Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre II/Voyage sur l’Eau

La bibliothèque libre.

VOYAGE SUR L’EAU.


List ! how in murmurs of delight
The blessed airs of heaven invite
The joyous bark to pass one night
Within their still domain

J. Wilson.


Um Gotteswillen, Fahrmann, euren Kann.

Schiller.


How richly glows the Water’s breast
Before us, tinged with Evening Hues,
While facing thus the crimson west
The boat her silent course pursnes.

Wordsworth.


Quand les vents du solstice, et leurs chaudes haleines,
Semblent jeter l’Afrique et ses feux dans nos plaines,
Qui pourrait, affrontant ces terribles bienfaits,
Des champs incendiés troubler l’ardente paix !
Tout dort pendant le jour, c’est la nuit qui réveille.
Sous les remparts de soie, où sa langueur sommeille,

La paresse captive attend, pour s’affranchir,
La brise du couchant, qui doit la rafraîchir ;
Et du corps énervé suivant la nonchalance,
L’esprit attend aussi, pour rompre le silence,
Que les baisers du soir, qui raniment les bois,
Viennent rouvrir sa source, et délier sa voix.
Prisonniers du soleil, sa fuite nous délivre ;
Ce n’est qu’à son départ, que l’on commence à vivre.
Le génie engourdi, qu’a courbé la chaleur,
Relève de son front l’inquiète pâleur,
Et la pensée enfin, long-temps tyrannisée,
Ouvre sa fleur nocturne aux pleurs de la rosée.

Vous qui pensez déjà, comme s’il était nuit,
Levez-vous, Maria, voilà le jour qui fuit.
Venez, et comme hier, avares de fatigue,
Nous reprendrons la barque aux roseaux de la digue,
Et du croissant tardif devançant les rayons,
Nous irons sur les eaux, comme un nid d’alcyons,

Au souffle d’Occident bercer notre indolence.
Entendez-vous de loin l’angélus qu’on balance,
Le dernier bêlement de nos derniers moutons,
Qui nous dit : C’est le soir ! Oui, c’est le soir, partons !

Que le fleuve est tranquille et désert ! l’hirondelle,
Qui ridait son cristal des baisers de son aile,
Sous le toit du pécheur se délasse du jour.
Nous, qu’appelle des eaux le vagabond séjour,
Allons de l’espérance y promener le rêve.
Détache, batelier, ton canot de la grève :
Gouverne où tu voudras, mais gouverne long-temps ;
Je compterai tes soins, en oubliant le temps.

Que vous inspire à vous, ma penseuse chérie,
Ce voile de fraîcheur, qui couvre la prairie,
Ces parfums mariés au murmure des eaux,
Qui jettent sur nos sens d’invisibles réseaux,

Ces rochers cotonneux, ces nappes de nuages,
Qui peuplent de l’éther l’océan sans rivages,
Et semblent, répétés par une onde en repos,
Des îles de vapeurs, qui courent sous les flots !
Entre deux ciels d’azur, balancés sur la plage,
Voyez nos peupliers, nos cippes de feuillage,
Aux étoiles dans l’onde entr’ouvrir leurs rameaux,
Les porter comme un fruit, et l’ombre des oiseaux,
Fendant d’un vol nageur l’ombre de la verdure,
De sa liquide image agiter la peinture.
Par pitié, Maria, pour ce riant tableau,
N’y laissez pas tomber l’ombre de mon pinceau.
Vous, dont l’espoir facile, et dont l’âme légère,
Sait donner de la vie à tout ce qu’elle espère,
Jetez sur ce spectacle un coloris d’espoir,
Car j’y vois, à demi, ce que j’ai peur d’y voir.
Le chagrin, trop souvent, dérangeant la nature,
De nos cœurs, qu’il flétrit, fait un miroir parjure ;
Fidèle à tout saisir, et cependant faussé,
Tout s’y retrace encor, mais tout est renversé.

Un jour… oh ! dissipez… voilez-moi ce présage,
Cachez-moi l’avenir, qui me trame un orage,
Je ne veux pas pleurer : il faut si peu de pleurs,
Pour troubler dans ces eaux le portrait de nos fleurs !

Qu’il est loin, maintenant, cet oracle morose !
Sous un souffle magique il se métamorphose,
Plus prompt que ce nuage, au couchant suspendu,
Qui semblait dans les airs un navire perdu,
Et qui, sans que notre œil ait vu ses mâts d’écume
Rapprocher les flocons de leurs vergues de brume,
Prêt à changer encor, présente à nos regards,
Sur une mer d’azur, un écueil de brouillards.
Oui le sort, combattu par ta voix fraîche et pure,
Au vent qui l’apporta, disperse son augure.
Il a fui, comme une ombre, à l’approche du jour,
Comme un reproche amer devant un mot d’amour.
Oh ! quand je souffre ainsi, viens toujours à mon aide.
Conjure, en me parlant, le spectre qui m’obsède,

Exorcise la crainte, et tel que ce bateau,
Qui court légèrement sur la cime de l’eau,
Que je sente mon ame, oublieuse du monde,
Comme un cygne endormi, suivre le fil de l’onde !

Dieu ! que ne pouvons-nous, toujours seuls, toujours deux,
Les bras entrelacés, comme le sont nos vœux,
Et sans qu’un mouvement nous parle du voyage,
De l’existence ainsi raser le paysage !
Mon bonheur d’aujourd’hui reviendra-t-il demain ?
Aujourd’hui, sur la route, il m’a tendu la main :
Demain, si j’y repasse, y sera-t-il encore ?
Mon paradis du jour reverra-t-il l’aurore ?
Le temps est plus rapide, hélas. ! que notre esquif,
Et quand l’hiver glaçant le rameur inactif,
De vos foyers frileux vous rendra l’esclavage,
Peut-être, Maria, qu’oubliant mon veuvage,
Votre oreille, crédule à de feintes douleurs,
Négligera mes vœux, pour écouter les leurs !

Si je vois dans l’absence, au fond de ma mémoire,
De ces momens si chers étinceler l’histoire,
Auront-ils dans la vôtre un reflet fraternel ?
Cette fleur, dont nos champs ont hérité du ciel,
Qui force au souvenir, et qui craint qu’on n’oublie,
Oublîrez-vous le jour, où vous l’avez cueillie ?
Vous ressouviendrez-vous qu’hier, dans ce vallon,
Vous me l’avez donnée, en me disant son nom ?
L’hiver doit-il faner cette promesse intime ?
Le serment vaut-il mieux que la fleur qui l’exprime,
S’effeuille-t-il comme elle, ou n’engageant que moi,
Quand l’emblême s’éteint, s’éteindra-t-il pour toi ?

Loin de nous, loin d’ici, ce destin qui m’effraie !
Vous serez, n’est-ce pas, toujours fidèle et vraie,
Et sur l’onde qui fuit, vos aveux répétés,
Ne fuiront pas, comme elle, au néant emportés.
On ne peut engager l’avenir qu’on ignore,
Je puis cesser de plaire, en vous aimant encore,

Mais ne me cachez rien : que l’infidélité,
Même en trompant l’amour, en ait la loyauté.
Peut-être voudrez-vous, un jour, que je vous quitte ;
Mais n’abandonnez pas ma mémoire trop vite.
Rappelez-vous souvent ces longs momens, si courts,
Où des flots paresseux nous remontons le cours,
Où du zéphyr trop lent à tenir ses promesses,
J’invente, autour de vous, les furtives caresses,
Où, de vous soutenir mon bras impatient,
Prête à votre fatigue un appui suppliant,
Et sent, tout orgueilleux du devoir qu’il s’impose,
Qu’au lieu de l’affaiblir, son fardeau le repose.

Non, vous n’oublîrez rien, et j’ai tort de prévoir :
Puisque vous êtes là tout doit parler d’espoir.
Mobile, mais constant, ce miroir, qui voyage,
N’entraîne pas des fleurs la forme qui surnage :
Votre cœur, comme lui, ne peut-il, à son tour,
En le réfléchissant, conserver mon.amour ?

Tout change sur les bords de ce fleuve où nous sommes,
Les arbres, les gazons, les oiseaux, et les hommes,
Mais lui ne change pas : le bruit de ses roseaux,
Demain, comme aujourd’hui, frappera les échos :
Et nous qui, chaque soir, déserteurs des rivages,
Lui donnons à bercer nos doux pélerinages,
Pourquoi, plutôt que lui, nous verrait-on changer,
Nous, qu’à le parcourir il semble encourager,
Vous, dont l’âme limpide est encore plus pure,
Moi, qui n’ai qu’un amour, comme il n’a qu’un murmure !

Qu’un nuage, en ces flots, vienne à se retracer,
Comme l’eau, qu’il noircit, il est prompt à passer :
Puis son vol orageux n’est pas toujours si sombre,
Et c’est toujours de loin qu’il y jette son ombre.
Cette menace meurt, mais dans son lit d’aimant
Le cristal constellé garde le firmament ;
Dieu semble, de son front y semant l’auréole,
Balancer sa richesse autour de ta gondole.

Tous les bruits que j’entends sont des échos des cieux.
Je suis si près de toi, que je vois dans tes yeux,
A l’ombre de tes cils, dont je baise le voile,
Vaciller mon image à côté d’une étoile :
Symbole ravissant d’un immortel amour,
Qui choisit, comme un ciel, une ame pour séjour,
Qui se sent l’habiter, et qui se voit lui-même
Animer de ses traits le Paradis qu’il aime.
Reflets mystérieux de ma félicité,
Rayon magique et pur d’un hymen enchanté,
Ne vous éteignez pas ; et toi, ma fiancée,
Reste, dors, respire, en mes bras enlacée,
Dans ces bras palpitans repose-toi toujours ;
L’un dans l’autre mêlés, laissons glisser nos jours,
Et pâle de bonheur, languissante et ravie,
La tête sur mon sein, passe à travers la vie.