Contes nouveaux ou Les fées à la mode/La Princesse Carpillon

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Veuve de Théodore Girard (Catherine Le Gras) (tome premierp. 1-150).

LES FÉES
A LA MODE.


LA PRINCESSE
CARPILLON.

CONTE.



IL eſtoit une fois un vieux Roy, qui pour ſe conſoler d’un long veuvage, épouſa une belle Princeſſe qu’il aimoit fort ; il avoit un fils de ſa premiere femme, boſſu & louche, qui reſſentit beaucoup de chagrin, des ſecondes nôces de ſon pere. La qualité de fils unique, diſoit-il, me faiſoit craindre & aimer, mais ſi la jeune Reine a des enfans, mon pere qui peut diſpoſer de ſon Royaume, ne conſiderera pas que je ſuis l’aiſné, il me desheritera en leur faveur. Il eſtoit ambitieux, plein de malice & de diſſimulation ; de ſorte que ſans témoigner ſon inquietude, il fut ſecrettement conſulter une Fée, qui paſſoit pour la plus habile qu’il y eût au monde.

Dés qu’il parut elle devina ſon nom, ſa qualité, & ce qu’il luy vouloit. Prince boſſu, luy dit-elle (c’eſt ainſi qu’on le nommoit) vous eſtes venu trop tard, la Reine eſt groſſe d’un fils, je ne veux point luy faire de mal : mais s’il meurt ou qu’il luy arrive quelque choſe, je vous promets que je l’empeſcheray d’en avoir d’autres. Cette promeſſe conſola un peu le Boſſu, il conjura la Fée de s’en ſouvenir, & prit la reſolution de joüer un mauvais tour a ſon petit frere dés qu’il ſeroit né.

Au bout des neuf mois la Reine eut un fils le plus beau du monde, & l’on remarqua comme une choſe fort extraordinaire, qu’il avoit la figure d’une fleche empreinte ſur le bras. La Reine aimoit à tel point ſon enfant, qu’elle voulut le nourrir, dont le Prince Boſſu eſtoit tres faché ; car la vigilance d’une mere eſt plus grande que celle d’une nourrice, & il eſt bien plus aiſé de tromper l’une que l’autre.

Cependant le Boſſu qui ne ſongeoit qu’à faire ſon coup, témoignoit un attachement pour la Reine, & une tendreſſe pour le petit Prince dont le Roy eſtoit charmé. Je n’aurois jamais crû, diſoit-il, que mon fils eût eſté capable d’un ſi bon naturel, & s’il continuë je luy laiſſeray une partie de mon Royaume. Ces promeſſes ne ſuffiſoient pas au Boſſu, il vouloit tout ou rien ; de ſorte qu’un ſoir il preſenta quelques Confitures à la Reine, qui étoient confites à l’Opium, elle s’endormit, & auſſi-tôt le Prince qui s’eſtoit caché derriere la tapiſſerie, prit tout doucement le petit Prince, & mit à la place un gros chat bien emmaillotté, afin que les berſeuſes ne s’aperceuſſent pas de ſon vol ; le chat crioit, les berſeuſes berſoient, enfin il faiſoit un ſi étrange ſabat, qu’elles crurent qu’il vouloit teter, elles réveillerent la Reine, qui eſtant encore toute endormie, & penſant tenir ſon cher Poupar, luy donna ſon ſein : Mais le méchant chat la mordit, elle pouſſa un grand cry, & le regardant : que devint-elle, lors qu’elle apperçut une teſte de chat au lieu de celle de ſon fils ? ſa douleur fut ſi vive qu’elle penſa expirer ſur le champ, le bruit des femmes de la Reine éveilla tout le Palais ; le Roy prit ſa robe de chambre, il accourut dans ſon Appartement. La premiere choſe qu’il vit ce fut le chat emmaillotté des langes de drap d’or qu’avoit ordinairement ſon fils, on l’avoit jetté par terre, où il faiſoit des cris étonnants. Le Roy demeura bien alarmé, il demande ce que cela ſignifie, on luy dit que l’on n’y comprenoit rien, mais que le petit Prince ne paroiſſoit point, qu’on le cherchoit inutilement, & que la Reine étoit fort bleſſée. Le Roy entra dans la chambre, il la trouva dans une affliction ſans pareille, & ne voulant pas l’augmenter par la ſienne il ſe fit violence pour conſoler cette pauvre Princeſſe.

Cependant le Boſſu avoit donné ſon petit frere à un homme qui eſtoit tout à luy : portez-le dans une foreſt éloignée, luy dit-il, & le mettez tout nud au lieu le plus expoſé aux beſtes feroces, afin qu’elles le dévorent, & que l’on n’entende plus parler de luy ; je l’y porterois moy-meſme, tant j’ay peur que vous ne faſſiez pas bien ma commiſſion : Mais il faut que je paroiſſe devant le Roy, allez donc, & ſoyez ſeur que ſi je regne je ne ſeray pas un ingrat. Il mit luy-même le pauvre enfant dans une corbeille couverte, & comme il l’avoit accoûtumé à le careſſer, il le connoiſſoit déja & luy ſourioit ; mais le Boſſu impitoyable en fut moins émû qu’une roche, il alla promptement dans la chambre de la Reine preſque deshabillé, à force, diſoit-il, de s’eſtre preſſé ; il ſe frotoit les yeux comme un homme encore endormy, & lorſqu’il apprit les méchantes nouvelles de la bleſſure de ſa belle-mere, du vol qu’on avoit fait du Prince, & qu’il vit le chat emmaillotté, il jetta des cris ſi douloureux, que l’on eſtoit auſſi occupé à le conſoler, que ſi en effet il eût eſté fort affligé. Il prit le chat & luy tordit le col avec une férocité qui luy eſtoit tres-naturelle ; il faiſoit pourtant entendre que ce n’eſtoit qu’à cauſe de la morſure qu’il avoit faite à la Reine.

Qui que ce ſoit ne le ſoupçonna, quoy qu’il fuſt aſſez méchant pour devoir l’eſtre ; ainſi ſon crime ſe cachoit ſous ſes larmes feintes. Le Roy & la Reine en ſçurent gré à cet ingrat, & le chargerent d’envoyer chez toutes les Fées s’informer de ce que leur enfant pouvoit eſtre devenu. Dans l’impatience de faire ceſſer la perquiſition, il vint leur dire pluſieurs réponces differentes & tres-énigmatiques, qui ſe raportoient toutes ſur ce point que le Prince n’étoit pas mort, qu’on l’avoit enlevé pour quelque temps, par des raiſons impenetrables ; qu’on le rameneroit parfait en toutes choſes, qu’il ne faloit plus le chercher, parce que c’eſtoit prendre des peines inutiles. Il jugea par-là que l’on ſe tranquiliſeroit, & ce qu’il avoit jugé arriva. Le Roy & la Reine ſe flaterent de revoir un jour leur fils ; cependant la morſure que le chat avoit faite au ſein de la Reine, s’envenima ſi fort qu’elle en mourut, & le Roy accablé de douleur, demeura un an entier dans ſon Palais : il attendoit toûjours des nouvelles de ſon fils, & les attendoit inutilement.

Celuy qui l’emportoit marcha toute la nuit ſans s’arreter ; lorſque l’aurore commença de paroiſtre, il ouvrit la corbeille ; & cet aimable enfant luy ſourit, comme il avoit accoûtumé de faire à la Reine quand elle le prenoit entre ſes bras. O pauvre petit Prince, dit-il, que ta deſtinée eſt malheureuſe : helas ! tu ſerviras de paſture, comme un tendre agneau à quelque lyon affamé : pourquoy le Boſſu m’a-t’il choiſi pour aider à te perdre ? Il referma la corbeille, afin de ne plus voir un objet ſi digne de pitié ; mais l’enfant qui avoit paſſé la nuit ſans teter, ſe prit à crier de toute ſa force ; celuy qui le tenoit cueillit des figues & luy en mit dans la bouche. La douceur de ce fruit l’appaiſa un peu, ainſi il le porta tout le jour juſqu’à la nuit ſuivante, qu’il entra dans une vaſte & ſombre foreſt : il ne voulut pas s’y engager crainte d’eſtre dévoré luy-meſme, & le lendemain il s’avança avec la corbeille qu’il tenoit toûjours.

La foreſt eſtoit ſi grande, que de quelque coſté qu’il regardaſt il n’en pouvoit voir le bout : mais il apperçut dans un lieu tout couvert d’arbres, un Rocher qui s’élevoit en pluſieurs pointes differentes : voicy ſans doute, diſoit-il, la retraite des beſtes les plus cruelles, il y faut laiſſer l’enfant, puis que je ne ſuis point en eſtat de le ſauver. Il s’approcha du Rocher, auſſi-tôt une Aigle d’une grandeur prodigieuſe, ſortit voltigeant autour comme ſi elle y avoit laiſſé quelque choſe de cher : en effet, c’eſtoit ſes petits qu’elle nourriſſoit au fonds d’une eſpece de grotte : tu ſerviras de proye à ces oiſeaux, qui ſont les Rois des autres, pauvre enfant, dit cet homme. Auſſi-tôt il le démaillotta, & le coucha au milieu de trois aiglons. Leur nid eſtoit fort grand, à l’abry des injures de l’air, il eut beaucoup de peine à y mettre le Prince, parce que le coſté par où on pouvoit l’aborder eſtoit fort eſcarpé, & penchant vers un précipice affreux. Il s’éloigna en ſoûpirant, & vit l’Aigle qui revenoit à tire-d’aiſles dans ſon nid : Ah ! s’en eſt fait, dit-il, l’enfant va perdre la vie ; il s’éloigna en diligence comme pour ne pas entendre ſes derniers cris, il revint auprés du Boſſu, & l’aſſura qu’il n’avoit plus de frere.

À ces nouvelles, le barbare Prince embraſſa ſon fidele miniſtre & luy donna une bague de diamans, en l’aſſurant que lorſqu’il ſeroit Roy, il le feroit Capitaine de ſes Gardes. L’Aigle eſtant revenuë dans ſon nid, demeura peut-eſtre ſurpriſe d’y trouver ce nouvel hoſte : ſoit qu’elle fût ſurpriſe ou qu’elle ne le fût pas, elle exerça mieux le droit d’hoſpitalité que bien des gens ne le ſçavent faire. Elle ſe mit proche de ſon nourriſſon, elle étendit ſes aiſles & le rechauffa, il ſembloit que tous ſes ſoins n’eſtoient plus que pour luy ; un inſtinct particulier l’engagea d’aller chercher des fruits, de les becqueter, & d’en verſer le jus dans la bouche vermeille du petit Prince : enfin elle le nourrit ſi bien que la Reine ſa mere n’auroit ſçû le nourrir mieux.

Lorſque les Aiglons furent un peu forts, l’Aigle les prit tour à tour, tantoſt ſur ſes aiſles, tantoſt dans ſes ſerres, & les accoûtuma ainſi à regarder le Soleil ſans fermer la paupiere. Les Aiglons quittoient quelquefois leur mere, & voltigeoient un peu autour d’elle ; mais pour le petit Prince il ne faiſoit rien de tout cela, & lors qu’elle l’élevoit en l’air, il couroit grand riſque de tomber & de ſe tuer. La fortune s’en meſloit, c’eſtoit elle qui luy avoit fourny une nourrice ſi extraordinaire, c’étoit-elle qui le garantiſſoit qu’elle ne le laiſſât tomber.

Quatre années ſe paſſerent ainſi, l’Aigle perdoit tous ſes Aiglons, ils s’envoloient lorſqu’ils eſtoient aſſez grands, ils ne revenoient plus revoir leur mere ny leur nid ; pour le Prince qui n’avoit pas la force d’aller loin, il reſtoit ſur le Rocher ; car l’Aigle prévoyante, & craintive apprehendant qu’il ne tombât dans le precipice, le porta de l’autre coſté, dans un lieu ſi haut & ſi droit que les beſtes ſauvages n’y pouvoient aller.

L’Amour que l’on dépeint tout parfait, l’eſtoit moins que le jeune Prince ; les ardeurs du Soleil ne pouvoient ternir les lys & les roſes de ſon teint ; tous ſes traits avoient quelque choſe de ſi regulier, que les plus excellens Peintres n’auroient pû en imaginer de pareils : ſes cheveux eſtoient déja aſſez longs pour couvrir ſes épaules, & ſa mine ſi relevée, que l’on n’a jamais vû dans un enfant rien de plus noble & de plus grand. L’Aigle l’aimoit avec une paſſion ſurprenante, elle ne luy apportoit que des fruits pour ſa nourriture, faiſant cette eſpece de difference entre luy & ſes Aiglons, à qui elle ne donnoit que de la chair cruë. Elle déſoloit tous les Bergers des environs, enlevant leurs agneaux ſans miſericorde ; il n’eſtoit bruit que des rapines de l’Aigle : enfin fatiguez de la nourrir aux dépens de leurs troupeaux, ils reſolurent entr’eux de chercher ſa retraite. Ils ſe partagent en pluſieurs bandes, la ſuivent des yeux, parcourent les monts & les vallées, demeurent long-temps ſans la trouver : mais enfin, un jour ils apperçoivent qu’elle s’abat ſur la grande roche ; les plus deliberez d’entr’eux hazarderent d’y monter, quoyque ce fuſt avec mille perils. Elle avoit pour lors deux petits Aiglons qu’elle nourriſſoit ſoigneuſement ; mais quelques chers qu’ils luy fuſſent, ſa tendreſſe eſtoit encore plus grande pour le jeune Prince, parce qu’elle le voyoit depuis plus long-temps. Lorſque les Bergers eurent trouvé ſon nid, comme elle n’y eſtoit pas, il leur fut aiſé de le mettre en piece, & de prendre tout ce qui eſtoit dedans : Que devinrent-ils, quand ils trouverent le Prince ? il y avoit à cela quelque choſe de ſi extraordinaire, que leurs eſprits bornez n’y pouvoient rien comprendre.

Ils emporterent l’enfant & les Aiglons, les uns & les autres crierent, l’Aigle les entendit & vint fondre ſur les raviſſeurs de ſon bien ; ils auroient reſſenty les effets de ſa colere, s’ils ne l’avoient pas tuée d’un coup de flêche qu’un des Bergers luy tira : le jeune Prince plein de naturel, voyant tomber ſa nourrice jetta des cris pitoyables & pleura amerement. Aprés cette expedition, les Bergers marcherent vers leur hameau. On y faiſoit le lendemain, une ceremonie cruelle, dont voicy le ſujet.

Cette contrée avoit long-temps ſervy de retraite aux Ogres, chacun deſeſperé par un voiſinage ſi dangereux avoit cherché les moyens de les éloigner ſans y pouvoir réuſſir ; ces Ogres terribles courroucez de la haine qu’on leur témoignoit, redoublerent leurs cruautez, & mangeoient ſans exception tous ceux qui tomboient entre leurs mains.

Enfin un jour que les Bergers s’eſtoient aſſemblez pour deliberer ſur ce qu’ils pouvoient faire contre les Ogres, il parut tout d’un coup au milieu d’eux un homme, d’une grandeur épouvantable ; la moitié de ſon corps avoit la figure d’un Cerf couvert de poil bleu, les pieds de chevres, une maſſuë ſur l’épaule avec un bouclier à la main. Il leur dit : Bergers, je ſuis le Centaure bleu, ſi vous me voulez donner un enfant tous les trois ans, je vous promets d’amener icy cent de mes freres, qui feront ſi rude guerre aux Ogres, que nous les chaſſerons malgré qu’ils en ayent.

Les Bergers avoient de la peine à s’engager de faire une choſe ſi cruelle ; mais le plus venerable d’entr’eux, leur dit : hé quoy, mes compagnons, nous eſt-il plus utile que les Ogres mangent tous les jours nos peres, nos enfans & nos femmes ? nous en perdrons un pour en ſauver pluſieurs, ne refuſons donc point l’offre que le Centaure nous fait. Auſſi toſt chacun y conſentit ; l’on s’engagea par de grands ſermens, de tenir parole au Centaure, & qu’il auroit un enfant.

Il partit, & revint comme il l’avoit dit avec ſes freres, qui eſtoient auſſi monſtrueux que luy : les Ogres n’eſtoient pas moins braves que cruels, ils ſe livrerent pluſieurs combats, où les Centaures furent toûjours victorieux ; enfin ils les forcerent de fuïr. Le Centaure bleu vint demander la recompenſe de ſes peines, chacun dit que rien n’eſtoit plus juſte ; mais lorſqu’il falut livrer l’enfant promis, il n’y eut aucunes familles qui puſt ſe reſoudre à donner le ſien ; les meres cachoient leurs petits juſques dans le ſein de la terre, le Centaure qui n’entendoit pas raillerie, aprés avoir attendu deux fois vingt-quatre heures, dit aux Bergers qu’il prétendoit qu’on luy donnaſt autant d’enfans, comme il reſteroit de jours parmy eux, de ſorte que le retardement fut cauſe qu’il en coûta ſix petits garçons & ſix petites filles : depuis ce temps on regla cette grande affaire, & tous les trois ans l’on faiſoit une feſte ſolemnelle pour livrer le pauvre innocent au Centaure.

C’eſtoit donc le lendemain que le Prince avoit eſté pris dans le nid de l’Aigle qu’on devoit payer ce tribut, & quoyque l’enfant fuſt déja trouvé, il eſt aiſé de croire, que les Bergers mirent volontiers le Prince à ſa place ; l’incertitude de ſa naiſſance, car ils eſtoient ſi ſimples qu’ils croyoient quelquesfois que l’Aigle eſtoit ſa mere, & ſa beauté merveilleuſe les déterminerent abſolument de le preſenter au Centaure, parcequ’il eſtoit ſi delicat qu’il ne vouloit point manger d’enfans qui ne fuſſent tres-jolis. La mere de celuy qu’on y avoit deſtiné paſſa tout d’un coup des horreurs de la mort aux douceurs de la vie, on la chargea de parer le petit Prince comme l’auroit eſté ſon fils, elle peigna bien ſes longs cheveux, elle luy fit une couronne de petites roſes incarnates & blanches, qui viennent ordinairement ſur les buiſſons ; elle l’habilla d’une robe traînante de toile blanche & fine, ſa ceinture eſtoit de fleurs. Ainſi ajuſté on le fit marcher à la teſte de pluſieurs enfans qui devoient l’accompagner : mais que diray-je de l’air de grandeur & de nobleſſe qui brilloit déja dans ſes yeux, luy qui n’avoit jamais vû que des Aigles, & qui eſtoit encore dans un âge ſi tendre, ne paroiſſoit ny craintif, ny ſauvage ; il ſembloit que tous ces Bergers n’eſtoient là que pour luy plaire : ah ! quelle pitié, s’entrediſoient-ils ? quoy cet enfant va eſtre devoré ; que ne pouvons-nous le ſauver ! Pluſieurs pleuroient, mais enfin il eſtoit impoſſible de faire autrement.

Le Centaure avoit accoûtumé de paroiſtre ſur le haut d’une roche ſa maſſuë dans une main, ſon bouclier dans l’autre ; & là d’une voix épouvantable, il crioit aux Bergers : Laiſſez-moy ma proye, & vous retirez. Auſſi-tôt qu’il apperçut l’enfant qu’on luy amenoit, il en fit une grande feſte, & riant ſi haut que les monts en trembloient ; il dit d’une voix épouvantable : Voicy le meilleur déjeuner que j’aye fait de mes jours, il ne me faut ny ſel ny poivre pour croquer ce petit garçon. Les Bergers & les Bergeres, jetterent les yeux ſur le pauvre enfant, & s’entrediſoient : l’Aigle l’a épargné, ce qui eſt un prodige, mais voicy le monſtre qui va terminer ſes jours. Le plus vieux des Bergers le prit entre ſes bras, le baiſa pluſieurs fois : ô mon enfant, mon cher enfant, diſoit-il, je ne te connois point, & je ſens que je ne t’ay déja que trop vû ! Faut-il que j’aſſiſte à tes funerailles ? Qu’a donc fait la Fortune en te garantiſſant des ſerres aiguës & du bec crochû de l’Aigle terrible, puiſqu’elle te livre aujourd’huy à la dent carnaſſiere de cet horrible monſtre ?

Pendant que ce Berger moüilloit les jouës vermeilles du Prince des larmes qui couloient de ſes yeux, ce tendre innocent paſſoit ſes menottes dans ſes cheveux gris, luy foûrioit d’un air enfantin, & plus il luy inſpiroit de pitié, & moins il paroiſſoit diligent pour s’avancer : dépeſchez-vous, crioit le Centaure affamé, ſi vous me faites décendre, ſi je vais au devant de vous, j’en mangeray plus de cent. En effet l’impatience le prit, il ſe leva, & faifoit le moulinet avec ſa maſſuë, lorſqu’il parut en l’air un gros Globe de feu, environné d’une nuée d’azur. Comme chacun demeuroit attentif à un ſpectacle ſi extraordinaire, la nuée & le Globe ſe baiſſerent peu à peu & s’ouvrirent. Il en ſortit auſſi. 27 9 tôt un Chariot de diamans trainé par des Cygnes, dans lequel eftoit une des plus belles Dames du monde ; elle avoit un Cafque ſur ſa teſte, d’or pur, couvert de plumes blanches, la vifiere en eftoit levée, & ſes yeux brilloient comme le Soleil ; ſon corps couvert d’une riche cuiraſſe, & ſa main armée d’une lance toute de feu, marquoient aſſez que c’eftoit une Amazone. Quoy ! Bergers, s’écria-t’elle, avez-vous l’inhumanité de donner au cruel Centaure un tel enfant ? Il eſt temps de vous affranchir de voftre parole, la juſtice & la raiſon s’oppoſent à des coûtumes ſi barbares : ne craignez point le retour des Ogres, je vous en garentiray, moy qui fuis Fée Amazone : & dés ce moment, je vous prends fous Cij 28 ma protection. Ha : Madame, s’écrierent les Bergers & les Bergeres, en luy tendant les mains : c’eſt le plus grand bonheur qui nous puiſſe arriver. Ils n’en pûrent dire davantage, car le Centaure furieux la dé. fia au combat. Il fut rude & opiniâtre, la lance de feu le brûloit dans tous les endroits où elle le touchoit, & il faifoit des cris horribles, qui ne finirent qu’avec la vie. Il tomba tout grillé, l’on eût dit qu’une montagne ſe renverfoit, tant fa chute fit de bruit ; les Bergers effrayez s’eftoient cachez, les uns dans la foreft voiſine, & les autres au fonds des roches, qui avoient des concavitez, d’où l’on pouvoit tout voir fans eftre vû. mAh C’eftoit là, que le ſage Ber. 29 ger qui tenoit le petit Prince entre ſes bras, s’eftoit refugié ; bien plus inquiet de ce qui pouvoit arriver à cet aimable enfant, que de tout ce qui le regardoit, luy & ſa famille, quoy qu’elle meritaft d’eftre confiderée. Aprés la mort du Centaure, la Fée Amazone prit une trompette, dont elle ſonna fi mélodieuſement, que les perſonnes malades qui l’entendirent, ſe leverent pleines de ſanté ; & les autres ſentirent une ſecrette joye dont elles ne pouvoient exprimer le ſujet. Enfin, les Bergers & les Ber geres, au ſon de l’armonicufe trompette, ſe raffemblerent. Quand la Fée Amazone les vid, pour les raſſurer tout-à-fait, elle s’avança vers eux dans ſon Char de diamans, & le faiſant C iij 30 baiſſer peu à peu, il ne s’en faloit pas trois pieds qu’il ne touchaft la terre ; il rouloit ſur une nuée ſi tranſparente, qu’elle fembloit eftre de Criftal. Le. vieux Berger, que l’on nommoit le Sublime parut tenant à ſon col le petit Prince : Approchez Sublime, luy cria la Fée, ne craignez plus rien ; je veux que la paix regne à l’avenir dans ces lieux, & que vous joüiffiez du repos que vous y venez chercher : mais donnez-moy ce pauvre enfant, dont les avantures font déja ſi extraordinaires. Le Vieillard, aprés luy avoir fait une profonde reverence, hauſſa les bras & mit le Prince entre les ſiens. Lors qu’elle l’eut, elle luy fit mille careſſes ; elle l’embraſſa, elle l’affic ſur ſes genoux & luy parloit : elle fçavoit . 31 bien neanmoins qu’il n’entendoit aucune langue, & qu’il ne parloit point. Il faifoit des cris de joye ou de douleur, il pouffoit des ſoupirs & des accens, qui n’eftoient point articulez, car il n’avoit jamais entendu parler perſonne. Cependant il eftoit tout ébloüy des brillantes armes de la Fée Amazone ; il montoit fur ſes genoux pour atteindre juſqu’à ſon Cafque & le toucher. La Fée luy foûrioit, & luy difoit, comme s’il euft pû l’entendre : Quand tu feras en eftat de porter des armes, mon fils, je ne t’en laifferay point manquer. Aprés qu’elle luy eut encore fait de grandes carefles elle le rendit au Sublime : Sage vieillard, luy dit-elle, vous ne m’eſtes point inconnu, mais ne C iiij , 32 dédaignez pas de donner vos foins à cet enfant ; apprennez-luy à mépriſer les grandeurs du monde, & à ſe mettre au deſſus des coups de la fortune ; il eſt peut-eftre né pour en avoir une aſſez éclatante י, mais je tiens qu’il fera plus heureux d’eftre ſage, que puiſſant. La felicité des hommes ne doit pas conſiſter dans la feule grandeur exterieure ; pour eftre heureux il faut eftre ſage, & pour eftre ſage, il faut ſe connoiftre foymefme, fçavoir borner ſes defirs, ſe contenter dans la mediocrité comme dans l’opulence, rechercher l’eſtime des gens de merite, ne mépriſer perſonne, & ſe trouver toûjours preft à quitter ſans chagrin, les biens de cette malheureuſe vie. Mais à quoy penfay-je, venera. 33 ble Berger ? je vous dis des choſes que vous fçavez mieux que moy, & il eſt vray auſſi, que je les dis moins pour vous, que pour les autres Bergers qui m’écoutent. Adieu, Pafteurs’, adieu Bergeres, appellez-moy dans vos beſoins, cette mefme lance & cette mefme main qui viennent d’exterminer le Centaure bleu, feront toûjours prefts à vous proteger. Le Sublime & tous ceux qui eftoient avec luy, auſſi confus que ravis, ne pûrent rien répondre aux paroles obligeantes de la Fée-Amazone, dans le trouble & dans la joye où ils eftoient ; ils ſe pofternerent humblement -devant elle, & pendant qu’ils eftoient ainſi, le Globe de feu s’élevant doucement, juſqu’à la moyenne region de l’air, 34 diſparut avec l’Amazone & le Chariot. Les Bergers craintifs, n’ofoient d’abord s’approcher du Centaure ; tout mort qu’il eftoit ils ne laiffoient pas de le craindre : mais enfin peu à peu ils s’aguerrirent, & refolurent entr’eux qu’il faloit dreſſer un grand bucher & le reduire en cendre, de peur que ſes freres avertis de ce qui luy eftoit arrivé, ne vinſſent vanger ſa mort fur eux. Cet avis ayant eſté trouvé bon, ils n’y perdirent pas un moment, & ſe délivrerent ainſi de cet odieux cadavre.babyb Le Sublime emporta le petit Prince dans ſa Cabanne ; fa femme y eftoit malade, & ſes deux filles n’avoient pû la quitter pour venir à la ceremonie. Tenez Bergere, dit-il, voicy un enfant chery des Dieux, & protegé d’une Fée-Amazone ; il faut le regarder à l’avenir comme noftre fils, & luy donner une éducation qui puiſſe le rendre heureux. La Bergere fut ravie du prefent qu’il luy faifoit : elle prit le Prince ſur ſon lit : tout au moins, dit-elle, ſi je ne puis luy donner les grandes leçons qu’il recevra de vous, je l’éleveray dans ſon enfance, & le cheriray comme mon propre. fils. C’eſt ce que je vous demande, dit le Vieillard ; & là-deſſus il le luy donna. Ses deux filles accoururent pour le voir, elles refterent charmées de ſon incomparable beauté, & des graces qui paroiffoient dans le reſte de ſa petite perſonne. Dés ce moment-là, elles commencerent 36

à luy apprendre leur langue, & jamais il ne s’eſt trouvé un eſprit fi joly & ſi vif : il comprenoit les choſes les plus difficiles avec une facilité qui étonnoit les Bergers ; de forte qu’il ſe trouva bien-toft aſſez avancé pour ne plus recevoir de leçons que de luy. Ce ſage Vieillard eftoit en eftat de luy en donner de bonnes ; car il avoit eſté Roy d’un beau & floriſſant Royaume mais un uſurpateur ſon voiſin & ſon ennemy, conduiſit heureuſement ſes intrigues ſecrettes, & gagna certains eſprits remuans, qui ſe fouleverent, & luy fournirent les moyens de ſurprendre le Roy & toute fa famille. En mefme temps, il les fit enfermer dans une Fortereffe où il vouloit les laiſſer perir de miferes. élongmom . 37 Un changement ſi étrange n’en apporta point à la vertu du Roy & de la Reine, ils ſouffrirent conſtamment tous les outrages que le tyran leur faifoit ; & la Reine qui eftoit groſſe quand ces difgraces leur arriverent, accoucha d’une fille qu’elle voulut nourrir elle-même. Elle en avoit encore deux autres tres-aimables qui partagoient ſes peines, autant que leur âge pouvoit le permettre. Enfin, au bout de trois ans, le Roy gagna un de ſes Gardes, qui convint avec luy. d’amener un petit bateau, pour luy ſervir à traverſer le Lac au milieu duquella Fortereffe eftoit baſtie. Il leur fournit des limes pour limer les barreaux de fer de leurs chambres, & des cordes pour en deſcendre. Ils choiſirent une nuit tres obſcure, tout 38 ſe paffoit heureuſement & fans bruit, le Garde leur aidoit à ſe gliſſer le long des murs, qui eftoient d’une hauteur épouvantable. Le Roy deſcendit le premier, enſuite ſes deux filles, aprés la Reine, puis la petite Princeffe dans une grande corbeille : mais helas ! on l’avoit mal attachée, & ils l’entendirent tout d’un coup tomber au fond du Lac ; fila Reine ne s’eftoit pas évanouie de douleur, elle auroit reveillé toute la garniſon par ſes cris, & par ſes plaintes. Le Roy penetré de cet accident chercha autant qu’il luy fut poſſible dans l’obſcurité de la nuit ; il trouva mefme la corbeille, & il efperoit que la Princeffe y feroit, cependant elle n’y eftoit plus ; de forte qu’il ſe mit à ramer pour ſe ſauver avec le reſte de CARPILLO N. 39 fa famille ; ils trouverent au bord du Lac des chevaux tous prefts, que le Garde y avoit fait conduire, pour porter le Roy où il voudroit aller. Pendant ſa priſon, luy & la Rei ne avoient eu tout le temps de moraliſer, & de trouver que les plus grands biens de la vie font fort petits, quand on les eſtime a leur juſte valeur. Cela joint à la nouvelle difgrace qui venoit de leur arriver, en perdant leur petite fille, les fit refoudre de ne ſe point retirer chez les Rois leurs voiſins & leurs alliez, où ils auroient eſté peut-eftre à charge ; & prenant leur party, ils s’eftablirent dans une plaine fertile, la plus agreable de toutes celles qu’ils auroient pû choiſir. En ce lieu, le Roy changeant ſon Sceptre à une houlette, achealotion 40 ta un grand troupeau & ſe fit Berger. Ils bâtirent une petite maiſon champeftre, à l’abry d’un cofté par les montagnes, & ſituée de l’autre ſur le bord d’un ruiſſeau aſſez poiſſonneux. En ce lieu ils ſe trouvoient plus tranquiles qu’ils ne l’avoient eſté ſur leur Trône : perſonne n’envioit leur pauvreté ; ils ne craignoient ny les traîtres ny les flatteurs ; leurs jours s’écouloient fans chagrin, & le Roy difoit ſouvent : Ah : ſi les hommes pouvoient ſe guerir de l’ambition, qu’ils feroient heureux. J’ay eſté Roy, me voilà Berger ; je prefere ma cabane au Palais où j’ay regné. C’eftoit fous ce grand Philofophe que le jeune Prince étudioir, il ne connoiffoit pas le rang de ſon maître, & le maiftre ne connoiffoit . I 41. noiffoit point la naiflance de ſon diſciple ; mais il luy voyoit des inclinations ſi nobles, qu’il ne pouvoit le croire un enfant ordinaire. Il remarquoit avec plaiſir qu’il ſe mettoit preſque toujours à la teſte de ſes camarades avec un air de fuperiorité qui luy attiroit leurs reſpects ; il formoit fans ceſſe de petites Armées ; il bâtiffoit des Forts & les attaquoit : Enfin, il alloit à la chaſſe, & affrontoit les plus grands perils, quelques reprehenfion que le Roy Berger puft luy en faire. Toutes ces choſes luy perfuadoient qu’il eftoit né pour commander ; mais pendant qu’il s’éleve & qu’il atteint l’âge de quinze ans, retournons à la Cour du Roy ſon pere.. Le Prince Boffu le voyant déja fort vieux, n’avoit preſque Tome I. D D 42

plus d’égards pour luy, il s’impatientoit d’attendre ſi longtemps fa ſucceſſion ; & pour s’en conſoler, il luy demanda une Armée afin de conquerir un Royaume aſſez proche du ſien, dont les peuples inconftans luy tendoient les mains. Le Roy le voulut bien, à condition qu’avant ſon départ, il feroit témoin d’un Acte qu’il vouloit faire ſigner à tous les Seigneurs de ſon Royaume, portant : que ſi jamais le Prince ſon cadet revenoit & qu’on puft eftre bien affuré que c’eftoir luy, ſur tout qu’on retrouvât la fleche qu’il avoit marquée ſur ſon bras, il feroit ſeul heritier de la Couronne. Le Boffu ne voulut pas feulement aſſiſter à cette ceremonie, il voulut ſouſcrire l’Acte, quoyque ſon pere trouvaft la choſe . 43 trop dure pour l’exiger de luy ; mais comme il ſe croyoit bien certain de la mort de ſon frere, il ne hazardoit rien, & prétendoit faire beaucoup valoir cette preuve de ſa complaiſance ; de forte que le Roy af ſembla les Eftats, les harangua 3. répandit bien des larmes en parlant de la perte de ſon fils, attendrit tous ceux qui l’entendirent ; & après avoir ſigné & fait ſigner les plus notables, il ordonna qu’on mettroit l’Acte dans le Trefor Royal, & qu’on en feroit pluſieurs copies autentiques pour s’en ſouvenir. Enfuite le Prince Boffu prit congé de luy pour aller à la teſte d’une belle Armée, tenter la conquefte du Royaume où il eftoit appellé, & aprés pluſieurs batailles, il tua de ſa main ſon Dij 44 enenmy, prit la Ville capitale, laiſſa par tout des Garnifons & des Gouverneurs, & revint auprés de ſon pere, auquel il prefenta une jeune Princeffe appellée Carpillon, qu’il ramenoit captive. Elle eftoit ſi extraordinairemet belle, que tout ce que la nature avoit formé juſqu’alors, & tout ce que l’imagination s’eftoit pu figurer n’en approchoit point. Le Roy en voyant Carpillon demeura charmé, & le Boflu qui la voyoit depuis plus de temps, en eftoit devenu ſi amoureux, qu’il n’avoit pas un moment de repos ; mais autant qu’il l’aimoit, autant elle le haiffoit : comme il ne luy parloit qu’en maiftre, & qu’il luy reprochoit toûjours qu’elle eftoit ſon eſclave, elle fentoit ſon cœur ſi oppoſé à ſes . 45 manieres dures, qu’elle n’oublioit rien pour l’éviter. Le Roy luy avoit fait donner un Appartement dans ſon Palais, & des femmes pour la ſervir. Il eftoit touché des malheurs d’une ſi belle & ſi jeune Princeffe, & lorſque le Boffu luy dit qu’il vouloit l’épouſer : J’y conſens, repliqua — t’il, à condition qu’elle n’y aura point de repugnance ; car il me ſemble que lorſque vous eſtes auprés d’elle, ſon air en eſt plus mélancolique : c’eſt qu’elle m’aime, dit le Boffu, & qu’elle n’oſe le faire connoiftre la contrainte où elle eſt l’embarraſſe, auſſitôt qu’elle fera ma femme, vous la verrez contente : Je veux le croire, dit le Roy, mais ne vous flattez-vous point un peu trop Le Boffu ſe trouva fort offenſe 46

des doutes de ſon pere : vous eſtes cauſe, Madame, dit-il à la Princeffe, que le Roy me marque une dureté dans ſa conduite qui ne luy eſt point ordinaire : il vous aime peut-eftre, apprennez-le moy fincerement, & choiſiſſez entre nous celuy qui vous plaira davantage, pourveu que je vous voye regner, je feray ſatisfait. Il parloit ainſi pour connoiftre ſes fentimens ; car cen’eftoit pas qu’il eût aucun deſſein de changer les ſiens. La jeune Carpillon qui ne fçavoit pas encore que la plufpart des Amans font des animaux fins & diſſimulez, donna dans le panneau. Je vous avoue, Seigneur, luy dit-elle, que fij’en eftois la maiftreffe, je ne choifirois ny le Roy, ny vous ; mais fi ma mauvaiſe fortune m’affer. 47 vità cette dure neceffité, j’ayme mieux le Roy : & pourquoy ? repliqua le Boffu en ſe faiſant violence : c’eſt, ajoûta-t’elle, qu’il eſt plus doux que vous ; qu’il regne à prefent, & qu’il vivra peut-eftre moins. Ha, ha, petite fcelerate, s’écria le Boffu ! vous voulez mon pere pour eftre Reine doüairiere dans peu de temps : vous ne l’aurez aſſurement pas : il ne penſe point à vous ; c’eſt moy qui ay cette bonté : bonté dire le vray, bien mal employée ; car vous avez un fond d’ingratitude inſupportable ; mais fuffiez-vous cent fois plus ingrate vous ferez ma femme. pour La Princeffe Carpillon connut, mais un peu trop tard, qu’il eſt quelquefois dangereux de dire tout ce qu’on penſe ; & 48 pour racommoder ce qu’elle venoit de gâter : Je voulois connoiftre vos fentimens, luy ditelle, je fuis tres-aiſe que vous m’aimiez aſſez pour refifter aux duretez que j’ay affectées. Je vous eſtime déja Seigneur, travaillez à vous faire aimer. Le Prince donna tête-baiſſée dans le panneau, quelque groſſier qu’il fuft ; mais ordinairement l’on eſt fort ſot, quand on eſt fort amoureux, & l’on a un penchant à ſe flatter, qui ſe corrige difficilement ; les paroles de Carpillon le rendirent plus. doux qu’un agneau, il foûrit & luy ferra les mains juſqu’à les meurtrir. Dés qu’il l’eut quittée elle courut dans l’Appartement du Roy, & ſe jettant à ſes pieds : garantiſſez-moy, Seigneur, luy dit49 . dit-elle, du plus grand des malheurs : le Prince Boffu veut m’épouſer ; je vous avoue qu’il m’eſt odieux, ne ſoyez pas auſſi injuſte que luy mon rang, ma jeuneſſe, & les difgraces de ma maiſon, meritent la pitié d’un auſſi grand Roy que vous. Belle Princeffe, luy dit-il, je ne fuis pas ſurpris que mon fils vous aime, c’eſt une loy commune à tous ceux qui vous verront : mais je ne luy pardonneray jamais de manquer au reſpect qu’il vous doit. Ha ! Seigneur, reprit-elle, il me regarde comme fa prifonniere, & me traite en eſclave. C’eſt avec mon Armée, répondit le Roy, qu’il a vaincu le vainqueur du Roy vôtre pere ; ſi vous eſtes captive vous eſtes la mienne je vous rends vôtre liberté : heuTome I. E & 50

reux, que mon âge avancé & mes cheveux blancs, me garantiſſent de devenir votre eſclave. La Princeffe reconnoiffante, fit mille remercimens au Roy, & ſe retira avec ſes femmes. Cependant le Boffu ayant appris ce qui venoit de ſe paſſer, le reſſentit vivement ; & fa fureur s’augmenta, lorſque le Roy luy deffendit de ſonger à la Princeffe, qu’aprés luy avoir rendu des ſervices ſi eſſentiels qu’elle ne puft ſe deffendre de luy vouloir du bien. J’auray donc à travailler toute ma vie, & peut-eftre inutilement, ditil : je n’aime pas à perdre mon temps. J’en fuis fafché pour l’amour de vous, repliqua le Roy ; mais cela ne fera pas d’une autre maniere. Nous ver. ST rons, dit inſolemment le Boflu en ſortant de la chambre ; vous prétendez m’enlever ma prifonniere ; j’y perdrois plutôt la vie. Celle que vous nommez vôtre Prifonniere étoit la mienne ajoûta le Roy irrité, elle eſt libre à prefent, je veux la rendre maitreffe de ſa deſtinée, ſans la faire dépendre de vôtre caprice. Une converſation ſi vive, auroit été loin, ſi le Boffu n’avoit pas pris le party de ſe retirer : Il conçut en mefme temps le defir de ſe rendre maiftre du Royaume & de la Princeffe. Il s’eftoit fait aimer des Troupes pendant qu’il les avoit commandées, & les eſprits feditieux feconderent volontiers ſes mauvais deſſeins ; de forte que le Roy fut averty que ſon fils travailloit à le détrôner ; & comE ij 52 >

me il eftoit le plus fort, le Roy n’eut point d’autre party à prendre que celuy de la douceur. Il l’envoya querir, & luy dit : Eft-il poſſible que vous ſoyez aſſez ingrat pour me vouloir arracher du Trône & vous y placer ? vous me voyez au bord du tombeau n’avancez pas la fin de ma vie : n’ay-je pas d’aſſez grands déplaífirs par la mort de ma femme & la perte de mon fils : Il eſt vray que je me fuis oppoſé à vos deſſeins pour la Princeffe Carpillon ; je vous regardois en cela autant qu’elle : car peut-on eftre heureux avec une perſonne qui ne nous aime point ? mais puiſque vous en voulez courir le riſque, je conſens à tout, laiffezmoy le temps de luy parler, pour la refoudre à ſon mariage. Le Boffu fouhaittoit plus la . I 53 Princeffe que le Royaume, car il joüiffoit déja de celuy qu’il venoit de conquerir, de maniere qu’il dit au Roy qu’il n’eftoit pas ſi avide de regner qu’il le croyoit, puis qu’il avoit ſigné luy mefme l’Ate qui le desheritoit en cas que ſon frere revinft, & qu’il ſe contiendroit dans le reſpect, pourveu qu’il épouſât Carpillon. Le Roy l’embraſſa, & fut trouver la pauvre Princeffe, qui étoit dans d’é. tranges alarmes de ce qui s’alloit refoudre : elle avoit toûjours auprés d’elle ſa Gouvernante ; elle la fit entrer dans ſon Cabinet, & pleurant amerement : Seroit-il poſſible, luy dit-elle, qu’aprés toutes les paroles que le Roy m’a données, il eût la cruauté de me ſacrifier à ce Boffu ? Certainement ma chere mie, E iij 34

s’il faut que je l’épouſe, le jour de mes nôces fera le dernier de ma vie : car ce n’eſt point tant la difformité de ſa perſonne qui me déplait en luy, que les mauvaiſes qualitez de ſon cœur. Helas ma Princeffe, repliqua la Gouvernante, vous ignorez fans doute, que les filles des plus grands Rois font des victimes, dont on ne conſulte preſque jamais l’inclination ; ſi elles épouſent un Prince aimable & bienfait, elles peuvent en remercier le hazard ; mais entre un magot ou un autre, on ne ſonge qu’aux interefts de l’Eftat. Carpillon alloir repliquer, lorf qu’on l’avertit que le Roy l’attendoit dans ſa Chambre ; elle leva les yeux au Ciel pour luy demander quelque ſecours. Dés qu’elle vit le Roy, il ne li

fut pas necefl-ire-qu’il, Iuyex quac ce qu’ilyenoit da resoudre çlle le connut assez ; cat , elle avoicune pénétrationadmirable & 1$ beauté 4c Ton ef, prit furpaffoiç encore, cçlle de sa personne. Ah Sire s’écria^ t’elle, qU,’allez-.vou, s m’annonPrincessè, luy dit-il ? Belle cer ne regardez point yçtrç mariaFils avec mon çoiTime tm ge malheur je vous conjure d’y , cpnfentir de bonne graçe la violencç qu’il fait à vos (entirnens, marque aÍfez l’ardeur des ſiens s’ilne vous aimoit pas, il aurpit trouvé plus d’une PriiïcesTe qui auroient esté rayies de , partager avec luy le Royaume qu’il a déjà, & : celuy qu’il efpcreaprçs ma mort ; mais il ne veut que vous. Vos dédains n’ont mépris pu le rebuter vos

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& vous devez croire, qu’il n’oubliera jamais rien pour vous plaire. Je me flattois d’avoir trouvé un protecteur en vous repliqua-t’elle, mon efperance eſt déçuë, vous m’abandonnez ; mais les Dieux, les juſtes Dieux ne m’abandonneront pas. Si vous fçaviez tout ce que j’ay fait pour vous garentir de ce mariage, ajoûta-t’il, vous feriez convaincuë de mon amitié. Helas le Ciel m’avoit donné un Fils que j’aimois cherement, fa mere le nourriffoit, on le déroba une nuit dans ſon berceau, & l’on mit un chat en ſa place, qui la mordit ſi cruellement qu’elle en mourut. Si cet aimable enfant ne m’avoit cfté ravy, il feroit à prefent la conſolation de ma vieilleſſe ; mes ſujets le craindroient, & je vous . $7 aurois offert mon Royaume avec luy ; le Boffu qui fait à prefent le maiftre, ſe feroit trouvé heureux qu’on l’eût ſouffert à la Cour. J’ay perdu cet aimable Fils, Princeffe, ce malheur s’étend juſques ſur vous. C’eſt moy feule, repliqua-t’elle, qui fuis cauſe qu’il eſt arrivé, puiſque fa vie m’auroit eſté utile ; je luy ay donné la mort, Sire, regardez-moy comme une cou pable ; ſongez à me punir plutôt qu’à me marier. Vous n’étiez pas en eftat, belle Princeffe, dit le Roy, de faire en ce temps-là, du bien ny du mal à perſonne ; je ne vous accuſe point auſſi de mes difgraces : mais ſi vous ne voulez pas les augmenter, preparez-vous à bien recevoir mon Fils ; car il s’eſt rendu le plus fort icy, & il $8 pourroit vous faire quelque piece ſanglante. Elle ne répondit que par ſes larmes, le Roy la quitta, & comme le Boffu avoit de l’impatience de fçavoir ce qui s’eftoit paſſé, le Roy le trouva dans ſa chambre, & luy dit que la Princeffe Carpillon confentoit à ſon mariage, qu’il donnât les ordres neceffaires pour rendre cette ceremonie folemnelle. Le Prince fut tranf porté de joye, il remercia le Roy ; & ſur le champ, il envoya querir tout ce qu’il y avoir de Lapidaires, de Marchands & de Brodeurs ; il acheta les plus belles choſes du monde pour ſa Maitreffe, & luy envoya de grandes corbeilles d’or remplies de mille ratetez. Elle les receut avec quelque apparence de joye ; enſuite il vint la voir . 59 & luy dit : n’eſtiez-vous pas bien-malheureuſe Madame Carpillonne, de refuſer l’honneur que je voulois vous faire ? Car ſans conter que je fuis aſſez aimable ; l’on me trouve beaucoup d’eſprit ; & je vous donneray tant d’habits tant de diamans & tant de belles choſes, qu’il n’y aura point de Reine au monde qui ſoit comme vous. , La Princeffe répondit froidement, que les malheurs de fa maiſon luy permettoient moins de ſe parer qu’à une autre ; & qu’ainſi elle le prioit de ne luy point faire de ſi grands prefens. Vous auriez raiſon, luy dit-il, de ne vous point parer, fi je ne vous en donnois la permiſſion ; mais vous devez ſonger à me plaire : tout fera Go preft pour noftre mariage dans quatre jours ; divertiſſez vous, Princeffe, & ordonnez icy puiſque vous y eſtes déja maitreffe abfoluë. Aprés qu’il l’eut quittée, elle s’enferma avec ſa Gouvernante, & luy dit qu’elle pouvoir choiſir, de luy fournir les moyens de ſe ſauver, ou ceux de ſe tuer le jour de ſes nôces. Aprés que la Gouvernante luy eut reprefenté l’impoſſibilité de s’enfuir, & la foibleffe qu’il y a de ſe donner la mort pour éviter les malheurs de la vie ; elle tâcha de luy perſuader que ſa vertu pouvoit contribuer à ſa tranquilité, & que ſans aimer éperduement le Boffu, elle l’eftimeroit aſſez contente avec luy. pour eftre Carpillon ne ſe rendit à au. 61 cune de ſes remontrances ; elle duy dit, que juſqu’à prefent elle avoit compté ſur elle ; mais qu’elle fçavoit à quoy s’en tenir, que ſi tout le monde luy manquoit, elle ne ſe manqueroit pas elle-même, & qu’aux grands maux il falloit appliquer de grands remedes. Après cela elle ouvrit la feneftre, & de temps en temps elle y regardoit fans rien dire. Sa gouvernante qui eut peur qu’il ne luy prît envie de ſe precipiter, ſe jetta à ſes genoux, & la regardant tendrement : Hé bien, Madame, luy dit-elle, que voulezvous de moy ? je vous obeïray, fuft-ce aux dépens de ma vie. La Princeffe l’embraſſa, & luy dit qu’elle la prioit de luy acheter un habit de Bergere & une Vache, qu’elle ſe fauveroit où 62.

elle pourroit, qu’il ne falloit point qu’elle s’amuſât à la détourner de ſon deſſein, parce que c’eftoit perdre du temps, & qu’elle n’en avoit guere ; qu’il faudroit encore, pour qu’elle puft s’éloigner, coeffer une poupée, la coucher dans ſon lit, & dire qu’elle ſe trouvoit mal. E Vous voyez bien, Madame, luy dit la pauvre Gouvernante, à quoy je vais m’expoſer ; le Prince Boffu n’aura pas lieu de douter que j’ay ſecondé vôtre deſſein j il me fera mille maux, pour apprendre où vous eſtes, & puis il me fera brûler ou écorcher toute vive : dites aprés cela que je ne vous aime point. La Princeffe demeura fort embarraſſée : Je veux repliqua. 63 t’elle, que vous vous ſauviez deux jours après moy, il fera aiſé de tromper tout le monde juſques-là. Enfin, elles comploterent fi bien, que la même nuit Carpillon eut un habit & une Vache.sis Toutes les Déeffes deſcendues du plus haut de l’Olym pe, celles qui furent trouver le Berger Paris, & cent douzaines d’autres, auroient paru moins belles fous ce ruſtique veftement. Elle partit feule au clair de la Lune, menant quelquefois fa Vache avec une corde, & quelquefois aufli s’en faiſant porter, elle alloit à l’aventure mourant de peur ; ſi le plus petit vent agitoit les buiſſons ; fi un oiſeau fortoit de fononid, sou un lievre de ſon gifte, elle croyoit que les voleurs ou les 0123 64 loups alloient terminer ſa vie. “ Elle marcha toute la nuit, & vouloit marcher tout le jour ; mais ſa Vache s’arrefta pour paiftre dans une prairie, & la Princeffe fatiguée de ſes gros ſabots & de la peſanteur de ſon habit de bure griſe, ſe coucha fur l’herbe le long d’un ruiſſeau où elle ofta ſes cornettes de toiles jaunes pour ratacher ſes cheveux blonds, qui s’échappant de tous coftez, tomboient par boucles juſques à ſes pieds. Elle regardoit fi perſonne ne pouvoit la voir, afin de les cacher bien vifte ; mais quelque précaution qu’elle prift, elle fut ſurpriſe tout d’un coup par une Dame armée de toute pièce, excepté ſa teſte dont elle avoit ofté un Cafque d’or couvert de Diamans : Bergere 65 CAR PILLON. gere, luy dit-elle, je fuis laſſe voulez-vous me tirer du lait de vôtre Vache pour me défalterer ? tres-volontiers, Madame, répondit Carpillon, ſi j’avois un vaiſſeau où le mettre : Voicy un taffe, dit la guerriere ; elle luy prefenta une fort belle Porcelaine ; mais la pauvre Princeffe ne fçavoit comment s’y prendre pour traire ſa Vache : & quoy, difoit cette Dame, voftre Vache n’a-t’elle point de lait, ou ne fçavez-vous pas comme il faut faire ? La Princeffe ſe pric à pleurer eſtant toute honteuſe de paroiftre mal adroitte devant une une perſonne extraordinaire. Je vous avoüe, Madame, luy dit-elle, qu’il y a peu que je fuis Bergere, tout mon foin c’eſt de mener paiftre ma Vache, ma mere fait le reſte. F Tome I. 66 Vous avez donc vôtre mere, continua la Dame : & que faitelle ? elle eſt Fermiere, dit Carpillon : proche d’icy, ajoûta la Dame ? oüy, repliqua encore la Princeffe : vraiment je me ſens de l’affection pour elle, & luy fçay bon gré d’avoir donné le jour à une ſi belle fille : je veux la voir, menez-y-moy. Carpillon ne fçavoit que répondre, elle n’eftoit pas accoûtumée à mentir, & elle ignoroit qu’elle parloit à une Fée ; car les Fées en ce temps-là n’eftoient pas fi communes qu’elles font devenües depuis. Elle baiffoit les yeux, ſon tein s’eftoit couvert d’une couleur vive ; enfin elle dit : quand une fois je fors aux champs, je n’oſe rentrer que le ſoir ; je vous ſupplie Madame de ne me pas obliger à . 67 fâcher ma mere, qui me maltraiteroit peut-eftre, ſi je faifois autrement qu’elle ne veut. Ha Princeffe, Princeffe, dit la Fée en foûriant, vous ne pouvez foûtenir un menſonge, ny jouer le perſonnage que vous avez entrepris, ſi je ne vous aide. Tenez, voilà un bouquet de Giroflée, ſoyez certaine que tant que vous le tiendrez le Boflu que que vous fuyez ne vous reconnoiftra point ; fouvenezvous, quand vous ferez dans la grande Foreft de vous informer des Bergers qui menent là leurs troupeaux, où demeurele Sublime : allez-y, dites-luy que vous venez de la part de la Fée-Amazone, qui le prie de vous mettre avec ſa femme & ſes filles : Adieu belle Carpillonne, je fuis de vos amies deF ij 68 puis long-temps. Helas ! Madame, s’écria la Princeffe, m’abandonnez-vous puiſque vous me connoiffez, que vous m’aimez & que j’ay tant de beſoin d’eftre ſecourue ? Le bouquet de Giroflée ne vous manquera pas, repliqua t’elle, mes momens font precieux, il faut vous laiſſer remplir voftre deſtinée. elle En finiſſant ces mots diſparut aux yeux de Carpillon, qui cut tant de peur qu’elle en penſa mourir. Aprés s’eftre un peu raſſurée, elle continua ſon chemin, ne fçachant point du tout où eftoit la grande Foreft ; mais elle difoit en elle-même : cette habille Fée, qui paroit & difparoit, qui me connoit fous l’habit d’une Payfane ſans m’avoir jamais vûë, me conduira où elle veut . 69 que j’aille. Elle tenoit toûjours ſon bouquet, ſoit qu’elle marchaft ou qu’elle s’arretaft. Cependant elle n’avançoit guere, fa delicateffe fecondoit mal ſon courage ; dés qu’elle trouvoit des pierres elle tomboit ; ſes pieds ſe mettoient en fang, il falloit qu’elle couchaft ſur la terre à l’abry de quelques arbres velle craignoit tout, & penfoit ſouvent avec beaucoup d’inquietude à ſa Gouvernante. Ce n’eftoit pas ſans raiſon qu’elle fongeoit à cette pauvre femme ; ſon zele & ſa fidelité ont peu d’exemples. Elle avoit -coeffé une grande poupée des cornettes de la Princeffe, elle luy avoit mis des fontanges & de beau linge, elle alloit fort doucement dans ſa chambre crainte, difoit-elle, de l’incom 70 moder ; & dés qu’on faifoit quelque bruit, elle grondoit tout le monde. On courut dire au Roy que la Princeffe ſe trouvoit mal ; cela ne le ſurprit point, il en attribua la cauſe à ſon déplaiſir, & à la violence qu’elle ſe faifoit ; mais quand le Prince Boffu apprit ces méchantes nouvelles, il reſſentit un chagrin inconcevable ; il vouloit la voir la Gouvernante eut bien de la peine à l’en empef cher tout au moins, dit-il

, “ que mon Medecin la voye : Ha ! Seigneur, s’écria-t’elle, il n’en faudroit pas davantage pour la faire mourir ; elle hait les Medecins & les remedes : mais ne vous alarmez point, il luy faut feulement quelques jours de repos, c’eſt une migraine qui ſe paflera en dormant. Elle obtint . donc qu’il 71 n’importuneroit point ſa Maîtreffe, & laiffoit toûjours la poupée dans ſon lit ; mais un ſoir où elle ſe preparoit à prendre la fuite, parce qu’elle ne doutoit pas que le Prince impatient ne vint faire de nouvelles tentatives pour entrer ; elle l’entendit à la porte comme un furieux qui la faifoit enfoncer ſans attendre qu’elle vint l’ouvrir. Ce qui le portoit à cette violence, c’eſt que des femmes de la Princeffe s’eftoient apperçues de la tromperie, & craignant d’eftre maltraitées, elles allerent allerent promptement avertir le Boffu. L’on ne peut exprimer l’excez de ſa colere, il courut chez le Roy, dans la penſée qu’il y avoit part ; mais par la ſurpriſe qu’il vid 92 fur ſon viſage, il connut bien qu’il l’ignoroit. Dés que la pauvre Gouvernante parut, il ſe jetta ſur elle, & la prenant par les cheveux : rends — moy Carpillonne, luy dit-il, ou je vais t’arracher le cœur. Elle ne répondit que par ſes larmes, & ſe proſternant à ſes genoux, elle le conjura inutilement de l’entendre. Il la traina luy-mefme dans le fonds d’un cachot, où il l’auroit poignardée mille fois, ſi le Roy, qui eftoit auſſi bon que ſon fils citoit méchant ne l’eût obligé de la laiſſer vivre dans cette affreuſe priſon. “ Ce Prince amoureux & violent, ordonna que l’on pourfui vift la Princeffe par terre & par mer ; il partit de ſon côté, & courut de tous coftez comme . I 73 comme un inſenſé. Un jour que Carpillon s’eftoit miſe à couvert fous une grande Roche avec ſa Vache, parce qu’il faifoit un temps effroyable, & que le tonnerre, les éclairs, & la grefle la faifoient trembler ; le Prince Boffu qui eftoit penetré d’eau avec tous ceux qui l’accompagnoient, vint ſe refugier fous cette mefme Roche. Quand elle le vid ſi prés d’elle, helas ! il l’effraya bien plus que le tonnerre ; elle prit ſon bouquet de Giroflée avec les deux mains, tant elle craignoit qu’une ne ſuffit pas, & ſe ſouvenant de la Fée : Ne m’abandonnez point, dit-elle, charmante Amazone. Le Boffu jetta les yeux ſur elle : que peux-tu apprehender vieille decrepite, luy dit-il, quand le 21 Tome I. G 74 tonnerre te tueroit, quel tort te feroit-il, n’eſt-tu pas ſur le bord de ta foſſe ? La jeune Princeffe ne fut pas moins ravie qu’étonnée de s’entendre appeller vieille ſans doute, dit-elle que mon petit bouquet opere cette merveille & pour ne point entrer en converſation, elle feignit d’eftre ſourde. Le Boffu voyant qu’elle ne le pouvoit entendre, difoit à ſon confident qui ne l’abandonnoit jamais : fi j’avois le cœur un peu plus gay, je ferois monter cette vieille au ſommet de la Roche, & je l’on precipiterois pour avoir le plaiſir de luy voir rompre le col, car je ne trouve rien de plus agreable. Mais Seigneur, répondit ce fcelerat pour peu que cela vous réjouif ſe je vais l’y mener de gré ou de . 75 force vous verrez bondir ſon corps comme un ballon ſur toutes les pointes du Rocher, & le fang couler juſqu’à vous. Non, dit le Prince, je n’en ay pas le temps, il faut que je continuë de chercher l’ingratte qui fait tout le malheur de ma vic. En achevant ces mots, il piqua ſon Cheval & s’éloigna à toute bride. Il eſt aiſé de juger de la joye qu’eut la Princeffe, car aſſurement la converſation qu’il venoit d’avoir avec ſon confident, eftoit aſſez propre à l’allarmer. Elle n’oublia pas de remercier la Fée-Amazone, dont elle venois d’éprouver le pouvoir, & continuant ſon voyage elle arriva dans la plaine où les Pafteurs de cette Contrée avoient fait leurs petites maiſons. Elles eftoient tres-jolies, Gij 67

chacun avoit chez luy ſon Jardin & ſa Fontaine ; la Vallée de Tempé & les Bords de Lignon n’ont rien eu de plus galant. Les Bergeres avoient pour la plufpart de la beauté, & les Bergers n’oublioient rien pour leur plaire ; tous les arbres eftoient gravez de mille Chif fres differens & de vers amoureux. Quand elle parut ils quitterent leurs Troupeaux & la ſuivirent reſpectueuſement, car ils ſe trouverent prévenus par fa beauté & par un air de majeſté extraordinaire ; mais ils eftoient ſurpris de la pauvreté de ſes habits ; encore qu’ils menaſſent une vie ſimple & ruſtique, ils ne laiffoient pas de ſe piquer d’eftre fort propres.l La Princeffe les pria de luy nfeigner la maiſon du Berger Sublime ils l’y conduisirent , avec empressement. Elle le trouva assis.dans ua vallon sa femme & ses filles, avec une petite riviere couloit à leurs piedsr&faisoit un doux murmure ; il renoit des joncs marins dont il travailloit proprement une corbeille pour mettre des fruits son épouse filoit & les deux filles pefchoient à la ligne. Lorsque Carpillon les aborda eHc— sentit des mouvement ) de refped & detendrene, dont elle demeura surprise & quand , ils la virent, ils furent si émus qu’ils changerent plusieurs fois de couleur Je fuis, 3 leur ditelle en les faliiant huinble. ment, une pauvre Bergere qui vient vous offrir mes services de la part de la Fée-Amazone

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78

que vous connoiffez, j’efpere qu’à ſa confideration vous voudrez bien me recevoir chez vous. Ma Fille, luy dit le Roy en ſe levant & la ſaluant à ſon tour, cette grande Fée a raiſon de croire que nous l’honorons parfaitement ; vous eſtes la tres-bien venue, & quand vous n’auriez point d’autre recommandation que celle que vous portez avec vous, certainement nôtre maiſon vous feroit ouverte. Approchez-vous, la belle fille, dit la Reine en luy tendant la main, venez que je vous embraſſe : je me ſens toute pleine de bonne volonté pour vous, je ſouhaite que vous me regardiez comme vôtre mere, & mes filles comme vos fœurs. Helas ! ma bonne mere, dit la Princeffe, je ne merite . 79 pas cet honneur, il me fuffic d’eftre voftre Bergere & de garder vos troupeaux. Ma fille reprit le Roy, nous ſommes tous égaux icy, vous venez de trop bonne part pour faire quelque difference entre vous & nos enfans : venez vous aſſeoir auprés de nous & laiſſez paiftre vôtre Vache avec nos moutons. Elle fit quelque difficulté, s’obſtinant toûjours à dire qu’elle. n’eftoit venuë que pour faire le ménage. Elle auroit eſté aſſez embarraſſée ſi on l’eût priſe au mot ; mais en verité il fuffifoit de la voir pour juger qu’elle eftoit plus faite pour commander que pour obeir, & l’on pouvoit croire encore, qu’une Fée de l’importance de l’Amazone n’auroit pas protegé une perſonne ordinaire. G iiij So Le Roy & la Reine la regardoient avec un étonnement meflé d’admiration difficile à comprendre ; ils luy demanderent fi elle venoit de bien loin ? elle dit que oui ; ſi elle avoit pere & mere ? elle dit que non ; & à toutes leurs queſtions, elle ne répondoit guere que par monofillabe, autant que le ref pect luy pouvoit permettre : & comment vous appellez-vous ma fille ? die la Reine : on me nomme Carpillon, dit-elle : le nom eſt ſingulier, reprit le Roy, & à moins que quelque aventure n’y ait donné lieu il eſt rare de s’appeller ainſi. Elle ne repliqua rien, & prit un des fuſeaux de la Reine pour en devider le fil. Quand elle montra ſes mains, ils crurent qu’elle tiroit du fonds de ſes manD . 3 ches deux boules de neige façonnées, tant elles eftoient éblouiſſantes. Le Roy & la Reine ſe donnerent un coup d’œil d’intelligence, & luy dirent : vôtre habit eſt bien chaud Carpillon, pour le temps où nous ſommes, & vos ſabots font bien durs pour une jeune enfant comme vous, il faut vous habiller à nôtre mode : ma mere, répondit-elle, on eſt comme je fuis en mon pais, dés qu’il vous plaira me l’ordonner je me mettray autrement. Ils admirerent ſon obeiffance, & ſur tout l’air de modeſtie qui paroiffoit dans ſes beaux yeux & ſur ſon viſage. lionmon zuby L’heure du ſouper eſtant venuë, ils ſe leverent & rentrerent tous enſemble dans la maiſon ; les deux Princeffes avoient , , 82 LA

pefché de bons petits poiſſons, il y avoit des œufs frais du laist & des fruits : Je fuis ſurpris, dit le Roy, que mon fils ne ſoit pas de retour, la paſſion de la chaſſe le meine plus loin que je ne veux, & je crains toûjours qu’il ne luy arrive quelque accident : je le crains comme vous dit la Reine ; mais ſi vous l’agréez, nous l’attendrons pour qu’il ſoupe avec nous : non, dit le Roy, il s’en faut bien garder, au contraire, je vous prie lorſqu’il reviendra qu’on ne luy parle point, & que chacun luy marque beaucoup de froideur : vous connoiffez ſon bon naturel, ajouta la Reine, cela eſt capable de luy faire tant de peine qu’il en fera malade : je n’y puis que faire, ajoûtale Roy, . I 83 il faut bien le corriger. On ſe mit à table, & quelque temps avant d’en ſortir le jeune Prince entra, il avoit un Chevreuil ſur ſon col, ſes cheveux eftoient tout trempez de ſueur, & ſon viſage couvert de pouffiere. Il s’appuyoit fur une petite Lance qu’il portoit ordinairement, ſon Arc eftoit attaché d’un cofté & ſon Carquois plein de fleches de l’autre. En cet eftat il avoit quelque choſe de ſi noble & de fi fier, ſur ſon viſage & dans fa démarche qu’on ne pouvoit le voir ſans attention & ſans reſpect ; ma mere, dit-il en s’adreſſant à la Reine l’envie de vous apporter ce Chevreuil m’a bien fait courir aujourd’huy des monts & des plaines. Mon fils, luy dit gravement le Roy, , 84 vous cherchez plûtoft à nous donner de l’inquiétude qu’à nous plaire ; vous fçavez tout ce que je vous ay déja dit fur vôtre paſſion pour la chaſſe, mais vous n’eſtes pas d’humeur à vous corriger. Le Prince rougit, & ce qui le chagrina davantage, c’eftoit de remarquer une perſonne qui n’eftoit pas de la maiſon. Il repliqua qu’une autrefois il reviendroit de meilleure heure, ou qu’il n’iroit point du tout à la chaſſe pour peu qu’il le voulût : cela ſuffit, dit la Reine, qui l’aimoit avec une extrême tendreſſe, mon fils je vous remercie du prefent que vous me faites ; venez vous aſſeoir prés de moy & ſoupez, car je fuis ſûre que vous ne manquez pas d’appetit. Il eftoit. un peu déconcerté de l’ait ſe. 85 rieux dont le Roy luy avoit parlé & il ofoit à peine lever les -yeux, car s’il eftoit intrepide dans les dangers, il eftoit docile, & il avoit beaucoup de timidité avec ceux aufquels il devoit du reſpect. Cependant il ſe remit de ſon trouble, il ſe plaça, contre la Reine & jetta les yeux ſur Carpillon, qui n’avoit pas attendu fi long-temps à le regarder, Dés que leurs yeux ſe rencontrerent, leurs cœurs furent tellement émeus, qu’ils ne fçavoient à quoy attribuer ce dé. fordre. La Princeffe rougit & baiſſa les ſiens, le Prince continua de la regarder, elle leva encore doucement les yeux furbluy & les y tint plus longtemps ; Ils étoient l’un & l’autre dans une mutuelle furpri 86 ſe, & penfoient que rien dans le reſte du monde ne pouvoit égaler ce qu’ils voyoient : Eftil poſſible, difoit la Princeffe, que de tant de perſonnes que jay vûës à la Cour, aucunes n’approche de ce jeune Berger ? D’où vient, penfoit-il à ſon tour, que cette merveilleuſe fille eſt ſimple Bergere ? Ah ! que ne fuis-je Roy pour la mettre ſur le Trône, & pour la rendre maitreffe de mes Eftats come elle le feroit de mon cœur. En refvant ainſi il ne mangeoit point, la Reine qui croyoit que c’eftoit de peine d’avoir eſté mal receu, ſe tuoit de le careſſer ; elle luy apporta ellemême des fruits exquis, dont elle faifoit cas. Il pria Carpillon d’ent goûter, elle le remer. 87 cia, & luy ſans penſer à la main qui les luy donnoit, dit d’un air triſte ; je n’en je n’en ay donc que faire, & il les laiſſa froidement fur la table. La Reine n’y prit pas garde ; mais la Princeffe ainée qui ne le haiffoit point, & qui l’auroit fort aimé ſans la difference qu’elle croyoit entre fa condition & la ſienne, le remarqua avec quelque forte de dépit. Aprés le ſouper le Roy & la Reine ſe retirerent, les Princeffes, à leur ordinaire, firent ce qu’il y avoit à faire dans le petit ménage ; l’une fut traire les Vaches, l’autre mit prendre du fromage. Carpillon s’empreffoit auſſi de travailler à l’éxemple des autres, mais elle n’y eftoit pas ſi accoûtumée. Elle ne faifoit rien qui vaille, 88 de forte que les deux Princeffes l’appelloient en riant, la belle mal-adroitte ; mais le Prince déja amoureux luy aidoit. Il fut à la fontaine avec elle il luy porta ſes crûches, il puiſa ſon eau, & revint fort chargé, parce qu’il ne voulut jamais qu’elle portât rien. Mais que prétendez-vous, Berger, luy difoit-elle, faut-il que je faffe icy la Demoiselle, moy qui ay travaillé toute ma vie, fuis-je venue dans cette plaine pour me repoſer ? vous ferez tout ce qu’il vous plaira, aimable Bergere, luy dit-il, cependant ne me dénicz point le plaiſir d’accepter mon foible ſecours dans ces fortes d’occaſions. Ils revinrent enſemble plus promptement qu’il n’auroit voulu car encore qu’il n’oſât , . 89 n’oſât preſque luy parler, il étoit ravy de ſe trouver avec elle. Ils pafferent l’un & l’autre une nuit inquiette, dont leur peu d’experience les empefcha de deviner la cauſe ; mais le Prince attendoit impatiemment l’heure de revoir la Bergere, & elle craignoit déja celle de revoir le Berger. Le nouveau trouble où ſa vué l’avoit jettée, fit quelque diverſion avec les autres déplaiſirs dont elle eftoit accablée ; elle penfoit fi ſouvent à luy qu’elle en penfoit moins au Prince Boffu ; pourquoy, difoit elle, bifarre fortune, donnes-tu tant de gfaces, de bonne mine & d’agrément à un jeune Berger qui n’eſt deſtiné qu’à garder ſon Troupeau, & tant de malice Tome I. H 90

de laideur & de difformité à un grand Prince deſtiné à gouverner un Royaume. 9. Carpillon n’avoit pas eu la curioſité de ſe voir, depuis fa métamorphoſe de Princeffe en Bergere ; mais alors un certain defir de plaire l’obligea de chercher un miroir. Elle trouva celuy des Princeffes, & quand elle vid ſa coeffure & ſon habit, elle demeura toute confuſe : Quelle figure, s’écria-t’elle, à quoy reflemblayje : il n’eſt pas poſſible que je reſte plus long-temps enſevelie dans cette groſſe étoffe. Elle prit de l’eau dont elle lava ſon viſage & ſes mains ; elles devinrent plus blanches que les lys enſuite elle alla trouver la Reine, & ſe mettant à genoux auprés d’elle, elle luy

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91 prefenta une bague d’un Diamant admirable (car elle avoit apporté des Pierreries) ma bonne mere, luy dit-elle, il y a déja du temps que j’ay trouvé cette bague, je n’en fçay point le prix ; mais je croy qu’elle pcut valoir quelque argent, je vous ſupplie de la recevoir pour preuve de ma reconnoiffance de la charité que vous avez pour moy : Je vous prie auſſi de m’acheter un habit & du linge, afin que je fois comme les Bergeres de cette Contrée. La Reine demeura furpriſe de voir une ſi belle bague à cette jeune fille : Je veux vous la garder, luy dit-elle, & non pas l’accepter ; du reſte, vous aurez dés ce matin tout ce qu’il faut. En effet, elle envoya à une petite ville qui n’eftoit pas éloignée, Hij 72 & elle en fit apporter le plus joly habit de Payfanne que l’on ait jamais vû. La coeffure, les ſouliers, tout eftoit complet : ainſi habillée, elle parut plus charmante que l’Aurore ; le Prince de ſon côté, ne s’eftoit point negligé, il avoit mis à ſon chapeau un cordon de fleurs, l’écharpe où ſa panetiere eftoit attachée & ſa houlette en eftoient ornées, il apporta un bouquet à Carpillon & le luy prefenta avec la timidi. té d’un Amant, elle le receut d’un air embarraſſé, quoy qu’elle eût infiniment de l’eſprit. Dés qu’elle eftoit avec luy elle ne parloit preſque plus, & révoit toûjours ; il n’en faifoit pas moins de ſon côté : lors qu’il alloit à la chaſſe, au lieu de pourſuivre les Biches & les CARPILLO N. 93 Dains qu’il rencontroit, s’il trouvoit un endroit propre टे s’entretenir de la charmante Carpillon, il s’arreftoit tout d’un coup, & demeuroit dans ce lieu ſolitaire, faiſant quelques Vers, chantant quelques couplets pour ſa Bergere, parlant aux Rochers, aux Bois, aux — Oifeaux, il avoit perdu cette belle humeur qui le faifoit chercher avec empreſſement de tous les Bergers. Cependant comme il eſt dif ficile d’aimer beaucoup & de ne pas craindre ce que nous aimons, il apprehendoit à teb point d’irriter ſa Bergere en luy déclarant ce qu’il reffentoit pour elle, qu’il n’ofoie parler, & quoy qu’elle remarquât aſſez qu’il la preferoit à toutes les autres, & que cette préferen94 ce deuft l’affurer de ſes fentimens, elle ne laiffoit pas d’avoir quelquefois de la peine de ſon ſilence ; quelquefois auſſi elle en avoit de la joye : s’il eſt vray, difoit-elle, qu’il m’aime, comment pourrois-je recevoir une telle déclaration ! en me fâchant je le ferois peut-eftre mourir ; en ne me fâchant pas j’aurois lieu de mourir moy-l même de honte & de douleur. Quoy ! eſtant née Princeffe j’écouterois un Berger ? Ha ! foibleffe trop indigne, je n’y confentiray jamais. Mon cœur ne doit pas ſe changer par le changement de mon habit, & je n’ay déja que trop de choſes à me reprocher depuis que je fuis icy. 1 Comme le Prince avoit mille agrémens naturels dans la voix, . , 95 & que peut-eftre quand il auroit chanté moins bien, la Princeffe prévenuë en ſa faveur, n’auroit pas laiſſé d’aimer à l’entendre elle l’engageoit ſouvent à luy dire des Chanfonnettes ; & tout ce qu’il difoit avoit un caractere ſi tendre, ſes accens eftoient ſi touchans qu’elle ne pouvoit gagner fur elle de ne le pas écouter. Il avoit fait des paroles qu’il luy redifoit ſans ceſſe & dont elle connut bien qu’elle eftoit le ſujet : les voicy. > Ah ! s’il eftoit poſſible Que quelqu’autre Divinité Vous pust égaler en beauté Et m’offrir l’Univers pour me rendre ſenſible, Je me croirois heureux, De mépriſer ces dons pour vous of frir mes vaux. 96 Encore qu’elle feignift de n’avoir pas pour celle-là plus d’attention, que pour les autres, elles ne laifloit pas de luy accorder une préference qui fit plaiſir au Prince. Cela luy inſpira un peu plus de hardieſſe, il ſe rendit exprés au bord de la Riviere dans un lieu ombragé par les Saules & les Alifiers, il fçavoit que Carpillon y conduifoit tous les jours ſes Agneaux, il prit un poinçon & il écrivit ſur l’écorce d’un arbriſſeau. En vain dans cet azile Je vois avec la paix regner tous les plaiſirs, Où puis-je eftre un moment tranquille, L’Amour mefme en ces lieux m’arrache des ſoupirs. La Princeffe le ſurprit comme . 97 me il achevoit de graver ces paroles, il affecta de paroiftre embarraſſé, & aprés quelques momens de ſilence : Vous voyez, luy dit-il, un malheureux Berger qui ſe plaint aux choſes les plus inſenſibles, des maux dont il ne devroit ſe plaindre qu’à vous. Elle ne luy répondit rien, & baiſſant les yeux elle luy donna tout le temps dont il avoit beſoin pour luy déclarer ſes fentimens. Pendant qu’il parloit, elle rouloit dans ſon eſprit de quelle maniere elle devoit prendre ce qu’elle entendoit d’une bouche qui ne luy eftoit plus indifferente, & ſa prévention l’engageoit volontiers à l’excuſer : il ignore ma naiſſance, difoitelle sofa temerité eſt pardonnable : il m’aime & croit que Tome I. I 98 je ne fuis point audeffus de luy ; mais quand il fçauroit mon rang, les Dieux qui font ſi élevez ne veulent-ils pas le cœur des hommes ? ſe fâchent-ils parce qu’on les aime ? Berger, luy dit-elle, lors qu’il cut ceſſé de parler : je vous plains ; c’eſt tout ce que je peux pour vous, car je ne veux point aimer ; j’ay déja aſſez d’autres malheurs. Helas ! quel feroit mon fort, ſi pour comble de difgraces mes triſtes jours venoient à eftre troublez par un engage dites ment ? Ha Bergere plutôt, s’écria t’il, que ſi vous avez quelques peines, rien ne feroit plus propre à les adoucir : je les partagerois toutes, mon unique foin feroit de vous plaires vous pourriez vous re poſer ſur moy du foin de vô . 99 are troupeau. Pluft au Ciel, dit-elle, n’avoir que ce ſujet d’inquietude ! En pouvez-vous avoir d’autres luy dit-il, d’une maniere empreſſée ; eſtant fibelle, fi jeune, ſans ambition, ne connoiffant point les vaines grandeurs de la Cour : mais fans doute vous aimez icy, un rival vous rend inexora. ble pour moy. En prononçant ces mots il changea de couleur il devint triſte, cette penſée le tourmentoit cruellement. Je veux bien, repli-q qua-t’elle convenir que vous avez un rival hay & abhorré vous ne m’auriez jamais vûë ſans la neceffité ou ſes preſſantes pourſuites m’ont miſe de le fuir. Peut-eftre

“ me Bergere luy dit-il 3 ob fuirez-vous de même ; car fi I ij 100 vous ne le haïſſez que parce qu’il vous aime, je fuis à vôtre égard le plus haiffable de tous les hommes. Soit que je ne le croye pas, répondit-elle, ou que je vous regarde plus favorablement, je ſens i bien que je ferois moins de chemin pour m’éloigner de vous, que pour m’éloigner de luy. Le Berger ſe ſentit tranf porté de joye par des paroles fi obligeantes, & depuis ce jour, quels foins ne prit-il pas pour plaire à la Princeffe ? Il s’occupoit tous les matins à chercher les plus belles fleurs pour luy faire des guirlandes, il garniffoit ſa houllette de rubans de mille couleurs differentes, il ne la laiffoit point expoſée au Soleil ; dés qu’elle venoit avec ſon troupeau le ,

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long du rivage ou dans les bois il plioit des branches il les attachoit proprement errsemble Se luy faisoitdes , cabinets couverts, où le gazon aufll-tôt formoit des sieges naturels tous les arbres portbÍent ses Chiffres, ily gravoit des Vers qui ne parloient que de la beauté de Carpillon il , ne chantoit qu’elle & : la jeune FrincefTe voyoit tous ces témoignages de la passion du Berger quelquefois avec pïaîfîr, quelquefois avec inquietude. Elle l’aimoit sans le bien sçavoir, elle n’osoitmême s’examiner là-dessus dans la crainte de se trouver des sentimens trop tendres mais quand on a cette crainte, nilcft-ori pas déja certaine’de ce qu’on craint ?

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PRINCESSE

102 LA ger pour la jeune Bergere ne pouvoit eftre ſecret, chacun s’en apperçut, on y applaudit : qui l’auroit pû blâmer dans un lieu où tout aimoit ? l’on difoit qu’à les voir ils fembloient nés l’un pour l’autre, qu’ils eftoient tous deux parfaits , que c’eftoit un chefd’œuvre des Dieux que la Fortune avoit confié à leur petite Contrée, & qu’il faloit faire toutes choſes pour les y retenir. Carpillon fentoit une joye ſecrette d’entendre les applaudiffemens de tout le monde, en faveur d’un Berger qu’elle trouvoit ſi aimable ; & lors qu’elle venoit à penſer à la difference de leurs conditions elle ſe chagrincit, & ſe propofoit de ne ſe point faire connoître, afin de laiſſer plus de I . I 103 liberté à ſon cœur. Le Roy & la Reine qui l’aimoient extrêmement, n’eftoient point fâchez de cette paſſion naiſſante, ils regardoient le Prince comme s’il avoit eſté leur fils, & toutes les perſe ations de la Bergere, ne les charmoit guere moins que luy. N’eſt-ce pas l’Amazone qui. nous l’a envoyée ? difoient-ils, & n’eſt-ce pas elle qui vint combattre le Centaure en faveur de l’enfant ? Sans doute cette ſage Fée les a deſtinez l’un pour l’autre, il faut attendre ſes Cordres là-deflus pour les ſuivre. Les choſes eftoient en cet eftat, le Prince ſe plaignoit toûjours de l’indifference de Carpillon, parce qu’elle luy cachoit ſes fentimens avec foin, lors qu’eſtant allé à la chaſſe, I iiij 104

il ne put éviter un Ours ful rieux, qui ſortant tout d’un coup du fonds d’une Roche, ſe jetta ſur luy, & l’auroit devoré, fi ſon adreſſe n’avoit pas ſecondé ſa valeur. Après avoir luté long-temps au ſommet d’une montagne, ils roulerent fans ſe quitter juſqu’au bas. Carpillon s’eftoit arreftée en ce lieu avec pluſieurs de ſes Compagnes ; elles ne pouvoient voir ce qui ſe paffoit au haut : & que devinrent ces jeunes perſonnes, quand elle apperçurent un homme qui fembloit ſe precipiter avec un Ours ? La Princeffe reconnut auſſi-tôt ſon Berger, elle fit des cris pleins d’effroy & de douleur, toutes les Bergeres s’enfuirent, elle reſta feule ſpectatrice de ce combat ; elle oſa même pouf. 105 fer hardiment le fer de ſa houlette dans la gueulle de ce terrible animal, & l’Amour redoublant ſes forces, luy en donna aſſez pour eftre de quelque ſecours à ſon Amant. Lorfqu’il la vit, la crainte de luy faire partager le peril qu’il couroit, augmenta ſon courage à tel point, qu’il ne ſongea plus à ménager ſa vie, pourveu qu’il garantift celle de ſa Bergere. Et en effet, il le tua preſque à ſes pieds ; mais il tomba luymême demy mort de deux bleſſures qu’il avoit reçuës. Ha ! que devint-elle, quand elle apperçut ſon fang couler & teindre ſes habits ? Elle ne pouvoit parler, ſon viſage fut en un moment couvert de larmes, elle avoit appuyé ſa teſte ſur ſes genoux, & rompant tout d’un 106

coup le ſilence : Berger, luy dit-elle, ſi vous mourez je vais mourir avec vous : En vain je vous ay caché mes ſecrets fentimens, connoiffez-les, & fçachez que ma vie eſt attachée ⚫à la vôtre. Quel plus grand bien puis-je fouhaitter, belle Bergere, s’écria-t’il, quoy qu’il m’arrive mon fort fera toûjours heureux. Les Bergeres qui avoient pris la fuite revinrent avec pluſieurs Bergers, à qui elles avoient dir ce qu’elles venoient de voir, ils ſecoururent le Prince & la Princeffe ; car elle n’eftoit guere moins malade que luy. Pendant qu’ils coupoient des branches d’arbres pour faire une efpece de brancart, la Fée-Amazone parut tout d’un coup au milieu d’eux : Ne vous inquie. 107 tez point, leur dit-elle, laiffezmoy toucher le jeune Berger. Elle le prit par la main, & mettant ſon Cafque d’or ſur fa tête : Je te deffend d’eftre malade, cher Berger, luy dit-elle ; auſſi-tôt il ſe leva, & le Cafque dont la vifiere eftoit levée laiffoit voir ſur ſon viſage un air tout martial, & des yeux vifs & brillans, qui répondoient bien aux efperances que la Fée en avoit conçue. It eftoit étonné de la maniere dont elle venoit de le guerir & de la majeſté qui paroiffoit dans toute fa perſonne. Tranfporté d’admiration, de joye & de reconnoiffance, il ſe jetta à ſes pieds : Grande Reine, luy ditil, j’eftois dangereuſement bleſſé, un ſeul de vos regards, un mot de voftre bouche m’a 108. guery. Mais helas j’ay une bleſſure au fond du cœur dont je ne veux point guerir : daignez la ſoulager & rendre ma fortune meilleure, pour que je puiſſe la partager avec cette belle Bergere. La Princeffe rougit l’entendant parler ainſi car elle fçavoir que la FéeAmazone la connoiffoit, & elle craignoit qu’elle ne la blamât de laiſſer quelque efperance à un amant ſi fort audeffous d’elle ; elle n’ofoit la regarder, ſes ſoupirs échappez faifoient pitié à la Fée. Carpillon, luy dit-elle, ce Berger n’eſt point indigne de vôtre eſtime, & vous Berger qui defirez du changement dans voftre eftat, affurez vous qu’il en arrivera un tres-grand dans peu. Elle diſparut à ſon ordiCARPILLO N. 109 naire, dés qu’elle eut achevé ces mots. Les Bergers & les Bergeres qui eftoient accourus pour les ſecourir, les conduiſirent comme en triomphe juſqu’au hameau ; ils avoient mis l’Amant & l’Amante au milieu d’eux ; & les ayant couronnez de fleurs pour marque de la victoire qu’ils venoient de remporter fur le terrible Ours qu’ils portoient aprés eux, ils chantoient ces paroles ſur la tendreſſe que Carpillon avoit témoignée au Prince. A Dans ces forefts tout nous enchante, Que nous allons avoir d’heureux jours, On Berger par ſa beauté charmante, Arrefte dans ces lieux la fille des Amours. -rd and gounom zyov balls Ils arriverent ainſi chez le IO Sublime, auquel ils conterent tout ce qui venoit d’arriver avec quel courage le Berger s’eftoit deffendu contre l’Ours & avec quelle generofité la Bergere l’avoit aidé dans ce combat ; enfin ce que la FéeAmazone avoit fait pour luy. Le Roy ravy à ce recit, courut le faire à la Reine : Sans dou te, luy dit-il, ce garçon & cette fille n’ont rien de vulgaire, leurs éminentes perfections leur beauté & les foins que la Fée — Amazone prend en leur faveur, nous déſigne quelque choſe d’extraordinaire. La Reine ſe ſouvenant tout d’un coup de la bague de Diamans que Carpillon luy avoit donnée : J’ay toûjours oublié, ditelle, de vous montrer une bague que cette jeune Bergere , . JI remit entre mes mains, avec un air de grandeur peu commun, me priant de l’agréer & de luy fournir pour cela des habits comme on les porte dans cette Contrée. La Pierre eftelle belle, reprit le Roy ? Je ne l’ay regardée qu’un moment, ajoûta la Reine ; mais la voicy. Elle luy prefenta la bague, & fi-tôt qu’il y eut jetté les yeux : 0 Dieux que vois-je, s’écria-t’il, quoy ! n’avez-vous point reconnu un bien que jay reçu de vôtre main ? En même temps il pouffa un petit reſſort, dont il fçavoit le ſecret, le Diamant ſe leva, & la Reine vit ſon portrait qu’elle avoit fait peindre pour le Roy, & qu’elle avoit attaché au col de ſa petite fille pour la faire jouer avec lorſqu’elle la nourportab 12 riffoit dans la Tour. Ha ! Sire, dit-elle, quelle étrange avanture eſt celle-cy, elle renouvelle toutes mes douleurs ; cependant parlons à la Bergere, il faut eſſayer d’en fçavoir davantage. Elle l’appella, & luy dit : Ma fille, j’ay attendu juſqu’à prefent un aveu de vous, qui nous auroit donné beaucoup de plaiſir ſi vous aviez voulu nous le faire ſans en eftre preſſée ; mais puis que vous continuez à nous cacher qui vous eſtes, ib eſt bien juſte de vous apprendre que nous le fçavons, & que la bague que vous m’avez donnée, nous a fait démefler cette énigme : Helas ! ma mere, repliqua la Princeffe en ſe mettant à genoux proche d’elle, ce n’eſt point par un deffaut de confidence . 113 dence que je me fuis obſtinée à vous cacher mon rang, j’ay crû que vous auriez de la peine de voir une Princeffe dans l’eftat où je fuis Mon pere eftoit Roy des IflesPaifibles, ſon regne fut troublé par un uſurpateur qui le confina dans une Tour avec la Reine ma mere ; aprés trois ans de captivité, ils trouverent le moyen de ſe ſauver, un Garde leur aidoit : ils me deſcendirent à la faveur de la nuit dans une corbeille, la corde rompit, je tombay dans le Lac, & fans que l’on ait fçu comment je ne fus pas noyée, des pefcheurs qui avoient tendus leurs filets pour prendre des carpes m’y trouverent enveloppée, la groſſeur & la peſanteur dont j’étois leur perſuada que c’eftoit Tome I. K 114

une des plus monſtrueuſe carpes qui fut dans le Lac ; leurs efperances eſtant déçuë, lorſqu’ils me virent ils penferent me rejetter dans l’eau pour nourrir les poiſſons ; mais enfin ils me laifferent dans les mêmes filets & me porterent au Tyran, qui fcut auſſi-tôt par la fuite de ma famille, que j’eftois une malheureuſe petite Princeffe abandonnée de tout ſecours ; ſa femme qui vivoit depuis pluſieurs années ſans enfans cut pitié de moy, elle me prit auprés d’elle, & m’éleva Tous le nom de Carpillon ; elle avoit peut-eftre le deſſein de me faire oublier ma naiſſance, mais mon cœur m’a toujours aflez dit qui je fuis, & c’eſt quelquefois un malheur d’avoir des fentimens ſi peu conformes . 115 fa fortune. Quoy qu’il en ſoit un Prince appellé le Boffu, vint conquerir ſur l’uſurpateur de mon pere, le Royaume dont il joüiffoit tranquilement. coat Le changement de Tyran rendit ma deſtinée encore plus mauvaiſe. Le Boffu m’emmena comme un des plus beaux ornemens de ſon triomphe, & il refolut de m’épouſer malgré moy. Dans une extremité fi violente, je pris le party de fuïr toute feule vétuë en Bergere, & conduiſant une Vache, le Prince Boffu qui me cherchoit par tout & qui me rencontra, m’auroit ſans doute reconnue fi la Fée Amazone ne m’euft donné genereufement un bouquet de giroflée propre à me garentir de mes ennemis. Elle ne me rendit pas un office moins Kij , 116 charitable en m’adreſſant à vous, ma bonne mere, continua la Princeffe & ſi je ne vous ay point déclaré plutôt mon rang, ce n’eſt pas par un deffaut de confiance ; mais feulement dans la vue de vous épargner du chagrin. Ce n’eſt point, continua-t’elle, que je me plaigne, je n’ay connu le repos que depuis le jour où vous m’avez reçue auprés de vous, & j’avoue que la vie champeftre eſt ſi douce & ſi innocente, que je n’aurois pas de peine à la préferer à celle qu’on mene à la Cour. 500 g Comme elle parloit avec vehemence, elle ne prit pas garde que la Reine fondoit en larmes, & que les yeux du Roy eftoient auſſi tout moëtes mais auſſi-tôt qu’elle eut fini . 117 Fun & l’autre s’empreſſant de la ferrer entre leurs bras, ils l’y retinrent long-temps fans pouvoir prononcer une parolle ; elle s’attendrit auſſi-bien qu’eux, elle ſe mit à pleurer à leur exemple, & l’on ne peut bien exprimer ce qui ſe paſſa d’agreable & de douloureux entre ces trois illuſtres infortunez ; enfin la Reine faiſant un effort, luy dit, cft-il poſſible, cher-enfant de mon ame, qu’après avoir donné tant de regrets à ta funeſte perte, les Dieux te rendent à ta mere pour la conſoler dans ſes difgraces : Oui, ma fille, tu vois le ſein qui t’a portée & qui t’a nourrie dans ta plus tendre jeuneſſe, voicy ton Roy & ton pere, voicy celuy de qui tu tiens le jour. Olumiere de nos yeux : O : Princeffe, que le Ciel > 118 en courroux nous avoit ravie, avec quels tranſports folemniferons-nous ton bien-heureux retour ! Et moy, mon illuſtre mere, & moy, ma chere Reine s’écria la Princeffe en ſe proſternant à ſes pieds, par quels termes par quelles actions vous ferois-je connoiftre à l’un & à l’autre, tout ce que le reſpect & l’amour que je vous dois me font reſſentir. Quoy ! je vous retrouve, cher azile de mes traverſes lors que je n’o ? fois plus me flatter de vous voir jamais. Alors les careſſes redoublerent entre eux, & ils pafferent ainſi quelques heures. Carpillon ſe retira enſuite ſon pere & ſa mere luy deffendirent de parler de ce qui venoit de ſe paſſer, ilsapprehendoient la curioſité des Bor. 119 gers de la Contrée, & bien qu’ils fuffent pour la plufpart aſſez groſſiers, il eftoit à craindre qu’ils ne vouluſſent penetrer des mifteres qui n’eftoient point faits pour eux. La Princeffe ſe teut à l’égard de tous les indifferens ; mais elle ne fceut garder le ſecret à ſon jeune Berger : quel moyen de ſe taire quand on aime ? Elle s’eftoit reproché mille fois de luy avoir caché ſa naiſſance : De quelle obligation, difoit-elle, ne me feroit-il pas redevable, s’il fçavoit qu’eſtant née ſur le trône, je m’abaiſſe juſqu’à luy ; mais helas que l’amour met peu de difference entre le Sceptre & la houlette : eſt-ce cette chimerique grandeur qu’on nous vante tant qui peut remplir nôtre ame & la 120 ſatisfaire ? non, la vertu feule a ce droit-là a Elle nous met audeffus du trône, & nous en fçait détacher ; le Berger qui m’aime eſt ſage, ſpirituel, aimable qu’eſt-ce qu’un Prince peut avoir audeffus de luy ? , Comme elle s’abandonnoit à ces reflexions, elle le vit à ſes pieds, il l’avoit ſuivie juſqu’au bord de la riviere, & luy prefentant une guirlande de fleurs dont la varieté eftoit charmante d’où venez-vous, belle Bergere, luy dit-il, il y a déja quelques heures que je vous cherche & que je vous attends avec impatience ? Berger ; luy dit-elle, j’ay eſté occupée par une avanture ſurprenante, je me reprocherois de vous la taire ; mais fouvenezvous que cette marque de ma con. I2I ma confiance exige un ſecret éternel. Je fuis Princeffe, mon pere eftoit Roy, je viens de le trouver dans la perſonne du Sublime. Le Prince demeura ſi confus & ſi troublé de ces nouvelles, qu’il n’eut pas la force de l’interrompre, bien qu’elle luy racontât ſon hiſtoire avec la derniere bonté ; Quels ſujets n’avoit-il point de craindre, ſoit que ce ſage Berger qui l’avoit élevé luy refuſât ſa fille, puiſqu’il eftoit Roy, ou qu’ellemême reflechiffant ſur la difference qui ſe trouvoit entre une grande Princeffe & luy, l’éloignât quelque jour des premieres bontez qu’elle luy avoit témoignées : Ha ! Madame, luy difoit — il triſtement je fuis un homme perdu, il faut que je renonce à la vie Tome I. L , 122 vous eſtes née ſur le Trône vous avez retrouvé vos plus proches parens, & pour moy je fuis un malheureux qui ne connois ny pays ny patrie, une Aigle m’a fervy de mere & ſon nid de berceau, ſi vous avez daigné jetter quelques regards favorables ſur moy, l’on vous en détournera à l’avenir. La Princeffe réva un moment, & ſans répondre à ce qu’il venoit de luy dire, elle prit une éguille qui retenoit une partie de ſes beaux cheveux, & elle écrivit ſur l’écorce d’un arbre. Aimez-vous un cœur qui vous aime ? Le Prince grava auſſi-tôt ces Vers. De mille & mille feux je me ſens enflammé. . 123 La Princeffe mit au deſſous, Foüiffez du bon-heur extrême, D’aimer & de vous voir aimée. Le Prince tranſporté de joye ſe jetta à ſes pieds, & prenant une de ſes mains : Vous flattez mon cœur affligé, adorable Princeffe, luy dit-il, & par ces nouvelles bontez vous me conſervez la vie ; ſouvenez-vous de ce que vous venez d’écrire en ma faveur : Je ne fuis point capable de l’oublier, luy dit-elle, d’un air gracieux, repoſez-vous fur mon cœur, il eſt plus dans vos interefts que dans les miens. Leur converſation auroit fans doute eſté plus longue s’ils avoient eû plus de temps ; mais il faloit ramener les troupeaux qu’ils conduifoient, ils ſe hâterent de revenir. Cependant le Roy & la ReiLij 124 ne conferoient enſemble ſur la conduite qu’il faloit tenir avec Carpillon & le jeune Berger. Tant qu’elle leur avoit eſté inconnue, ils avoient approuvé les feux naiffans qui s’allumoient dans leurs ames, la parfaite beauté dont le Cielles avoit doüé, leur eſprit, les graces dont toutes leurs actions eftoient accompagnées, faifoient ſouhaiter que leur union fuft éternelle ; mais ils la regarderent d’un ceil bien different, quand ils envifagerent qu’elle eftoit leur fille, & que le Berger n’eftoit ſans doute qu’un malheureux qu’on avoit expoſé aux beftes ſauvages, pour s’épargner le foin de le nourtir ; enfin, ils refolurent de dire à Carpillon qu’elle n’entretint plus les efperances dont il s’eftoit flatté, & qu’elle pou. TAF voit même luy déclarer ferieufement qu’elle ne vouloit pas s’eftablir dans cette Contrée. “ La Reine l’appella de fort bonne heure, elle luy parla avec beaucoup de bonté ; mais quelles paroles font capables de calmer un trouble ſi violent ? La jeune Princeffe eſſaya inutilement de ſe contraindre ſon viſage tantôt couvert d’une brillante rougeur, & tantôt plus pafle que ſi elle avoit eſté ſur le point de mourit ſes yeux eiteints par la triſteſſe ne fignifioient que trop ſon eftat : ha combien ſe repentitelle de l’aveu qu’elle avoit fait, cependant elle affura ſa mere avec beaucoup de ſoumiſſion, qu’elle fuivroit ſes ordres, & s’eſtant retirée, elle eut à peine la force d’aller ſe jetter ſur ſon Liij 126 lit, où fondant en larmes, elle fit mille plaintes & mille regrets. Enfin, elle ſe leva pour conduire ſes moutons au paturage ; mais au lieu d’aller vers la riviere, elle s’enfonça dans le bois, où ſe couchant ſur la mouffe, elle appuya ſa teſte & ſe mit à refver profondement ; le Prince qui ne pouvoit eftre en repos où elle n’eftoit pas, courut la chercher, il ſe prefenta tout d’un coup devant elle ; à ſa vûë elle pouffa un grand cry, comme ſi elle eût eſté ſurpriſe, & ſe levant avec precipitation, elle s’éloigna de luy fans le regarder Il reſta éperdu d’une conduite ſi peu ordinaire, il la ſuivit, & l’arreftant : Quoy Bergere, luy dit-il, voulez-vous en me donnant la mort vous dérober le plaiſir de me voir expirer à vos yeux >> , . 127 Vous avez enfin changé pour vôtre Berger, vous ne vous ſouvenez plus de ce que vous luy promîtes hier. Helas ditelle, en jettant triſtement les yeux ſur luy, helas ! de quel crime m’accuſez-vous ? je fuis malheureuſe, je fuis ſoumiſe à des ordres qu’il ne m’eſt pas permis d’éluder ; plaignez-moy & vous éloignez de tous les endroits où je feray : il le faut. Il le faut, s’écria-t’il, enjoignant ſes bras d’un air plein de defefpoir, il faut que je vous fuye, divine Princeffe un ordre fi cruel & ſi peu merité, peut-il m’eftre prononcé par vous-même ? Que voulez-vous que je devienne, & cet eſpoir flatteur auquel vous m’avez permis de m’abandonner, peutHl s’efteindre fan’s que je perde la vie Carpillon auſſi inourante 128 que ,

ſon Amant, ſe laiſſa tomber fans poux & ſans voix ; à cette vûë, il fut agité de mille differentes penſées, l’eftat où eftoit ſa maitreffe luy faifoit aſſez connoiftre qu’elle n’avoit aucune part aux ordres qu’on luy avoit donnez, & cette certitude diminuoit en quelque façon ſes déplaiſirs. Il ne perdit pas un moment à la ſecourir, une fontaine qui couloit lentement fous les herbes luy fournit de l’eau pour en jetter ſur le viſage de fa Bergere, & les Amours qui eftoient cachez derriere un buiſſon, ont dit à leurs petits camarades, qu’il oſa luy voler un baiſer ; quoy qu’il en ſoit elle ouvrit bien-tôt les yeux, puis repouſſant. ſon aimable Berger fuyez, éloignez-vous . 129 luy dit-elle, ſi ma mere venoit n’auroit-elle pas lieu d’eftre ſachée : il faut donc que je vous laiſſe dévorer aux Ours & aux Sangliers, luy dit-il, ou que pendant un long évanouiſſement feule dans ces lieux ſolitaires, quelque Afpic ou quelque Serpent vienne vous piquer : Il faut tout riſquer, luy dit-elle, plûtôt que de déplaire à la Reine. Pendant qu’ils avoient cette converſation, où il entroit tant de tendreſſe & d’égards, la Fée protectrice parut tout d’un coup dans la chambre du Roy, elle eftoit armée à ſon ordinaire, les pierreries dont ſa Cuiraffe & ſon Cafque eftoient couverts, brilloient moins que ſes yeux ; & s’adreſſant à la Reine : Vous n’eſtes guere re130 connoiffante, Madame, luy ditelle, du prefent que je vous ay fait en vous rendant vôtre fille, qui ſe feroit noyée dans les filets ſans moy, puis que vous eſtes. ſur le point de faire mourir de douleur le Berger que je vous ay confié ; ne ſongez plus à la difference qui peut eftre entre luy & Carpillon, il eſt temps de les unir, ſongez illuſtre Sublime (dit-elle au Roy) à leur mariage, je le ſouhaite, & vous n’aurez jamais lieu de vous en repentir. A ces mots ſans attendre leur réponce elle les quitta, ils la perdirent de vûë, & remarquerent feulement aprés elle, une longue trace de lumiere ſemblable aux rayons du Soleil. Le Roy & la Reine demeurerent également ſurpris, ils ref. 13B ſentirent même de la joye, que les ordres de la Fée fuffent fi poſitifs : il ne faut pas douter dit le Roy, que ce Berger inconnu ne ſoit d’une naiſſance convenable à Carpillon, cellequi le protege a trop de nobleſſe pour vouloir unir des perſonnes qui ne ſe conviendroient pas. C’eſt elle, comme vous voyez, qui ſauva nôtre fille du Lac, où elle feroit perie : par quel endroit avons-nous merité ſa protection ? j’ay toûjours entendu dire, repliqua la Reine, qu’il eſt des bonnes & des mauvaiſes Fées, qu’elles prennent des familles en amitié ou en averſion ſelon leur genie, & apparemment celuy de la Fée-Amazone nous eſt favorable. Ils parloient encore lors que la Princeffe revint 132

ſon air eftoit abbatu & languiſſant. Le Prince qui n’avoit oſé la ſuivre que de loin, arriva quelque-temps aprés, ſi mélancolique, qu’il fuffifoit de le regarder pour deviner une partie de ce qui ſe paffoit dans ſon ame. Pendant tout le repas, ces deux pauvres Amans qui faifoient la joye de la maiſon ne prononcerent pas une parole & n’oferent pas même lever les yeux. Dés que l’on fut forty de table, le Roy entra dans ſon petit jardin & dit au Berger de venir avec luy ; à cet ordre il pâlir, un friſſon extraordinaire ſe gliſſa dans ſes veines, & Carpillon crut que ſon pere alloit le renvoyer, de forte qu’elle n’eut pas moins d’apprehenfion que luy.. Le Sublime paſſa dans un Ca. 133 binet de verdure, il s’aſſit en regardant le Prince : Mon fils, luy dit-il, vous fçav z avec quel amour je vous ay élevé, je vous ay toûjours regardé comme un prefent des Dieux pour ſoutenir & conſoler ma vieilleſſe ; mais ce qui vous prouvera davantage mon amitié, c’eſt le choix que j’ay fait de vous pour ma fille Carpilton, c’eſt d’elle dont vous m’avez entendu quelquefois déplorer le naufrage, le Ciel qui me la rend veut qu’elle ſoit à vous, je le veux auſſi de tout mon cœur ; feriez-vous le ſeul qui ne le voulût pas ? Ha ! mon pere, s’écria le Prince, en ſe mettant à ſes pieds, oferois-je me flatter de ce que j’entens ? fuis-je aſſez heureux pour que vôtre choix tombe ſur moy,

  1. 34

ou voulez-vous feulement fçavoir les fentimens que j’ay pour cette belle Begere ? Non, mon cher fils, dit le Roy, ne flottez point entre l’efperance & la crainte, je fuis refolu à faire dans peu de jours cet hymen : Vous me comblez de bienfaits, repliqua le Prince, en embraſſant ſes genoux, & ſi je vous explique mal ma reconnoiffance, l’excez de ma joye en eſt la cauſe. Le Roy l’obligea de ſe relever, il luy fit mille amitiez & bien qu’il ne luy dift pas la grandeur de ſon rang, il luy laiſſa entrevoir que ſa naiſſance eftoit fort au deſſus de l’eftat où la fortune l’avoit reduit. Mais Carpillon inquiette n’avoit point eu de repos, qu’elle ne fût entrée dans le jardin aprés ſon pere & ſon Amant ; . 135 elle les regardoit de loin cachée derriere quelques arbres, & lors qu’elle le vit aux pieds du Roy, elle crut qu’il le prioit de ne le pas condamner à un éloignement ſi rude ; de maniere qu’elle n’en voulut pas fçavoir davantage, elle s’enfuit au fond de la Foreft, courant comme un Faon que les chiens & les Veneurs pourſuivent. Elle ne craignoit rien, ny la ferocité des beftes ſauvages, ny les épines qui l’accrochoient de tous coftez. Les Echos repetoient ſes triſtes plaintes, il fembloit qu’elle ne cherchoir que la mort, lors que ſon Berger impatient de luy annoncer les bonnes nouvelles qu’il venoit d’apprendre, ſe hâtoit de la ſuivre : Où eſtes-vous ma Bergere, mon aimable Carpil136 don, crioit-il : ſi vous m’entendez ne fuyez pas, nous allons eftre heureux ! En > prononçant ces mots il l’apperceut dans le fond d’un valon, environnée de pluſieurs Chaffeurs, qui vouloient la mettre en trouſſe derriere un petit homme Boffu & mal-fait : à cette vue & aux cris de ſa maîtreſſe qui demandoit du ſecours il s’avança plus vite qu’un trait puiſſamment décoché, & n’ayant point d’autres armes que fa fronde, il en lança un coup fi juſte & ſi terrible à celuy qui enlevoit ſa Bergere qu’il tomba de cheval, ayant une bleſſure épouvantable à la teſte. Carpillon tomba comme luy, ie Prince eftoit déja auprés d’elle eſſayant de la deffendre contre ſes raviſſeurs ; mais toute fa . 137 fa refiftance ne luy ſervit de rien, ils le prirent, & l’auroient égorgé ſur le champ ſi le Prince Boffu, car c’eftoit luy, n’euft fait ſigne à ſes gens de l’épargner, parce, dit-il, que je veux le faire mourir de pluſieurs ſupplices differens. Ils ſe contenterent donc de l’attacher avec de groſſes cordes, & les mêmes cordes ſervirent auſſi pour la Princeffe, de maniere qu’ils ſe pouvoient parler. L’on faifoit cependant un brancart pour emporter le méchant Boffu ; dés qu’il fut achevé, ils partirent tous, ſans qu’aucuns des Bergers euſſent vu le malheur de nos jeunes Amans, pour en rendre compte au Sublime. Il eſt aiſé de juger de ſon inquietude, lors qu’avec la nuit il ne les vit point revenir.. Tome I. M 138 La Reine n’eftoit pas moins alarmée, ils pafferent pluſieurs jours avec tous les Bergers de la Contrée à les chercher & à les pleurer inutilement. Il faut fçavoir que le Prince Boffu n’avoit point encore oublié la Princeffe Carpillon ; mais le temps avoit feulement affoibly ſon idée, & quand il ne ſe divertiffoit pas à faire quelque meurtre, & à égorger indifferemment tous ceux qui luy déplaifoient, il alloit à la chaſſe, & reftoit quelquefois ſept ou huit jours ſans revenir. Il eftoit donc à une de ſes longues chaſſes, lors que tout d’un coup il apperçut la Princeffe qui traverfoit un ſentier. Sa douleur avoit tant de vivacité, & elle faifoit ſi peu d’attention à ce qui pouvoit luy arri . 139 ver, qu’elle n’avoit point pris le bouquet de giroflée, de forte qu’il la reconnut auſſi-tôt qu’il la vit. O de tous les malheurs, le malheur le plus grand, difoit le Berger tout bas à ſa Bergere, helas ! nous touchions au moment fortuné d’eftre unis pour jamais il luy raconta ce qui s’eftoit paſſé entre le Sublime & luy. Il eſt aiſé à prefent de comprendre les regrets de Carpillon : Je vais donc vous coûter la vie, difoit-elle en fondant en larmes, je vous conduis moy-même au ſupplice, vous pour qui je donnerois juſqu’à mon fang, je fuis la cauſe du malheur qui vous accable, & me voilà retombée par mon imprudence, entre les barbares mains de mon Mij 140

plus cruel perfecuteur ! Ils parlerent ainſi juſqu’à la ville où eftoit le bon vieux Roy pere de l’horrible Boffu ; l’on. fut luy dire qu’on raportoit ſon fils ſur un brancart, parce qu’un jeune Berger voulant deffendre fa bergere, luy avoit donné un coup de pierre avec ſa fronde, d’une telle force qu’il ſe trouvoit en danger. A ces nouvelles le Roy émû de fçavoir ſon fils unique en cet eftat, dit que l’on mift le Berger dans un cachot.Le Boflu donna un ordre. ſecret pour que Carpillon ne fuft pas mieux traitée. Il avoit refolu, ou qu’elle l’épouferoit, ou qu’il la feroit expirer dans les tourmens ; de forte qu’on ne fepara ces deux Amans que par une porte dont les fentes mal jointes leur ménageoient fi M . TAT Ia triſte conſolation de ſe voir lors que Soleil eftoit dans ſon midy, & le reſte du jour & de la nuit, ils pouvoient s’entretenir. Que ne ſe difoient-ils pas de tendre & de paſſionné ! tout ce que le cœur peut reſſentir, & tont ce que l’eſprit peut imaginer, ils ſe l’exprimoient dans des termes ſi touchants qu’ils fondoient en pleurs ; & peuteftre encore que l’on feroit bien pleurer quelqu’un en les redia nt. Les confidens du Boffu vcnoient tous les jours parler à la Princeffe pour la menacer d’une mort prochaine, fr elle ne rachetoit fa vie en conſentant de bonne grace à ſon mariage. Elle recevoit ces propoſitions avec 142

une fermeté & un air de mépris qui les faifoit defefperer de leur negotiation, & fi-tôt qu’elle pouvoit parler au Prince : ne craignez pas, mon Berger, luy difoit-elle, que la crainte des plus cruels tourmens me porte à une infidelité ; nous mourons au moins enſemble, puis que nous n’avons pû y vivre.Croyezvous me conſoler, belle Princeffe, luy difoit-il, helas ne me feroit-il pas plus doux de vous voir entre les bras de ce monſtre, qu’entre les mains des bourreaux dont on vous menace. Elle ne goûtoit point ſes fentimens, elle l’accufoit de foibleffe, & elle l’affuroit toûjours qu’elle luy montreroit l’exemple pour mourir avec courage. , La bleſſure du Boffu eſtant . 14 un peu mieux, ſon amour irrité des continuels refus de la Princeffe, luy fit prendre la refolution de la ſacrifier à ſa colere avec le jeune Berger qui l’avoit ſi maltraité. Il marqua le jour pour cette lugubre tragedie, & pria le Roy d’y vouloir venir avec tous ſes Senateurs & les Grands du Royaume. Il y eftoit dans une litiere découverte, pour repaitre ſes yeux de toute l’horreur du ſpectacle. Le Roy, comme je l’ay déja dit, ne fçavoit point que la Princeffe Carpillon eftoit prifonniere ; de forte que lors qu’il la vit trainer au ſupplice avec fa pauvre Gouvernante, que le Boffu condamna auſſi, & le jeune Berger plus beau que le jour, il ordonna qu’on les amenaft ſur la terraſſe, où 144

toute ſa Cour l’environnoit. Il n’attendit pas que la Princeffe euft ouvert la bouche pour ſe plaindre de l’indigne traitement qu’on luy faifoit ; il ſe hâta de couper les cordes dont elle eftoit liée, & regardant enſuite le Berger, il ſentit ſes entrailles émuës de tendreſſe & de pitié : Jeune temeraire, luy dit-il, ſe faiſant violence pour luy parler rudement, qui t’a inſpiré aſſez de hardieſſe pour attaquer un grand Prince, & pour le redui re à la mort ? Le Berger voyant ce venerable vieillard orné de la pourpre Royale, eut de ſon cofté des mouvemens de reſpect & de confiance qu’il n’avot point encore connus Grand Monarque, luy d t-il, avec une fermeté admirable . 145 ble : Le peril où j’ay vu cette belle Princeffe, eſt cauſe de ma temerité ; je ne connoiffois point vôtre fils, & comment l’aurois-je connu dans une action fi violente & ſi indigne de ſon rang ? En parlant de cette maniere, il animoit ſon diſcours du geſte & de la voix. Son bras eftoit découvert ; la fleche qu’il avoit marquée deſſus eftoit trop viſible pour que le Roy ne l’apperçût pas : O Dieux ! s’écria-t’il, fuis-je déçû ; retrouvay-je en toy le cher fils que j’ay perdu ? Non, grand Roy, dit la Fée-Amazone du plus haut des airs où elle parut montée fur un ſuperbe Cheval, non tu ne te trompe point, voilà ton fils ; je te l’ay conſervé dans le nid d’une Aigle, où ſon Tome I. N 146 barbare frere le fit porter ; il faut que celuy cy te conſole de la perte que tu vas faire de l’autre. En achevant ces mots elle fondit ſur le coupable Boffu, & luy portant un coup de fa Lance ardente dans le cœur elle ne luy laiſſa pas enviſager long-temps les horreurs de la mort ; il fut conſumé comme s’il avoit eſté brûlé par le tonnerre. Enfuite elle s’approcha de la terraſſe & donna des armes au Prince : Je te les ay promiſes, luy dit-elle, tu feras invulnerable avec, & le plus grand guerrier du monde. L’on entendit auffit-tôt les fanfares de mille trompettes & de tous les inftrumens de guerre, qui ſe peuvent imaginer : mais ce bruit ceda peu aprés à une 14 و douce (imphonie, qui chantoit melodieusement les loüanges du Prince & : de laPrincesse. La FéeAmazone descendit de se plaça au près du cheval Roy }& le pria d’ordonner promptement tout ce qu’il falloir pour la pompe des noces du Prince &. de la Princesse ; elle commanda à une petite Fée qui parut dés quelle l’eut appellée d’aller quérir le Roy , Berger, la Reine Se ses Filles , & de revenir en diligence. Aufsi-tôt la Fée partit, & auſſitôt elle revint avec ces illustres infortunez. Quelle fatisfaaion) après de si longues peines « Le Palais retentiffoit de cris de joye ; Se jamais rien n’a esté égal à celle de ces Rois & de leurs enfans. La Fée-Amazone donnoit

, 48 . des ordres par tout, une feule de ſes paroles, faifoit plus que cent milles perſonnes. Les nôces s’acheverent avec une fi grande magnificence, qu’on n’en a jamais vu de telles. Le Roy Sublime retourna dans ſes Etats ; Carpillon eut le plaiſir de l’y mener avec ſon cher époux ; & le vieux Roy ravy de voir un fils ſi digne de ſon amitié, rajeunit, ou tout au moins ſa vieilleſſe fut accompagnée de tant de ſatisfaction, qu’il en vécut bien davantage. , La jeuneſſe eſt un âge, où le cœur. ades des humains, Prend tous les mouvemens qu’on vent luy faire prendre. C’est une cire tendre pio Qui fait obeir dans les mains, . I 149 Sans peine l’on y peut former le caractere, Ou des vices, ou des vertus. Quelques efforts qu’on puiſſe faire, Sitôt qu’il eſt gravé on ne l’efface plus. Sur une mer ſi difficile, Heureux qui peut avoir quelque Pilote habile, Qui luy trouve un heureux chemin. Le Pince que je viens de peindre, N’avoit aucun écueil à craindre, Lors que le Roy Berger gouvernoit ſon deſtin. Dans toutes les vertus ce maistre fçut l’inſtruire, Il eſt vray que l’Amour le mit fous ſon empire ; Mais fuyez Cenfeurs odieux, N iij 0 150

Qui voulez qu’un Heros refifte à la tendreſſe, Pourven que la raison en ſoit toujours maitreffe, L’Amour donne l’éclat aux exploits glorieux..