bien vrai.

— Vous abusez, dit Edme, de ce que je ne peux plus me défendre (parlant à Clerambault). Vous le voyez, je suis pris, je ne puis bouger.

— Blessé ?

— Paralysé.

Clerambault n’osa pas demander de détails.

— Vous ne souffrez pas ? dit-il.

— Je devrais peut-être le souhaiter : la douleur est encore un lien qui nous rattache au rivage. Mais j’avoue que je m’accommode du lourd silence de ce corps où je suis engainé… N’en parlons plus. Du moins, l’esprit est libre. S’il n’est pas vrai qu’il « agitat molem », il s’en évade souvent.

— L’autre jour, dit Clerambault, il est venu me visiter.

— Ce n’est pas la première fois. Souvent, il est allé à vous.

— Je me croyais bien seul

— Vous souvenez-vous, dit Edme, de la parole de Randolph à Cecil : « La voix d’un homme seul est capable en une heure de mettre en nous plus de vie que le fracas de cinq cents clairons sonnant sans trêve ? »

— C’est aussi vrai de toi, dit Chastenay.

Froment sembla ne pas l’entendre et reprit :

— Vous nous avez éveillés.

Clerambault regarda les beaux yeux courageux et calmes du gisant, et dit :

— Ces yeux n’en avaient pas besoin.

— Ils n’en ont plus besoin, dit Edme. On voit mieux à distance, quand on s’est éloigné. Mais quand j’étais tout près, je ne distinguais rien.

— Dites-moi ce que vous voyez

— Il se fait tard, dit Edme, je suis un peu fatigué. Voulez-vous une autre fois ?

— Je reviendrai demain.

Clerambault sortit, et Chastenay le rejoignit. Il éprouvait le besoin de confier à un cœur qui pût en sentir la peine et la grandeur la tragédie dont son ami était le héros et la victime. Edme Froment, atteint d’un éclat d’obus à la colonne vertébrale, frappé en pleine vigueur, était un des jeunes chefs intellectuels de sa génération, beau, ardent, éloquent, débordant de vie et de rêve, amoureux et aimé, noblement ambitieux. Maintenant, un mort vivant. Sa mère, qui avait mis en lui tout son orgueil et son amour, le voyait condamné. Leur peine devait être immense ; mais chacun la cachait à l’autre ; et cette contrainte les défendait. Ils étaient fiers l’un de l’autre. Elle le soignait, le lavait, le faisait manger, comme un petit enfant. Et lui, se faisant calme pour lui donner le calme, la portait à son tour sur les ailes de son esprit.

— Ah ! disait Chastenay, on devrait avoir des remords de vivre et d’être sain, de posséder des bras pour étreindre la vie, des jarrets souples pour marcher et bondir, de boire à pleine poitrine cette fraîcheur d’air bénie…

Il ouvrait les bras en parlant, levait la tête, respirait largement.

— Et le pire, reprit-il, baissant la tête et la voix, comme honteux, — le pire, c’est que je n’en ai pas.

Clerambault ne put s’empêcher de sourire.

— Oui, ce n’est pas héroïque, continua Chastenay. Et pourtant, j’aime Froment, comme nul autre au monde. Je me désole de son sort… Mais c’est plus fort que moi. Quand je pense à ma chance, parmi tant de sacrifiés, d’être ici en ce moment, ici avec tous mes sens, j’ai beaucoup de peine à ne pas montrer ma joie… Ah ! c’est trop bon de vivre tout entier !… Pauvre Froment !… Vous me trouvez terriblement égoïste ?

— Mais non, dit Clerambault. Vous parlez selon la saine nature. Si tous étaient sincères comme vous, l’humanité ne serait pas la proie du plaisir vicieux de la gloire dans la souffrance. Vous avez d’ailleurs les droits de savourer la vie, après avoir passé par l’épreuve.

(Il montrait la croix de guerre sur la poitrine du jeune homme).

— J’y ai passé et j’y retourne, dit Chastenay. Mais croyez bien que je n’y ai aucun mérite ! Car je ne le ferais pas, si je pouvais faire autrement. Inutile de nous jeter de la poudre aux yeux. La poudre, aujourd’hui, sert à d’autres usages. On n’arrive pas à sa troisième année de guerre, en ayant conservé l’amour du risque ou l’indifférence au danger, si tant est qu’on l’eût au commencement. Et je l’avais, je dois l’avouer. J’étais un bon puceau de l’héroïsme. Mais il y a beau temps que j’ai perdu ma virginité ! Elle était faite d’ignorance autant que de rhétorique. Une fois qu’elles sont tombées, le non-sens de la guerre, l’idiotie des massacres, la laideur, la duperie de ces affreux sacrifices crèvent les yeux des plus bornés. Et s’il ne serait pas viril de fuir l’inévitable, on ne fait rien non plus pour chercher ce qu’on peut éviter. Le grand Corneille était un héros de l’arrière. Ceux de l’avant que j’ai connus étaient, presque toujours, des héros malgré eux.

— C’est l’héroïsme vrai, dit Clerambault.

— C’est celui de Froment, répondit Chastenay. Le héros faute de mieux, faute de pouvoir être un homme… Mais ce qui le rend si cher, c’est qu’il est, malgré tout, un homme.

Clerambault vérifia la justesse de cette parole, dans le long entretien qu’il eut, le lendemain, avec Froment. Si la fierté de Froment ne se démentait pas dans la ruine de sa vie, il y avait d’autant plus de mérite qu’il n’avait jamais professé le culte de l’abnégation. Il avait eu de vastes espoirs, de robustes ambitions, que justifiaient ses dons et sa jeunesse heureuse. Pas un jour, il ne s’était fait, comme Chastenay, d’illusions sur la guerre. Il en avait tout de suite percé à jour la désastreuse ineptie. Il ne le devait pas seulement à son ferme esprit, mais à l’inspiratrice qui, depuis son enfance, avait tissé l’âme de son fils du plus pur de la sienne.

Mme Froment, que Clerambault trouvait presque tout jours quand il venait voir Edme, se tenait à l’écart, assise près de la fenêtre, travaillant, de temps en temps enveloppant son fils d’un regard tendre. Elle était une de ces femmes qui, sans posséder une intelligence exceptionnelle, ont le génie du cœur. Veuve d’un médecin beaucoup plus âgé qu’elle, et dont l’ample intelligence avait fécondé la sienne, elle n’avait eu dans sa vie que ces deux profondes affections, bien différentes entre elles : presque filiale pour le mari, presque amoureuse pour le fils.

Le docteur Froment, homme instruit, d’esprit original, qu’il dissimulait sous des formes d’une douce politesse attentive à ne pas blesser les autres en se distinguant d’eux, avait été grand voyageur, pendant une partie de sa vie ; il avait visité à peu près toute l’Europe, l’Égypte, la Perse et l’Inde ; curieux non seulement de science, mais de religion, il s’intéressait particulièrement aux expressions nouvelles de la foi dans le monde : Bâbisme, Christian Science, doctrines théosophiques. En relations avec le mouvement pacifiste, ami de la baronne de Suttner, qu’il avait connue à Vienne, il voyait venir depuis longtemps la grande catastrophe, à laquelle l’Europe et ceux qu’il aimait étaient promis. Mais homme de courage, habitué à regarder les injustices de la nature, il avait cherché moins à se faire illusion ou à leurrer les siens sur l’avenir, qu’à leur faire l’âme forte pour supporter l’assaut de la vague qui accourait. Bien plus que ses paroles, son exemple avait eu sur sa femme — sinon sur le fils encore enfant, à l’époque de sa mort, — une vertu sacrée. Atteint du mal lent et cruel qui devait l’enlever, — un cancer de l’intestin, — il avait, jusqu’au dernier jour, poursuivi tranquillement sa tâche accoutumée, entourant ses aimés de sa sérénité.

Mme Froment avait conservé dans son cœur cette noble image, comme un dieu intérieur. La piété pour son compagnon mort tenait en elle la place de la religion chez d’autres. Sans croyance arrêtée sur l’autre vie, elle le priait, chaque jour, surtout aux heures intenses, comme un ami toujours présent, qui veille et qui conseille. Par ce singulier phénomène de reviviscence qu’on observe souvent après la mort d’un être cher, l’essence de l’âme du mari semblait avoir passé en elle. C’est pourquoi son fils avait grandi dans une atmosphère de pensée aux calmes horizons, bien différents des paysages fiévreux, où poussait la jeune génération d’avant 1914, inquiète, ardente, agressive, irritée par l’attente Quand la guerre éclata, Mme Froment n’eut pas besoin de se défendre ni de défendre son fils contre les entraînements de la passion nationale : à tous deux elle était étrangère. Ils n’essayèrent pas non plus de résister à l’inévitable. Il y avait si longtemps que le malheur était en marche ! Il s’agissait de le soutenir sans plier, en sauvant ce qui devait être sauvé : la fidélité de l’âme à sa foi. Mme Froment n’estimait pas qu’il fût nécessaire d’être « au-dessus de la mêlée », pour la dominer ; et ce que firent par leurs articles deux ou trois écrivains de France, d’Angleterre, d’Allemagne, pour la réconciliation internationale, elle l’accomplit dans sa sphère limitée, plus simplement, mais plus efficacement. Elle avait conservé ses anciennes relations : et sans paraître gênée dans ces milieux infectés d’esprit de guerre, sans jamais entreprendre de vaines démonstrations contre la guerre, elle était, par sa seule présence, par sa parole tranquille, son lucide regard, son jugement mesuré, par le respect qu’inspirait sa bonté, le meilleur frein aux exagérations insanes de la haine. Elle répandait aussi dans les foyers susceptibles d’en être touchés les messages des libres Européens, les articles de Clerambault, qui n’en sut jamais rien ; et elle eut la satisfaction de voir qu’ils atteignaient les cœurs. Sa plus grande joie fut que son fils lui-même en fut transformé.

Edme Froment n’avait rien d’un pacifiste tolstoyen. Au début de la guerre, il la jugeait une bêtise, encore bien plus qu’un crime. Si on l’eût laissé libre, il se fût retiré de l’action, comme Perrotin, dans le haut dilettantisme de l’art et de la pensée. Il n’eût pas essayé de combattre l’opinion, car il le jugeait vain : il ressentait alors pour la folie du monde plus de mépris que de pitié. Sa participation forcée à la guerre l’avait contraint à reconnaître que cette folie était si largement payée par la souffrance qu’il était superflu d’ajouter le mépris à la condamnation. L’homme se faisait à lui-même son enfer sur la terre : il n’avait pas besoin d’un autre arrêt. Et dans le même temps, la parole de Clerambault, qui lui était parvenue pendant une permission à Paris, lui avait révélé qu’il avait mieux à faire qu’à s’ériger en juge de ses compagnons de chaîne : en partageant leur charge, tâcher de les délivrer.

Seulement, le jeune disciple allait plus loin que le maître. Clerambault, dont la nature affectueuse, un peu faible, trouvait sa joie dans sa communion avec les autres hommes, et qui souffrait de s’en séparer, même dans leurs erreurs, doutait perpétuellement de soi, regardait à droite, à gauche, cherchait dans les yeux de la foule humaine un assentiment à sa propre pensée, et s’épuisait en efforts infructueux pour concilier sa loi intérieure avec les aspirations et les luttes sociales de son temps. Froment, le gisant, qui était doué d’une âme de chef dans un corps asservi, affirmait, sans un doute, le devoir absolu, pour qui porte la flamme d’un idéal puissant, de le dresser au-dessus des têtes de ses compagnons. Pourquoi chercherait-il à l’effacer timidement et à la fondre parmi la masse des autres lueurs ? Il est faux, le lieu-commun des démocraties, que « Voltaire a moins d’esprit que Tout-le-monde » ! « Democritus ait : Unus mihi pro populo est… L’un vaut pour moi les milliers »… — La foi de notre temps voit dans le groupe social le faîte de l’évolution humaine. Qui le prouve ? Moi, je vois, disait Froment, ce faîte dans l’individualité supérieure. Des millions d’hommes ont vécu et sont morts pour que surgisse une fleur suprême de pensée. Car telles sont les manières fastueuses et prodigues de la nature. Elle dépense des peuples, pour créer un Jésus, un Bouddhâ, un Eschyle, un Vinci, un Newton, un Beethoven. Mais sans ces hommes, que seraient-ils, ces peuples ? Que serait l’humanité ?… Nous ne relevons pas l’idéal égoïste du Surhomme. Un homme qui est grand est grand pour tous les hommes. Son individualité exprime des millions d’hommes, et souvent elle les guide. Elle est l’incarnation de leurs forces secrètes, de leurs plus hauts désirs. Elle les concentre, et déjà elle les réalise. Le seul fait qu’un homme a été Christ, a exalté, soulevé au-dessus de la terre, des siècles d’humanité et a versé en eux des énergies divines. Et bien que dix-neuf siècles se soient écoulés depuis, les millions d’hommes n’ont jamais atteint à la hauteur du modèle, mais ne se lassent pas d’y aspirer. — L’idéal individualiste ainsi compris est plus fécond pour la société humaine que l’idéal communiste, qui conduit à la perfection mécanique de la fourmilière. A tout le moins, est-il indispensable à l’autre, comme correctif et comme complémentaire.

Ce fier individualisme, que Froment exprimait en paroles brûlantes, affermissait l’esprit toujours un peu chancelant de Clerambault, indécis par bonté, doute de soi, et effort pour comprendre les autres.

Froment lui rendit encore un autre service. Plus instruit que lui de la pensée mondiale, ayant, par sa famille, des relations parmi les intellectuels de tous les pays, et lisant quatre ou cinq langues étrangères, Froment révéla à Clerambault les autres grands isolés qui, dans chaque nation, combattaient pour les droits de la conscience libre, — tout ce travail souterrain de la pensée comprimée, qui s’acharnait à chercher la vérité. Spectacle bien consolant : que l’époque de la plus effroyable tyrannie morale qui ait pesé, depuis l’Inquisition, sur l’âme de l’humanité, ait échoué à étouffer dans une élite de chaque peuple l’indomptable volonté de rester libre et vrai !

Certes, ces individualités indépendantes étaient rares, mais leur pouvoir en était d’autant plus grand. Leur silhouette se découpait, saisissante, sur l’horizon vide. Dans la chute des peuples au fond du précipice où s’écrasent les millions d’âmes, en un tas informe, leur voix retentissait comme le seul verbe humain. Et leur action s’affirmait par la rage de ceux qui la niaient. Il y a un siècle, Chateaubriand écrivait :

« Lutter désormais est vain. Être est la seule chose qui importe. »

Mais il ne voyait pas qu’ « être », en notre temps, être soi, être libre, est le plus grand des combats. Les êtres qui sont eux-mêmes dominent, par le seul fait du nivellement des autres.

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Clerambault n’était pas le seul à éprouver le bienfait de l’énergie de Froment. Presque à chaque visite, il rencontrait au chevet du jeune homme quelque ami qui venait, sans se l’avouer peut-être, autant pour chercher du réconfort que pour en apporter. Deux ou trois jeunes gens, de l’âge de Froment ; les autres, hommes âgés, ayant passé la cinquantaine, vieux amis de la famille, ou qui connaissaient Froment déjà avant la guerre. L’un d’eux, vieil helléniste, au sourire fin et distrait, avait été son professeur. Il y avait aussi là un sculpteur aux cheveux gris, masque huileux et creusé de sillons tragiques ; un gentilhomme campagnard, qui avait le poil ras, le teint rouge, et la tête carrée d’un rude paysan ; et un médecin à barbe blanche, figure fatiguée, empreinte de douceur, où le regard frappait par l’expression complexe des deux yeux : l’un, qui observait bien, avec une lueur de scepticisme, et l’autre, mélancolique, qui paraissait rêver.

Ces hommes qui se trouvaient quelquefois réunis chez le malade, ne se ressemblaient guère. On eût noté dans le petit groupe toutes les nuances de pensée, — du catholique au libertaire, et même au bolcheviste, (comme prétendait l’être un des jeunes camarades de Froment). On eût retrouvé en eux les empreintes des ancêtres intellectuels les plus variés : de Lucien l’ironique, dans le vieil helléniste ; des chroniqueurs françois de la collection Michaud, chez le comte de Coulanges, qui, le soir, dans son domaine, se délassait de l’élevage et des engrais chimiques, en savourant la langue de drap d’or de Froissart et celle, buissonneuse et juteuse, de ce fripon de Gondi. Le sculpteur ravinait son front à découvrir une métaphysique dans Beethoven et Rodin. Et le docteur Verrier, qui avait pour le paradis des religions le sourire désabusé de l’homme de science, transposait dans le royaume d’hypothèses de la biologie, ou dans les équations fulgurantes de la physique et de la chimie modernes, le coin de merveilleux dont il avait besoin. Bien qu’il participât douloureusement aux épreuves du jour, l’ère de guerre s’effaçait à ses yeux, déjà dans le lointain, avec sa gloire gluante, devant les découvertes héroïques de la pensée, qu’un nouveau Newton, le libre Allemand Einstein, accomplissait, parmi l’égarement humain.

Ainsi, entre ces hommes, tout semblait différent : et la forme de l’esprit, et le tempérament. Mais tous étaient d’accord en ceci, qu’ils ne dépendaient d’aucun parti, que tous pensaient par eux-mêmes, et que tous avaient le respect et l’amour de la liberté, — de la leur et de celle des autres. Que compte le reste ? À l’époque où nous sommes, tous les cadres anciens, les partis politiques, religieux, ou sociaux, s’effondrent ; et c’est un mince progrès de se dire socialiste, ou bien républicain, plutôt que monarchiste, si ces castes s’accommodent de nationalisme d’État, ou de foi, ou de classe. Il n’est plus aujourd’hui que deux sortes d’esprits : ceux qui s’enferment dans des barrières ; et ceux qui sont ouverts à tout ce qui est vivant, ceux qui portent en eux l’humanité entière, jusqu’à leurs ennemis. Ces hommes, si peu nombreux qu’ils soient, forment, sans le savoir, la vraie Internationale, celle qui repose sur le culte de la vérité et de la vie universelles. Et trop faibles chacun, (ils le savent), pour embrasser leur immense idéal, leur idéal les embrasse tous. Et tous unis en lui, ils s’acheminent, chacun par un chemin différent, vers le Dieu inconnu.

Ce qui attirait en ce moment ces libres âmes diverses autour d’Edme Froment, c’est qu’elles percevaient obscurément en lui le point où se rencontraient leurs lignes, le carrefour d’où l’on voit tous les chemins de la forêt. Froment n’avait pas toujours été celui qui réunit. Tant qu’il était resté maître de son corps et sain, il suivait, lui aussi, sa route à part des autres. Mais depuis que sa course avait été brisée, il s’était établi — après une période d’amère désespérance, dont il ne laissa rien voir aux yeux de ceux qui l’entouraient — à la croix des chemins. L’impossibilité même où il était d’agir lui permettait d’embrasser l’ensemble de l’action et d’y participer en esprit. Il voyait les courants divers — patrie, révolution, lutte d’États ou de classes, science et foi, — comme les forces mêlées d’une rivière torrentueuse, avec ses rapides, ses remous, et ses ensablements : elle semble se briser parfois, ou revenir en arrière, ou dormir ; mais elle avance toujours, irrésistiblement. Et la réaction même est poussée en avant. Et lui, le jeune crucifié à la croix des chemins, il épousait tous les courants, le fleuve entier.

Clerambault retrouvait en lui quelques traits de Perrotin. Mais des mondes séparaient Froment de Perrotin. Car si, comme ce dernier, il ne niait rien de ce qui est, et s’il cherchait à tout comprendre, c’était avec une âme enflammée. Tout était dans son cœur, mouvement et passion ordonnée. Tout, la vie et la mort, tout marchait et montait. Et lui-même, immobile.

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Cependant, l’heure était sombre. On venait dépasser le tournant de l’année 17 à 18. Les nuits d’hiver brumeuses étaient lourdes de l’attente de la ruée suprême des armées allemandes. Depuis des mois, elle s’annonçait par de menaçantes rumeurs ; les raids des Gothas sur Paris, déjà, y préludaient. Les hommes de la guerre jusqu’au bout affectaient l’assurance, les journaux continuaient de hâbler, et Clemenceau n’avait jamais mieux dormi. Mais la tension des esprits se manifestait à l’âpreté croissante des haines civiles. On détournait sur les suspects de l’intérieur — les défaitistes, les pacifistes, — les angoisses publiques. Les procès de trahison réchauffaient, amusaient, le moral de l’arrière. On voyait se multiplier les mouchards Cornéliens, les dénonciateurs patriotiques, les témoins fanatiques ; et l’aboiement de l’Accusateur public poursuivait furieusement durant des jours entiers les misérables bêtes traquées. Aussi, quand se leva, vers la fin du mois de mars, l’offensive allemande suspendue sur Paris, la haine sacrée entre concitoyens atteignit son zénith ; et nul doute que si l’invasion avait fait sa trouée, avant qu’elle eût atteint les portes de la Ville, le poteau de Vincennes, cet autel de la Patrie vindicative et menacée, eût reçu ses victimes, innocentes ou coupables, prévenues ou jugées.

Clerambault fut plusieurs fois apostrophé dans la rue. Il ne s’en émouvait pas. Peut-être ne se rendait-il pas très bien compte du danger. Moreau le trouva, un jour, en train de discuter, au milieu d’un groupe de passants, avec un jeune bourgeois à l’air rageur, qui l’avait interpellé d’une façon blessante. Tandis qu’il parlait, on entendit à proximité l’explosion d’un obus de la « grosse Bertha ». Clerambault ne parut pas le remarquer ; et tranquillement il continuait d’exposer au colérique sa façon de penser. Il y avait quelque chose de comique dans cette obstination; et le cercle d’auditeurs qui, en bons Français, le sentirent, échangea des quolibets, pas très polis, mais dépourvus de méchanceté. Moreau prit le bras de Clerambault, pour l’entraîner. Clerambault s’arrêta, regarda les gens qui riaient, saisit à son tour le comique de la situation, et rit avec les autres.

— Quel vieux fou !… Hein ! dit-il à Moreau qui l’entraînait.

— Il y en a d’autres. Qu’il prenne garde ! dit Moreau, assez impertinemment.

Mais Clerambault ne voulait pas comprendre.

L’instruction de son procès venait d’entrer dans une phase nouvelle. Clerambault était inculpé d’infraction à la loi du 5 août 1914, « réprimant les indiscrétions en temps de guerre » : on l’accusait de propagande pacifiste dans les milieux ouvriers, où Thouron, disait-on, répandait les écrits de Clerambault, d’accord avec l’auteur. Rien n’était moins fondé : Clerambault n’avait connaissance d’aucune propagande de ce genre, et il ne l’avait pas autorisée. Thouron en pouvait témoigner. — Mais voici que, justement, Thouron n’en témoignait pas. Son attitude était étrange. Au lieu d’établir les faits, il biaisait, il avait l’air de cacher quelque chose ; il y mettait même une sorte d’ostentation : il eût voulu éveiller les soupçons qu’il ne s’y fût pas mieux pris. Le malheur était que ces soupçons dérivaient vers Clerambault. Certes, il ne disait rien contre lui, contre quiconque. Il se refusait à rien dire. Mais il laissait entendre que s’il voulait parler… Il ne le voulait pas. On le confronta avec Clerambault. Il fut parfait, vraiment chevaleresque. Il mit la main sur son cœur ; il protesta de son admiration filiale pour le « Maître », pour l’ « Ami ». Clerambault, impatienté, le pressa de faire le récit exact de tout ce qui s’était passé entre eux : l’autre continuait d’attester son dévouement « indéfectible » : il ne dirait rien de plus, il n’ajouterait rien à ses dépositions, il prenait tout sur lui…

Il sortit de là grandi, et Clerambault suspect de se laisser abriter par le sacrifice de son leude. La presse n’hésita point : elle l’accusa de lâcheté. Cependant, les convocations succédaient aux convocations ; depuis près de deux mois, Clerambault se rendait aux interrogatoires oiseux que le juge lui posait, sans qu’aucune décision se dessinât encore. Il eût semblé qu’un homme accusé sans preuves, maintenu si longtemps sous l’injurieux soupçon, eût droit à la sympathie publique. Mais on lui en voulait, au contraire, bien plus qu’auparavant : on lui en voulait de n’être pas encore condamné. Des racontars absurdes circulaient dans la presse. On prétendait que les experts avaient découvert, à la forme de certaines lettres, à des coquilles relevées dans une plaquette de Clerambault, qu’elle avait été imprimée par des Allemands. Ces niaiseries trouvaient accès dans la crédulité fabuleuse d’hommes qui avaient été intelligents (on l’assurait), avant la guerre… il y avait quatre ans de cela, mais il semblait des siècles…

Bref, les braves gens condamnaient un des leurs, sans plus ample informé ; ce n’était pas la première fois, ce ne serait pas la dernière. L’opinion, bien stylée, s’indignait que Clerambault continuât de circuler en liberté ; et les journaux de la réaction, qui craignaient que la proie ne leur échappât, accusaient la justice, tâchaient de l’intimider, réclamaient que le parquet civil fût dessaisi de l’affaire et qu’elle fût portée devant la juridiction militaire. Très vite, l’excitation monta à un de ces paroxysmes, qui sont, à Paris, généralement brefs, mais effrénés. Car ce peuple sensé délire périodiquement. On peut se demander comment des hommes qui, pour la plupart, ne sont point méchants et seraient naturellement portés à la tolérance mutuelle, voire à l’indifférence, peuvent en arriver à ces explosions de fanatisme colérique, où ils abdiquent à la fois leur cœur et leur bon sens. D’autres diront que ce peuple est femme par ses vertus, ainsi que par ses vices, que la finesse de ses nerfs, que sa sensibilité, qui ont toujours fait le prix de son art et de son goût, le livrent, par accès, à des crises d’hystérie. Mais je pense que tout peuple n’est homme que par accident, si l’on entend, par homme, animal raisonnable, — ce qui est bien flatteur, mais qui ne s’appuie sur rien. Les hommes n’usent de la raison que de loin en loin. Ils sont tout de suite fourbus par l’effort de penser. On les soulage en voulant pour eux, en voulant ce qui demande le moins d’efforts. Il n’en faut guère pour haïr une pensée nouvelle. Ne l’en condamnons point ! L’Ami de tous les persécutés l’a dit, avec son héroïsme indulgent : « Ils ne savent ce qu’ils font. »

Il se trouva une feuille d’action nationaliste, pour attiser les instincts malfaisants qui couvent dans ces pauvres hommes. Elle vivait de l’exploitation du soupçon et de la haine. Elle appelait cela : travailler à la régénération de la France. La France se réduisait, pour elle, à soi et à ses amis. Elle publia contre « Cléramboche » une suite d’articles égorgeurs, comme ceux qui avaient si bien réussi contre Jaurès ; elle ameutait l’opinion. clamant que des influences occultes s’employaient à protéger le traître, et que si l’on n’y veillait, on le laisserait échapper. Et elle fit appel à la justice populaire.

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Victor Vaucoux haïssait Clerambault.

Il ne le connaissait point. La haine n’a point besoin de connaître. Mais s’il l’avait connu, il l’eût haï encore plus. Avant de savoir que Clerambault existât, il était son ennemi-né. Il y a des races d’esprits qui sont, dans chaque pays, plus ennemies entre elles que les races de peaux, ou que celles d’uniformes.

De bourgeoisie aisée de l’Ouest de la France, il appartenait à une famille de fonctionnaires de l’Empire et de l’Ordre Moral, retirée depuis quarante ans dans la hargne d’une opposition stérile. Il avait, en Charente, des propriétés, où il passait l’été ; le reste du temps, à Paris. Une famille raréfiée, — phénomène courant dans sa classe. Il retournait contre elle et contre lui les instincts de gouvernement, dont il ne trouvait pas l’emploi dans la vie. Cette compression leur avait donné un caractère tyrannique. Il despotisait ses proches. Sans le savoir. Comme un droit et un devoir qui ne se discutent point. Le mot de tolérance n’avait pas de sens pour lui. Il ne pouvait pas se tromper. Cependant, il avait de l’intelligence, de la vigueur morale. — et même un cœur, mais le tout ligoté et serré sous un épais aubier, comme un vieux tronc noueux. Ses forces, privées d’expansion, s’étaient tassées. Il n’absorbait rien du dehors. Quand il lisait, quand il voyageait, c’était avec des yeux hostiles et le désir de se retrouver chez soi. Rien n’entamait l’écorce ; toute sa vie lui venait du pied de l’arbre, de la terre : — des Morts.

Il était le type de cette fraction de la race qui, forte mais vieillie, n’a plus assez de vie pour se répandre au dehors, et se ramasse dans un sentiment de défense agressive. Elle observe avec méfiance, avec antipathie, les jeunes forces neuves qui débordent autour d’elle, dans son peuple et hors de son peuple, les nations et les classes qui grandissent, tous les efforts passionnés, maladroits, de rénovation sociale et morale. Elle a besoin, comme ce pauvre Barrès et son héros rabougri[1], de murailles, de barrières, de frontières, d’ennemis.

Dans cet état de siège, Vaucoux vécut et fit vivre les siens. Sa femme, douce, morose, effacée, avait trouvé l’unique moyen d’en sortir : elle était morte. Resté seul avec son deuil, — qu’il défendait jalousement, comme il défendait tout ce qui était à lui, — possesseur d’un fils unique de treize ans, il avait monté la garde autour de sa jeunesse et il lui avait appris à la monter avec lui. Étrange ! Faire des fils, pour lutter contre l’avenir !… Abandonné à lui-même, le jeune garçon eût, d’instinct, trouvé la vie. Mais dans la geôle du père, il fut la proie du père. Une maison fermée. Peu de relations. Peu de livres. Peu de journaux. Une seule feuille, dont les principes pétrifiés répondaient au besoin de conservation (au sens cadavérique) de Vaucoux. Sa victime, — son fils, — ne pouvait lui échapper. Il lui inocula ses maladies d’esprit, comme ces insectes qui injectent leurs œufs dans le corps vivant d’un autre. Et quand la guerre éclata, il le mena au bureau de recrutement et le fit engager. Pour un homme de sa sorte, la Patrie était le plus pur de l’être, le saint des saints. Il n’avait pas besoin, pour en trouver l’ivresse, de l’aspirer dans l’air vibrant des suggestions de la foule : (il ne se mêlait pas à la foule.) La Patrie était en lui. La Patrie, le Passé, le Passé éternel.

Et son fils fut tué, comme celui de Clerambault, comme ceux de millions de pères, pour la foi de ces pères, pour l’idéal du passé, auquel ils ne croyaient pas.

Mais Vaucoux ne connut point les doutes de Clerambault. Douter ! il ne savait point ce que c’était que douter ! S’il se le fût permis, il se fût méprisé. Cet homme dur aimait passionnément son fils, quoiqu’il ne le lui eût jamais montré. Et il ne concevait pas d’autre façon de le prouver que par une haine passionnée contre qui l’avait tué. Il ne se comptait pas au nombre des meurtriers.

Les moyens de vengeance lui étaient mesurés. Rhumatisant, ankylosé d’un bras, il voulut s’engager, et ne fut pas accepté. Il fallait pourtant agir. Il ne le pouvait que par la pensée. Seul, dans sa maison déserte, avec pour compagnie, sa femme morte, son fils mort, il était, pendant des heures, livré à ses violentes méditations. Comme une bête en cage, qui secoue ses barreaux, elles tournaient furieusement dans le cercle de la guerre, que barraient les tranchées, — attendant pour se ruer et guettant la trouée.

Les articles de Clerambault, signalés par les hurleurs de la presse, l’exaspérèrent. Quoi ! on parlait de lui arracher des dents l’os de la haine !… Par le peu qu’il connaissait de Clerambault, déjà, avant la guerre, il ne pouvait le souffrir. L’écrivain lui était antipathique par ses formes d’art nouvelles, et l’homme par son amour de la vie et des hommes, par son idéalisme démocratique, son optimisme un peu benêt, et ses aspirations européennes. Du premier coup d’œil, avec l’instinct du rhumatisant (d’esprit et d’articulations). Vaucoux avait classé Clerambault parmi ceux qui font des courants d’air dans la maison aux portes et fenêtres closes, — la Patrie. La Patrie, comme il l’entendait : pour lui, il n’en était pas d’autre. Il n’eut pas besoin des excitations des journaux pour voir dans l’auteur de l’Appel aux Vivants et du Pardon aux Morts, l’agent de l’ennemi, — l’ennemi.

Et sa fièvre de vengeance, qui se rongeait, se jeta sur cet aliment.

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Ah ! Dieu ! qu’il est commode de haïr sans comprendre ceux qui ne pensent pas comme vous !

Clerambault n’avait plus cette ressource. Il comprenait ceux qui le détestaient. Il les comprenait parfaitement. Ces braves gens souffraient, jusqu’à la fureur, de l’injustice de l’ennemi. Sans doute, parce qu’elle les atteignait. Mais aussi, loyalement, parce qu’elle était l’Injustice, l’Injustice avec un grand I : car, comme ils étaient myopes, elle leur paraissait énorme et unique, elle bouchait le champ de leur vision. Combien est limitée, chez un homme ordinaire, la capacité de sentir et de juger ! Submergé dans l’espace, il se raccroche aux premiers débris flottants ; de même qu’il réduit à quelques couleurs le ruisseau de la lumière aux nuances infinies, le bien et le mal qui coulent dans les veines de l’univers ne lui sont perceptibles que s’il les embouteille dans quelques exemples choisis auprès de lui. Tout le bien, tout le mal du monde, tient dès lors dans le flacon. Il projette là-dessus toute sa puissance d’amour et de répulsion. Pour des milliers d’excellentes gens, la condamnation de Dreyfus, ou le torpillage du Lusitania, reste le Crime du siècle. Et les excellentes gens ne voient pas que le crime pave la route de la société, et qu’ils marchent dessus, sans qu’ils s’en doutent : car ils bénéficient d’injustices inconnues, et ils ne font rien pour les empêcher. De toutes ces injustices, quelles sont les plus affreuses, de celles qui retentissent, en longs et profonds échos dans la conscience du monde, ou de celles que connaît seule la victime étouffée ?… Mais nos excellentes gens n’ont pas les bras assez larges pour embrasser toutes les misères. Qui trop embrasse, mal étreint. Ils n’en embrassent qu’une, mais ils l’étreignent bien. Et quand ils ont fait choix d’un crime pour le haïr, il absorbe toute la force de haine qui est dans leurs viscères ; le chien ronge son os : garde-toi d’y toucher !

Clerambault y avait touché. S’il était mordu, il ne pouvait pas se plaindre. Il ne se plaignait pas. Les hommes ont raison de combattre l’injustice qu’ils voient. Et ce n’est pas leur faute s’ils ne voient que son gros orteil. Gulliver à Brobdignac. Chacun fait ce qu’il peut.

Ils mordaient.

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C’était le Vendredi-Saint. La grande marée de l’invasion montait à l’assaut de l’Île-de-France. Le jour de deuil sacré n’avait pas suspendu le massacre. La guerre laïque ne connaît plus la Trêve de Dieu. Christ venait d’être bombardé, dans une de ses églises. La nouvelle de l’explosion meurtrière de Saint-Gervais, à la tombée du jour, se répandait, avec la nuit, dans Paris sans lumière, qui s’enveloppait de deuil, de fureur et de peur.

Les amis attristés étaient réunis chez Froment. Sans s’être donné le mot, chacun était venu, parce qu’il savait trouver les autres. Ils voyaient de tous côtés la violence, dans le présent, dans l’avenir, chez l’ennemi, chez les leurs, dans le camp de la réaction comme de la révolution. Ils fondaient leur angoisse et leurs doutes en une même pensée. Et le sculpteur disait :

— Nos saintes convictions, notre foi dans la paix, dans la fraternité humaine, reposent en vain sur la raison et l’amour. N’y a-t-il donc aucun espoir qu’elles conquièrent les hommes ? Nous sommes trop faibles !…

Et Clerambault, sans y penser, récita les paroles d’Isaïe, qui lui montaient à la mémoire :

— « Les ténèbres couvrent la terre.
L’ombre enveloppe les peuples… »

Il s’était arrêté. Mais, de son lit à peine éclairé, Froment invisible continua :

— « Lève-toi, car sur la cime des monts
La Lumière vient… »

— Elle vient, répéta dans l’ombre la voix de Mme Froment, assise au pied du lit à côté de Clerambault. Clerambault lui saisit la main. Ce fut comme un frisson d’eau qui passa par la chambre.

— Pourquoi dites-vous cela ? demanda le comte de Coulanges.

— Parce que je le vois.

— Je le vois aussi, dit Clerambault.

Le docteur Verrier lui demanda :

— Qui ?

Mais avant que la réponse eût été prononcée, tous savaient déjà le mot qui allait être dit :

— Celui qui porte la Lumière… Le Dieu qui vaincra.

— Attendre un Dieu ! fit le vieil helléniste. Vous croyez au miracle ?

— Le miracle, c’est nous. N’est-ce pas un miracle que, dans ce monde de perpétuelle violence, nous gardions la foi perpétuelle en l’amour et l’union des hommes ?

Coulanges dit âprement :

— On attend le Christ pendant des siècles. Quand il vient, on l’ignore et on le crucifie. Ensuite, il est oublié, sauf par une poignée de pauvres gueux qui sont bons et bornés. Cette poignée grossit. Pendant une vie d’homme la foi est dans sa fleur. Après, on la dénature, elle est trahie par le succès, les disciples ambitieux : l’Église. Et il y en a pour des siècles… Adveniat regnum tuum… Où est-il, le règne de Dieu ?

— En nous, dit Clerambault. La chaîne de nos épreuves et de nos espérances forme le Christ éternel. Nous devrions être heureux, en pensant au privilège que nous avons reçu d’abriter dans notre coin comme l’enfant dans la crèche, le Dieu nouveau.

— Et qui nous est le gage de sa venue ? demanda le médecin.

— Notre existence, dit Clerambault.

— Nos souffrances, dit Froment.

— Notre foi méconnue, dit le sculpteur.

— Le seul fait que nous sommes, reprit Clerambault. — ce paradoxe jeté à la face de la Nature, qui le nie. Cent fois la flamme se rallume et s’éteint, avant de rester allumée. Chaque Christ, chaque Dieu s’est essayé à l’avance par une série de précurseurs. Ils sont partout, perdus, isolés dans l’espace, isolés dans les siècles. Mais ces solitaires, qui ne se connaissent pas, voient tous à l’horizon le même point lumineux. Le regard du Sauveur. Il vient.

Froment dit :

— Il est venu.


Quand ils se séparèrent, avec une émotion de mutuelle tendresse, et presque sans paroles, afin de ne point rompre le charme religieux qui les tenait, chacun se retrouva seul, dans la nuit de la rue, conservant le souvenir d’un éblouissement, qu’il ne pouvait plus comprendre. Le rideau était retombé ; mais ils n’oublièrent plus qu’ils l’avaient vu se lever.

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Quelques jours après, Clerambault, qui s’était rendu à la convocation du juge instructeur, rentra à sa maison, tout maculé de boue. Son chapeau, qu’il tenait à la main, était une loque ; il avait les cheveux trempés par la pluie. En le voyant, la domestique poussa une exclamation. Il lui fit signe de se taire, et se dirigea vers sa chambre. Rosine était absente. Et les deux époux, restés seuls dans l’appartement vide, ne se voyaient plus qu’aux repas, où ils se parlaient le moins possible. Mais au cri de la domestique, Mme Clerambault pressentit un malheur nouveau ; et les explications de la servante confirmant ses craintes, elle entra dans la chambre de Clerambault et s’exclama, à son tour :

— Ah, mon Dieu ! Qu’est ce que tu as fait, encore ?

Clerambault, honteux, souriait timidement, s’excusait :

— J’ai glissé.

Il tâchait de dissimuler les traces du délit.

— Tu as glissé ?… Tourne-toi !… Comme tu t’es arrangé !… Mon Dieu ! on ne peut donc plus avoir un instant de tranquillité avec toi !… Tu ne regardes pas à tes pieds… Tu as de la boue jusqu’aux yeux… Et là, là, sur la joue…

— Oui, je crois que je me suis heurté…

— Ah ! qu’on est malheureux !… Tu « crois » que tu t’es heurté… Tu as glissé ?… tu es tombé ?…

Elle le regarda en face :

— Ce n’est pas vrai !

— Je t’assure…

— Ce n’est pas vrai… Dis-moi la vérité… On t’a frappé ?…

Il ne répondit pas.

— Ils t’ont frappé !… Ah ! les sauvages !… Mon pauvre homme ! Ils t’ont frappé !… Toi, si bon, toi qui dans toute ta vie n’as fait de mal à personne… Ah ! c’est trop de méchanceté !…

Elle l’embrassa en sanglotant.

— Ma bonne femme ! disait-il, très ému. Ça n’en vaut pas la peine. Et puis, je te salis, il ne faut pas me toucher…

— Cela ne fait rien, disait-elle. J’en ai trop sur le cœur. Pardon !

— Pardon de quoi !… Qu’est-ce que tu dis donc là ?

— Moi aussi, j’ai été mauvaise pour toi. Je ne t’ai pas compris… (je ne te comprendrai jamais)… mais je sais bien que, quoi que tu fasses, tu ne veux rien que le bien. Et j’aurais dû te défendre, et je ne l’ai pas fait. Je t’en voulais, de ta sottise, (c’est moi qui suis une sotte), je t’en voulais de nous mettre mal avec tous… Mais, maintenant… non, c’est trop injuste !… Des hommes qui ne seraient pas dignes de dénouer les lacets de tes chaussures… Ils t’ont frappé !… Laisse-moi, que j’embrasse ta pauvre figure abîmée !

C’était bon de se retrouver, après s’être perdus ! Quand elle eut bien pleuré au cou de Clerambault, elle l’aida à se rhabiller ; elle lui baigna la joue avec de l’arnica ; elle emporta ses vêtements pour les brosser. A table, elle le couvait de ses yeux fidèles et inquiets. Et lui s’efforçait de la distraire de ses craintes, en causant de vieilles choses familières. D’être tous deux seuls, ce soir, et sans enfants, les reportait aux anciennes années, aux premiers temps du mariage. Cette commémoration secrète avait une douceur mélancolique et apaisée, comme l’Angelus du soir répand dans l’ombre qui vient un dernier rayonnement, attiédi, de l’Angelus de midi.

Vers dix heures, on sonna. C’était Julien Moreau, avec son camarade Gillot. Ils avaient lu les journaux du soir qui racontaient l’incident, à leur manière. Les uns parlaient d’une correction exemplaire infligée par le mépris public, et ils rendaient hommage à l’indignation « spontanée » de la foule. Les autres, les journaux graves, voulaient bien déplorer, en principe, la justice populaire qui s’exerce sur la voie publique ; mais ils en rejetaient la responsabilité sur la faiblesse du pouvoir, qui hésitait à faire la lumière tout entière. Il n’était pas impossible que leur blâme du gouvernement fût inspiré par le gouvernement : les politiciens avisés savent, à l’occasion, se faire forcer la main, pour accomplir ce qu’ils veulent, mais dont ils ne sont pas fiers. L’arrestation de Clerambault semblait donc imminente. Moreau et son ami se montraient inquiets. Clerambault leur fit signe de se taire, en présence de sa femme ; et après avoir causé quelque temps de l’événement du jour, sur un ton de plaisanterie, il les emmena dans son cabinet. Il leur demanda ce qui les troublait. Ils lui montrèrent un article haineux de la feuille nationaliste, qui depuis des semaines s’acharnait contre Clerambault. Mise en goût par la manifestation du soir, elle convoquait ses amis, pour la renouveler le lendemain. Moreau et Gillot prévoyaient des scènes de violence, quand Clerambault se rendrait au Palais ; et ils venaient l’engager à ne pas sortir de chez lui. Connaissant son caractère timide, ils pensaient n’avoir pas besoin d’insister. Mais pas plus que le jour où Moreau l’avait trouvé discutant au milieu d’un attroupement, Clerambault n’avait l’air d’entendre.

— Ne pas sortir ? Pourquoi donc ? Je ne suis pas souffrant.

— Ce serait plus prudent.

— Cela me fera du bien, au contraire.

— On ne sait pas ce qui peut arriver.

— On ne le sait jamais. Il est assez temps, lorsque c’est arrivé.

— Enfin, pour parler franc, il y a du danger. Depuis trop longtemps, on les excite. Vous êtes haï. Votre nom suffit à faire sortir les yeux de la tête à quelques-uns de ces imbéciles, qui ne vous connaissent que par leurs journaux. Et ceux qui les mènent cherchent un éclat. Par la maladresse même de vos ennemis, votre parole a eu plus de retentissement qu’ils ne pensaient. Ils craignent que ces idées ne se propagent, et ils veulent faire un exemple, qui effraie ceux qui vous suivent.

— Eh bien, mais, dit Clerambault, si vraiment il en est qui me suivent — (ce que je ne savais pas) — ce n’est pas le moment de me dérober ; et puisqu’on veut faire de moi un exemple, je ne peux pas refuser.

Il semblait si bonhomme qu’ils se demandèrent s’il avait compris.

— Je vous dis que vous risquez gros, insista Gillot.

— Eh, mon ami, répliqua Clerambault, aujourd’hui, tout le monde risque.

— Il faut au moins que ce soit utile. Pourquoi faire leur jeu et aller se jeter dans la gueule du loup ?

— Eh bien, je crois au contraire que cela peut nous être très bon, dit Clerambault, et que, quoi qu’il arrive, c’est le loup qui sera volé. Je vais vous expliquer Ils répandent nos idées. La violence consacre la cause qu’elle persécute. Ils veulent effrayer. Ils effraieront les leurs, les hésitants, les timorés. Laissons-les être injustes. Ce sera à leurs dépens.

Il paraissait oublier que ce serait aussi aux siens.

Ils virent qu’il était décidé ; et, leur respect croissant avec leur inquiétude, ils déclarèrent :

— En ce cas, nous viendrons avec nos amis, pour vous accompagner.

— Non, non… Quelle idée ! Vous voulez me rendre ridicule Et d’abord, je suis sûr qu’il ne se passera rien du tout.

Leurs insistances furent inutiles.

— Vous ne m’empêcherez toujours pas de venir, moi, dit Moreau. Je suis aussi entêté que vous. Vous n’y couperez pas. Plutôt que de vous manquer, je passerai la nuit, assis sur le banc en face de votre porte.

— Allez vous coucher dans votre lit, mon cher ami, dit Clerambault, et dormez tranquillement. Vous viendrez demain, puisque vous le voulez. Mais vous perdrez votre temps. Il n’arrivera rien. Embrassez-moi, tout de même.

Ils l’embrassèrent affectueusement.

— Voyez-vous, dit Gillot sur le pas de la porte, on a charge de vous. On est un peu votre fils.

— C’est vrai, dit Clerambault, avec un bon sourire.

Il pensait à son fils. Et, refermant la porte, il fut quelques minutes avant de s’apercevoir qu’il rêvait debout, la lampe à la main, immobile, dans l’antichambre où il venait de reconduire ses jeunes amis. Il était près de minuit, et Clerambault était las. Cependant, au lieu de rentrer dans la chambre conjugale, il retourna machinalement dans son cabinet. L’appartement, la maison, la rue, étaient endormis. Il s’assit et retomba dans son immobilité. Il regardait devant lui, vaguement, sans la voir, le reflet de la lumière sur le cadre vitré d’une gravure de Rembrandt, la Résurrection de Lazare, clouée à l’un des montants de sa bibliothèque… Il souriait à une chère figure. Elle venait d’entrer sans bruit. Elle était là.

— Cette fois, tu es content ? pensait-il. C’est bien ce que tu voulais ?

Et Maxime disait :

— Oui.

Il ajoutait avec malice :

— Ce n’a pas été sans peine que je t’ai formé, papa.

— Oui, disait Clerambault, nous avions bien des choses à apprendre de nos fils.

Ils se regardaient en silence, et ils se souriaient.

.

Clerambault se coucha. Sa femme était endormie. Aucun souci ne lui avait fait perdre la paix de ces sommeils profonds, où certaines âmes s’engouffrent comme dans une tombe. Celle de Clerambault était moins pressée d’y entrer. Étendu sur le dos, il resta, les yeux ouverts, immobile, toute la nuit.

Pâles lueurs de la rue, douces demi-ténèbres. De tranquilles étoiles battaient, dans le ciel sombre. Une d’elles glissait et décrivit un cercle : un avion qui veillait sur la ville endormie. Les yeux de Clerambault le suivaient dans son vol et planaient avec lui. Son oreille attentive percevait maintenant le ronflement lointain de la planète humaine. Une musique des sphères, que n’avaient point prévue les sages d’Ionie…

Il était heureux. Son corps et son esprit lui semblaient allégés ; ses membres, détendus ainsi que ses pensées, se laissaient porter, flottaient Les images de la journée fiévreuse et fatiguée le rencontrèrent au passage, mais ne l’arrêtèrent point Un vieil homme bousculé par une bande de jeunes bourgeois Trop de gestes, trop de bruit ! Mais ils sont déjà loin. Telles, des figures qu’on voit un instant grimacer aux portières d’un train en marche. Le train a fui. La vision s’enfonce dans le tunnel qui gronde Et sur le ciel nocturne, l’étoile mystérieuse continue de glisser. Autour, les espaces taciturnes, la sombre transparence et la fraîcheur glacée de l’air sur l’âme nue. Infini de la vie dans une goutte de vie, dans l’étincelle d’un cœur qui est près de s’éteindre, mais qui s’est affranchi et sait qu’il rentrera bientôt dans le grand foyer.

Et, comme le bon intendant d’un bien qui lui a été confié, Clerambault dressait le bilan de sa journée. Il revoyait ses essais, ses efforts, ses élans, ses erreurs. Qu’il restait peu de sa vie ! Presque tout ce qu’il avait construit, il l’avait ensuite détruit, de ses mains ; il avait nié, du même cœur qu’il avait affirmé ; il n’avait pas cessé d’errer dans la forêt des doutes et des contradictions, meurtri, saignant, n’ayant pour s’orienter que les étoiles entrevues, qui paraissaient et disparaissaient entre les branches. Quel sens avait cette longue course tumultueuse, qui se brisait dans la nuit ? — Un seul. Il avait été libre

Libre Qu’était-ce donc que cette Liberté, qui l’inondait de son impérieuse ivresse — Liberté dont il se sentait le maître et la proie, — cette nécessité d’être libre ? Il n’en était pas dupe ; il savait bien que, pas plus que les autres, il n’était libre de l’enchaînement éternel ; mais la consigne qu’il avait reçue était différente des autres, car tous n’ont pas la même. Le mot de Liberté n’exprime qu’un des ordres — haut et clair — de l’invisible Souveraine qui régit les mondes, — la Nécessité. C’est elle qui suscite la révolte des Précurseurs et qui les met aux prises avec le lourd passé, que traînent les aveugles multitudes. Car elle est le champ de bataille de l’éternel Présent, où luttent éternellement le Passé et l’Avenir. Et sur ce champ se brisent sans cesse les lois anciennes, afin de faire place aux lois nouvelles, qui seront brisées à leur tour.

O Liberté, tu portes toujours des chaînes, mais ce ne sont plus celles, trop étroites, du passé ; chacun de tes mouvements élargit ta prison. Qui sait ? Qui sait ? Plus tard ! A force d’écarter les murs de la prison

En attendant, ceux que tu veux sauver s’acharnent à te perdre. Tu es l’Ennemie publique. Tu es L’Un contre tous — (Ainsi l’ont-ils nommé, le faible, l’incertain, le médiocre Clerambault ; mais ce n’est pas à lui qu’il songe en ce moment ; c’est à celui qui fut toujours, depuis qu’il y a des hommes. Celui qui n’a cessé de combattre leurs folies pour les en délivrer, — L’Un contre qui ils sont tous) Combien de fois, dans les siècles, l’ont-ils rejeté, écrasé ! Mais au sein de l’angoisse, une joie surnaturelle l’envahit et l’emplit. Il est le grain sacré, le grain d’or de la Liberté. Dans le noir Destin du monde — (de quel épi, tombée ?) — roule, depuis le chaos, la semence de lumière. Au fond du cœur sauvage de l’homme, la frêle s’incrusta. Le long du flot des âges, elle subit l’assaut des lois élémentaires, qui ploient et broient la vie. Mais inlassablement, le grain d’or a grandi. L’homme, de toutes les bêtes, la bête la plus désarmée, marcha contre la Nature et lui livra combat. Et chacun de ses pas fut payé de son sang. Dans ce duel gigantesque, il a eu à poursuivre, non seulement hors de lui, mais en lui, la Nature, puisqu’il y participe. C’est la plus dure bataille, celle que l’homme, divisé, livre contre lui-même. Qui vaincra ? D’un côté, la Nature sur son chariot d’airain, qui emporte les mondes, les peuples, dans l’abîme. De l’autre, le Verbe libre. Esclaves, riez de lui ! « Ridicule ! » disent-ils, ces dévots de la Force. « Un roquet qui jappe sous les roues d’un rapide ! » — Oui, si l’homme n’était qu’un morceau de matière, qui saigne et crie en vain, sous le marteau-pilon de la Fatalité ! Mais l’Esprit est en lui, — l’éclair qui sait frapper Achille droit au talon et Goliath au front. Qu’il arrache un écrou, et le rapide culbute, et sa course est brisée !… Tourbillons planétaires, obscures masses humaines, roulez à travers les siècles, sillonnées des éclairs de l’Esprit libérateur : Bouddhâ, Jésus, les Sages, et les Briseurs de chaînes L’éclair vient, je le sens qui crépite dans mes os, comme sous le fer des chevaux le feu dans le silex. L’air tremble, les grandes ondes courent… Le frisson précurseur Les nuées étouffantes de la haine se resserrent, elles se choquent Ô feu ! tu vas jaillir ! Vous qui êtes seuls contre tous, de quoi gémissez-vous ? Vous avez échappé au joug qui vous écrasait. Comme en un cauchemar où l’on est englouti, on se débat, on s’arrache aux eaux noires du rêve, on surnage, on replonge, on suffoque Et voici que, d’un coup de reins désespéré, on se rejette hors du flot, et on retombe Sauvé ! sur les cailloux de la rive… Ils me meurtrissent. Tant mieux ! Je m’éveille à l’air libre…

Maintenant, monde menaçant, je suis libre de tes fers, tu ne peux plus m’y remettre. Et vous qui me combattez, ma volonté détestée, ma volonté est en vous. Vous voulez, comme moi, être libres. Vous souffrez de ne point l’être. Et c’est votre souffrance qui vous fait mes ennemis. Mais quand vous me tueriez, la lueur qui est en moi et que vous avez vue, il ne dépend plus de vous de ne plus l’avoir vue, ni, l’ayant vue une fois, de renoncer à l’avoir. Frappez donc ! En luttant contre moi, vous luttez contre vous : d’avance, vous êtes vaincus. Et moi, en me défendant, c’est vous que je défends. L’Un contre tous est l’Un pour tous. Et il sera bientôt l’Un avec tous

Je ne resterai pas seul. Je ne l’ai jamais été. À vous, frères du monde ! Si loin que vous soyez, répandus sur la terre comme une volée de grain, vous êtes tous ici, à mes côtés : je le sais. Car jamais la pensée de l’homme solitaire n’est, comme lui, isolée. L’idée qui surgit en l’un germe déjà en d’autres ; et quand un malheureux, méconnu, outragé, la sent lever dans son cœur, qu’il ait joie ! C’est que la terre se réveille… La première étincelle qui brille en une âme seule est la pointe du rayon qui va percer la nuit. Viens donc, lumière ! Brûle la nuit qui m’entoure et celle qui me remplit !… « Clerambault » !

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Elle était revenue, la fraîche lumière du jour. Aussi jeune, aussi neuve. Les souillures des hommes ne l’effleurent pas. Le soleil les boit, comme une brume.

Mme Clerambault s’éveilla, et elle vit son mari, les yeux ouverts. Elle crut qu’il venait de s’éveiller aussi :

— Tu as eu un bon sommeil, dit-elle. Tu n’as pas bougé, de la nuit.

Il ne la démentit pas, mais sourit aux longs voyages qu’il avait faits. L’Esprit, l’oiseau fougueux. qui vole à travers la nuit… — Il reprit pied. Il se leva.

A la même heure, un autre se levait, qui n’avait pas dormi plus que lui, cette nuit, qui avait, comme lui, évoqué son fils mort, et qui pensait à lui — à lui, Clerambault, qu’il ne connaissait pas — avec la fixité de la haine.


Une lettre de Rosine arriva, par le premier courrier. Elle confiait à son père le secret que Clerambault avait deviné depuis longtemps. Daniel s’était déclaré. Ils se marieraient, à son prochain retour du front. Elle demandait, pour la forme, le consentement des parents. Elle savait si bien qu’ils voulaient ce qu’elle voulait ! Sa lettre rayonnait un bonheur dont rien ne venait troubler la certitude triomphante. L’énigme funèbre du monde déchiré avait maintenant un sens ! Ce jeune amour absorbant ne trouverait pas que la souffrance universelle fût un prix trop élevé pour la fleur qu’il cueillait sur ce rosier sanglant. Elle gardait pourtant son cœur compatissant. Elle n’oubliait point les autres et leur peine, son père et ses soucis ; mais elle les entourait de ses bras heureux ; elle avait l’air de leur dire, avec une naïve et tendre outrecuidance :

— « Chers amis, ne vous tourmentez donc plus toujours de vos idées ! Vous n’êtes pas raisonnables. Il ne faut pas être tristes. Vous voyez bien que le bonheur vient… »

Clerambault, attendri, riait en lisant la lettre…

Sans doute, le bonheur vient ! Mais tout le monde n’a pas le temps de l’attendre… Salue-le de ma part, petite Rose, et ne le laisse plus partir…


Vers onze heures, le comte de Coulanges passa prendre de ses nouvelles. Il avait trouvé Moreau et Gillot, qui montaient la garde, à la porte. Ainsi qu’ils l’avaient promis, ils venaient escorter Clerambault ; mais, comme ils étaient arrivés une heure plus tôt qu’il n’était nécessaire, ils n’osaient se présenter, Clerambault les fit appeler et les plaisanta de leur excès de zèle. Ils convinrent qu’ils se méfiaient de lui ; ils craignaient qu’il ne déguerpît de la maison, sans les attendre. Et Clerambault avoua qu’il y avait songé.

Les nouvelles du front étaient bonnes. Depuis peu, l’offensive allemande paraissait arrêtée, et d’étranges symptômes de fléchissement se faisaient sentir ; des bruits, qui semblaient fondés, laissaient supposer dans cette masse formidable un travail secret de désorganisation. Elle avait, disait-on, atteint la limite de ses forces, et elle l’avait dépassée. L’athlète était fourbu. On parlait de contagion de l’esprit révolutionnaire, rapportée de Russie par les troupes allemandes du front oriental.

Avec la mobilité coutumière de l’esprit français, les pessimistes d’hier criaient la victoire prochaine. Moreau et Gillot escomptaient l’apaisement des passions et, dans un bref délai, le retour au bon sens, la réconciliation des peuples, le triomphe des idées de Clerambault. Clerambault les engagea à ne pas se faire trop d’illusions. Et il s’amusa à leur décrire ce qui se passerait, quand la paix serait signée : (car il fallait bien qu’elle le fût, un jour !).

— Il me semble, dit-il, que je vois, en planant sur la ville, comme le Diable boiteux, la nuit, la première nuit qui suivra l’armistice. Je vois, dans les maisons dont les volets sont clos aux cris de joie de la rue, les innombrables cœurs en deuil ; tendus pendant des années dans la dure pensée d’une victoire qui donne à leur misère un sens, un faux semblant de sens, maintenant, ils vont pouvoir se détendre, ou se briser, dormir, mourir enfin ! Les politiciens songeront à la façon la plus preste et la plus lucrative d’exploiter la partie gagnée, ou d’opérer un rétablissement sur le trapèze, s’ils ont mal calculé. Les professionnels de la guerre chercheront à faire durer le plaisir, ou, s’il ne leur est pas permis, à le renouveler, le plus tôt qu’il sera possible. Les pacifistes d’avant-guerre se retrouveront au poste, tous sortis de leurs trous ; ils s’étaleront en démonstrations émouvantes. Les vieux maîtres, qui ont battu le tambour à l’arrière pendant cinq ans, reparaîtront, la palme d’olivier à la main, souriants, la bouche en cœur, parlant d’amour. Les combattants qui juraient, dans la tranchée, de ne jamais oublier, seront prêts à accepter toutes les explications, les congratulations et les poignées de main qu’on voudra leur donner. Il est bien trop pénible de ne pas oublier ! Cinq ans de fatigues écrasantes disposent aux complaisances, par lassitude, par ennui, par désir d’en finir. Les flonflons de la victoire étoufferont les cris de douleur des vaincus. Le plus grand nombre ne penseront qu’à reprendre les vieilles habitudes somnolentes d’avant-guerre. On dansera sur les tombes, et puis, on dormira. La guerre ne sera plus qu’une vanterie de veillée. Et qui sait ? Ils réussiront peut-être si bien à ne plus se souvenir, qu’ils aideront les maîtres de la danse (la Camarde) à la recommencer. Pas tout de suite, mais plus tard, quand on aura bien dormi… Ainsi, ce sera la paix partout — en attendant que ce soit partout la guerre nouvelle. Paix et guerre, mes amis, au sens où on les entend, ne sont que deux étiquettes pour un même flacon. Comme disait le roi Bomba de ses vaillants soldats, « habillez-les en rouge, habillez-les en vert, ils foutront le camp tout de même ! » Vous dites paix, vous dites guerre : il n’y a ni paix ni guerre, il y a servitude universelle, mouvements de multitudes entravées, comme un flux et un reflux. Et il en sera ainsi, tant que de fortes âmes ne s’élèveront pas au-dessus de l’océan humain et n’oseront pas la lutte, qui paraît insensée, contre la fatalité qui remue ces lourdes masses.

— Lutter contre la Nature ? dit Coulanges. Vous voulez forcer ses lois ?

— Il n’y a pas, dit Clerambault, une seule loi immuable. Les lois, comme les êtres, vivent, changent et meurent. Et le devoir de l’esprit, bien loin de les accepter, comme disaient les stoïciens, est de les modifier, de les recouper à sa mesure. Les lois sont la forme de l’âme. Si l’âme grandit, qu’elles grandissent avec elle ! Il n’est de juste loi que celle qui est juste à ma taille… Ai-je tort de vouloir que le soulier soit fait pour le pied, et non le pied pour le soulier ?

— Je ne dis pas que vous ayez tort, reprit le comte. Vouloir forcer la nature, nous le faisons en élevage. Même la forme et l’instinct des bêtes peuvent être modifiés. Pourquoi pas la bête humaine ?… Non, je ne vous blâme point. Je soutiens au contraire que le but et le devoir de tout homme digne de ce nom est justement, comme vous dites, de forcer la nature humaine. C’est la source du vrai progrès. Même tenter l’impossible a une valeur concrète. — Mais cela ne veut point dire que ce que nous tentons, nous le réussirons. — Nous ne le réussirons pas, pour nous et pour les nôtres. C’est possible. C’est probable. Notre malheureuse nation, peut-être notre Occident, est sur une pente funeste ; j’ai peur qu’il ne s’achemine très vite à son déclin, par le fait de ses vices et de vertus qui ne sont pas beaucoup moins meurtrières, de son orgueil et de ses haines, de ses jalouses rancunes de grand village, de l’écheveau sans fin de ses revanches, de son aveuglement obstiné, de sa fidélité accablante au passé, de sa conception surannée de l’honneur et du devoir, qui conduit à sacrifier l’avenir aux tombeaux. Je crains bien que le suprême avertissement de cette guerre n’ait rien appris à son héroïsme tumultueux et paresseux… En d’autres temps, j’aurais été accablé par cette pensée. Maintenant, je me sens détaché, comme de mon propre corps, de ce qui doit mourir ; je n’ai plus avec lui d’autre lien que la pitié. Mais mon esprit est frère de ce qui, sur quelque point du globe, reçoit le feu nouveau. Connaissez-vous les belles paroles du Voyant de Saint-Jean-d’Acre ?

« Le Soleil de Vérité est comme l’astre des cieux, qui a des orients nombreux. Un jour, il se lève au signe du Cancer, un autre au signe de la Balance. Mais le soleil est un soleil unique. Une fois, le Soleil de Vérité lança ses feux du zodiaque d’Abraham, puis il se coucha au signe de Moïse et embrasa l’horizon ; ensuite, il se leva au signe du Christ, brûlant et resplendissant. Ceux qui étaient attachés à Abraham, le jour où la lumière brilla sur le Sinaï, ceux-là devinrent aveugles. Mais mes yeux seront toujours, — à quelque point qu’il se lève, — attachés au soleil levant. Même si le soleil se levait à l’Occident, il serait toujours le soleil. »

— C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière, dit Moreau, en riant.

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Bien que la convocation ne fût que pour une heure, et que midi vînt à peine de sonner, Clerambault était pressé de sortir ; il craignait d’être en retard.

Il n’eut pas loin à aller. Ses amis n’eurent pas à le défendre contre la meute qui l’attendait aux abords du Palais, fort clairsemée d’ailleurs : car les nouvelles du jour la distrayaient de celles de la veille. À peine quelques lâches mâtins, plus bruyants qu’inquiétants, eussent tâché, tout au plus, de donner un coup de dent, prudemment, par derrière.

Ils étaient arrivés au coin de la rue de Vaugirard et de la rue d’Assas. Clerambault, s’apercevant d’un oubli, quitta un moment ses amis, pour remonter prendre des papiers dans son appartement. Ils restèrent, à l’attendre. Ils le virent traverser la chaussée. Sur le trottoir d’en face, près d’une station de voitures, un homme de son âge, un bourgeois aux cheveux gris, pas très grand, un peu lourd, l’aborda. Ce fut si bref qu’ils n’eurent même pas le temps de crier. Un échange de mots, un bras qui se tend, un coup qui claque. Ils le virent chanceler et coururent. — Trop tard.

Ils l’étendirent sur un banc. Une foule, plus curieuse qu’émue, (on en avait tant vu ! on en avait tant lu !) se pressait, regardait :

— Qui est-ce ?

— Un Défaitiste.

— Ça va bien, alors. Ces salauds nous ont fait assez de mal !

— Il y a de plus grand mal que de souhaiter que la guerre finisse.

— Il n’y a qu’un moyen qu’elle finisse, c’est de la faire jusqu’au bout. Ce sont les pacifistes qui prolongent la guerre.

— Tu peux dire qu’ils l’ont causée. Sans eux, il n’y en aurait pas eu. Le Boche comptait sur eux…

Et Clerambault, dans une demi-conscience, pensait à la vieille femme, qui traînait son fagot au bûcher de Jean Huss… « Sancta simplicitas ! »

Vaucoux n’avait pas fui. Il s’était laissé prendre des mains le revolver. On lui tenait les bras. Il restait immobile et regardait sa victime, qui le regardait. Tous deux pensaient à leurs fils.

Moreau menaçait Vaucoux. Impassible, raidi dans sa foi haineuse, Vaucoux dit :

— J’ai tué l’ennemi.

Gillot, penché sur Clerambault, le vit faiblement sourire, en regardant Vaucoux :

— Mon pauvre ami ! pensait-il. C’est en toi qu’est l’ennemi…

Il referma les yeux… Les siècles passèrent…

— Il n’y a plus d’ennemis…

Clerambault goûtait la paix des mondes à venir.

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Comme il avait déjà perdu connaissance, ses amis le portèrent dans la maison de Froment, qui était à quelques pas. Mais avant qu’ils entrassent, sa vie l’abandonna.

Ils l’avaient déposé sur un lit, dans la chambre à côté de celle où gisait, entouré de ses compagnons, le jeune paralytique. La porte restait ouverte. L’ombre de l’ami mort leur semblait auprès d’eux.

Amèrement, Moreau s’indignait de l’absurdité du meurtre qui, au lieu de frapper ou l’un des grands forbans de la réaction triomphante, ou l’un des chefs reconnus des minorités révolutionnaires, atteignait un homme inoffensif, indépendant, fraternel à tous, et presque trop porté à tout comprendre.

Mais Edme Froment dit :

— La haine ne se trompe pas. Un sûr instinct la guide Non, elle a bien visé. Souvent, l’ennemi voit plus clair que l’ami. N’essayons point de nous faire illusion ! Le plus dangereux adversaire de la société et de l’ordre établis, de ce monde de violences, de mensonges et de basses complaisances, — c’est, ce fut toujours l’homme de paix absolue et de libre conscience. Jésus n’a pas été mis en croix par hasard. Il devait être, il serait encore supplicié. L’homme de l’Évangile est le révolutionnaire, de tous le plus radical. Il est la source inaccessible, d’où jaillissent entre les brèches de la terre dure, les Révolutions. Il est le principe éternel de la non-soumission de l’Esprit à César, quel qu’il soit, à l’injuste Force. Ainsi se légitime la haine des valets de l’État, des peuples domestiqués, contre le Christ-aux-outrages qui les regarde et se tait, et contre ses disciples, — nous, les éternels réfractaires, les Conscientious Objectors aux tyrannies d’en haut comme à celles d’en bas, à celles de demain comme à celles d’aujourd’hui, — nous, les Annonciateurs de Celui plus grand que nous, qui portera au monde la parole qui sauve, le Maître mis au tombeau, qui « sera en agonie jusqu’à la fin du monde » et toujours renaîtra, — l’Esprit libre, le Seigneur Dieu.

Sierre, 1916 — Paris, 1920.

  1. « Simon et moi, nous comprîmes alors notre haine des étrangers, des barbares, et notre égotisme où nous enfermons avec nous-mêmes toute notre petite famille morale. Le premier soin de celui qui veut vivre, c’est de s’entourer de hautes murailles : mais dans son jardin fermé il introduit ceux que guident des façons de sentir et des intérêts analogues aux siens. » (Un Homme libre.)
    En trois lignes, trois fois cet « homme libre » exprime l’idée d’ « enfermer »… « fermer »… « s’entourer de murailles »…