Contes choisis sur l’économie politique/Biographie

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Librairie Guillaumin et Cie (volume 1p. v-xxi).

MISS HARRIET MARTINEAU.




L’auteur des Contes sur l’économie politique, miss Harriet Martineau, née à Norwich le 12 juin 1802, morte à Ambleside le 27 juin 1876, était le sixième enfant d’un manufacturier de Norwich, descendant d’un chirurgien huguenot réfugié en Angleterre après la révocation de l’édit de Nantes. Cette profession était demeurée héréditaire dans la famille : le grand-père, l’oncle et le frère aîné de miss Martineau l’exercèrent successivement avec distinction. Son père, qui avait épousé la fille d’un raffineur de sucre, se livra à l’industrie, mais, après avoir réussi à se créer une position honorable, il fut enveloppé dans la ruine d’une maison de banque pendant la terrible crise de 1825. Le chagrin qu’il en conçut abrégea sa vie et il laissa sa famille dans une situation voisine de la gêne. Un malheur plus cruel qu’aucune perte d’argent avait déjà éprouvé auparavant la jeune Harriet Martineau : à l’âge de douze ans, elle avait senti les premières atteintes de la surdité. Le mal alla s’aggravant en dépit de tous les remèdes et, sans perdre complètement l’ouïe, elle fut réduite à se servir d’un cornet, a trumpet, comme elle avait l’habitude de l’appeler. Elle accepta avec une résignation exemplaire sa triste infirmité. Son « autobiographie contient, sur la surdité, sur ses effets, sur les souffrances morales dont elle est la source comme aussi sur les profits que l’on peut en tirer, quelques pages qui méritent d’être citées. On y trouvera, avec un rare esprit d’observation et d’investigation, les marques d’une force d’âme toute virile, unie à une fierté délicate qui faisait redouter par dessus tout à la jeune infirme de devenir une gêne, une « nuisance » pour autrui. On y verra encore que la plus pénible et la plus maussade des afflictions physiques peut agir comme une cause de progrès moral et un stimulant dans la bataille de la vie :

« J’ai eu souvent l’occasion de remarquer, dit-elle, que jamais un enfant affligé de surdité ne reçoit à la maison ou dans une école ordinaire l’éducation qu’il conviendrait de lui donner. Il semble que les parents et les professeurs ne sachent pas qu’on apprend beaucoup plus par la conversation que par tout autre moyen, et, faute de cette observation, ils s’aperçoivent trop tard, à leur grande consternation, que l’enfant ne possède pas la connaissance de choses tellement nécessaires et ordinaires qu’elles paraissent être une affaire d’instinct plutôt que d’éducation. Trop souvent aussi, le sourd est sournois et rusé, personnel et égoïste. Ces défauts se rencontrent surtout chez les enfants qui sont sourds de naissance ou qui le sont devenus de bonne heure, et si j’en ai été exempte, c’est, je crois, parce que mon éducation était déjà très avancée lorsque j’ai commencé à perdre le sens de l’ouïe. Dans les cas tels que le mien, le mal ordinaire, d’ailleurs beaucoup moins sérieux, c’est que le sourd est curieux, veut savoir tout ce qu’on dit et devient un fléau pour tout le monde. J’ai été préservée de ce défaut ou du moins j’ai essayé de m’en préserver, grâce à un avis amical de mon frère aîné. (Et de combien d’autres défauts de plus fréquents avis de cette sorte m’auraient préservée !) Il avait dîné avec une vieille lady célibataire — une espèce de bas-bleu provincial en son temps — qui était devenue sourde, d’une manière presque instantanée et si fort contre sa volonté qu’elle essayait de se cacher à elle-même le plus longtemps possible son infirmité. Pendant le dîner, elle était assise à côté d’une de ses anciennes connaissances, William Taylor de Norwich, qui n’avait jamais bien su comment on devait se comporter avec les dames, — excepté, il faut le dire à son honneur, avec sa mère aveugle. Elle le tracassait pour qu’il lui répétât tout ce qu’on disait, tellement qu’il finit par devenir presque bourru et impoli. Mon frère me dit qu’il était persuadé que je ne me rendrais jamais aussi insupportable que cette dame si j’avais le malheur de devenir aussi sourde qu’elle. Ceci me détermina à prendre la résolution de ne jamais demander ce qu’on disait, et malgré toutes les remontrances, amicales ou autres, je suis toujours demeurée fidèle à cette résolution, avec la conviction que c’était le meilleur parti à prendre. Je pense maintenant et j’ai toujours pensé qu’il est impossible à un sourd de deviner ce qui vaut la peine d’être demandé et ce qui ne la vaut pas ; j’ajoute, que l’un ou l’autre de ses amis, s’il n’a pas l’habitude de les fatiguer de ses questions, ne manque jamais de lui répéter ce qui mérite d’être entendu.

« Une autre observation qui ne me paraît pas inutile, c’est que ceux qui entendent devraient s’abstenir en cette affaire, de vouloir imposer leur opinion à ceux qui n’entendent pas. Je suis persuadée que ma famille aurait fait tous les sacrifices imaginables pour me sauver de mon infortune ; ce qui ne l’empêcha pas de l’aggraver terriblement par sa manière de la traiter. D’abord, et pendant longtemps on prétendit que c’était ma faute, — que j’étais distraite, — que je ne faisais jamais attention à ce qu’on disait, — que je devrais écouter d’une manière ou d’une autre, et même, pendant que mon cœur se brisait, on me soutenait qu’il n’y a de sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Lorsque ma surdité devint absolument évidente, — on me blâma de ne pas faire ce que je n’étais que trop tentée de faire — c’est-à-dire de demander tout ce qu’op disait. Ce fut une rude épreuve, mais elle me fut très utile à la fin. Elle me prouva que je devais prendre mon sort entre mes mains, et au lieu de me désespérer comme je l’avais fait jusqu’alors je rassemblai toutes mes forces pour supporter courageusement ma destinée. Je compris que c’était une entreprise nécessaire à tenter, et l’esprit d’entreprise s’éveillant en moi, je finis par arriver au but non sans peine et sans défaillances. J’étais assez jeune pour faire des vœux, — j’étais même dans l’âge où l’on en fait — je fis donc vœu de patience pour mon infirmité ; je fis vœu de sourire chaque fois qu’elle me causerait une angoisse, de ne jamais reculer devant aucune de ses conséquences, et par exemple de me servir d’un cornet, quand même je devrais gâter les bords de mon chapeau, pour ne pas me priver du sermon et des offices, ce qui était alors la plus grande privation que je pusse concevoir. Je réussis à la longue à prendre le dessus, quoique mon sort m’ait paru bien souvent trop dur à supporter. Et maintenant que je suis sur le bord de la tombe, à la fin d’une vie laborieuse, je suis convaincue que cette même surdité doit être rangée au nombre des meilleurs événements de ma vie ; le meilleur à un point de vue personnel, car je lui dois le plus puissant des stimulants à me tirer d’affaire moi-même, le meilleur à un point de vue plus élevé, en ce qu’elle m’a offert l’occasion la plus favorable de venir en aide à ceux qui sont affligés de la même infortune, sans posséder l’énergie nécessaire pour surmonter la fausse honte et les autres misères inénarrables qui l’accompagnent. »


Les goûts intellectuels de la future authoress s’étaient manifestés de bonne heure et, un jour, elle s’avisa de dire qu’elle voudrait bien écrire un livre. Sa sœur ainée ne manqua pas de se moquer d’une si haute ambition, et elle se promit bien alors de ne plus faire ses confidences à personne. Son père était abonné à un Monthly repository qui servait d’organe à la secte des unitairiens ; elle envoya, en gardant l’anonyme, un article à l’éditeur, le révérend docteur Aspland, — qu’elle qualifie de formidable dans ses mémoires. Avec quels battements de cœur, elle ouvrit le numéro suivant ! Non seulement l’article y était imprimé tout au long, mais encore un « avis » du formidable éditeur invitait l’auteur à continuer ses communications. Le soir, son frère aîné s’écria tout à coup en parcourant le journal : Tiens, voilà un article d’une nouvelle plume ! À peine en avait-il lu une colonne qu’il s’extasiait sur la beauté des pensées et du style, en reprochant à sa sœur de ne point partager son admiration. Avec la franchise qui a été le trait dominant de son caractère, elle lui dit : — Je n’ai jamais pu tromper personne. La vérité est que cet article est de moi. — Alors, lui dit son frère, laissez aux autres femmes le soin de coudre des chemises et de raccommoder des bas. Voilà votre vocation. — Cette soirée, ajoute-t-elle, fit de moi une Authoress. Elle continua pendant quelque temps sa collaboration au Monthly repository et quoiqu’elle n’eût lu Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/14 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/15 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/16 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/17 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/18 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/19 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/20 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/21 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/22 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/23 Page:Martineau - Contes choisis sur l economie politique - tome 1.pdf/24 avait été obligée de se séparer de ses enfants, la chose lui eût paru, sans doute moins simple. Ce n’était toutefois qu’une fausse alerte ; elle devait vivre encore plus de vingt ans après avoir été condamnée par la médecine régulière.

Esprit droit, caractère viril, armée d’un bon sens qui n’excluait pas l’enthousiasme et le dévouement pour les causes qu’elle croyait justes, miss Martineau mérite une place élevée dans la littérature scientifique ; en lisant quelques-uns des contes auxquels elle a dû sa réputation et qui ont été son plus utile ouvrage, on se convaincra que la faveur extraordinaire dont ils ont été l’objet à leur apparition n’avait rien d’exagéré. Leur auteur doit être compté parmi les écrivains qui, en mettant l’imagination au service de la science et du bon sens, ont le plus contribué à vulgariser les vérités de l’économie politique.


G. de Molinari.