Contes du lit-clos/La Vipère

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Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 49-56).
LA VIPÈRE




… Ah ! vous avez grand tort de rire,
Méchantes filles, mauvais gâs !
Quand parfois vous m’entendez dire
Que je ne me marierai pas ;

Et vous aussi, les bonnes vieilles !
Vous avez grand tort, voyez-vous,
De murmurer à mes oreilles
Le nom des belles sans époux,

Car nulle ne sera ma femme !
Seul dans mon coin, je veux mourir
D’un mal qui me torture l’âme…
Et dont je ne veux pas guérir ;

Malgré ses douleurs infinies
Nous rongeant le cœur nuit et jour,
Dût-on souffrir mille agonies,
Il est doux de mourir d’amour !

Car c’est l’amour qui me tourmente
Et toujours me tourmentera…
Mon pauvre cœur qui se lamente
Sans répit se lamentera !

Et si j’osais, plus fou que tendre,
Hurler ce que je dis tout bas,
Le monde entier pourrait m’entendre…
Que ma « Douce » n’entendrait pas !

Nul sorcier — ma vie en offrande —
Pourrait m’approcher à ce point
Moi, si petit, d’Elle, si grande,
Si loin de moi… si loin… si loin !!!

Laissez-moi, je vous en supplie !…
Ou plutôt, non ! écoutez-moi :
Vous respecterez ma folie
Quand vous en saurez le pourquoi !…


Vous connaissez la Châtelaine
Dont j’étais le frère de lait ;
C’est « Mademoiselle Germaine »
Qu’autrefois chacun l’appelait.

Ce fut ma sœur et mon amie :
Ensemble nous courions les bois
Et je l’ai tenue endormie
Tout contre mon cœur, bien des fois.

Les doux Printemps, les frais Automnes
Passaient, rapides, sur nous deux…
Et je lui tressais des couronnes
Pour en parer ses blonds cheveux ;

L’Été, durant nos longues courses,
Je lui cherchais des nids d’oiseaux…
Et nous faisions chanter les sources
En entremêlant les roseaux ;

Puis, quand la neige bienfaitrice
Couvait les futures moissons,
Ma bonne mère, et sa nourrice,
Nous chantait ses belles chansons,

Ou bien quelque vieille qui tremble
Nous parlait des grands loups-garous…
Et nous nous endormions ensemble
Aux doux ronrons du gros chat roux !…


C’est ainsi que dix ans passèrent.
Puis — riant de mes yeux rougis —
A Paris les siens l’emmenèrent…
Et je restai, seul, au logis !

Mais, aussitôt que l’hirondelle
Ramenait le Printemps béni,
Elle aussi revenait, fidèle
Et joyeuse, à son ancien nid ;

Et sa mère lui disait : « Joue
Avec Joël le paysan ! »
Toute heureuse de voir sa joue
Hâlée au soleil bienfaisant.

Je tendais à la Parisienne
Ma main de rustre aux doigts tremblants :
Elle y laissait tomber la sienne,
Sa main si douce aux doigts si blancs ;

Alors, nos courses vagabondes
Reprenaient comme aux jours défunts :
Le vent baisait ses boucles blondes
En reconnaissant leurs parfums ;

Moi, regardant les pâquerettes
Que foulaient ses petits souliers
J’enviais le sort des fleurettes
Pour mourir sous ses petits pieds !

Et je me surprenais à dire
A l’hirondelle : « Oh ! reste encor ! »
Et je criais dans mon délire :
« Restez fleuris, beaux genêts d’or ! »

Mais Dieu, qui nous trace nos Voies,
Veut les Nuits sombres près des Jours,
Nos Larmes proches de nos Joies,
Les Départs tout près des Retours…

Et c’est ainsi qu’un soir d’Automne
Où nous étions assis tous deux
Dans la triste lande bretonne,
Parmi les ajoncs épineux,

La déjà si grande Germaine
Me dit en me prenant la main :
« Mes parents vendent leur domaine,
« Nous rentrons à Paris, demain.

« Vois-tu, Joël, coûte que coûte,
« Il fallait bien se dire adieu :
« Nous ne nous reverrons sans doute
« Que chez les anges du Ciel bleu ;

« Car voici que nous prenons l’âge :
« Quatorze ans quand viendra Noël !
« Presque l’âge du mariage…
« Qu’en dis-tu, mon pauvre Joël ? »

Et je l’écoutai, sans rien dire.
Mettre son petit cœur à nu…
Je dus pleurer, peut-être rire :
Je souffrais d’un Mal inconnu ;

De mes pleurs voulant rester maître
Je me sentais devenir fou.
J’allais même en mourir peut-être
Là, près d’elle… Quand, tout à coup.

Un long cri de la jeune fille
Ranima mes sens… et je vis
Qu’un serpent mordait sa cheville,
L’enroulant de ses anneaux gris !…

Je l’écrasai sous une souche,
Puis, prenant le pied enfantin
J’y collai longuement ma bouche
Pour aspirer tout le venin.

Ô ce baiser dans cette fièvre !
Horrible, doux, mortel, sauveur !
Pour éternellement, ma lèvre
En a gardé l’âpre saveur :

C’est grâce à cette bête immonde
Que j’ai l’ivresse de penser
Que je suis le seul homme au monde
Qui lui donna pareil baiser !…

Qu’advint-il ensuite ?… N’importe !
Elle s’en fut deux jours après
Et ne repassa plus la porte
Où, sans espoir, je l'« espérait » !…


Et voilà toute mon histoire !…
A présent, me laisserez-vous
Vivre, tout seul, en ma nuit noire,
Dites, les filles sans époux ?

Car c’est en vain que l’on espère
Guérir ma mortelle langueur :
Tout le venin de la Vipère
M’est descendu, là… dans le cœur !!!