Contes du lit-clos/En dérive

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Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 83-88).


EN DÉRIVE




.... Certes, mes bons amis, la grand’pêche en Islande
Est une chose belle, est une chose grande,
Et ceux-là qui la font sont de fiers matelots
Et non point des « terriens » maigrelets et pâlots !

Trapus, poilus, le teint de la couleur des briques,
Videurs de boujarons, chiqueurs de bonnes chiques,
Ce sont de fameux gâs, du sabot-botte au col :
Demandez-le plutôt aux filles de Paimpol !

De les voir, aux retours, bourlinguer par la Ville,
Le verbe haut, l’œil gris un peu dur, mais tranquille :
« Voilà donc ces gaillards, dit-on, avec stupeur,
« Qui n’ont jamais connu la Tristesse ou la Peur ! »

Eh bien ! vous vous trompez, mes gâs, je vous l’assure :
Nous avons tous connu l’effroyable morsure
De l’Angoisse affolante et du profond Chagrin :
Qui n’a jamais eu peur n’est qu’un foutu-marin !

Moi-même j’avais dit, autrefois, même chose !
Comme cela, de loin, dame ! on voit tout en rose,
Et je m’étais vanté que nul être ici-bas
Ne verrait larmoyer mes yeux, trembler mon bras !

Eh bien ! je n’ai tremblé qu’une fois — une seule ! —
Mais comme tremble au vent la paille d’une meule ;
Et j’ai pleuré, le cœur dévoré de Douleurs,
A croire que j’allais me noyer dans mes pleurs !

Voici :
          Nous étions vingt à bord de l’Eugénie,
Capitaine Le Goff, et, la saison finie,
— Bonne pêche, ma foi : la morue à pleins bords —
Nous rallions Paimpol toutes voiles dehors.

Mais ne voilà-t-il pas qu’un Vent épouvantable
S’élève et, se mettant à gueuler comme un diable,
Brise notre ancre, abat les mâts de notre Brick
Qu’il drosse en plein sur les brisants de Rekiawick !

Vlan ! un récif nous fait une grosse avarie,
Le Vent tourne et nous pousse au large avec furie
Et nous voilà, n’ayant perdu qu’un homme ou deux,
Tout couchés sur bâbord et filant nos vingt nœuds !

Bon ! va bien ! jusqu’ici ça n’était pas trop rude,
Et de ces coups de chien nous avions l’habitude ;
Nous invoquons, tout bas, la sainte Anne d’Armor
Et puis nous attendons ou la Vie… ou la Mort !


.... Mais, tout à coup, voici qu’une clameur s’élève :
Des Cris pareils à ceux que l’on entend en Rêve,
Des Cris lointains… et près de nous, des Cris tremblants,
De longs Cris d’outre-tombe, affreux : des Cris tout blancs

Et rien n’apparaissait autour de notre Épave !
Et le Vent qui mugit et l’Océan qui bave
Nous apportaient toujours la sinistre clameur
De pauvre chien blessé qui se désole et meurt !

« Un radeau par tribord ! » cria-t-on dans la brume…
Et voilà qu’en effet, là-bas, fendant l’écume,
Quelque chose de noir apparut sur la Mer
Qui criait, en fondant sur nous comme l’éclair !

C’étaient des Islandais, c’étaient des camarades
Naufragés comme nous, mais plus que nous malades,
Accrochés aux haubans du misaine brisé
Émergeant seul encor de leur bateau rasé !

Las ! que faire pour eux, nous, surnageant à peine ?
« Rien à tenter ! Rien ! Rien !!! » gémit le capitaine…
Et les gâs arrivaient vers nous, les bras tendus,
Affolés d’Espérance et sûrs d’être entendus !

« Il ne faut pas, du moins, qu’ils puissent reconnaître
Que ce sont des Bretons — et des Amis peut-être —
M’écriai-je, qui vont les regarder mourir,
Froidement, sans chercher même à les secourir ! »

Et, prenant un lambeau de voile, avec mon frère
J’en couvris de mon mieux, sur le tribord arrière
Les deux mots Eugénie et Paimpol… après quoi
Je tombai sur le pont en grelottant d’effroi.

À plat ventre, les poings collés sur nos oreilles,
Sans force pour entendre encor ces Voix pareilles
À celles qu’ont, la nuit, les noyés de Ker-Is,
Nous pleurions en disant notre De Profundis !

Oui, mes amis, durant ces minutes terribles
Où s’en venaient, plus près… plus près… les Voix horribles,
J’ai tremblé, sangloté, comme nul désormais,
Je crois, ne tremblera, ne pleurera jamais !

Enfin ! les Naufragés auprès de nous passèrent !
Ô ces Cris ! ces longs Cris de haine qu’ils poussèrent :
« Cochons ! Cochons !! Cochons !!! » Les pauvres Paimpolais
— Dieu soit béni ! — nous avaient pris pour des Anglais ![1]




(Cette poésie est éditée séparément.G. Ondet, éditeur.)
  1. Historique : Voir Pâque d’Islande de A. Le Braz.