Contes du lit-clos/Les Briseurs de Calvaires

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Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 61-64).


LES BRISEURS DE CALVAIRES






Lorsque, surpris par la nuit sombre,
Vous traversez nos carrefours,
Vous entendez souvent, dans l’ombre,
De longs soupirs et des bruits sourds,

Des soupirs venant d’Outre-tombe,
Pleins d’un désespoir infini,
Et le bruit du granit qui tombe
Et retombe sur du granit…

Alors, tremblant de tout votre être,
Vous vous sauvez en vous signant,
Vous demandant quels peuvent être
Ces ouvriers au cœur saignant :

Ce sont des soldats de naguère
Qui voulaient — sacrilèges fous ! —
Dans le temps de la Grande Guerre
Chasser le bon Dieu de chez nous ;

Venus de Paris ou de Nantes,
Hurlant comme des loups-cerviers,
Brandissant des torches fumantes,
Armés de pics et de leviers,


Ces maudits, que les Enfers mêmes
Ont refusé de recevoir,
Avec de terribles blasphèmes
Brisaient l’Autel et l’Ostensoir ;

Ils détruisaient les Cathédrales
Et les Croix de granit sculpté…
Ah ! les « Colonnes infernales »
Avaient un renom mérité !


Pourtant, sur ces luttes maudites
Plus d’un siècle a déjà passé,
Et les Églises reconstruites
Abritent l’Autel redressé ;

Sur nos grands chemins, des Croix neuves
Tendent leurs bras au Paradis…
Mais combien de routes sont veuves
De leurs Calvaires de jadis !

Dans les douves, au bas des haies,
Des Christs, depuis ces attentats,
Étalent toujours leurs cinq plaies
Au pied de mille Golgothas !

Ils sont là, les Jésus de pierre,
Tête de ci, jambes de là…
Seul, l’oiseau chante une prière,
Seul, le vent pleure sur cela !

La mousse lentement les ronge ;
Dans la boue ils sont enlisés ;

À les relever nul ne songe…
Hormis Ceux qui les ont brisés :

Quand la mi-nuit sonne à l’horloge
Du sombre Palais de la Mort,
De sa tombe chacun déloge
Pour venir au pays d’Armor !

D’où viennent-ils ? Quel sortilège
Les force à revenir chez nous ?
Je ne sais ! mais nul sacrilège
Ne doit manquer au rendez-vous !

Au milieu des lambeaux informes
Des linceuls rongés et boueux,
On reconnaît les uniformes
Que portaient, autrefois, les Bleus…

Et chacun s’en va, solitaire,
Sans voir qui s’en vient près de lui,
Cherchant, à tâtons, le Calvaire
Qu’au temps jadis il a détruit…

Et, quand il l’a trouvé, bien vite
Il tâche à le mettre debout ;
Mais son corps décharné s’effrite
En se frôlant au dur caillou :

Hé ! las ! que chaque pierre ronde
Semble donc lourde à ses doigts gourds
Lourds de tous les péchés du monde
Hé ! las ! que les Jésus sont lourds !…


Et chacun se lamente et pleure
À la manière du hibou,
Jusqu’à ce qu’enfin sonne l’heure
Où chacun rentre dans son trou !


Aussi, quand, par une nuit sombre,
En traversant vos carrefours,
Bretons ! vous entendez, dans l’ombre,
De longs soupirs et des bruits sourds,

Faites vite deux, trois prières
— Plutôt même quatre que trois — :
Ce sont les Briseurs de Calvaires
Qui remettent Jésus en Croix !…








Il existe une musique de scène de Ch. de Sivry. — G. Ondet, éditeur.