Contes mystérieux (Hoffmann)/Maître Floh/1

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PREMIÈRE AVENTURE.


INTRODUCTION.


Où le lecteur en apprend autant de la vie du sieur Peregrinus Tyss qu’il faut justement qu’il en sache. — Les cadeaux de Noël chez le relieur Lammer Hirt dans la rue de Kalbach ; et commencement de la première avenue. — Les deux Aline.


Il était une fois, — quel auteur ose maintenant commencer ainsi une histoire ? — passée de mode, ennuyeuse ! — s’écrie le bienveillant, ou plutôt le malveillant lecteur, qui, suivant le conseil d’un ancien poëte romain, veut de suite être amené médias in des. Il lui semble qu’un hôte, conteur filandreux, entre, prend une large place et tousse pour commencer un sermon sans fin, et il ferme, de mauvaise humeur, le livre qu’il avait à peine ouvert.

Allez, Allez de la lumière !
Allez, Allez de la lumière !
Allez, Allez de la lumière !

Le présent éditeur des Merveilleuses aventures de maître Floch est pourtant convaincu que ce commencement est très-bon, et même précisément le meilleur pour son histoire, attendu que les plus excellentes conteuses de fables, comme, par exemple, les vieilles femmes et les nourrices, s’en sont servies de tout temps.

Toutefois, comme chaque auteur écrit principalement pour être lu, il ne veut pas (l’éditeur déjà nommé) ôter au lecteur bien disposé l’envie de devenir pour lui un lecteur sérieux. Et alors, sans plus de détours, il raconte que le cœur de Peregrinus Tyss, dont les singulières aventures vont faire le sujet de ce volume, n’avait jamais senti à un jour de Noël son cœur battre si violemment d’une joyeuse et inquiète attente que le jour même où commence notre récit.

Peregrinus se trouvait dans une chambre sombre, placée près du salon magnifique où il recevait ordinairement les présents de Noël. Tantôt il se glissait doucement çà et là, écoutait un peu aux portes, et tantôt il se recueillait tranquillement dans un coin où, les yeux fermés, il aspirait les parfums mystiques de la frangipane et des gâteaux de tout genre qui partaient de la chambre. Et alors il se sentait trembler d’un frisson mystérieux, lorsqu’en ouvrant tout à coup les yeux, les brillantes lumières qui sortaient des fentes de la porte éblouissaient sa vue et dansaient çà et là sur le mur.

Enfin une cloche d’argent retentit, les portes du salon s’ouvrirent et Peregrinus se précipita dans une véritable mer de feu de bougies pétillantes de Noël, de toutes les couleurs.

Peregrinus ébloui s’arrêta fixe devant une table où se trouvaient rangés en bel ordre les plus magnifiques cadeaux, et il poussa un cri d’admiration.

Jamais l’arbre de Noël n’avait porté de si beaux fruits, car toutes les sucreries qui ont un nom, et avec elles des noix d’or, des pommes d’or du jardin des Hespérides, étaient suspendues aux branches, qui pliaient sous leur poids. Le nombre des joujoux de choix (comme militaires de plomb, chasseurs, livres d’images ouverts, etc.), peut à peine se décrire.

Il ne s’aventura pas à toucher encore à une seule des richesses qui lui étaient données ; il avait assez à faire de surmonter son étonnement et de savourer sa joie en pensant que tout cela était véritablement à lui.

— Ô mes chers parents ! ô ma bonne Aline !

Ainsi s’écria Peregrinus dans le sentiment de son enthousiasme extrême.

— Eh bien, répondit Aline, ai-je bien fait les choses, petit Pellegrin ? Es-tu content, mon enfant ? Ne veux-tu pas regarder de près tous ces jolis objets ? Ne veux-tu pas essayer le nouveau cheval et le beau renard ?

— Un cheval magnifique ! dit Peregrinus en contemplant avec des larmes de joie dans les yeux un cheval de bois tout bridé, superbe, de pure race arabe.

Et il monta aussitôt le noble animal. Peregrinus pouvait être du reste un excellent cavalier ; mais il avait sans doute cette fois fait une faute quelconque en équitation, car Pontife (c’était le nom du cheval) se cabra en hennissant et le jeta assez misérablement sur le dos, les jambes en l’air. Avant qu’Aline, mortellement effrayée, eût pu voler à son secours, Peregrinus s’était relevé et avait saisi les brides de l’animal, qui voulait s’échapper en lançant maintes ruades. Mais notre cavalier s’élança de nouveau sur son dos, et employant tour à tour la force, l’adresse et toutes les ressources de l’art, il parvint à si bien dompter l’étalon, que celui-ci trembla, gémit, et reconnut Peregrinus pour son maître.

Aline, lorsque Peregrinus eut mis pied à terre, conduisit dans l’écurie le coursier docile.

Les exercices d’équitation, qui avaient causé dans la chambre, et même dans la maison, un bruit un peu désordonné, furent alors terminés, et Peregrinus s’assit à la table pour considérer de plus près les autres brillants cadeaux.

Avec quel bien-être ne dévora-t-il pas quelques morceaux de frangipane, tout en faisant tout à tour jouer les ressorts de cette poupée mouvante, et regardant les images de ce livre. Parfois, en général expérimenté, il jetait un coup d’œil sur son armée, qu’il trouvait bien uniformément habillée, et qu’il regardait avec raison comme invincible, parce qu’aucun soldat n’avait d’estomac dans le corps. Il en arriva en dernier aux objets de chasse ; mais il remarqua avec chagrin qu’il ne s’y trouvait qu’un lièvre et un renard, et que le cerf et le sanglier manquaient absolument. Et cependant ils devaient être là, personne ne le savait mieux que Peregrinus, qui avait tout acheté lui-même avec un soin minutieux. Cependant !…

Il nous paraît tout à fait nécessaire d’éviter au lecteur les singulières méprises dans lesquelles il pourrait tomber si l’auteur continuait son récit à tort et à travers, sans penser que si lui sait le but de cette exposition de jouets d’enfants dont il parle, il n’en est pas de même du lecteur, qui l’ignore et veut être mis au fait.

On se tromperait fort si l’on imaginait que Peregrinus Tyss est enfant à qui une bonne mère ou bien une femme quelconque, sa parente, portant le nom romantique d’Aline, fait des cadeaux le jour de Noël.

Le sieur Peregrinus Tyss avait trente-six ans, et était bien près de ce que l’on appelle les meilleures années. Six ans auparavant, on disait de lui qu’il était très-beau garçon, et maintenant on le nommait à bon droit un homme de belle tournure ; mais toujours, autrefois comme aujourd’hui, on se plaignait et on s’était plaint que Peregrinus se tenait trop éloigné du monde, qu’il ne connaissait pas la vie, et que certainement il devrait être atteint de quelque aliénation mentale. Les pères dont les filles étaient en âge d’être mariées pensaient que le bon Tyss ferait très-bien, pour se guérir, de se choisir une femme, et qu’il n’avait pas de refus bien probable à craindre. Et la pensée des pères avait sur ce dernier point cela de raisonnable que le sieur Peregrinus, en outre des agréments de sa personne, dont nous avons parlé, possédait aussi une fortune très-considérable, que son père, le sieur Balthazar, marchand très-renommé, lui avait laissée en héritage.

À des hommes ainsi dotés une fille, lorsqu’elle se trouve dans l’âge de vingt-trois à vingt-quatre ans, répond à cette demande innocente :

— Voulez-vous faire mon bonheur en me donnant votre main ? avec un front rougissant, des yeux baissés et ces paroles :

— Parlez à mes parents ; j’obéirai à leurs ordres ; c’est à eux de décider.

Et quant aux parents, ils joignent les mains et disent :

— Puisque c’est la volonté de Dieu, nous ne nous y opposerons pas, mon fils !

Mais le sieur Peregrinus Tyss ne paraissait pas avoir la moindre disposition pour le mariage ; car s’il évitait en général la société des hommes, il montrait en particulier une étrange idiosyncrasie contre les femmes. La présence d’une femme faisait tomber de son front des gouttes de sueur, et si l’une d’elles lui parlait et qu’elle fût assez jolie, il éprouvait une espèce de crainte qui lui liait la langue et donnait à tous ses membres un tremblement nerveux. Cela venait peut-être aussi que sa vieille gouvernante était d’une laideur telle que, dans le quartier où demeurait le sieur Peregrinus, plusieurs bourgeois la regardaient comme un phénomène d’histoire naturelle. Ses cheveux à moitié noirs et à moitié gris, ses yeux éraillés, son gros nez couleur de cuivre se recourbant sur des lèvres d’un bleu pâle, lui donnaient l’apparence complète d’une sorcière du Bloksberg, et elle eût, deux siècles plus tôt, difficilement échappé au bûcher ; mais le sieur Peregrinus Tyss, et beaucoup d’autres encore, la regardaient comme une femme excellente. Et cela l’était en effet. Il est à considérer toutefois que, pour le soutien de son corps et d’autres nécessités, elle buvait bien quelques verres d’eau-de-vie pendant la journée, et qu’elle tirait aussi trop souvent de sa poche une tabatière énorme de laque noire, au moyen de laquelle elle remplissait ses narines considérables de véritable tabac d’Offenbach.

Le bienveillant lecteur a déjà remarqué sans doute que cette notable personne est la même Alice qui a préparé les cadeaux de nouvelle année.

Elle avait reçu, le ciel sait pourquoi, le nom célèbre de la reine du Golconde.

Toutefois, si les pères désiraient que le riche et beau sieur Peregrinus se départit de sa haine pour les femmes et se décidât au mariage, les vieux garçons, par contre, prétendaient que le sieur Peregrinus avait parfaitement raison de n’en rien faire ; car il n’avait pas l’humeur, disaient-ils, convenable pour faire une chose pareille.

Le pis de tout cela était qu’en prononçant le mot humeur, ils prenaient un air mystérieux, et s’il arrivait qu’on les questionnât davantage, ils donnaient très-clairement à comprendre que le sieur Peregrinus était malheureusement un peu fou, défaut qui datait de sa plus tendre enfance.

Les gens (et ils étaient nombreux) qui pensaient que le pauvre Peregrinus n’avait pas sa raison appartenaient principalement à ces hommes qui sont fermement convaincus que sur le grand chemin de la vie, que l’on doit suivre en se conformant à la raison et à la sagesse, le nez est le meilleur guide, et qui garnissent d’épouvantails maints bosquets, maintes prairies de leur voisinage, plutôt que de se laisser séduire par leurs parfums odorants ou les fleurs qui les émaillent.

Il est vrai aussi que Peregrinus avait en lui bien des choses étranges, où les gens ne comprenaient rien.

Nous avons déjà dit que le père de Peregrinus Tyss était un commerçant très-riche, et nous ajouterons qu’il possédait une maison sur le marché des chevaux, et que c’est dans une chambre de cette maison, et dans la même chambre où Peregrinus enfant recevait ses cadeaux de Noël, que Peregrinus homme fait les recevait encore, et alors il n’y a pas à douter que le lieu où se passent les aventures singulières qui vont être racontées n’est autre que la célèbre et charmante ville de Francfort-sur-le-Mein.

Nous n’avons rien de particulier à raconter sur les parents de Peregrinus, sinon que c’étaient des gens très-tranquilles, dont on n’avait que du bien à dire. La considération illimitée dont le sieur Tyss jouissait à la bourse avait été acquise par la justesse, la certitude de ses opérations et les richesses qu’il avait amassées, et parce qu’il avait conservé la simplicité de ses manières et n’avait jamais fait parade de sa fortune. Il ne montrait d’avarice ni dans les grandes ni dans les petites choses, et était d’une indulgence extrême pour les débiteurs insolvables tombés dans le malheur, même par leur faute.

Le mariage de sieur Tyss était resté très-longtemps infructueux. Mais enfin, après environ vingt années de mariage, madame Tyss comble de joie son mari en lui donnant un bel enfant, qui était justement notre Peregrinus.

On peut se figurer le bonheur des deux époux. On parle encore à présent de la magnifique fête que le sieur Tyss donna à l’occasion du baptême, et dans laquelle les plus nobles vins du Rhin furent prodigués comme dans un festin royal ; mais ce qui augmenta encore la réputation du sieur Tyss fut qu’il invita à ce baptême quelques personnes qui avaient agi hostilement à son égard et lui avaient fait très-souvent du tort, et d’autres auxquels il croyait avoir été nuisible, de sorte que le repas fut une véritablement fête de paix et de réconciliation.

Hélas ! le bon sieur Tyss ne prévoyait guère que ce même fils, dont la naissance lui causait tant de joie, serait bientôt pour lui un sujet d’amers chagrins. Déjà, dans son bas âge, l’enfant Peregrinus annonçait une singulière disposition d’humeur : car, après avoir crié pendant plusieurs semaines jour et nuit sans s’arrêter un instant, il se tut tout à fait et devint complétement immobile, sans que l’on pût lui trouver la moindre maladie physique. Il semblait incapable d’éprouver la plus légère sensation ; sa petite figure ne se crispait ni pour pleurer ni pour rire, et il ressemblait à une poupée inanimée. Sa mère s’imagina qu’elle avait été frappée en couches de la figure du vieux teneur de livres, qui depuis vingt ans, était assis roide et muet, et avec un visage impassible, devant son grand livre dans le comptoir, et elle versa bien des larmes brûlantes sur le petit automate.

Enfin, il vint à la marraine l’heureuse idée d’apporter au petit Peregrinus un arlequin très-bariolé et en somme assez laid. Les yeux de l’enfant s’animèrent d’une façon étrange, sa bouche se crispa pour un doux sourire. Il saisit la poupée et la serra contre sa poitrine aussitôt qu’on la lui donna. Alors l’enfant regarda de nouveau le brillant joujou avec un regard presque intelligent, de sorte qu’il sembla que le sentiment et la raison se fussent tout à coup éveillés en lui, et même avec plus de vivacité qu’on n’en trouve d’ordinaire chez les enfants de cet âge.

— Vous ne l’élèverez pas, il montre trop de conception, dit la marraine. Regardez ses yeux ; ils pensent déjà plus qu’ils ne devraient penser.

Toutefois le temps où les enfants doivent parler était passé depuis longtemps, et il n’avait pas encore prononcé une syllabe. On aurait pu le croire sourd-muet s’il n’avait pas regardé parfois celui qui lui parlait avec un regard si attentif, et en laissant si bien voir sur sa figure, joyeuse ou triste, les affections qu’il éprouvait, qu’il ne pouvait venir en doute à personne que non-seulement il entendit, mais qu’il comprit tout.

L’étonnement de la mère n’en fut pas moins grand lorsqu’elle eut acquis la preuve de ce que lui avait dit la nourrice, c’est-à-dire que pendant la nuit l’enfant, lorsqu’il était couché et croyait n’être pas entendu, disait quelques mots, quelques phrases, et non pas dans un tel baragouin qu’il fût impossible de le comprendre avec une certaine habitude.

Le ciel a donné aux femmes le tact tout particulier de suivre intelligemment les différents développements de la nature humaine à partir du berceau, et c’est pour cela qu’elles nous sont de beaucoup supérieures pour l’éducation des premières années de l’enfance.

En conséquence de ce tact, madame Tyss se garda bien de vouloir exciter l’enfant à parler ; elle essayait seulement d’une manière adroite de lui offrir des occasions de développer le beau talent de la parole, lentement, mais clairement, et à l’admiration de tous. Cependant il témoignait toujours une répugnance assez grande pour ce genre d’éloquence, et paraissait être surtout content lorsqu’on le laissait tranquille.

Mais le sieur Tyss éprouva des chagrins bien plus grands encore. Lorsque l’enfant devint un jeune garçon, et par conséquent en âge d’apprendre, il fallait les plus grandes peines pour lui enseigner la moindre chose. Il en était de la lecture et de l’écriture comme du parler. Quelquefois il était impossible d’en rien tirer, et d’autres fois il faisait, contre toute espérance, des progrès rapides. Les professeurs abandonnaient sa maison l’un après l’autre, non parce que l’élève montrait de la mauvaise volonté, mais parce qu’il leur était impossible de comprendre sa nature. Peregrinus était tranquille, convenable, assidu, et cependant il n’y avait pas à penser à employer avec lui cette éducation systématique que suivent ordinairement les professeurs. Sa nature s’y refusait absolument ; en revanche, il s’adonnait de tout son cœur à ce que lui indiquait son sentiment intime, et tout le reste l’inquiétait peu. Mais toute chose extraordinaire éveillait sa fantaisie, et il s’y faisait une vie exclusive.

Ainsi on lui avait donné une esquisse de la ville de Pékin, avec ses rues, ses maisons, et ce dessin tenait tout le mur de sa chambre. En voyant cette ville féerique et ses habitants singuliers qui semblaient se presser dans ses murs, Peregrinus se sentit comme un coup de baguette, transporté dans un autre monde, où il se trouvait à son aise. Il se jeta avec un ardent désir sur tout ce qu’il put trouver de la Chine et des Chinois, et surtout de Pékin. Il s’efforçait de conformer sa voix, en chantant au dessin du luth chinois qu’il possédait, et il cherchait, au moyen de petits papiers découpés, à donner à sa robe de chambre l’apparence la plus chinoise possible, pour pouvoir se promener convenablement dans les rues de Pékin, et il était dans l’enthousiasme. Bien autre chose ne pouvait attirer son attention, et cela au grand désespoir des professeurs, qui ne pouvait l’enlever de Pékin. Ce qui fit que son père fit enlever Pékin de sa chambre.

Le sieur Tyss voyait aussi comme une chose de mauvais augure le jeune Peregrinus témoigner plus de goût pour les fennings que pour les ducats, car il montrait contre les sacs d’argent et les grands livres une aversion bien marquée. Mais ce qui paraissait étrange, c’est qu’il ne pouvait entendre prononcer le mot change sans être attaqué d’un tremblement nerveux, et il assurait que cela lui faisait le même effet que s’il entendait gratter une vitre avec la pointe d’un couteau.

Il n’y avait pas à penser à en faire un commerçant, et malgré tout le plaisir qu’eût eu le Sieur Tyss en voyant son fils marcher sur ses traces, cependant il renonça à cette espérance, dans l’espoir que Peregrinus s’adonnerait à une profession qui saurait mieux lui plaire.

Le sieur Tyss avait pour principe que l’homme le plus riche doit avoir une occupation, et conséquemment un but dans la vie. Il avait en horreur les gens inoccupés, et Peregrinus, malgré toutes les connaissances qu’il acquérait par lui-même et qui dormaient en lui confusément mêlées, avait justement les plus grandes dispositions à ne rien faire. C’était le plus amer chagrin du vieux Tyss.

Peregrinus ne voulait absolument rien savoir du monde réel ; le père, de son côté, ne pouvait vivre ailleurs ; et il devait nécessairement arriver que plus Peregrinus avançait en âge, et plus il se formait une scission entre le père et le fils, au grand désespoir de la mère, qui passait volontiers à son enfant, qui était bon aimant, le meilleur des fils enfin, son incompréhensible propension aux rêveries et aux chimères. Et elle ne pouvait comprendre pourquoi le père voulait absolument forcer son fil à prendre un état.

Le vieux Tyss, d’après le conseil d’amis éprouvés, envoya son fils à l’université d’Iéna ; mais lorsqu’il revint, trois ans après, le vieillard s’écria plein de chagrin et de colère : « Ne l’avais-je pas prévu ? Il est parti Jean le rêveur, et il revient Jean le rêveur.

Et en cela, il avait parfaitement raison. Peregrinus n’avait rien changé à sa manière d’être, il était resté toujours le même. Cependant le vieillard ne perdit pas l’espoir de mettre à la raison son fils à tête dure, pensant que s’il le poussait de vive force dans les affaires, il y prendrait goût à la fin, et deviendrait tout autre.

Il lui donna pour Hambourg une commission qui ne demandait pas des connaissances commerciales précisément bien étendues, et le recommanda en outre à un de ses amis de ce pays, qui devait le seconder parfaitement en tout.

Peregrinus arriva à Hambourg, porta non-seulement la lettre de recommandation à son adresse, mais remit aussi aux divers commerçants amis de son père tous les papiers qui avaient rapport à l’affaire dont il était chargé, et puis il disparut sans que personne pût savoir où il était allé.

L’ami écrivit aussitôt au sieur Tyss.

« Votre honorée du … m’a été remise exactement par votre fils, celui-ci n’a pas reparu, et il est aussitôt reparti de Hambourg.

» Le poivre n’est pas en faveur, les cotons sont mous, le café seul est un peu demandé, le sucre brut se soutient, et l’indigo va monter, selon toutes les prévisions.

» J’ai l’honneur, etc. »

Cette lettre aurait jeté le sieur Tyss et sa femme dans la plus grande inquiétude, s’ils n’avaient, par la même poste, reçu une lettre de leur fils, dans laquelle il s’excusait avec les expressions du plus vif regret de ne pas avoir pu remplir la commission de son père d’une manière convenable, parce qu’il s’était trouvé irrésistiblement entraîné vers des pays lointains, d’où il espérait pouvoir revenir heureusement dans sa patrie après le délai d’une année.

— Il n’y a pas de mal, dit le vieillard, que le jeune homme voie un peu le monde, cela le tirera de ses rêveries.

— Mais il pourra manquer d’argent dans un aussi grand voyage, dit la mère, puisque dans son étourderie il a oublié d’écrire où il allait.

— S’il a besoin d’argent, reprit le sieur Tyss en riant, il fera d’autant mieux connaissance avec le monde véritable, et s’il ne nous a pas écrit où il doit aller, il sait pourtant où il devra adresser ses lettres.

On n’a jamais su où Peregrinus avait dirigé son voyage ; plusieurs prétendaient qu’il était allé dans les grandes Indes ; d’autres prétendaient qu’il en avait seulement eu l’idée, toujours est-il qu’il dut aller assez loin, car il revint à Francfort non pas après le délai d’une année, comme il l’avait annoncé à ses parents, mais après trois ans d’absence. Il revenait à pied et dans un costume en assez mauvais état. Il trouva la maison de ses parents fermée. Il avait beau frapper et sonner, personne ne bougeait au dedans.

Enfin un voisin revint de la bourse, et Peregrinus lui demanda si son père était en voyage.

Le voisin fit trois pas en arrière de surprise, et s’écria :

— Monsieur Peregrinus Tyss, vous voilà enfin revenu ! c’est bien vous ! mais vous ne savez donc pas ?

Et Peregrinus apprit que pendant son absence son père et sa mère étaient morts l’un après l’autre ; la police avait mis les scellés, et l’avait invité par des annonces publiques, car on ignorait le lieu de sa demeure, à se rendre à Francfort pour recevoir son héritage.

Peregrinus resta devant le voisin sans pouvoir prononcer une parole. Pour la première fois le chagrin de la vie déchira sa poitrine, et il vit tomber en éclats le beau monde brillant où il avait vécu si joyeusement jusqu’alors.

Le voisin vit que Peregrinus était complétement incapable de faire même la plus petite démarche pour ses intérêts. Il le reçut chez lui, se chargea de tout, et s’en acquitta avec une telle ardeur que le soir même Peregrinus se trouva installé dans la maison paternelle.

Épuisé, brisé par une inconsolable douleur qu’il n’avait jamais connue, il tomba dans le grand fauteuil de son père, qui se trouvait à la place où il avait toujours été, et une voix lui dit :

— Il est heureux que vous soyez enfin de retour, monsieur Peregrinus ; ah ! pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ?

Peregrinus leva la tête, et il aperçut droite devant lui la vieille son père avait prise à son service, parce qu’il avait pensé que son affreuse laideur l’empêchait de trouver une place ailleurs. Elle l’avait soigné dans son enfance, et n’avait jamais quitté la maison.

Peregrinus la regarda longtemps d’un œil fixe ; enfin il lui dit en souriant d’une manière étrange :

— C’est toi, Aline ? n’est-ce pas que mes parents vivent encore ? Et puis il se leva, se promena dans la chambre, il regarda chaque chaise, chaque table, chaque gravure, et puis dit d’une voix calme :

— Oui, tout est encore comme je l’ai laissé, et rien ne doit plus y être changé.

À partir de ce moment Peregrinus mena la vie singulière dont nous avons donné une idée en commençant ce volume. Fuyant toute société, il vivait avec la vieille servante dans cette immense maison, dans la retraite la plus profonde ; d’abord il voulait l’habiter seul, mais il loua plus tard quelques chambres à un vieillard qui avait été l’ami de son père. Cet homme paraissait d’ailleurs aussi sauvage que Peregrinus, et en somme ils se supportaient très-bien l’un et l’autre, car ils ne se voyaient jamais.

Il y avait toutefois quatre fêtes de famille que Peregrinus célébrait très-solennellement, c’étaient les jours de naissance de son père et de sa mère, le premier jour de la fête de Pâques, et sa propre fête.

Dans ces journées, Aline devait mettre autant de couverts à table qu’il y avait ordinairement de personnes invitées autrefois par son père, préparer les mêmes plats qu’on y servait ordinairement, et mettre sur la table le vin que son père avait l’habitude de lui donner.

Il est bien entendu qu’il fallait apporter la même argenterie, les mêmes assiettes, les mêmes verres dont on se servait autrefois, et qui se trouvaient encore en bon état dans les objets de la succession, même après avoir servi si longtemps à l’usage journalier. Peregrinus était très-strict à cet égard.

La table une fois dressée, Peregrinus s’y asseyait tout seul, mangeait et buvait peu ; écoutait la conversation de ses parents et des hôtes imaginaires, et répondait à propos à chaque demande qui lui était adressée par les convives.

Lorsque sa mère écartait sa chaise, il se levait avec tout le monde, et saluait chaque personne avec la plus grande politesse. Ensuite il se retirait à l’écart et laissait à son Aline le soin de faire la distribution des nombreux plats qui étaient restés intacts, ainsi que le vin, à de pauvres gens ; ordre que cette bonne âme exécutait avec la ponctualité la plus grande.

Peregrinus commençait l’anniversaire du jour de naissance de ses parents dès le matin, en portant dans la chambre où ceux-ci se tenaient pour déjeuner une belle couronne de fleurs, et il leur récitait des vers appris par cœur.

Quant à son jour de naissance à lui, comme il ne pouvait naturellement pas s’asseoir à table, attendu qu’il ne faisait que d’entrer dans le monde, Aline devait se charger de tout comme du soin de verser à boire aux hommes, en un mot elle devait faire ce que l’on appelle les honneurs de la maison.

Du reste tout se passai comme dans les autres fêtes.

En outre Peregrinus avait un jour ou plutôt un soir particulier de joie et de plaisir dans l’année, c’était le jour des cadeaux de la veille de Noël, qui avait autrefois jeté son jeune cœur, plus que toute autre chose, dans les plus doux ravissements.

Il achetait lui-même les bougies de couleurs diverses, les jouets, tout à fait dans le genre de ce que ses parents lui avaient donné dans son enfance, et alors le jour de Noël avait lieu pour lui, avec ses cadeaux, de la manière que connaît maintenant le lecteur.

— Je suis très-contrarié, dit Peregrinus après avoir joué pendant quelque temps, de ce que le cerf et le sanglier manquent. Où peuvent-ils être restés ? Ah ! qu’est-ce que ceci ?

Et il apercevait dans le même moment une boîte qui n’était pas encore ouverte, qu’il saisit rapidement, croyant y trouver le gibier oublié ; mais en l’ouvrant, il la trouva vide, et se rejeta tout à coup en arrière, comme s’il était saisi d’un effroi subit.

— C’est étrange se dit-il, c’est étrange ! que fait là cette boîte ? En serait-il sorti quelque chose de menaçant que mon œil a été impuissant à saisir ?

Aline assura que la boîte s’était trouvée parmi les autres jouets, et qu’elle avait en vain fait tous ses efforts pour l’ouvrir, mais qu’elle avait cru qu’il s’y trouvait quelque chose de particulier, et qu’elle avait pensé tout d’abord qu’elle céderait à la main plus exercée de son maître.

— C’est étrange, très-étrange ! dit Peregrinus, et je m’étais aussi fait un vrai plaisir de ce gibier ; j’espère qu’il n’y a pas là de fâcheux présage. Mais qui pourrait admettre par une sainte nuit de Noël de pareilles idées folles, qui ne reposent sur rien ? Aline, donne-moi la corbeille.

Aline apporta une grande corbeille blanche à anses, dans laquelle Peregrinus empaqueta très-soigneusement les jouets, les sucreries, les bougies. Puis il prit la corbeille sous son bras, posa sur ses épaules le grand arbre de Noël, et quitta la chambre.

Le sieur Peregrinus avait la louable et charmante habitude de rêver quelques heures au beau temps passé de l’enfance devant tous ces cadeaux qu’il s’était faits à lui-même, et après il allait dans une pauvre famille où il savait qu’il se trouvait de joyeux enfants, et là il apparaissait comme le Christ saint avec des cadeaux éclatants et variés. Et alors, quand les enfants étaient au plus fort de leur joie, il s’échappait sans bruit et courait souvent presque toute la nuit dans les rues, parce qu’il ne pouvait se débarrasser d’une émotion qui bouleversait sa poitrine, et que sa maison lui semblait un tombeau sombre dans lequel toutes ses joies étaient ensevelies.

Cette fois, ces cadeaux étaient destinés aux enfants d’un pauvre relieur nommé Lammer Hirt, homme diligent et habile, qui travaillait depuis quelque temps pour le sieur Peregrinus. Celui-ci connaissait ses trois enfants, âgés de cinq à neuf ans, d’un charmant et gai caractère.

Le relieur Lammer Hirt demeurait au dernier étage d’une étroite maison située rue Kalbach, et comme le vent d’orage sifflait et qu’il tombait à la fois de la neige et de la pluie, on peut penser que Peregrinus n’arriva pas sans quelque peine à son but. À travers les fenêtres de Lammer Hirt brillaient deux misérables lumières. Peregrinus monta péniblement les marches du roide escalier.

— Ouvrez, dit-il tout en frappant à la porte de la chambre, le Christ saint envoie ses dons aux bons petits enfants.

Le relieur ouvrit tout saisi, et reconnut Peregrinus après l’avoir considéré bien longtemps.

— Mon estimable monsieur Tyss, s’écria-t-il plein d’étonnement, comment reçois-je cet honneur dans la sainte veillée de Noël ?

Mais celui-ci ne le laissa pas achever, et il s’écria à voix haute :

— Enfants, enfants, prenez ! le Christ saint vous envoie ces cadeaux ! Et s’emparant d’une table qui se trouvait au milieu de la chambre, il se mit à tirer les jouets de la grande corbeille. Il avait laissé à la porte l’arbre de Noël tout ruisselant d’eau.

Le relieur ne savait encore que penser de ce manége, mais sa femme le comprenait mieux, car elle souriait à Peregrinus les yeux tout pleins de larmes ; quant aux enfants, ils se tenaient au loin et dévoraient des yeux chaque objet, comme s’il sortait de l’enfer, et souvent ils ne pouvaient s’empêcher de jeter un cri de joie et d’admiration.

Lorsque Peregrinus eut enfin disposé et distribué les joujoux selon l’âge de chaque enfant, il alluma les bougies et s’écria : — Allons, allons ! les enfants, prenez ! ce sont des cadeaux que le Christ vous envoie.

Alors ceux-ci, en pensant que tout cela était pour eux, se mirent à sauter et à pousser des cris de joie, tandis que les parents se préparaient à remercier leur bienfaiteur. Mais c’étaient justement les remercîments des parents et des enfants que Peregrinus voulait surtout éviter, et il allait, comme à l’ordinaire, s’esquiver sans bruit ; déjà il était à la porte, lorsque celle-ci s’ouvrit tout à coup.

Une jeune femme brillamment habillée apparut resplendissante à la lueur claire des bougies, et se mit devant lui.

Elle était admirablement gracieuse et charmante ; mais, toutefois, sa personne avait d’étranges singularités. Elle était petite, plus petite que ne le sont ordinairement les femmes ; mais elle était faite dans la perfection. Sa figure était régulière et pleine d’expression ; mais ses prunelles très-larges et ses grands sourcils noirs, bien dessinés et placés plus haut que d’habitude, lui donnaient quelque chose d’étrange et d’inusité. Elle était habillée ou plutôt parée comme si elle venait du bal. Un magnifique diadème étincelait dans ses cheveux noirs, de riches dentelles couvraient à demi sa poitrine bien pleine ; sa robe, d’une soie épaisse, de couleur jaune et lilas, dessinait sa taille fine et retombait en mille plis jusqu’à terre, sans cependant cacher ses jolis petits pieds chaussés en blanc. Ses manches brodées étaient assez courtes et ses gants glacés montaient assez peu pour laisser voir la plus belle partie d’un bras éblouissant. Un riche collier et de brillantes boucles d’oreilles complétaient sa parure.

Peregrinus et le relieur restèrent bouleversés, et les enfants laissèrent les joujoux pour regarder, la bouche béante, la dame étrangère. Tout le monde comprendra qu’il devait en être ainsi ; mais comme les femmes sont moins surprises des choses extraordinaires et reprennent ordinairement leur sang-froid assez vite, la femme du relieur fut la première qui retrouva la parole.

— En quoi pouvons-nous vous servir, belle dame ? dit-elle.

La dame entra jusqu’au milieu de la chambre, et Peregrinus oppressé voulut saisir ce moment pour s’échapper ; mais la dame le prit par les deux mains, et lui dit d’une voix douce et murmurante à peine :

— Le bonheur m’a donc souri, je vous ai donc atteint ! Ô Peregrinus, mon cher Peregrinus ! que le moment du revoir est charmant, et combien il calme l’âme !

Et elle leva sa main droite, de sorte qu’elle toucha les lèvres de Peregrinus, qui fut contraint de la baiser ; mais son front se couvrait des gouttes d’une sueur froide.

Lorsqu’elle quitta ses mains il aurait pu s’enfuir, mais il se sentit dominé, et il ne pouvait pas plus bouger qu’un pauvre animal magnétisé par le regard du serpent à sonnettes.

— Cher Peregrinus, lui dit la dame, laissez-moi prendre part à cette belle fête, préparée avec un sentiment noble, un cœur tendre, pour de charmants enfants ; je veux aussi y apporter quelque chose.

Et alors elle tira d’une petite corbeille qu’elle portait au bras, et que l’on avait à peine remarquée, de charmants joujoux. Elle les mit en ordre sur la table, avec une activité pleine de grâce, puis elle y conduisit les enfants et leur montra ce qu’elle leur avait apporté, et elle fut si aimable avec eux, qu’il était impossible d’imaginer rien de plus charmant. Le relieur croyait rêver ; mais sa femme riait malicieusement, car elle était convaincue qu’il avait existé une liaison entre cette dame et Peregrinus.

Pendant que les parents s’étonnaient, et que les enfants étaient pleins de joie, la dame étrangère prit place sur le canapé vieux et fragile, et attira auprès d’elle Peregrinus, qui doutait de lui-même.

— Mon cher bon ami, lui murmura-t-elle doucement à l’oreille, combien je me sens joyeuse et heureuse à tes côtés !

— Mais, dit en bégayant Peregrinus, mais, ma très-honorée dame !

Et tout d’un coup, le ciel sait comment, les lèvres de la dame se trouvèrent si près des siennes, qu’avant que l’idée lut fût venue de lui donner un baiser, le baiser était donné par elle. On peut facilement s’imaginer qu’il en perdit de nouveau et tout à fait la parole.

— Mon doux ami, continua la dame étrangère en se rapprochant tellement de Peregrinus qu’il s’en fallait de peu de chose qu’elle ne vînt s’asseoir sur ses genoux, je sais ce qui cause tes chagrins, je sais ce qui, ce soir, a si douloureusement troublé ton pieux et tendre cœur. Mais console-toi ! ce que tu as perdu, ce que tu osais à peine espérer jamais revoir, je veux te le rendre.

Et en parlant ainsi, la dame sortit de la corbeille où avaient été les jouets une boîte de buis, et la remit dans les mains de Peregrinus.

C’étaient le cerf et le sanglier qui avaient manqué dans les jouets de Noël. Il serait difficile de dépeindre les sentiments divers qui agitaient Peregrinus.

La subite présence de la dame étrangère, malgré toute sa grâce et son amabilité, avait pourtant quelque chose qui ressemblait assez à une apparition magique pour faire courir un frisson glacé dans tous les membres de bien d’autres personnes qui auraient pu avoir moins de répugnance que Peregrinus pour le contact d’une femme ; mais celui-ci, déjà tourmenté, éprouvait un cruel effroi en faisant la remarque que cette dame était instruite si exactement de tout ce qu’il avait fait dans le plus profond secret. Et cependant, malgré sa terreur, en attachant ses yeux sur le regard triomphant de ses admirables prunelles noires, qui brillaient sous de longs cils soyeux, en respirant sa douce haleine, en sentant la chaleur électrique de son corps, au milieu de sa peur étrange, il sentait se former dans son âme la douleur ineffable d’un inexplicable désir qu’il n’avait jamais éprouvé.

Alors, pour la première fois, il trouva son genre de vie et ses jeux avec les cadeaux de Noël enfantins et ridicules, et il était couvert de confusion en pensant que cette dame savait tout cela, et le présent qu’elle venait de lui faire était évidemment une preuve vivante qu’elle l’avait compris mieux que personne au monde, et qu’elle avait montré la tendresse de sentiments la plus exquise pour chercher à l’égayer. Il résolut de conserver à jamais ces présents si chers et de ne plus les quitter, et, maîtrisé par un sentiment irrésistible, il serra sur sa poitrine la boîte où se trouvaient le cerf et le sanglier.

— Oh ! quel bonheur, murmura alors la dame ; mes cadeaux t’ont fait plaisir ! Ô mon bien-aimé Peregrinus ! mes songes et mes pressentiments ne m’ont donc pas trompée !

Peregrinus revint assez à lui-même pour être capable de dire très-distinctement :

— Mais, ma très-honorée dame, si je savais seulement à qui j’ai l’honneur…

— Méchant ! interrompit la dame en lui caressant doucement la joue, méchant ! tu fais semblant de ne plus reconnaître ta fidèle Aline. Il est temps de laisser à ces pauvres gens leur liberté ; accompagnez-moi, monsieur Tyss.

Lorsque Peregrinus entendit le nom d’Aline, il pensa naturellement à sa vieille servante, et il lui sembla qu’un moulin à vent tournait dans sa tête.

Lorsque la dame étrangère prit congé, de la manière la plus avenante et la plus gracieuse, de la femme et des enfants du relieur, celui-ci put à peine, dans son étonnement et son respect, bégayer quelques mots inintelligibles. Les enfants avaient l’air de connaître depuis longtemps les étrangers ; quant à la femme, elle dit :

— Un beau et bon monsieur comme vous, monsieur Tyss, mérite d’avoir une fiancée aussi belle et aussi bonne, qui l’aide à accomplir des œuvres de bienfaisance au milieu de la nuit. Je vous en complimente de tout mon cœur.

La dame remercia, touchée, et assura que la fête de son mariage serait aussi pour eux un heureux jour ; elle leur défendit sérieusement de les reconduire, et prit elle-même une petite bougie de dessus la table de Noël pour descendre les escaliers. L’on peut se figurer si le sieur Tyss, sur le bras duquel s’appuyait la dame, éprouvait une émotion étrange lorsqu’elle lui dit : — Accompagnez-moi, monsieur Tyss.

— C’est bien, se dit Tyss à lui-même, cela veut dire : Menez-moi jusqu’au bas des escaliers, où sa voiture attend devant la porte avec un domestique, ou plutôt une maison tout entière ; car, après tout, c’est peut-être une folle princesse qui… Que Dieu me délivre de ce tourment étrange et me conserve mon peu de raison !

Le sieur Tyss ne pressentait guère que ce qui lui était arrivé jusqu’ici n’était que le prélude de la plus incroyable aventure, et fit très-bien, sans s’en douter, de prier d’abord le ciel de lui conserver son bon sens.

Lorsqu’ils eurent descendu l’escalier, la porte de la maison s’ouvrit, mue par des mains invisibles, et elle se referma aussitôt sur eux de la même manière. Peregrinus n’y fit pas attention, car il éprouva un trop grand étonnement en ne trouvant au dehors ni voiture, ni laquais.

— Mais, au nom du ciel, s’écria-t-il, où est votre voiture, très-charmante dame ?

— Une voiture ! répondit la dame, une voiture ! Pourquoi une voiture ? Croyez-vous donc que mon inquiétude, mon impatience de vous trouver, m’aient permis de me faire voiturer ici ? J’ai couru à travers l’orage et la tempête, poussée par l’espérance et le désir, jusqu’à ce que je vous aie rencontré. Je remercie Dieu de m’avoir accordé cette grâce. Conduisez-moi dans ma demeure, elle est à quelque pas d’ici.

Peregrinus employa toutes les forces de son esprit à deviner comment il était possible qu’une dame dans cette toilette, en souliers de satin blanc, eût fait seulement quelques pas au dehors sans abîmer complétement son costume dans les tourbillons de pluie et de neige, tandis qu’on n’y remarquait aucune trace de désordre. Il ne put refuser d’accompagner la dame, et fut très-réjoui de voir que le temps avait changé. Le terrible orage était allé plus loin, il n’y avait plus un nuage au ciel, la pleine lune jetait d’en haut sa lumière amie ; seulement, la bise mordante prouvait qu’on était en hiver.

À peine Peregrinus avait-il fait quelques pas que la dame commença à se plaindre doucement, et puis à dire, en gémissant à voix haute, qu’elle était glacée de froid.

Peregrinus, dont le sang bouillait dans les veines, n’avait pas songé un instant qu’elle pût avoir froid avec une robe si légère, sans châle et sans fichu. Il comprit à l’instant son étourderie, et voulut l’envelopper dans son manteau.

— Non ! non, mon cher Peregrinus, reprit la dame, cela serait inutile. Oh ! mes pieds, mes pieds ! s’écria-t-elle encore : ce froid horrible me fera mourir.

Et la dame fut sur le point de tomber évanouie, et d’une voix mourante elle dit :

— Porte-moi, porte-moi, mon doux ami !

Alors Peregrinus prit, sans hésiter plus longtemps, la dame dans ses bras, comme un enfant, elle pesait si peu ! et il l’enveloppa soigneusement dans son manteau.

Mais à peine eut-il fait quelques pas avec ce doux fardeau, qu’il se sentit de plus en plus comme dominé par l’ivresse sauvage d’un brûlant désir. Il couvrit de brûlants baisers le cou et le sein nu de la charmante créature, tout en courant tout droit devant lui à travers les rues.

Enfin il lui sembla qu’il s’éveillait tout à coup ; il se trouva devant la porte d’une maison, sur le marché aux chevaux, et reconnut, tout étonné, que cette porte était la sienne. L’idée lui vint alors seulement qu’il n’avait pas demandé à cette dame où se trouvait sa demeure ; alors il rassembla toutes ses forces pour lui dire :

— Madame, être céleste, où demeurez-vous ?

— Mais, dit la dame en allongeant sa tête hors du manteau voici ma maison, je suis ton Aline ! je demeure avec toi. Ouvre vite la porte.

— Non ! jamais, s’écria Peregrinus stupéfait, et il mit la dame à terre.

— Comment, Peregrinus ! lui dit celle-ci, comment ! tu veux me chasser, et cependant tu sais ma terrible histoire ; tu sais que, véritable enfant du malheur, je n’ai ni toit ni abri, et que je vais mourir ici si tu ne m’accueilles pas comme à l’ordinaire ! Cependant tu désires peut-être ma mort. Eh bien ! qu’il en soit ainsi. Porte-moi au moins à la fontaine, pour qu’on ne trouve pas mon cadavre devant ma maison. Ah ! les dauphins de pierre auront plus pitié de moi que toi-même. Malheur à moi ! malheur à moi ! le froid…

Et elle tomba sans connaissance.

Alors l’inquiétude et le désespoir serrèrent et meurtrirent le cœur de Peregrinus comme avec une tenaille de fer, et il s’écria d’une voix sauvage :

— Qu’il en soit ce qu’il voudra, je ne peux pas faire autrement !

Il releva la dame inanimée, la prit dans ses bras, et sonna fortement la cloche.

Il passa rapidement devant le valet qui ouvrit la porte, et il se mit à appeler déjà du bas des escaliers, quand il se contentait de cogner doucement à l’ordinaire.

— Aline ! Aline ! de la lumière ! de la lumière ! et cela avec tant de force que tout l’étage immense en retentit.

— Qu’y a-t-il ? qu’est-ce que cela ? dit Aline en ouvrant de grands yeux lorsqu’elle vit Peregrinus écarter son manteau, qui cachait la dame évanouie, et la poser avec de tendres précautions sur le sofa.

— Vite ! cria-t-il, vite ! Aline, du feu dans la cheminée, du vulnéraire, du thé, du punch ! prépare un lit.

Aline ne bougeait pas ; mais continuait, tout en regardant la dame, ses :

— Comment ? qu’est-ce que ? que veut dire cela ?

Alors Peregrinus parla d’une comtesse, peut-être bien d’une princesse, qu’il avait trouvée chez le relieur Lammer Hirt, qui avait perdu connaissance dans la rue, et qu’il lui avait fallu porter à la maison, et il se mit à crier, en voyant Aline rester encore tranquille, et frappant du pied :

— Au nom du diable ! du feu, vous dis-je, du thé, du vulnéraire !

Alors les yeux de la vieille flamboyèrent comme des yeux de chat, et son nez parut s’allonger et briller d’un éclat phosphorique. Elle alla chercher dans sa poche sa tabatière noire, frappa sur le couvercle si fort qu’il en retentit, et pris une grande prise. Puis elle mit ses deux bras sur ses hanches ; et dit d’un son railleur :

— Voyez-vous ça ! une comtesse, une princesse, que l’on rencontre chez le pauvre relieur de la rue Kalbech, et qui se trouve mal au milieu de la rue. Oh ! oh ! je sais fort bien où l’on trouve des dames ainsi parées pendant la nuit. Voilà de jolis tours et une belle conduite ! Apporter une fille effrontée dans une maison honnête, et, pour combler la mesure, invoquer le diable un jour de nuit de Noël ! Et je prêterais les mains à cela dans mes vieux jours ! Non, monsieur Tyss, allez-en chercher une autre, cela ne me regarde plus ; je quitte demain la maison.

Et la vieille sortie, et ferma la porte avec tant de force que tout en retentit.

Peregrinus se tordait les mains d’inquiétude et de désespoir. La dame ne donnait aucun signe de vie. Cependant, au moment où, dans son trouble extrême, il venait de trouver une bouteille d’eau de Cologne, et se préparait à en frotter adroitement les tempes de la dame, celle-ci s’élança tout d’un coup fraiche et gaillarde du sofa en criant :

— Enfin nous sommes seuls ! enfin, ô mon Peregrinus ! je puis te dire pourquoi je t’ai poursuivi jusque dans la demeure du relieur Lammer Hirt, et pourquoi il ne m’était pas possible de te quitter cette nuit. Peregrinus, livrez-moi le prisonnier que vous tenez enfermé près de vous, dans votre chambre. Je sais que vous n’y êtes forcé en aucune façon, et que cela dépend absolument de votre bon vouloir : mais je connais aussi votre bon et tendre cœur : ainsi donc, mon cher Peregrinus ! donnez la liberté à votre prisonnier.

— Comment ! dit Peregrinus dans le plus profond étonnement, quel prisonnier ? Qui est enfermé chez moi ?

— Oui, continua la dame en saisissant une de ses mains et la serrant tendrement contre sa poitrine ; oui, je dois le reconnaître, un esprit grand et noble peut seul abandonner les avantages que lui a donnés un heureux hasard. Il est vrai que vous renonceriez à plusieurs choses qu’il vous serait facile d’obtenir si vous refusiez de lui rendre la liberté, mais réfléchissez, Peregrinus, que le sort, que la vie d’Aline dépend tout à fait de la possession de ce prisonnier que…

— Si vous ne voulez pas, femme angélique, interrompit Peregrinus, que je regarde comme un rêve de fièvre tout ce qui m’arrive, et que je ne devienne pas fou sur la place, dites-moi de qui vous parlez, de quel prisonnier ?

— Comment ! répondit la dame, comment ! Peregrinus, je ne vous comprends pas ; voudriez-vous nier par hasard qu’il est véritablement votre captif ? N’étais-je pas là avec lui quand vous avez acheté la chasse ?

— Mais qui ? s’écria Peregrinus hors de lui. Quel est-il, lui ? C’est la première fois de ma vie que je vous vois, madame, qui êtes-vous ? et lui, quel est-il ?

Alors la dame, éperdue de douleur, se jeta aux pieds de Peregrinus, et s’écria, tout en versant des torrents de larmes :

— Peregrinus, sois humain, sois généreux, rends-le-moi.

Et priant ce temps, Peregrinus criait de son côté :

— J’en deviendrai fou !

Tout à coup la dame se remit. Elle parut plus grande qu’avant, ses yeux, jetèrent des flammes, ses lèvres tremblèrent, et elle dit avec ses gestes furieux :

— Ah ! barbare, tu n’as pas un cœur humain, tu es inexorable, tu veux ma mort, ma perte, tu ne vous pas me le rendre, non, jamais ! Ah ! malheureuse que je suis ! perdue ! perdue !

Et elle s’élança au dehors de la porte, et Peregrinus l’entendit descendre précipitamment l’escalier, tandis que ses gémissements remplissaient la maison tout entière, jusqu’au moment où un grand coup fut frappé à la porte de la maison.

Alors régna partout un silence de mort.