Contes et légendes annamites/Légendes/077 Mort de cinq bonzes

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Contes et légendes annamitesImprimerie coloniale (p. 190-194).


LXXVII

MORT DE CINQ BONZES[1].



Il y avait autrefois un homme qui vivait du métier de chercheur de cire[2]. Il découvrit un jour dans une futaie un canton où les nids d’abeilles étaient nombreux, et alla bien vite avec sa hotte cueillir les rayons, mais il se trouva tellement chargé qu’il n’osait plus descendre de l’arbre ; il lui fallut attendre qu’un passant vint à son aide.

Il attendit jusqu’au milieu du jour. À ce moment, un cornac passa avec son éléphant, le chasseur d’abeilles l’appela et lui dit : « Aide-moi à descendre d’ici et je te donnerai la moitié de ma cire ; je suis trop chargé et l’arbre est trop haut, c’est pourquoi je n’ose pas descendre. » Le cornac lui répondit : « Pends-toi par les mains à une branche, moi je me mettrai debout sur le dos de mon éléphant et je te prendrai à bras le corps. »

Le chasseur d’abeilles exécuta le mouvement qui lui était commandé, et le cornac se dressa sur l’éléphant, mais à peine avait-il saisi les jambes du chasseur que l’éléphant se déroba sous eux et le cornac resta suspendu aux jambes du chasseur d’abeilles.

Celui-ci dit au cornac : « Si tu ne me tires pas d’affaire, du moins lâche-moi, sans cela la branche va casser et nous périrons tous les deux. » Le cornac lui répondit : « Cramponne-toi bien ! ne faiblis pas ! c’est pour toi que je me suis mis dans ce péril. » Là-dessus ils se mirent tous les deux à se lamenter.

Heureusement quatre bonzes passèrent par là au retour d’une cérémonie. À leur vue, les deux patients furent remplis de joie et leur crièrent : « Seigneurs bonzes, venez à notre secours. Cette bonne œuvre vous sera aussi profitable que neuf existences pénitentes ou que la construction d’une tour à sept étages. Si vous nous sauvez, nous vous donnerons toute notre cire pour l’offrir au Bouddha. »

Les bonzes eurent pitié de ces misérables ; ils n’étaient pas fâchés non plus d’avoir de la cire, ils cherchèrent donc un moyen de les secourir. Celui d’entre eux qui était le chef dit aux autres : « Prenons l’étoffe dont nos livres sont enveloppés, attachons-nous au cou chacun un coin de cette étoffe et tenons-nous fermes comme quatre colonnes. Ces deux hommes se laisseront tomber sur l’étoffe qui amortira leur chute et peut-être ainsi seront-ils sauvés de la mort. » Les autres applaudirent et ils firent comme il avait été dit. Les deux hommes se laissèrent tomber du haut de l’arbre sur la pièce d’étoffe, mais le choc fut si violent que les quatre bonzes ne conservèrent pas leur immobilité, leurs quatre têtes rases s’entrechoquèrent et ils restèrent morts sur la place. Le cornac et le chasseur d’abeilles, les voyant morts, s’empressèrent de s’enfuir.

Cette scène s’était passée près d’une auberge. La vieille qui la tenait, trouvant ces quatre morts près de sa maison, eut peur d’être impliquée dans une affaire d’homicide. Elle traîna les cadavres dans sa maison et se mit à réfléchir sur ce qu’elle avait à faire. Sur ces entrefaites, un bonze vint dans l’auberge pour boire du vin ; la vieille lui en donna de son meilleur et à bon marché. Quand elle le vit un peu lancé elle lui dit : « Je suis bien malheureuse. J’avais un neveu qui était loué, il y a quelques jours il est tombé malade et il est revenu ici. Comme aucun remède ne lui faisait de bien, je l’exhortai à faire vœu au Bouddha qu’il se raserait la tête et ferait pénitence. Mais à peine s’était-il rasé qu’il a respiré je ne sais quels miasmes, il a eu mal à la tête et il est mort. Je suis vieille et pauvre, je ne sais plus comment faire. Si vous voyez quelque moyen de me venir en aide, je vous prie d’avoir pitié de moi. »

Le bonze dit à la vieille : « Je vais vous rendre service ; donnez-moi une pelle et une bêche, je vais porter le corps dans la campagne et l’enterrer. Cela vous convient-il ? » La vieille lui fit mille remercîments et lui promit en récompense trois gourdes de bon vin ; elle entra ensuite dans l’arrière de l’auberge et revint en traînant un des cadavres qui gisaient à terre. Le bonze roula le cadavre dans une natte, le chargea sur ses épaules et l’emporta dans la campagne où il l’enterra.

Il revint ensuite à l’auberge, et la première chose qu’il vit ce fut un cadavre de bonze couché par terre. La vieille lui dit en pleurant : « Vous ne comprenez pas. Laissez-moi vous dire. Mon pauvre neveu avait pour moi une extrême affection, il ne voulait jamais me quitter ; quand il se louait chez les autres, il me visitait le matin et le soir, il me fallait le gronder pour le faire partir. Maintenant que le voilà mort si malheureusement, il ne veut pas me quitter. Comme vous ne le connaissiez pas, vous ne lui avez sans doute pas fait une fosse très profonde et il est revenu vers moi. »

Le bonze fut très étonné de cette aventure ; il reconnut cependant son cadavre à sa tête rase. Il dit à la vieille : « C’est bon ! je vais l’emporter très loin et lui creuser un grand trou, nous verrons bien s’il reviendra de nouveau. » Il chargea le cadavre sur ses épaules et alla l’enterrer. Quand il revint il retrouva un cadavre à tête rase étendu sur le sol, et la vieille lui dit : « Je vous avais cependant bien averti des sentiments de mon neveu. Vous ne l’avez pas enterré assez profondément et le voilà revenu. «

Le bonze lui répondit : « Ne vous fâchez pas, faites-moi boire un coup, et cette fois-ci je vous réponds que je l’enterrerai de façon à ce qu’il ne revienne pas. » Il alla l’enterrer, et quand il revint la vieille lui montra de nouveau le cadavre en lui disant des injures. Le bonze se mit en colère. « Toute ma vie, dit-il, j’ai enterré les gens sans en voir aucun revenir comme celui-ci. Je vais l’enterrer encore une fois et faire tout mon possible pour qu’il ne revienne pas. » Il partit donc courbé sous son fardeau. Il faisait chaud, la terre était dure, il était à moitié gris, aussi, quand il eut enterré son quatrième cadavre, la nuit était-elle tombée. En revenant à l’auberge pour réclamer à la vieille les trois gourdes de vin qu’elle lui avait promises, il vit un bonze accroupi sur un pont. « Voilà tout un jour que je t’enterre, s’écria-t-il, et tu reviens te faire enterrer encore. » L’autre voulut protester, mais il lui dit : « Tu es déjà revenu trois ou quatre fois, c’est grâce à toi que je suis exténué de fatigue et tu nies encore. Je n’ai plus la force de recommencer ; voilà le fleuve, va faire la pâture des poissons. » Et il le poussa dans le fleuve où il périt.



  1. * M. P. Truong vînh ky a publié dans ses Chuyén dôi xica (n° 32 de la troisième édition) une version de ce conte qui a pris sous sa main une forme plus simple et plus littéraire. Le cornac, voulant cueillir des cocos, reste suspendu au cocotier, il est secouru par les quatre bonzes et les fait enterrer par des fossoyeurs en usant du stratagème qui, dans notre rédaction, est attribué à la vieille aubergiste. — Une autre version présente quelques variantes sans grande importance. Cinq bonzes revenant d’une fête, où ils ont fait la petite bouche pour ne pas scandaliser les fidèles, se sentent pressés de la faim. Avisant un cocotier, le chef de ces bonzes y grimpe et se met en devoir de jeter des cocos à ses acolytes. Mais, pour éviter d’être trahis par le bruit que feraient les cocos en tombant, il ordonne aux autres de les recevoir dans un de leurs manteaux tendus. Il leur jette tout un lourd régime de cocos et les quatre bonzes ont la tête cassée. Leur supérieur traîne les cadavres à la pagode, et les fait enterrer successivement par un voleur qu’il prend sur le fait, et à qui il promet de ne pas le dénoncer, et de lui payer cent ligatures, chiffre assez invraisemblable. Il a bien soin de le prévenir qu’il faut faire un trou profond de peur de voir revenir le mort. Le voleur, las d’enterrer, va jeter le quatrième cadavre à l’eau, mais il le jette justement dans un endroit où se baignait un lépreux. Celui-ci, effrayé, se montre ; le voleur, voyant sa tête pelée, croit que le bonze mort veut encore revenir et assomme le lépreux.
  2. La cueillette de la cire et du miel se fait dans les forêts. M. Aymonier a décrit la manière dont elle a lieu au Laos, au cinquième paragraphe de ses Notes sur le Laos (Excursions et reconnaissances, tome VIII, p. 333). Dans nos provinces on grimpe aussi sur les arbres à l’aide de fiches plantées dans le tronc. Le chercheur s’attache dans le dos deux torches qui brûlent au-dessus de sa tête et le garantissent ainsi des piqûres. Le miel des forêts de l’est est excellent, celui de Rach gia, recueilli dans les forêts de tràm, a un goût particulier qu’il doit à la fleur de cet arbre.