Contre Verrès (Rozoir)/Seconde Action — Premier Discours

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Traduction par Charles du Rozoir.
Panckoucke (p. 75-282).
SECONDE ACTION
CONTRE VERRÈS
PREMIER DISCOURS
sur sa questure, sa lieutenance
et sa préture de rome
TRADUIT PAR M. GUEROULT
publié et annoté
PAR M. CH. DU ROZOIR.
SOMMAIRE

Les cinq discours qui forment la seconde action contre Verrès n’ont point été prononcés, et Cicéron, qui n’avait pas encore exercé son éloquence en qualité d’accusateur, ne les composa, comme il le dit lui-même, que pour laisser un monument de son habileté dans ce genre, ainsi que le modèle d’une juste et vive accusation contre un magistrat cruel, prévaricateur et débauché.

Ces cinq dernières Verrines, quoique dans la vérité elles reviennent toutes au même but, ont été désignées, par les grammairiens et les éditeurs, sous les titres suivants : 1* de Prœtura urbana, 2* Siciliensis, 3* Frumentaria, 4* de Signis, 5* de Suppliciis. Dans la première, Cicéron peint la vie privée et publique de l’accusé avant son gouvernement de Sicile ; dans la seconde, il rapporte ses prévarications comme juge et comme magistrat ; dans la troisième, il l’accuse de dilapidations et de vols commis dans les approvisionnements ; dans la quatrième, il est question des monuments d’art qu’il s’était appropriés ; dans la cinquième, des meurtres dont il s’était rendu coupable. Ces différentes oraisons présentent sous diverses faces le concussionnaire le plus impudent et le plus impitoyable qui ait jamais existé.

« Dans l’ordre judiciaire prescrit par la loi Servilia de repetundis, suivant laquelle Verrès était accusé, dit Morabin, il devait être défendu à deux fois différentes, par la remise qui se faisait du jugement jusqu’après la seconde plaidoirie, entre laquelle et la première il y avait trois jours d’intervalle. Cette remise, appelée par l’ancien droit comperendinatio, n’était pas, dans l’intention du législateur, une grâce dont l’accusé dût profiter tout seul ; elle donnait aux juges le temps de réfléchir, et par conséquent de se garantir de la précipitation. L’accusateur de sa part n’y perdait rien ; puisqu’en parlant le dernier, il répondait à tout, et qu’il n’avait pas à craindre d’être réfuté dans une réplique. »

Au moyen de la multitude de témoins et de preuves littérales dont Cicéron, dans la première action, avait accablé l’accusé, celui-ci ne voulut point s’exposer aux chances d’une seconde action. Hortensius, son défenseur, n’osa pas non plus, en engageant une lutte corps à corps, compromettre entièrement sa réputation d’orateur ; enfin Verrès aima mieux prévenir sa condamnation par un exil volontaire qui le mettait à couvert de la confiscation, que d’essuyer en l’attendant un surcroît d’ignominie, que la récapitulation de tous ses crimes lui aurait infailliblement attiré. Mais notre orateur ne les en tint pas quittes ; et, maître du champ de bataille, il se ménagea, par la supposition de cette seconde action, une victoire d’autant plus complète, que le monument qu’il en a laissé dans ses cinq oraisons a perpétué le souvenir de sa gloire et de leur honte.

Dans son discours contre Cécilius, Cicéron avait fait monter l’estimation des dommages des Siciliens à cent millions de sesterces (12 500 000 fr. de notre monnaie, en portant le sesterce à deux sous et demi) ; mais c’était une estimation vague, et qui n’était pas encore fondée sur d’exactes informations ; car après son retour de Sicile, quand il prononça le discours qui forme la première action, les demandes de Cicéron n’excédèrent pas les quatre cent mille sesterces du vol desquels il s’était restreint à le convaincre. Cependant la restitution imposée aux concussionnaires était ordinairement du double, et quelquefois du quadruple. Asconius en demande la raison, et il n’en donne point de plus plausible que le grand crédit d’Hortensius, contre qui Cicéron se trouva trop faible pour obtenir une justice plus entière. Mais, comme l’observe Morabin, « en creusant plus avant, il n’est pas difficile de découvrir qu’Hortensius tout seul n’aurait pas été capable d’empêcher l’effet de la loi. Le premier, peut-être l’unique mobile de la prévarication, fut le corps entier, je ne dis pas seulement de la noblesse, quoique Cicéron semble n’attaquer qu’elle, mais de tous les gens en place ou qui pouvaient y être un jour, lesquels, sans être déterminés par une volonté expresse à piller comme Verrès, regardaient comme une attribution de leurs charges de pourvoir le faire impunément. Car, quant à ce que dit Plutarque, que la modicité de cette somme, qu’il ne fait monter qu’à trois cent mille sesterces, fut rejetée sur notre orateur, qu’on soupçonna de s’être laissé corrompre, on peut mettre cela au nombre des choses qu’il a copiées sans examen, et sur lesquelles il est en contradiction avec lui-même. »

Middleton éclaircit encore mieux la question, en ajoutant que, « s’il y eut en effet quelque diminution dans l’amende, elle put se faire du consentement de toutes les parties, en faveur peut-être de la soumission de Verrès, et comme une sorte de compensation pour les embarras et les peines qu’elle épargnait à ses agresseurs. Il est sûr du moins que cette fameuse affaire, loin de jeter la moindre tache sur le caractère de Cicéron, servit au contraire à faire éclater plus que jamais son mérite et son intégrité, et que les Siciliens conservèrent une vive reconnaissance pour le service qu’il leur avait rendu. »

Quoi qu’il en soit, on ignore l’usage qui fut fait de la somme exigée de Verrès : il y a lieu de croire que la plus grande partie fut envoyée en Sicile. Les frais du procès, et les trésors qu’avait prodigués le coupable afin de corrompre les juges, ne le ruinèrent point, et il vécut toujours avec une sorte de magnificence. Sénèque le père nous apprend qu’il fut dans le cas d’éprouver l’obligeance de Cicéron, mais il n’indique point à quelle occasion[1]. Moins sensible à un bienfait récent qu’à ses anciennes injures, Verrès se réjouit de la fin tragique de son accusateur ; mais il fut à son tour proscrit par les triumvirs. Il s’avisa de refuser ses statues et sa vaisselle de Corinthe à Marc-Antoine ; on le mit sur les tables fatales, et il fut tué peut-être par les mêmes sicaires qui avaient frappé l’auteur des Verrines et des Philippiques.

Cicéron, après l’exil de Verrès, eut une grande célébrité. Les Siciliens lui donnèrent les marques les plus signalées de leur reconnaissance ; les nations étrangères et les alliés le proclamèrent le vengeur de leurs droits ; le peuple romain le remercia de son patriotisme. Toutefois la vigueur de Cicéron à poursuivre cette cause, et l’énergie avec laquelle il avait dénoncé les infamies judiciaires de l’ordre sénatorial, n’avaient pas inspiré à la noblesse des dispositions favorables pour lui.

Les cinq oraisons de la seconde action, pour n’avoir pas été prononcées, n’en sont pas moins belles ni moins instructives, ni par conséquent moins dignes de l’attention des amateurs de la véritable éloquence.

Dans le premier discours, appelé aussi par les éditeurs de Quœstura, de Legatione, de Prœtura urbana, seu de Vita ante acta, l’orateur suppose que Verrès a l’effronterie de comparaître à cette seconde action ; il veut qu’on le condamne à un supplice extraordinaire, et que des crimes sans exemples soient punis d’une manière nouvelle.

Jamais on ne porta une accusation si terrible et si franche. On se souvient de tout ce que dit l’orateur à Hortensius dans le discours contre Cécilius dans la première action ; il l’apostrophe de nouveau, et il lui adresse des reproches presque aussi sanglans qu’à Verrès lui-même. Il conseille aux juges de rétablir l’honneur des tribunaux, et les menace de la vengeance et de la colère du peuple. En effet, les plaintes étaient si générales contre les juges de l’ordre sénatorial, que, malgré la fermeté que mirent Glabrion et ses assesseurs à ne point se laisser corrompre, malgré les dispositions sévères qu’ils montrèrent contre l’accusé, le peuple romain persista toujours à demander que l’administration de la justice fût confiée à une autre classe de citoyens. En effet, peu de mois après le procès de Verrès, on partagea le département des tribunaux entre les sénateurs et les chevaliers.

« On a peine à croire, dit le traducteur Desmeuniers, qu’un magistrat de Rome ait commis autant de crimes que Verrès, qu’il ait vendu la justice, qu’il ait volé d’une manière aussi publique, qu’il se soit livré aux derniers excès de la tyrannie ; mais tous les faits allégués par Cicéron furent prouvés. Chacun des gouverneurs et des officiers envoyés dans les provinces était coupable de quelques-unes de ces malversations ; et si on ne savait pas jusqu’à quel point Rome fit le malheur de la terre, les Verrines le démontreraient assez. Elles nous apprennent avec quelle insolence ces fiers républicains dépouillaient tous les peuples, et avec quelle audace ils rapportaient dans la métropole les monuments des arts qu’ils enlevaient aux étrangers.

« Quelque criminels que fussent les magistrats, l’administration punissait avec rigueur toute espèce de révolte. L’attentat de Verrès contre la fille d’un citoyen de Lampsaque, nommé Philodamus, fait frémir : les habitants de la ville veulent repousser ses émissaires par la force ; un licteur est tué, et on tranche la tête à un malheureux père qui a défendu la pudeur de sa fille, à un frère qui a protégé l’honneur de sa sœur. En racontant de pareils traits, l’orateur s’anime d’une indignation vertueuse, et ce morceau est un modèle de narration oratoire. C’est à cette occasion qu’on peut reconnaître de quel pouvoir exorbitant jouissaient dans les provinces les dépositaires de l’autorité publique. Les préteurs publiaient, selon leur fantaisie, des décrets et des ordonnances, et il fallait obéir, lors même qu’ils commandaient les choses les plus injustes.

Après avoir ainsi esquissé rapidement la questure et la lieutenance de Verrès, l’orateur arrive à sa préture de Rome. Cette dernière partie est subdivisée en deux : l’administration de la justice et l’entretien des édifices publics. L’orateur rappelle plusieurs jugements iniques du préteur sur cette double attribution. Au milieu de cette grande diversité de détails, son style est toujours plein de force, de naturel et de vérité. Il excelle dans l’art des transitions : on peut toutefois lui reprocher quelques répétitions, mais la plupart étaient inévitables. Par exemple, nous n’irons pas avec Desmeuniers lui faire l’absurde reproche d’avoir répété soixante-sept fois dans ce discours les mots populus romanus. Ce traducteur, dit M. V. Le Clerc, aurait mieux fait de compter ses contre-sens.

Une autre critique, qui paraît plus judicieuse, porte sur l’exagération à laquelle l’orateur paraît quelquefois s’être abandonné pour rendre Verrès à la fois odieux et ridicule ; mais ce défaut, si c’en est un, est celui de tous les accusateurs judiciaires. On remarque bien aussi dans ce discours quelques traits de mauvais goût, tels que la comparaison des agens de Verrès avec des chiens, des calembourgs sur le nom du préteur ; mais jamais Cicéron ne s’est refusé ce plaisir, croyant devoir en cela sacrifier au penchant qu’eurent toujours les Romains pour les jeux de mots.

Sous le rapport de l’administration des provinces et de la législation romaine, cette oraison offre une foule de documents instructifs, qui seront révélés avec soin dans les notes.

C. D.
LIVRE PREMIER.

SUR SA QUESTURE, SA LIEUTENANCE ET SA PRÉTURE.
SIXIÈME DISCOURS.

I. Personne de vous, sans doute, n’ignore(1), juges, quel était ces jours passés le bruit public : on pensait généralement, parmi le peuple romain, que C. Verrès ne prendrait point une seconde fois la parole, et n’oserait se montrer encore devant le tribunal. Ce bruit n’était pas seulement fondé sur sa résolution hautement annoncée de ne point comparaître, mais sur la persuasion où chacun était qu’un homme couvert de crimes, et convaincu par tant de témoins, ne serait pas assez hardi, assez insensé, assez impudent, pour lever les yeux sur les juges, et pour présenter son front aux regards du peuple romain. Mais Verrès ne se dément pas, il agit avec audace ; il sait écouter avec effronterie. Ainsi vous le voyez devant vous(2), il répond, il m’oppose un défenseur. Une seule ressource lui restait dans le grand jour qui éclaire tant d’infamies ; son silence et son éloignement auraient pu au moins laisser croire que, malgré son impudence, il conservait encore quelque pudeur. Il n’en a pas profité ; je ne m’en plains pas, juges. Oui, je vois sans peine que nous allons recueillir, vous, le fruit de votre intégrité, et moi, celui de mon travail. S’il avait suivi sa première résolution de ne point comparaître, on ne connaîtrait pas, autant qu’il me l’importe, tout ce qu’il m’en a coûté de soins pour rassembler, pour établir les chefs de cette accusation ; et vous, juges, vous auriez peu de mérite à prononcer sur cette affaire ; car ce n’est pas à un arrêt obscur que le peuple romain borne ici son attente ; ce ne pourrait être assez pour lui devoir un contumace condamné par votre tribunal, et votre courage se déployer contre un accusé que nul n’oserait défendre. Mais que cet homme se montre, qu’il réponde, que les citoyens les plus puissans l’appuient de leur immense crédit et signalent pour lui le zèle le plus ardent ; que ma vigilance soit en lutte avec leur cupidité, votre intégrité avec ses richesses, la fermeté des témoins avec les menaces et le pouvoir de ses protecteurs, plus la victoire sera disputée, plus le triomphe sera glorieux. C’est alors que vous pourrez vous vanter de les voir vaincus, puisqu’ils seront descendus dans la lice pour vous disputer la victoire. Mais, s’il est condamné sans avoir comparu, on dira qu’il a moins voulu se soustraire au châtiment, que vous dérober la gloire de l’avoir condamné.

II. Il n’est point aujourd’hui de plus sûr moyen de sauver la république que de persuader au peuple romain qu’avec des juges sévèrement choisis(3) par l’accusateur, les alliés, les lois et la république peuvent encore trouver de fidèles appuis dans l’ordre sénatorial ; et rien ne peut être plus désastreux pour l’état, que de laisser cette opinion s’établir parmi le peuple, qu’auprès de cet ordre la vérité, l’intégrité, la bonne foi, la religion, n’ont aucun pouvoir. Je crois donc venir en ce moment au secours d’une partie du corps de l’état bien importante, mais en même temps bien faible et bien malade(4) ; et en cela mon zèle s’occupe moins de ma gloire personnelle que de la vôtre, juges. Oui, c’est pour que les tribunaux cessent d’être odieux, et pour qu’ils n’entendent plus les reproches qu’on leur adresse, que je me suis présenté devant vous. J’ai voulu que cette cause fût jugée ainsi que le désire le peuple romain, et que l’on pût dire que mon activité aura peut-être contribué en quelque chose à faire recouvrer aux tribunaux leur première autorité ; j’ai voulu enfin que, de quelque manière que cette affaire fût décidée, tous nos débats sur l’administration de la justice eussent enfin un terme. Car, on n’en peut douter, juges, cette cause va terminer cette grande controverse. L’accusé est le plus coupable des hommes : si vous le condamnez, tout le monde cessera de dire qu’avec la composition actuelle des tribunaux l’argent fait tout ; s’il est absous, nous cesserons aussi de nous opposer à une organisation nouvelle. Mais sera-t-il absous ? Lui-même ne l’espère plus, et le peuple romain ne le craint pas. Il est vrai qu’il a l’impudence de paraître et de répliquer ; quelques personnes en sont étonnées ; pour moi, qui connais d’ailleurs son audace et son extravagance, je n’y trouve rien de surprenant ; car il a commis tant de crimes, tant de sacrilèges envers les dieux et les hommes, que les furies attentives à punir les scélérats le tourmentent, l’aveuglent et lui ôtent la raison.

III. Oui, je le vois poursuivi par les mânes de tant de citoyens romains qu’il a fait tomber sous la hache, ou assassiner dans les prisons, ou même attacher à la croix(5), alors qu’ils invoquaient les droits de l’homme libre et du citoyen. Le voyez-vous traîné au supplice par les dieux paternels, lui qu’on a vu traîner à la mort des fils arrachés du sein de leurs mères, et forcer des pères à lui payer la faveur d’ensevelir leurs enfans ? Tant de cultes outragés, d’autels profanés, de temples renversés(6), tant de statues enlevées de leurs sanctuaires, et jetées sans honneur dans les ténèbres et la poussière, ne permettent pas que son âme se repose un moment exempte d’égarement et de délire. Je ne le vois pas seulement courir au devant du coup qui doit le frapper ; pour lui qui s’est souillé de tant de crimes, ce n’est pas assez de la peine réservée aux plus avides concussionnaires(7) ; il me semble attendre un châtiment extraordinaire, et qui soit digne de son étrange et monstrueuse perversité ! Il ne suffira pas, alors qu’il sera condamné, de lui faire restituer à ceux qui les réclament, tant de richesses qu’il a ravies. Mais et les outrages faits aux dieux immortels, et les tortures exercées contre les citoyens romains, et le sang de l’innocence tant de fois répandu, voilà ce qu’il faudra que son supplice expie. Car ce n’est point seulement un voleur, mais un brigand cruel ; ce n’est point un adultère, mais le fléau de tout ce qui conserve quelque pudeur ; ce n’est pas un sacrilège, mais l’ennemi déclaré des autels et des dieux ; ce n’est point un assassin, mais l’impitoyable bourreau des citoyens et des alliés, que nous avons amené devant votre tribunal. Et tels sont les crimes de ce scélérat, que, ce qui n’est jamais arrivé à aucun accusé, il se trouva trop heureux que vous le condamniez(8).

IV. Car enfin, qui ne sent pas que si, malgré les dieux et les hommes, vous le renvoyez absous, rien ne pourra le soustraire à la vengeance du peuple romain ? Qui ne voit pas que nous devons nous féliciter, si le peuple romain se contente du châtiment de ce seul criminel, et ne juge pas que ce misérable, en pillant les temples, en assassinant tant d’hommes innocens, en faisant tuer, torturer, mettre en croix des citoyens romains, en rendant à prix d’argent la liberté à des chefs de pirates(9), ne s’est pas montré plus coupable que ceux qui auraient, malgré leur serment, acquitté par leur sentence(10) un accusé couvert de tant de crimes si grands et si atroces ? Non, non, juges, ici nulle forfaiture n’est possible, ni à l’égard d’un pareil accusé, ni dans les circonstances actuelles, ni devant un tel tribunal ; et, s’il m’est permis de le dire sans présomption devant des magistrats aussi respectables, ce n’est pas un accusateur tel que moi qui souffrira qu’un accusé si coupable, si désespéré, si convaincu, me soit impunément ou soustrait par l’intrigue, ou arraché par la force. Et à des juges tels que vous je ne prouverais pas que Verrès a volé de l’argent contre les lois ! Des hommes de votre caractère pourraient ne compter pour rien tant de sénateurs, tant de chevaliers romains, tant de cités, tant d’hommes honorables d’une si florissante province, tant de témoignages et des peuples et des particuliers ! Et cette volonté du peuple romain si fortement prononcée, ils pourraient y résister ! Qu’ils le fassent, s’ils l’osent ! Nous trouverons, si nous pouvons le traduire vivant devant un autre tribunal, oui, nous trouverons des juges à qui nous prouverons que, pendant sa questure, il a détourné des fonds remis par la république au consul Cn. Carbon(11), des juges à qui nous persuaderons qu’ayant reçu des questeurs une somme pour un usage déterminé (et vous avez entendu ce fait à la première audience), il s’est approprié cet argent ; enfin il se trouvera des juges qui ne lui pardonneront pas de s’être permis de décharger de la dîme quelques contribuables pour recevoir d’eux le prix de cette faveur ; il s’en trouvera peut-être qui verront un péculat digne du châtiment le plus sévère, dans la spoliation des monuments de M. Marcellus et de P. Scipion l’Africain(12). Ces monumens portaient, il est vrai, le nom de ces grands hommes ; mais ils étaient réellement, de l’aveu de tous, la propriété du peuple romain ; et Verrès n’a pas craint de les ravir aux temples les plus saints, et aux villes de nos alliés et de nos amis.

V. Et s’il échappe à la peine prononcée contre le péculat, comment se justifiera-t-il d’avoir mis en liberté des chefs ennemis, après en avoir reçu de l’argent ? Qu’il y songe ; qu’il prépare ses réponses au sujet de ces hommes qu’en leur place il a détenus dans sa maison(13) ; qu’il cherche quelque moyen de parer le coup que lui ont porté, je ne dis pas mes allégations, mais ses propres aveux ; qu’il se souvienne qu’à la première audience, réveillé de son apathie par le cri d’horreur et d’indignation du peuple romain, il confessa que ce n’étaient pas les chefs de pirates qu’il avait fait décapiter, et que, dès de ce moment, il eut à craindre qu’on ne l’accusât de les avoir relâchés pour de l’argent. Qu’il avoue, et comment pourrait-il le nier ? que depuis qu’il est rentré dans la vie privée, il a gardé chez lui des chefs de pirates pleins de force et de santé, et cela depuis son retour à Rome, jusqu’au moment où j’y ai mis bon ordre(14). Si le tribunal, chargé de poursuivre les crimes de lèse-majesté, reconnaît qu’il n’a point agi contre la loi, je conviendrai qu’il a bien fait. Et si sur ce chef il parvient à se justifier, j’irai me placer au poste où depuis longtemps m’appelle le peuple romain. C’est lui qui venge la liberté et les droits des citoyens(15) ; c’est à lui qu’il pense que la connaissance de ces délits appartient, et il a raison de le penser : que Verrès échappe aux coups de la justice sénatoriale qui lui est vendue, qu’il élude toutes les poursuites, qu’il échappe à votre sévérité ; il rompra, croyez-moi, les liens les plus forts, dont le peuple romain saura l’enlacer. Le peuple romain en croira ces respectables chevaliers, qui, dans leur première déposition, vous ont dit que sous leurs yeux un citoyen romain, alors même qu’il offrait pour ses garans les hommes les plus honnêtes, avait été attaché sur une croix. Toutes nos trente-cinq tribus en croiront M. Annius(16), cet homme si sage et si respectable, qui vous a dit qu’en sa présence on a fait tomber la tête d’un citoyen romain. On écoutera L. Flavius(17), un de nos illustres chevaliers, qui pourra déclarer que son intime ami, Herennius(18), arrivant d’Afrique, où il faisait le commerce, fut, dans Syracuse, malgré la réclamation de plus de cent citoyens romains, qui tous le connaissaient et qui intercédaient pour lui les larmes aux yeux, livré à la hache du licteur. Il ne s’élèvera aucun doute sur la bonne foi et la véracité de L. Suetius, cet homme recommandable à tant de titres, qui, après avoir prêté serment devant vous, a dit qu’un grand nombre de citoyens romains, jetés dans les carrières(19), avaient péri d’une mort cruelle et violente, par les ordres de Verrès. Quand du haut de la tribune où m’a permis de monter la bienveillance du peuple romain, je développerai toutes les horreurs de cette cause, je ne crains pas qu’aucune force puisse soustraire le coupable au jugement du peuple romain, ni que je puisse, durant mon édilité, offrir au peuple romain un spectacle(20) qui soit à ses yeux plus agréable et plus magnifique.

VI. Il faut donc que tous nous fassions ici tous les efforts qu’on attend de nous : nul dans cette cause ne peut faillir sans que vous soyez compromis, juges. Pour moi, ma conduite passée m’a fait assez connaître, et l’on prévoit assez quelle sera ma conduite à venir. Déjà mon dévouement à la république s’est manifesté du moment que, rétablissant un usage interrompu depuis une longue suite d’années, et cédant aux sollicitations des plus fidèles alliés du peuple romain, et qui sont aussi mes amis, j’ai déféré devant la justice le plus audacieux des hommes. Et cet acte de ma part a trouvé tant d’approbateurs dans les tribunaux respectables, où plusieurs de vous étaient assis, qu’un citoyen qui avait été le questeur de Verrès, et qui avait contre lui les plus graves sujets de plaintes(21), ne put obtenir d’eux l’autorisation qu’il sollicitait de l’accuser, ni même de souscrire l’accusation. Je suis allé en Sicile pour recueillir des informations, et dans la promptitude de mon retour on a vu la preuve de mon activité ; dans le grand nombre de pièces et les témoins que j’ai produits, celle de l’exactitude de mes recherches ; enfin l’on a dû reconnaître ma délicatesse, lorsqu’on m’a vu, moi sénateur(22), arrivant chez les alliés du peuple romain, dans une province où j’avais exercé la questure, et joignant à ces titres celui de défenseur d’une cause commune à tous les habitans, accepter un logement chez mes hôtes et mes amis, plutôt que dans la maison d’aucun de ceux qui réclamaient mes secours. Mon voyage n’a causé ni embarras ni dépenses, soit au gouvernement, soit aux particuliers. Dans mes enquêtes, j’ai mis toute la rigueur qu’autorisait la loi(23), mais non pas autant que j’en aurais pu déployer pour satisfaire au ressentiment des victimes de l’accusé. À peine étais-je de retour à Rome, que Verrès et ses amis, tous gens d’importance et répandus dans le monde, semèrent mille bruits pour décourager les témoins. Ils dirent que, pour une grosse somme d’argent, on m’avait détourné de poursuivre sérieusement l’accusation ; et quoique cette calomnie ne pût réussir auprès des Siciliens (les témoins ayant pu apprécier mon caractère pendant ma questure dans leur province), ni auprès de tant d’illustres citoyens de Rome, qui, bien connus eux-mêmes, connaissent parfaitement chacun de nous, cependant j’ai craint que l’on n’eût conçu quelque doute de ma droiture et de mon intégrité, jusqu’au moment où s’est faite la récusation des juges.

VII. Je savais que, dans cette récusation de juges, on pouvait citer quelques-uns de nos concitoyens qui n’évitèrent pas le soupçon de s’être prêtés à un accommodement, quoique dans l’accusation même ils eussent fait preuve de zèle et d’activité. Tel a été le résultat de ma récusation, que, depuis l’organisation actuelle(24), on n’a jamais vu de tribunal qui fût comparable à celui-ci par la dignité et le mérite de ses membres. Verrès prétend en partager l’honneur avec moi, sans doute parce qu’il a rejeté P. Galba et gardé M. Lucretius(25) ; et son défenseur lui ayant demandé pourquoi il avait souffert que Sextus Peducéus, Q. Considius et Q. Junius(26), ses intimes amis, fussent rayés de la liste : c’est, a-t-il répondu, qu’il les connaissait pour être trop attachés à la loi et à leur opinion. La récusation faite, j’espérais que le fardeau de cette cause me serait commun avec vous ; je pensais que ceux qui me connaissent et ceux qui ne me connaissent pas, rendraient également justice à ma droiture et à mon activité. L’événement ne m’a point trompé ; car dans les comices où je me présentai, malgré les largesses répandues par Verrès, le peuple romain a jugé que l’argent qui n’avait pu me détourner un moment de mon devoir, ne devait pas détourner davantage mes concitoyens de m’appeler aux honneurs. Le premier jour que vous êtes venus prendre séance en qualité de juges de l’accusé, quel homme assez ennemi de l’ordre sénatorial, assez impatient de nouveautés et de réformes, en fait de tribunaux et de juges, n’aurait été saisi de respect à la vue de votre auguste assemblée ? Après avoir, grâce à votre mérite, recueilli ce premier fruit de mes soins, il ne m’a pas fallu plus d’une heure pour que cet accusé si audacieux, si opulent, si prodigue, si déterminé, ait perdu tout espoir de séduire ses juges : le premier jour, le peuple romain, frappé de cette multitude de témoins que j’avais fait paraître, jugea que, si cet homme était absous, la république ne pourrait subsister ; le second jour, les amis de l’accusé, ainsi que ses défenseurs, non-seulement perdirent l’espoir de triompher, mais même toute envie de le défendre ; le troisième jour l’avait tellement atterré, qu’il feignit d’être malade, non pour examiner ce qu’il répondrait, mais pour trouver un moyen de ne pas répondre. Enfin, dans les autres jours, tant de charges, tant de témoins, venus de Rome et des provinces, l’ont accablé, écrasé si complètement, que, bien que les jours consacrés aux jeux aient interrompu la cause, il n’y a personne qui n’ait vu en lui, non pas un accusé dont le jugement était ajourné, mais un coupable condamné.

VIII. Pour ce qui me concerne, juges, la cause est donc gagnée ; car ce n’était point les dépouilles de Verrès(27), mais l’estime du peuple romain, que j’ambitionnais. Il m’importait de ne point, sans une puissante raison, me charger du rôle d’accusateur. Et quelle raison plus légitime que le choix et la confiance d’une illustre province, que les intérêts de la république elle-même ? Que peut-il y avoir de plus utile à sa gloire, dans un moment où les tribunaux sont en butte à tant de haine, que de traduire devant eux un homme dont la condamnation puisse rendre à tout un ordre l’estime et la faveur du peuple romain ? que de mettre en évidence, que de persuader à chacun combien est coupable l’accusé qui est devant vous ? Et quel Romain n’a pas emporté de la première audience la conviction que, si l’on réunissait les crimes, les brigandages, les infamies de tous les condamnés jusqu’à ce jour, on y trouverait à peine quelque objet de comparaison avec une faible partie des attentats de Verrès ? Quant à vous, juges, votre réputation, l’opinion publique, le salut commun, réclament votre prévoyance et tous vos soins : tel est l’éclat du rang où vous êtes placés, que vous ne pouvez faillir sans compromettre la république et l’exposer au plus grand péril ; car le peuple romain ne peut espérer qu’il se rencontrera dans le sénat des juges équitables, si vous ne l’êtes pas vous-mêmes. Il faudra bien, si de l’ordre entier il ne peut plus rien attendre, qu’il cherche une autre classe d’hommes et une autre organisation judiciaire. Si vous attachez peu d’importance à cette révolution, parce que vous ne trouvez que peine et que gêne dans l’administration de la justice, vous devez sentir avant tout combien il est différent pour vous que vous déposiez volontairement ce fardeau, ou que le pouvoir judiciaire vous soit enlevé, parce que vous n’aurez pu donner au peuple romain la preuve de votre droiture et de votre intégrité : songez ensuite combien il sera dangereux pour nous(28) d’être cités devant des juges à qui le peuple romain aura, par haine contre vous, remis le pouvoir judiciaire. Je dois ici vous dire un fait dont je ne suis que trop convaincu, votre ordre a beaucoup d’ennemis ; il en est, je vous le proteste, qui portent la haine jusqu’à dire ouvertement qu’ils désirent que cet homme, dont ils connaissent cependant tous les crimes, soit acquitté, pour que le sénat, par suite de cette iniquité, se voie ignominieusement dépouillé des tribunaux. Si j’ai longuement insisté sur ce point, ce n’est pas que je me défie de votre équité, juges ; mais j’ai craint les nouvelles espérances de nos adversaires, qui, ramenant tout à coup Verrès de la porte de la ville au tribunal(29) ont donné lieu à quelques hommes honnêtes de soupçonner que ce n’était pas sans motif qu’il avait si subitement changé de résolution.

IX. Ici, pour mettre un terme aux plaintes d’Hortensius(30), qui sont d’un genre véritablement neuf ; pour qu’il ne dise pas que c’est de la part de l’accusateur écraser l’accusé, que de ne rien dire contre lui, et qu’il n’y a rien de plus préjudiciable aux intérêts de l’innocent, que le silence de la partie adverse ; pour qu’il ne fasse pas l’éloge de mon talent tout autrement que je ne voudrais, en disant que, si j’avais beaucoup parlé, j’aurais mis son client fort à l’aise, et que c’est en ne parlant pas que je l’ai perdu : je veux faire droit à ses plaintes ; je vais parler sans interruption, non qu’un discours suivi soit ici nécessaire, mais je suis curieux de voir ce qu’il aimera le moins de mon silence ou de mes paroles. Sans doute vous exigerez que je remplisse bien exactement toutes les heures que m’accorde la loi ; si j’en perds un seul moment, vous vous plaindrez, vous implorerez et les dieux et les hommes, vous vous écrierez qu’il n’y a plus pour Verrès aucun moyen de se défendre, puisque son accusateur refuse de parler aussi long-temps qu’il en a le droit. Eh quoi donc ! ce que la loi m’accorde, il ne me sera pas permis de n’en point user ? Car c’est dans mon intérêt que le temps pour l’accusation m’a été accordé, afin que je puisse, dans mon discours, développer convenablement mes griefs et mes moyens. Ne pas mettre ce temps à profit, ce n’est pas vous faire tort, c’est renoncer à une partie de mes avantages. Mais, dit-il, une cause doit être instruite.— Oui, sans doute ; car, autrement, le moyen de condamner un accusé, quelque coupable qu’il soit ! Vous vous plaignez donc ici de ce que je n’ai pas fait tout ce qui était nécessaire pour que votre client fût condamné ? car, s’il arrive qu’après l’instruction de la cause, nombre d’accusés soient acquittés, personne, tant qu’elle n’a pas été instruite, ne peut être condamné.— Mais je le prive du bénéfice de l’ajournement(31) ? — Non, mais de l’obligation la plus pénible qu’impose la loi, du désagrément d’avoir à plaider deux fois la cause, et c’est pour moi plutôt que pour vous que cette loi a été portée, ou du moins pas plus pour vous que pour moi : car, s’il est avantageux de parler deux fois, cet avantage est commun aux deux parties. D’un autre côté, s’il est nécessaire que celui qui a parlé le second soit réfuté, c’est dans l’intérêt de l’accusateur qu’on a établi la seconde plaidoirie. C’est, si je ne me trompe, Glaucia(32), qui, le premier, proposa que le jugement d’un accusé fût remis au surlendemain. Avant lui, on pouvait prononcer dès la première action ou demander un plus ample informé, sans fixer de délai. Laquelle de ces deux lois vous paraît la plus douce ? c’est sûrement l’ancienne, je veux dire celle qui permettait d’acquitter à l’instant, ou de retarder la condamnation. Eh bien ! je vous permets de réclamer la loi Acilia(33), en conformité de laquelle on a vu beaucoup d’accusés condamnés après une seule plaidoirie et de l’accusateur et du défenseur, après une seule audition de témoins ; et quoiqu’ils ne fussent pas chargés à beaucoup près de crimes aussi manifestes et aussi grands que ceux dont vous êtes convaincu ! Supposez que ce soit, non d’après la loi actuelle, qui est si rigoureuse, mais d’après l’ancienne, qui est plus douce, que vous ayez à vous défendre. J’accuserai, vous répondrez ; les témoins entendus, je laisserai les juges aller aux voix, et, quoique la loi autorise un plus ample informé, je suis sûr qu’ils rougiraient de ne pas prononcer à l’instant.

X. Sans doute on ne doit juger qu’après la cause instruite ; mais ne l’est-elle pas assez ? Ne cherchons pas à dissimuler, Hortensius, ce qui nous est souvent arrivé dans nos plaidoiries. Qu’est-ce qui s’en rapporte à nous dans ce genre de cause où il est question d’objets dérobés ou enlevés à force ouverte ? N’est-ce pas dans les pièces authentiques et dans la déposition des témoins que les juges vont chercher tous les éléments de leur conviction ? J’ai promis, dans la première action, de prouver jusqu’à l’évidence que C. Verrès avait, au mépris de la loi, volé quarante millions de sesterces(34). Eh bien ! aurais-je rendu les faits plus évidents, si je les avais racontés de la manière suivante : Dion, de la ville d’Halèse(35), avait un fils à qui, sous la préture de Sacerdos(36), un de ses parents légua une très riche succession ; toutefois il put la recueillir sans obstacle et sans contestation. Mais à peine Verrès eut-il mis le pied dans la province, que, par une dépêche envoyée à Messine, il manda Dion devant son tribunal, puis aposta ses calomniateurs à gage, pour requérir que la succession fût confisquée au profit de Vénus Érycine(37), et s’arrogea la connaissance de cette affaire. Je pourrais ensuite entrer dans de longs détails, et terminer ma narration en disant que Dion fut forcé de payer un million de sesterces(38) pour gagner une cause imperdable ; et que Verrès s’arrangea, en outre, pour qu’une partie des haras lui fût livrée, et pour enlever tout ce qu’il y avait d’argenterie et de tapisseries appartenant à la succession. Tous les discours que nous pourrions faire sur ce sujet, moi pour établir le délit, vous pour le nier, ne produiraient pas grand effet. Mais quand le juge se montrerait-il attentif et sérieusement occupé de l’affaire ? Lorsque Dion comparaîtrait lui-même avec les agents qu’il employait dans ses domaines de Sicile ; lorsqu’il serait démontré en pleine audience que Dion avait fait des emprunts, retiré ses créances, vendu des terres ; lorsqu’on produirait les registres des hommes les plus respectables ; lorsque ceux qui ont ouvert leur bourse à Dion viendraient attester qu’ils lui avaient entendu dire qu’il n’empruntait ces fonds que pour les donner à Verrès ; lorsque les amis, les hôtes, les protecteurs de Dion, tous gens honorables, confirmeraient cette déclaration par leur témoignage. Oui, c’est à ce moment, juges, que vous écouteriez attentivement, et vous l’avez fait ; c’est alors que la cause vous semblerait réellement plaidée. Voilà les principes qui m’ont dirigé dans la première action. Je me suis attaché à mettre tous les délits en évidence, de manière qu’il n’y en eût pas un seul qui vous parût avoir besoin des lenteurs d’une accusation suivie ; je prétends que les témoins n’ont fait aucune déposition qui ait pu vous laisser quelque doute, ou vous laisser à désirer qu’un orateur éloquent la développât.

XI. Vous n’avez pas oublié la marche que j’ai suivie : à mesure que j’interrogeais les témoins, j’exposais, je développais chacun des griefs, et quand j’en avais bien expliqué toutes les circonstances, j’interrogeais chaque témoin ; aussi n’est-ce pas seulement vous, qui devez nous juger, qui tenez dans votre main la chaine de tant de crimes, cette cause ne renferme rien que le peuple romain ne connaisse. Mais pourquoi vous parler de ce que j’ai fait, comme si ma volonté m’y eut porte plutôt que l’injuste conduite de mes adversaires ? Vous saviez, c’est à eux ici que je m’adresse, vous saviez que j’avais demandé cent dix jours pour aller en Sicile recueillir des renseignements, et vous m’avez arrêté en suscitant un accusateur qui n’en demandait que cent huit pour se rendre dans le même dessein en Achaie. Après m’avoir fait perdre trois mois d’un temps bien précieux(39), vous vous êtes flattés que je vous abandonnerais tout le reste de l’année, et que, lorsque j’aurais employé les heures que la loi m’accordait, je vous laisserais la liberté d’attendre que les jeux votifs et les jeux romains eussent été célébrés, pour ne me répondre qu’au bout de quarante jours, et pour que vous pussiez trainer les choses en longueur, de manière qu’au lieu du préteur Glabrion, et de la majeure partie de ses assesseurs, l’affaire fut portée devant un autre préteur et d’autres juges. Si je n’avais pas aperçu le but de ces manœuvres, si tout le monde, amis ou inconnus, ne m’eut point averti que toutes vos actions, toutes vos pensées, toutes vos démarches, tendaient à faire renvoyer la cause à l’année suivante ; et qu’enfin j’eusse voulu employer contre l’accusé le temps dont la loi me permettait de disposer(40), j’aurais eu sans doute à craindre de manquer de griefs, de paroles, de voix, de forces, et de ne pouvoir accuser deux fois un coupable, que personne n’aurait osé défendre dans la première action. Le parti que j’ai pris a obtenu l’approbation des juges et du peuple romain : tout le monde est persuadé qu’il n’y avait aucun autre moyen de déjouer leurs intrigues et leur effronterie. Et, en effet, quelle eut été ma sottise, si, lorsqu’on a fait marché avec lui pour le sauver, à condition qu’il ne serait jugé qu’après les kalendes de janvier(41), et si, pouvant éviter ce délai, j’eusse attendu précisément ce jour ! Mais, aujourd’hui que j’ai dessein d’exposer toute cette cause dans le plus grand détail, je dois ménager avec soin le temps qui m’est accordé pour remplir cette tache.

XII. Ainsi je ne m’arrêterai point sur la première partie de la vie de Verrès, toute de scandale et d’infamie. Il ne m’entendra lui reprocher ni les turpitudes ni les fautes de son enfance, non plus que les actions impures de sa première jeunesse ; vous vous rappelez combien elle fut honteuse ; ou bien, pour en avoir une juste idée, vous n’avez qu’à regarder celui qui se montre si digne d’être son fils(42). Je passerai sous silence tout ce que je ne pourrais raconter sans rougir ; je ne considérerai pas seulement ce qu’il mérite d’entendre, mais ce qu’il me convient de dire. Permettez, je vous en supplie, à ma pudeur, de ne point dévoiler toutes ses impudicités. Je lui fais grâce de tout le temps qui a précédé celui où il parvint aux magistratures et aux fonctions publiques. Taisons-nous sur ses orgies nocturnes ; qu’il ne soit question ni de ministres de prostitution, ni de joueurs, ni de corrupteurs de l’inexpérience(42). Que les honteuses brèches qu’il a faites à la fortune de son père, et que les outrages qu’a subis sa jeunesse soient mis en oubli. Épargnons-lui la révélation de ses premières abominations, mais qu’en récompense il souffre que le reste de sa vie me dédommage du sacrifice que je fais de tant d’inculpations.

Vous avez été questeur du consul Cn. Papirius(44), il y a quatorze ans : c’est à partir de ce jour, jusqu’au moment où nous sommes, que je dénonce votre conduite. Pas une seule heure depuis lors qui n’ait été marquée par un vol, par un forfait, par un acte de cruauté, par une infamie. Ces années se sont partagées entre votre questure, votre lieutenance en Asie(45), votre préture à Rome, puis en Sicile. Ces quatre époques formeront ainsi les quatre divisions de mon accusation.

XIII. Questeur, un sénatus-consulte vous fit tirer au sort un département consulaire(46), dont vous eûtes l’administration avec le consul Cn. Carbon. Les citoyens étaient alors divisés en deux partis. Je ne dirai point quel devait être le vôtre ; je dis seulement que, dans la circonstance où vous vous trouviez, revêtu comme vous l’étiez d’une magistrature, il était de votre devoir de décider lequel des deux vous vouliez embrasser et défendre. Carbon voyait avec peine qu’on lui eût donné pour questeur un homme sans mœurs et sans talents : cependant il le combla de bienfaits. Pour abréger, des fonds avaient été alloués et délivrés ; notre questeur partit pour sa province ; il arrive dans la Gaule Cisalpine, à l’armée du consul, avec cet argent : or, apprenez quel fut son début dans la carrière de la magistrature et de l’administration. À la première occasion qui s’offrit à lui, il emporta la caisse. Questeur, il abandonna tout, consul, armée, fonctions, province. Je devine la réponse que je lui suggère : il relève sa tête, et se flatte qu’en sa faveur, le vent des partis va souffler sur cette accusation et la faire évanouir ; il compte sur l’opposition de ceux dont la haine poursuit Cn. Carbon jusque dans la tombe ; il espère qu’ils lui sauront gré de cette désertion, de cette trahison envers son consul. Sans doute c’est par son dévouement passionné pour l’intérêt de la noblesse, c’est par esprit de parti qu’il s’est conduit ainsi, et il n’a point ouvertement volé le consul, l’armée, la province ; il ne s’est point enfui pour mettre en sûreté le vol le plus impudent. Oui, sans doute, on peut avoir des doutes sur ses motifs ; l’on peut supposer que C. Verrès, par éloignement pour les hommes nouveaux, a repassé vers les siens en se rangeant du côté de la noblesse, et que l’argent ne fut pour rien dans sa détermination. Voyons, au surplus, de quelle manière il a rendu ses comptes. Lui-même va nous apprendre les motifs de sa désertion ; c’est lui-même qui va se trahir.

XIV. Remarquez d’abord combien il est laconique : J’ai reçu, dit-il, deux millions deux cent trente-cinq mille quatre cent dix-sept sesterces. J’en ai donné pour la paye, pour les vivres, pour les lieutenants, les questeurs, la garde du prétoire(47), un million six cent trente-cinq mille quatre cent dix-sept. J’en ai laissé six cent mille à Rimini. Est-ce là rendre des comptes ? Est-ce ainsi que vous, Hortensius(48), que moi, que quelque autre que ce soit, nous en avons rendu ? Qu’est-ce à dire ? quelle impudence ! quelle audace ! Trouve-t-on rien de semblable dans aucun des comptes rendus par tant de fonctionnaires ? Ce n’est pas tout, ces six cent mille sesterces(49) dont il n’a pu désigner même un faux emploi, qu’il dit avoir laissés à Rimini ; ces six cent mille sesterces, reliquat de la somme dont il était dépositaire, Carbon ne les a point touchés, Sylla ne les a point vus, et ils n’ont point été reportés dans le trésor public(50). Il a choisi Rimini(51) plutôt qu’un autre endroit, parce que cette ville fut alors saccagée et mise au pillage. Il ne soupçonnait pas ce que tout-à-l’heure il va voir, qu’il reste plusieurs citoyens échappés au désastre de cette malheureuse cité, qui vont déposer contre lui. Faites une seconde lecture : Comptes rendus à P. Lentulus et à L. Triarius, questeurs de Rome(52). Lisez : En exécution d’un sénatus-consulte.

Ce fut pour avoir la faculté de rendre ainsi ses comptes, que tout à coup il se fit partisan de Sylla, et non par zèle pour relever l’honneur et la dignité de la noblesse. Quand vous auriez déserté les mains vides, votre désertion n’en paraîtrait pas moins aussi criminelle que votre trahison envers votre consul est abominable. Mauvais citoyen, consul pervers, homme séditieux, tel était Cn. Carbon ; mais pour d’autres : pour vous, quand a-t-il commencé à l’être ? lorsqu’il vous eut confié la caisse, les vivres, l’armée, toutes ses ressources. Si, avant cette époque, sa conduite vous eût déplu, vous auriez fait ce qu’une année plus tard nous avons vu faire à M. Pison(53). Le sort l’avait donné pour questeur au consul L. Scipion(54) ; il ne toucha point les fonds, il ne se rendit point à l’armée(55) ; fidèle à son opinion sur les affaires publiques, il ne s’exposa point à trahir les devoirs que lui dictaient l’honneur, l’usage de nos ancêtres, le choix du sort.

XV. En effet, si l’on veut tout briser, tout confondre, notre vie ne sera plus qu’une carrière de dangers, de haines et d’amertume, alors que la décision du sort n’aura plus rien de sacré, qu’on rompra toute union d’intérêt dans la bonne et dans la mauvaise fortune(56), et que les principes et les institutions de nos ancêtres ne seront point respectés. La société voit un ennemi commun dans celui qui s’est déclaré contre les siens. Nul homme sensé n’a jamais cru qu’un traître pût mériter sa confiance. Sylla lui-même, à qui la défection de Verrès dut faire plaisir, l’éloigna de sa personne et de son armée ; il lui ordonna de rester à Bénévent(57), c’est-à-dire dans une ville dont les habitants lui étaient fidèlement attachés, et où il était sûr que ce transfuge ne pourrait nuire à ses grands projets. Si dans la suite il le récompensa généreusement, s’il lui permit de piller les biens de quelques proscrits, il le paya comme on paie un traître, mais il ne le traita jamais en ami. Quoiqu’il y ait des hommes dont la haine poursuit Carbon jusque dans la tombe, ils doivent s’occuper non pas de ce qu’ils ont voulu qu’il lui arrivât, mais de ce qu’ils ont à craindre pour eux-mêmes dans la conjoncture actuelle. Ici le mal, la crainte, le péril sont communs. Il n’y a point de pièges plus perfides que ceux qui sont tendus sous le voile du devoir, ou que dérobe à nos regards le masque de la bienveillance : celui qui attaque ouvertement avertit de se mettre sur ses gardes, et l’on peut aisément l’éviter ; mais la haine cachée, secrète, domestique, s’avance dans l’ombre, et frappe avant qu’on ait pu la découvrir et même l’apercevoir. N’est-ce pas là ce que vous avez fait ? On vous avait envoyé à l’armée en qualité de questeur ; non-seulement vous aviez reçu en dépôt la caisse militaire du consul, mais vous deviez prendre part à toutes ses opérations, à toutes ses délibérations ; vous deviez vous regarder comme son fils, et tout à coup vous l’abandonnez, vous désertez, vous passez dans le camp de ses adversaires ! Quelle scélératesse ! ô monstre qu’il faudrait reléguer aux extrémités de la terre ! Non, non, un être qui s’est rendu coupable d’un si grand forfait ne s’arrêtera point à ce premier pas dans la carrière du crime. Toujours il méditera de nouveaux attentats, toujours il cherchera à donner un libre essor à son audace, à sa perfidie. Aussi le même homme, que Dolabella prit dans la suite pour questeur, après le meurtre de Malleolus(58) (et je ne sais si ces nouveaux liens ne devaient pas être plus sacrés pour lui que les premiers, et si un choix volontaire n’impose pas plus de devoirs que celui du sort) ; ce même Verrès, dis-je, se conduisit envers Dolabella comme il s’était conduit envers Carbon. Il rejeta ses propres délits sur ce préteur, fournit des renseignements contre lui à ses ennemis(59) et à ses accusateurs, enfin déposa, avec la haine du plus méchant et du plus lâche ennemi, contre un magistrat dont il avait été le lieutenant et le proquesteur. Et l’infortuné(60) fut non-seulement victime de la plus noire trahison et du faux et coupable témoignage de son questeur, mais se vit encore en butte à l’indignation publique, pour des vols et des infamies dont ce misérable était presque le seul auteur.

XVI. Que ferez-vous, juges, d’un tel homme ? que pouvez-vous attendre d’un monstre aussi malfaisant, aussi perfide, qui, sans respect pour le sort qui l’attachait à Carbon, ni pour le choix spontané qui le rapprochait de Dolabella, ne s’est pas contenté de les abandonner l’un et l’autre, mais les a livrés, mais leur a porté les premiers coups ? N’allez point, juges, évaluer ces crimes d’après la brièveté de mes discours ; consultez, je vous prie, la gravité des faits, car il faut que je me hâte, pour pouvoir vous exposer tous ceux dont je dois vous informer. A présent que sa questure vous est bien connue, et que vous avez sous les yeux le tableau de ses vols et de ses forfaits dans cette première magistrature, écoutez ce qui va suivre : mais, dans cette énumération, je passerai sous silence le temps des proscriptions et des brigandages sous la dictature de Sylla. Je ne veux point qu’il fasse valoir, pour sa justification, les calamités d’une époque désastreuse. C’est de crimes avérés, et qui lui sont personnels, que je l’accuserai ; ainsi retranchons de l’accusation tout le temps de la domination de Sylla, et voyons combien sa lieutenance a été brillante.

XVII. À peine le gouvernement de la Cilicie(61) fut-il donné à Cn. Dolabella, dieux immortels ! avec quelle chaleur, par combien d’intrigues Verrès n’emporta-t-il point le titre de son lieutenant ? Ce fut là le principe de tous les malheurs qui ont accablé Dolabella ! Verrès se mit en route, et, dans les lieux où il passa, on vit en lui non pas un lieutenant du peuple romain, mais un de ces orages qui ne laissent rien dans les pays où ils éclatent. En traversant l’Achaïe (ici je laisserai de côté les délits du second ordre et les vexations que d’autres ont sans doute commis, et je ne parlerai que de faits qui lui sont particuliers, et qui, imputés à tout autre accusé, pourraient paraître incroyables), en Achaïe, dis-je, il demanda une somme d’argent au magistrat de Sicyone(62). Pourquoi en accuser Verrès ? d’autres l’ont fait comme lui. Le magistrat ayant refusé, il sévit contre lui : c’était une vexation odieuse, quoique non sans exemple. Mais voyez quel fut le genre du châtiment, et vous jugerez quelle espèce d’homme est Verrès. Il fit allumer dans un réduit fort étroit un feu de bois vert et humide ; ce fut là qu’un homme libre, un citoyen distingué dans son pays par sa naissance, un allié, un ami du peuple romain, fut enfermé au milieu de la fumée, et laissé à demi mort. Que de tableaux, que de statues n’a-t-il pas emportés de l’Achaïe ! Ce n’est pas ici le lieu d’en parler, je réserve ces détails pour un autre moment. Vous avez entendu dire qu’à cette époque il y eut dans Athènes une grande quantité d’or enlevée du temple de Minerve : le fait a été rapporté dans le procès de Dolabella ; rapporté ! que dis-je ? on a même estimé la somme(63). En effet, juges, vous trouverez que Verrès fut non-seulement le complice, mais le principal auteur de ce vol.

XVIII. Le voilà à Délos(64) : là, profanant le temple d’Apollon, le plus révéré, il enlève secrètement, pendant la nuit, les statues les plus belles et les plus antiques, et les fait entasser dans son vaisseau de charge. Le lendemain, en voyant leur temple dépouillé, les habitants de Délos ressentirent une vive douleur : car telle est la religieuse vénération qu’ils ont pour ce temple, telle est sa respectable antiquité, qu’ils croient que ce fut là que naquit Apollon. Cependant ils n’osèrent se plaindre, dans la crainte que Dolabella ne fût pour quelque chose dans ce vol sacrilège. Tout à coup des tempêtes s’élèvent, et si violentes, juges, que non-seulement Dolabella n’aurait pu se rembarquer quand il l’aurait voulu, mais qu’il pouvait à peine rester dans la ville, tant les vagues s’élançaient furieuses hors de la mer ! Le bâtiment de notre corsaire est par les flots, indignés de tant de vols sacrilèges, jeté sur le rivage et brisé. On y retrouve les statues d’Apollon. Elles sont replacées par ordre de Dolabella : la tourmente s’apaise(65), et Dolabella peut quitter Délos. Non, Verrès, quoique ton cœur soit fermé à tout sentiment humain, à toute pensée religieuse, je ne doute pas qu’en ce moment où un si grand péril te menace, le souvenir de tes crimes ne se retrace à ta pensée ! Peux-tu concevoir quelque espérance de salut, alors que tu te rappelles combien de fois tu as outragé les dieux immortels par tes impiétés, tes crimes, tes abominations ? Quoi ! c’est Apollon de Délos que tu as osé dépouiller ! c’est sur un temple si antique, si saint, si respecté, que tu as entrepris de porter des mains impies et sacrilèges ! Si, dans ton enfance, tu as négligé de t’instruire ; si tu n’as point appris alors ce que tant d’ouvrages nous ont transmis, n’as-tu donc pu apprendre depuis, en arrivant sur les lieux mêmes, ce que la tradition et l’histoire nous attestent, que Latone, après avoir erré longtemps, fugitive, enceinte, et prête à devenir mère (car le terme de sa grossesse était arrivé), se réfugia dans Délos, et que ce fut là qu’elle mit au jour Apollon et Diane ? D’après cette opinion, commune à tous les hommes, Délos est regardée comme consacrée à ces dieux(66) ; tel fut et tel est le respect religieux qu’on leur porte encore aujourd’hui, que les Perses eux-mêmes(67), dans la guerre qu’ils avaient déclarée à toute la Grèce, à ses dieux comme à ses habitants(68), ayant abordé à Délos avec une flotte de mille vaisseaux, se gardèrent bien de porter sur aucun objet sacré une main profane. Et ce temple si auguste, dans ta fureur insensée, tu as osé le dépouiller ! Quelle est donc cette cupidité effrénée qui a pu détruire chez toi tout respect pour le culte le plus saint ? Si alors la passion vous aveugle, ne reconnaissez-vous pas aujourd’hui qu’il n’y a point de supplice qui, depuis longtemps, ne vous soit dû pour prix de tant de forfaits ?

XIX. Voyons-le arriver en Asie(69). Rappellerais-je tant de dîners, de soupers(70), de chevaux, de présents de toute espèce qu’il se fit donner ? Je ne lui demanderai point compte de ses délits quotidiens. Je dis seulement que, dans l’île de Chios(71), il a enlevé de force de trèsbelles statues ; qu’il a fait la même chose dans les péninsules d’Erythres et d’Halicarnasse(72) ; qu’à Ténédos(73) (je ne parle point de l’argent qu’il y a volé), Ténès lui-même, que les habitants révèrent comme leur principale divinité, Ténès, fondateur de leur ville, et dont leur île porte le nom ; oui, ce même Ténès si admirablement travaillé, que vous avez vu autrefois dans la place des comices(74), fut emporté par lui malgré les gémissemens redoublés de toute la population. Et le pillage à main armée de ce temple si ancien et si célèbre, consacré à Junon Samienne(75), que de larmes n’a-t-il pas fait verser aux habitants de Samos ! quelle douleur amère pour toute l’Asie ! quel éclat scandaleux aux yeux de tous les peuples ! est-il un seul de vous qui n’en ait entendu parler ? Des députés de Samos se rendirent en Asie auprès de C. Néron(76), pour demander vengeance d’un pareil brigandage ; il leur répondit que des plaintes de cette nature, contre un lieutenant de la république(77) ne pouvaient être jugées par un préteur, et que c’était à Rome qu’il fallait les porter. C’est sur ce grief(78) que, dans la première action, vous avez entendu Charidème de Chio faire sa déposition. Il a déclaré que, chargé par Dolabella, en qualité de commandant d’une galère(79), d’accompagner Verrès à son départ de l’Asie, il s’était rendu avec lui à Samos ; que là il apprit alors le pillage du temple de Junon et de la ville de Samos ; que plus tard, sur la plainte des Samiens, il avait été cité à Chio devant ses concitoyens ; mais qu’il avait été acquitté après avoir prouvé clairement que les délits dont se plaignaient les députés de Samos lui étaient étrangers et concernaient Verrès. Que de tableaux, que de statues Verrès n’a-t-il pas enlevés de Samos ? Moi-même je les ai reconnus dans sa maison, lorsque j’y vins mettre les scellés(80). Où sont maintenant ces statues, Verrès ? Je parle de celles que dernièrement nous avons vues chez vous adossées à toutes les colonnes, ou même placées dans tous les entre colonnements, et en plein air dans toutes les allées de votre parc. Pourquoi sont-elles restées dans votre maison, tant que vous avez pensé que votre procès serait porté devant un autre préteur(81), assisté des juges que vous vous étiez flatté d’obtenir du sort, à la place de ceux qui siègent sur ce tribunal ? Mais, du moment où vous vous êtes aperçu que nous aimions beaucoup mieux nous servir de nos témoins que de profiter des heures de plaidoirie qui pouvaient tourner à votre avantage(82), pourquoi toutes les statues ont-elles disparu, excepté les deux qui sont encore au milieu de votre cour, et qui font partie de celles que vous avez enlevées de Samos ? Avez-vous pensé que je ne citerais pas en témoignage ces bons amis qui sont venus tant de fois dans votre maison, et que je ne leur demanderais pas s’il n’y avait pas eu des statues que l’on n’y voyait plus ? Quelle idée nos juges se feront-ils de vous, s’ils voient qu’au lieu de vous défendre contre votre accusateur, vous en êtes déjà à vous débattre contre le questeur du trésor et les enchérisseurs(83) des biens confisqués ?

XX. Aspendus(84 est, comme vous savez, une ancienne ville de la Pamphylie ; elle était remplie de statues très estimées. Je ne dirai pas que telle ou telle statue fut enlevée ; je dirai, Verrès, que vous n’en avez pas laissé une seule. Oui, toutes furent enlevées et des temples et des lieux publics, d’une manière patente, sous les yeux de tous les habitants ; toutes furent entassées sur des chariots et emportées hors de la ville. Ce fameux joueur de luth d’Aspendus, dont vous avez souvent entendu parler comme ayant donné lieu, chez les Grecs, au proverbe il chante en lui-même(85), Verrès l’enleva aussi et le plaça dans ses appartements intérieurs, comme pour prouver qu’il était plus habile encore à cacher son jeu que ce musicien lui-même. Dans Perga(86), Diane, comme vous savez, a un temple très ancien et très respecté : je dis, Verrès, qu’il a été entièrement pillé et dépouillé par vous ; vous avez même détaché de Diane elle-même tout l’or qui couvrait sa statue. Malheureux ! quelle audace, quelle frénésie est la vôtre ! Car enfin, vous n’êtes venu dans ces villes alliées et amies du peuple romain qu’avec le pouvoir et le caractère de lieutenant : mais je suppose qu’après les avoir emportées d’assaut, à la tête d’une armée, vous eussiez dépouillé ces villes de leurs statues et de leurs objets d’art, je ne pense pas toutefois que c’eût été pour les transporter dans votre palais(87) et dans les jardins de vos amis, mais à Rome, dans les édifices publics.

XXI. Parlerai-je ici de M. Marcellus(88), qui prit la superbe Syracuse ? parlerai-je de L. Scipion(89), qui fit la guerre en Asie et vainquit Antiochus, un des plus puissants monarques ? parlerai-je de Flaminius, qui subjugua le roi Philippe et la Macédoine ? parlerai-je de L. Paullus(90), qui triompha de Persée à force de courage et de vertu ? parlerai-je de L. Mummius(91), qui renversa cette cité si belle, si opulente, Corinthe, remplie de tant d’objets précieux, et qui soumit aux lois souveraines du peuple romain les villes de l’Achaïe et de la Béotie ? Les maisons de ces héros n’étaient ornées que par l’honneur et la vertu, elles étaient vides de statues et de tableaux ; mais nous voyons Rome entière, et les temples des dieux, et toutes les contrées de l’Italie, décorées des monuments dont ces héros les enrichirent. Je crains qu’on ne me reproche d’emprunter à des temps trop anciens des exemples surannés. Car alors il y avait à cet égard, chez tous les citoyens, une louable uniformité ; et ce noble désintéressement, cette touchante simplicité, tenaient moins au mérite personnel de quelques hommes, qu’aux mœurs générales de l’époque. Eh bien ! un citoyen illustre par d’éclatants exploits, P. Servilius(92), est ici présent, il va vous juger : il a, par son habileté, par sa valeur, par celle de ses troupes, emporté de vive force Olympe, ville ancienne, florissante, et riche en monuments. Car cet exemple, emprunté à la vie d’un noble guerrier, est assez récent. P. Servilius n’est entré, en général victorieux, dans Olympe, ville ennemie, que depuis que vous, Verrès, simple lieutenant après votre questure, vous vous êtes avisé en pleine paix de piller et d’opprimer des villes alliées et amies du peuple romain. Ce que vos mains sacrilèges ont ravi dans les temples les plus saints, nous ne pouvions le retrouver que dans vos maisons et dans celles de vos amis : les statues et les autres monuments que P. Servilius a pu enlever légitimement d’une ville ennemie, en vertu du droit de la guerre et de la victoire, après l’avoir prise à force ouverte, ont été par lui fidèlement apportés au peuple romain, promenés devant son char triomphal, et soigneusement inscrits sur les registres du trésor public. Oui, juges, les registres publics attestent la probité scrupuleuse de ce grand homme. Lisez : Compte rendu par P. Servilius.

Ce n’est pas seulement le nombre des statues, mais la grandeur, l’attitude, le costume de chacune d’elles, que vous voyez spécifiés dans ces registres. Ah ! certes, la vertu et la victoire offrent des jouissances bien plus douces que cette grossière volupté que l’on trouve à satisfaire ses passions et son avarice, et je puis dire que Servilius est bien plus jaloux d’avoir en main l’état et la description des dépouilles dont il a enrichi le peuple romain, que vous d’avoir la liste de vos rapines(93).

XXII. Vous direz que vos statues et vos tableaux ont aussi décoré la ville et le Forum du peuple romain. Je m’en souviens ; j’ai vu, avec le peuple romain, le Forum et les comices(94) ornés d’une façon bien magnifique pour les yeux, mais en même temps bien triste et bien lugubre pour les sentiments et les réflexions que réveillait ce luxe odieux ; j’ai vu briller de toutes parts les rapines, le butin fait sur nos provinces, les dépouilles de nos alliés et de nos amis, et ce fut en ce moment, juges, que Verrès conçut l’espérance de commettre encore de plus grands crimes : car il eut la preuve que ceux qui prétendaient régner en maîtres sur les tribunaux étaient les esclaves des mêmes passions que lui(95). Alors aussi nos alliés et les nations étrangères commencèrent à désespérer de la conservation de leurs fortunes. On vit même plusieurs députés de l’Asie et de l’Achaïe, qui, par hasard, se trouvaient à Rome, adresser au milieu du Forum leurs adorations aux simulacres des dieux, enlevés aux temples de leur patrie ; puis, reconnaissant en divers endroits d’autres statues, d’autres ornements, ils les contemplaient, les yeux baignés de larmes. Nous les entendîmes répéter entre eux ces discours : « Personne n’en peut plus douter ; c’en est fait des alliés et des amis de la république, quand nous voyons que dans le Forum du peuple romain, dans le lieu même où ceux de qui les alliés avaient reçu quelques injustices, étaient jadis accusés et condamnés, on étale publiquement des richesses ravies, enlevées aux alliés au mépris de toutes les lois. » Verrès ne niera pas, je crois, qu’il possède une multitude innombrable de statues et de tableaux ; mais il va sans doute rappeler encore que tout ce qu’il a si impudemment enlevé de force ou dérobé, il l’a bien acheté : car sans doute, quand nous l’avons envoyé en Achaïe, en Asie, en Pamphylie, aux frais de la république, et avec le titre de lieutenant, c’était pour y faire le métier de marchand de statues et de tableaux.

XXIII. J’ai tous ses registres et ceux de son père(96) ; je les ai parcourus et relevés tous avec la plus grande attention ; les livres du père jusqu’à sa mort, ceux de l’accusé jusqu’au moment où il dit avoir cessé de les tenir. Car, juges, voici encore une chose qui lui est particulière : on parle d’un homme qui ne tint jamais de livres de compte, et c’est M. Antonius(97) de qui l’on s’est formé cette fausse opinion, car il en a tenu de très exacts. Quoi qu’il en soit, si quelqu’un a commis cette négligence, il a eu grand tort. On nous parle encore d’un autre individu qui, après s’être d’abord dispensé d’en tenir, avait par la suite rempli ce devoir ; on peut du moins trouver à cela quelque motif plausible ; mais la réponse de l’accusé n’est-elle pas extraordinaire autant que dérisoire ? Je lui avais demandé son livre de compte : il me dit qu’il n’en avait tenu que jusqu’au consulat de M. Terentius et de C. Cassius(98) ; que depuis il avait cessé. Dans un autre moment nous examinerons votre conduite à cet égard : aujourd’hui, peu m’importe ; j’ai vos registres et ceux de votre père, ils me suffisent pour l’époque dont je parle. Vous avez rapporté des provinces beaucoup de statues fort belles, et un grand nombre d’excellents tableaux. Vous ne pouvez le nier, et plût au ciel que vous n’en convinssiez point ! Montrez-moi un seul achat porté sur le livre de votre père ou sur le vôtre, et je vous donne gain de cause : vous ne pouvez pas même dire comment vous avez acheté les deux belles statues qui sont aujourd’hui dans votre cour(99), après avoir été si longtemps à Samos, devant la porte du temple de Junon : oui, ces deux chefs-d’œuvre, qui sont maintenant seuls dans votre maison, et qui attendent que l’enchérisseur(100) leur permette enfin de se réunir aux autres statues(101).

XXIV. Mais sans doute c’était seulement pour les objets de cette nature que sa passion ne connaissait point de frein ; dans ses autres caprices il savait se modérer, et la raison avait sur lui quelque pouvoir. Que d’adolescents de naissance libre(102), que d’épouses légitimes(103) ont été victimes de sa brutalité pendant son infâme et cruelle lieutenance ! Est-il une ville où il ait mis le pied sans y laisser plus de traces de ses débauches et de ses crimes que de ses pas ? J’abandonne les faits que l’on pourrait nier ; je ne parlerai pas même de tous ceux qui sont notoires, incontestables. Parmi tant d’actions scandaleuses, je ne m’arrêterai qu’à une seule pour arriver plus promptement à la Sicile, qui m’a imposé l’engagement pénible de défendre sa cause. Sur les côtes de l’Hellespont est Lampsaque(104), la ville la plus belle et la plus célèbre de notre province d’Asie. Ses habitants, toujours pleins d’obligeance et d’égards envers les citoyens romains, sont d’ailleurs d’un caractère singulièrement doux et paisible ; et plus faits, en un mot, pour ce repos qui plaît tant aux Grecs, que pour l’agitation et les actes de violence. Il advint que Verrès redemanda avec beaucoup d’instance à Dolabella d’être envoyé auprès du roi Nicomède(105) et du roi Sadala(106), voyage qu’il avait sollicité bien plus dans son intérêt personnel que dans celui de la république, et Lampsaque se trouva sur sa route, pour le malheur et presque pour la perte de cette ville. On le conduisit chez un nommé Janitor, qui lui donne l’hospitalité ; les gens de sa suite furent distribués chez d’autres habitants. Aussitôt, selon son usage, et d’après l’instinct libidineux qui le poussait, il chargea ses compagnons de voyage, tous gens nourris dans le crime et dans la débauche, d’aller à la découverte et de lui trouver quelque jeune fille ou femme mariée qui valût la peine de l’arrêter quelques jours à Lampsaque.

XXV. Parmi les gens de sa suite se trouvait un certain Rubrius que la nature semblait avoir formé pour servir les passions de son maître. Partout où cet homme arrivait, il déployait un talent merveilleux à découvrir des objets dignes de le satisfaire. Il vint dire à Verrès qu’il y avait à Lampsaque un nommé Philodamus, le premier de la ville, sans contredit, par sa naissance, son rang, ses richesses et sa considération personnelle ; qu’il avait une fille demeurant chez son père, parce qu’elle n’avait pas de mari ; que cette femme(107) était fort belle, et passait pour très vertueuse et très chaste. À ce récit, notre homme devint tout de feu pour un objet que non seulement il n’avait jamais vu, mais que n’avait pas vu davantage celui même qui lui en parlait. Dans son ardeur, il annonce à l’instant qu’il veut aller loger chez Philodamus. Janitor, qui ne se doute de rien, mais qui craint de lui avoir manqué en quelque chose, s’efforce de le retenir. Verrès, n’ayant à donner aucune raison plausible pour quitter son hôte, se voit forcé d’imaginer un autre moyen d’accomplir son infâme projet. Sous prétexte que Rubrius, les délices de son cœur, son ministre et son agent fidèle dans ces sortes d’affaires, n’à pas un logement convenable, il donne ordre qu’on le conduise chez Philodamus. Dès que Philodamus fut instruit de cette disposition, bien qu’il ne se doutât pas de l’outrage qu’on lui préparait à lui et à sa famille, il se rendit aussitôt auprès de Verrès ; il lui représenta qu’on lui imposait une charge qui lui était étrangère ; que, lorsque c’était son tour de donner le logement(108), il recevait pour hôtes des préteurs ou des consuls, mais jamais des gens de la suite des lieutenants. Verrès, tout entier à sa passion, ne tint aucun compte des remontrances de Philodamus, et Rubrius fut établi de force dans une maison qui devait être dispensée de le recevoir.

XXVI. Philodamus, dans l’impossibilité d’obtenir justice, ne se départit point cependant de sa politesse et de ses procédés ordinaires. Jaloux de conserver la réputation qu’il s’était acquise par son honnêteté et par ses égards officieux envers nos concitoyens, il ne voulut pas laisser apercevoir que c’était malgré lui qu’il avait reçu Rubrius dans sa maison ; il fait préparer un repas aussi splendide et aussi délicat que sa grande fortune le lui permettait, prie Rubrius d’inviter les personnes qui lui seront agréables, et ne demande que pour lui seul la permission de rester. Il porte l’attention jusqu’à envoyer son fils, jeune homme d’un très grand mérite, souper dehors chez un de ses parents. Rubrius invite les gens de la suite de Verrès, et celui-ci a bien soin de leur donner ses instructions. Ils arrivent à l’heure précise : on se met à table, la conversation s’engage, on parle de porter des santés à la manière des Grecs(109). Philodamus applaudit à la proposition ; chacun demande une plus grande coupe : la joie et les propos animent le festin. Lorsque Rubrius vit les esprits bien échauffés : « Dites-moi, je vous prie, Philodamus, dit-il, pourquoi ne faites-vous pas venir votre fille au milieu de nous ? » Cet homme respectable par la gravité de ses mœurs, par son âge et par son titre de père, demeura interdit à cette interpellation de l’impudent personnage. Rubrius insista. Philodamus, pour répondre quelque chose, dit que ce n’était point l’usage, chez les Grecs, que les femmes se missent à table avec les hommes(110). Tout à coup un autre s’écrie d’un autre côté : « Vraiment la coutume est absurde ; qu’on nous amène la jeune femme ! » et en même temps Rubrius commande à ses esclaves de fermer la porte et d’y faire sentinelle. Philodamus ne doute point que l’honneur de sa fille ne soit menacé ; il appelle à lui ses esclaves, il leur ordonne de ne point s’occuper de sa propre sûreté, et de veiller uniquement sur sa fille ; il veut enfin que l’un d’eux coure avertir son fils du malheur qui menace la famille. Cependant toute la maison retentit de clameurs ; violent combat entre les esclaves de Rubrius et ceux de son hôte. On voit maltraiter dans sa maison un homme respectable, le premier de sa ville. Chacun fait arme de ce qu’il trouve ; Philodamus est aspergé d’un vase d’eau bouillante, de la main même de Rubrius. Le fils, en apprenant ce qui se passe, accourt hors de lui-même pour défendre et la vie de son père et l’honneur de sa sœur. Les Lampsacéniens, à cette nouvelle, animés tous du même esprit, tous également émus et par la considération qu’ils portent à Philodamus et par l’indignité de l’attentat, s’empressent de courir à sa maison. Il était nuit, le licteur Cornelius est tué au milieu des esclaves de Rubrius, chargés avec lui d’enlever la jeune femme ; plusieurs esclaves sont blessés ; Rubrius lui-même est frappé dans la mêlée. Verrès, qui voit ce violent tumulte excité par ses passions brutales, ne songe qu’au moyen de s’esquiver, s’il est possible.

XXVII. Le lendemain matin, les habitants se forment en assemblée ; on délibère sur le meilleur parti à prendre ; chacun, selon la considération dont il est investi, prend la parole devant le peuple. Il n’y eut personne qui ne pensât et qui ne dît hautement « qu’il n’était point à craindre que, parce que les Lampsacéniens avaient repoussé à main armée un pareil attentat, le sénat et le peuple romain crussent devoir en demander vengeance contre leur ville ; que, si les lieutenants du peuple romain s’arrogeaient envers les alliés et les nations étrangères un tel pouvoir, qu’il ne leur fût pas même permis de défendre la pudicité de leurs enfants contre la lubricité de ces despotes, il valait mieux s’exposer à tout souffrir que de ramper plus longtemps sous une si exécrable tyrannie. » Tous, animés du même sentiment, tous s’exprimant dans le même sens, avec la même indignation, se rendent en masse à la maison où logeait Verrès : ils en assaillent la porte à coups de pierres ; ils la forcent avec des leviers, ils l’entourent de bois et de sarments ; déjà ils y mettaient le feu. Les citoyens romains établis dans la ville accourent de toutes parts ; ils conjurent les Lampsacéniens d’avoir plus d’égard au caractère de lieutenant du peuple romain qu’à la personne de celui qui en était revêtu ; qu’ils savent bien que c’est un homme infâme, abominable, mais que, puisqu’il n’avait pu couronner sa criminelle tentative, et qu’il ne devait. plus reparaître dans Lampsaque, ils auront moins à se repentir d’avoir épargné un scélérat que de n’avoir pas épargné un lieutenant. Grâce à leurs instances, cet homme, beaucoup plus coupable et plus méchant que ne fut jadis Hadrianus(111) fut assurément plus heureux. Celui-ci fut brûlé vif dans sa maison d’Utique, par des citoyens romains que son avarice avait révoltés ; et son châtiment parut si bien mérité, que tout le monde s’en réjouit, et que l’on ne fit aucune information contre ses meurtriers. Verrès, poursuivi par les flammes de nos alliés, a cependant échappé à cet incendie et au péril qui le menaçait ; et jusqu’ici il n’a pu rien imaginer qui nous expliquât comment il a fait pour s’exposer à un si grand péril, ou quel accident l’y avait poussé. En effet, il ne peut dire : « C’est en voulant apaiser une insurrection, en exigeant une contribution de blé, en levant un subside, en m’occupant enfin des intérêts de la république, que j’ai peut-être mis un peu trop de dureté dans mes ordres, dans mes réprimandes, dans mes menaces. » Quand il pourrait alléguer ces raisons, il ne serait pas encore excusable d’avoir, en exaspérant les alliés de la république par l’excessive dureté de ses commandemens, attiré sur sa tête un péril si imminent.

XXVIII. Aujourd’hui, il n’ose ni avouer la véritable cause de cette insurrection, ni en imaginer une fausse. Mais P. Tettius, l’un des hommes les plus honnêtes de son ordre, et qui alors était huissier de C. Néron(112), vous a déclaré qu’il avait entendu tous les détails de cette affaire à Lampsaque ; et un citoyen recommandable à toutes sortes de titres, C. Varron, qui était à cette époque tribun militaire en Asie, a dit tenir absolument les mêmes faits de la bouche de Philodamus. Pouvez-vous donc douter que la fortune n’ait voulu sauver l’accusé d’un si grand péril que pour le réserver à votre justice ? Répétera-t-il ici ce qu’a dit Hortensius dans la première action, lorsqu’il interrompit P. Tettius au milieu de sa déposition, ce qui fit assez connaître que, pour peu que ce défenseur eût quelque chose à dire, il ne pouvait garder le silence, et que, s’il l’avait gardé sur les autres faits, c’était faute d’avoir rien à répondre. Il dit donc alors que Philodamus et son fils avaient été condamnés par C. Néron. Sans entrer ici dans une longue discussion, je dirai seulement que ce préteur et son conseil n’ont prononcé que d’après un fait constant, sur le meurtre du licteur Cornelius. Ils ne pensèrent pas que jamais on pût avoir le droit de tuer un homme, même pour se venger. Je vois dans cet arrêt de Néron, non pas la justification de votre méchanceté, mais la punition de deux hommes coupables d’homicide. Et encore cette condamnation, comment l’a-t-on obtenue ? Je vais vous l’apprendre, juges, pour que, sensibles enfin aux malheurs de nos alliés, vous leur montriez qu’ils peuvent encore compter sur l’appui de votre justice.

XXIX. Toute l’Asie approuvait, comme bien méritée, la mort de ce prétendu licteur de Verrès, qui n’était en réalité que le ministre de ses infâmes débauches. Verrès craignit que Philodamus ne fût acquitté par Néron ; il prie, il conjure Dolabella de quitter sa province pour se rendre auprès de Néron. Il lui remontre qu’il n’y a point de sûreté pour lui, si l’on permet à Philodamus de vivre et de venir à Rome. Dolabella ne résiste point à ses instances : il fit ce que beaucoup de personnes lui ont reproché ; il quitta son armée, son département(113), les soins d’une guerre importante, et, pour obliger le plus méprisable des hommes, il se rendit en Asie, dans un département qui lui était étranger. Arrivé près de Néron, il ne cessa de l’importuner pour qu’il s’occupât de l’affaire de Philodamus ; lui-même était venu dans l’intention de siéger au nombre des juges, et d’opiner le premier ; il avait aussi emmené avec lui ses préfets et ses tribuns militaires ; Néron en fit ses assesseurs. Verrès lui-même, modèle des juges équitables, prit place dans ce tribunal. On y voyait encore plusieurs Romains, créanciers des Grecs, qui, pour faire rentrer leurs fonds, avaient d’autant plus besoin de la protection d’un lieutenant, que ce lieutenant se pique moins de probité. Le malheureux Philodamus ne pouvait trouver aucun défenseur. Quel Romain aurait voulu déplaire à Dolabella ? quel Grec n’aurait pas été effrayé par son autorité et par l’usage violent qu’il en pouvait faire ? L’accusateur qu’on avait choisi était d’ailleurs un citoyen romain, créancier des Lampsacéniens ; et cet homme, en déposant tout ce que Verrès l’avait chargé de dire, était assuré d’avoir les licteurs de celui-ci à ses ordres, pour se faire payer de cette cité. En dépit de tout cet acharnement, de toutes ces intrigues, quoique le malheureux Philodamus eût contre lui tant de gens pour l’accuser et personne pour le défendre, quoique Dolabella, à la tête de ses officiers, combattît pour lui dans le tribunal, quoique Verrès déclarât qu’il y allait de sa fortune, quoiqu’il fût tout à la fois admis à déposer comme témoin, à délibérer comme juge, et qu’il eût en outre aposté l’accusateur ; malgré toutes ces manœuvres, et bien qu’il fût constaté qu’il y avait eu un homme tué, l’attentat de Verrès semblait néanmoins si criant, et sa scélératesse si profonde, que le tribunal prononça un plus ample informé(114), au sujet de Philodamus.

XXX. Parlerai-je de la chaleur que mit Dolabella dans la seconde action ? parlerai-je des larmes de son protégé(115), de ses allées et venues chez tous les juges ? dirai-je que C. Néron, excellent homme d’ailleurs, et d’une probité à toute épreuve, mais d’un caractère parfois timide, n’avait en cette circonstance d’autre parti à prendre que de répondre au vœu général en jugeant l’affaire sans Verrès et Dolabella ? Tout ce qu’il aurait fait sans eux aurait été approuvé, au lieu que la sentence qui fut alors rendue fut regardée comme ayant été moins prononcée par Néron qu’extorquée par Dolabella. Philodamus et son fils avaient été condamnés à une très faible majorité. Dolabella, toujours présent, demande, exige qu’ils soient à l’instant décapités, afin que la multitude les entende moins long-temps se plaindre de la scélératesse abominable de Verrès. L’échafaud est dressé dans la place publique de Laodicée(116). Quel spectacle douloureux, lamentable, horrible pour toute la province d’Asie ! Un père respectable par son âge, conduit au supplice, et son fils à sa suite ! Quel était donc leur crime ! L’un avait défendu la chasteté de ses enfants, l’autre la vie de son père et l’honneur de sa sœur. Tous deux pleuraient, non sur le supplice qu’ils allaient subir, mais le père sur la mort de son fils, et le fils sur celle de son père. Que de larmes ne versa pas Néron lui-même ! que de pleurs par toute l’Asie(117) ! quel deuil et quels gémissemens dans Lampsaque, alors qu’on vit des hommes innocens, nobles alliés et amis du peuple romain, tomber sous la hache du bourreau, à cause de la profonde scélératesse et de l’exécrable brutalité du plus infâme des hommes ! Non, non, Dolabella, ni ton malheur, ni celui de tes enfants réduits à traîner leurs jours dans la misère et dans l’abandon, ne peuvent plus exciter la pitié ! Qu’était donc Verrès à tes yeux, pour que tu aies voulu que son crime fût lavé dans le sang d’hommes innocens ? Devais-tu t’éloigner de ton armée et de l’ennemi, pour venir, par l’abus d’autorité le plus cruel, tirer de péril ce scélérat ? Parce que tu l’avais subrogé à ton premier questeur, croyais-tu qu’il serait constamment ton ami ? Ne savais-tu pas que le consul Carbon, dont il avait été réellement le questeur, s’était vu non-seulement abandonné par lui, mais privé de tout secours, dépouillé de son trésor, indignement trahi et accablé ? Aussi as-tu éprouvé à ton tour sa perfidie, lorsque tu l’as vu se joindre à tes ennemis(118), déposer avec acharnement contre toi, te charger des délits dont lui-même était coupable, et jusqu’après ta condamnation, refuser de rendre ses comptes aux trésoriers de l’état ?

XXXI. Et vous, Verrès, imposerez-vous si peu le frein à vos passions, que les provinces du peuple romain et les nations étrangères ne puissent ni les supporter ni les assouvir ? Ainsi donc, si tout ce que vous voyez, tout ce dont vous entendez parler, tout ce que vous désirez, tout ce qui vous passe dans l’imagination, n’est pas, au premier signe, mis à votre disposition pour satisfaire vos goûts et vos caprices, il faudra que des satellites soient envoyés, des maisons forcées, et que des populations entières, non seulement paisibles, mais alliées et amies de la république, soient obligées de recourir à la violence et aux armes, pour se garantir, ainsi que leurs enfants, de la scélératesse et de la brutalité d’un lieutenant du peuple romain ! Car, répondez-moi, n’avez-vous pas été assiégé dans Lampsaque ? la multitude n’a-t-elle pas mis le feu à la maison que vous occupiez ? les Lampsacéniens n’ont-ils pas voulu brûler vif un lieutenant du peuple romain ? Vous ne pouvez le nier : j’ai entre les mains votre propre témoignage rendu en présence de Néron ; voici de plus votre lettre adressée au même magistrat. Lisez d’abord la première de ces pièces : Déposition de C. Verrès contre Artémidore. Lisez maintenant la lettre : Extrait d’une lettre de C. Verrès à C. Néron. Bientôt après ils vinrent dans la maison…. La cité de Lampsaque prétendait-elle faire la guerre au peuple romain ? voulait-elle s’affranchir de notre souveraineté, et ne plus reconnaître nos lois ? Car je n’ignore pas, et tous les livres, avec la tradition, ne me permettent pas d’en douter, que toutes les fois qu’un représentant du peuple romain se voit dans une ville étrangère, je ne dis pas seulement assiégé, je ne dis pas seulement attaqué le fer et la flamme à la main, mais insulté même légèrement, si la ville n’en fait une réparation éclatante, on ne manque pas de lui déclarer la guerre(119) et de la combattre sans ménagement. Quel motif poussa donc tous les habitants de Lampsaque, au sortir de l’assemblée dont vous parlez, à se porter en tumulte sur votre maison ? Car, ni dans votre lettre adressée à Néron, ni dans votre déposition, vous n’énoncez aucune cause d’une si terrible insurrection. Vous dites que vous fûtes assiégé, qu’on apporta du feu, qu’on entoura votre maison de matières combustibles, que votre licteur fut tué ; vous ajoutez qu’il ne vous fut pas possible de vous montrer ; mais la cause qui vous a mis dans une position si terrible, vous n’en parlez pas. Si Rubrius avait commis quelque désordre de son propre mouvement, et non pas à votre instigation, pour servir votre libertinage, les habitans seraient venus vous demander justice contre ce subordonné, et non vous assaillir dans votre domicile. Les témoins que j’ai produits vous ont dit, juges, quel fut le motif de l’insurrection ; Verrès vous l’a caché ; que faut-il de plus pour confirmer mes allégations, puisque la déposition des témoins se joint ici au silence opiniâtre de l’accusé ?

XXXII. Épargnerez-vous, juges, un coupable dont les attentats sont si révoltans, que ses victimes n’ont pu, ni attendre le temps prescrit par la loi(120) pour en demander vengeance, ni contenir un moment la violence de leur ressentiment ? Vous avez été assiégé ; mais par qui ? par les habitans de Lampsaque, des barbares, sans doute, ou du moins des hommes qui méprisent le nom romain : point du tout, la nature, l’habitude, l’éducation en ont fait le peuple le plus doux ; la politique nous les a donnés pour alliés et la fortune pour sujets ; ils aiment à implorer notre protection ; en sorte qu’il est évident pour tout le monde que, si vous ne les aviez pas forcés par le plus sanglant outrage, par la violence la plus criminelle, à penser qu’il leur serait plus facile de mourir que de supporter une pareille tyrannie, ils ne se seraient jamais laissé emporter jusqu’à écouter leur haine contre votre conduite licencieuse, plutôt que leur respect pour votre caractère de lieutenant. N’allez pas, je vous en conjure par les dieux immortels, contraindre nos alliés et les nations étrangères à faire usage de cette ressource extrême, dont ils useront nécessairement, si vous ne savez les venger. Rien n’aurait été capable de calmer le courroux des Lampsacéniens, s’ils n’avaient été persuadés qu’à Rome le coupable trouverait son châtiment ; et quoique l’outrage qu’ils ont souffert fût tellement sanglant, qu’aucune peine légale ne pût en être la suffisante expiation, ils aimèrent mieux confier leurs griefs à nos lois et à nos tribunaux, que de s’abandonner à tout leur ressentiment. Et vous, Verrès, lorsque vos débauches crapuleuses ont soulevé contre vous toute une ville célèbre ; lorsque vous avez contraint ses malheureux habitans à chercher dans la violence, les voies de fait et les armes, une protection qu’ils désespéraient d’obtenir de nos lois et de nos tribunaux ; lorsque vous vous êtes conduit au milieu des villes de nos alliés, non pas en lieutenant du peuple romain, mais en tyran cruel et débauché ; lorsque les nations étrangères vous ont vu profaner notre nom et la gloire de notre empire par le plus infâme libertinage ; lorsque peu s’en est fallu que le fer des amis du peuple romain ne vous frappât et que vous ne fussiez dévoré par les flammes de nos alliés, vous espérez trouver en ces lieux un refuge ! Quelle erreur est la vôtre ! C’est pour que vous vinssiez ici vous briser contre un écueil, et non pas vous y reposer comme dans un port, qu’ils vous ont laissé échapper vivant de leurs mains.

XXXIII. À vous entendre, il est prouvé judiciairement que c’est sans y avoir donné lieu que vous avez été bloqué dans Lampsaque, puisque Philodamus et son fils ont été condamnés. Que sera-ce si j’établis, si je démontre par la déposition d’un témoin, malhonnête homme il est vrai (car c’est vous qui ferez ici mon témoin), mais d’un grand poids dans cette affaire ; si je démontre, dis-je, que vous avez rejeté sur d’autres le tort d’avoir été les instigateurs et les auteurs de ce blocus, et que ceux que vous en avez accusés n’ont point été punis, la sentence de Néron n’a désormais plus rien dont vous puissiez tirer avantage. Lisez ce que Verres écrit à Néron : Lettre de C. Verrès à Néron. Thémistagoras et Thessalus… C’est bien Thémistagoras et Thessalus que vous accusez dans votre lettre d’avoir soulevé le peuple. Quel peuple ? celui qui vous assiégea, celui qui voulut vous brûler vif. Où les avez-vous traduits en justice ? où les avez-vous accusés ? où avez-vous défendu l’honneur et les droits d’un lieutenant de la république ? Vous allez me dire que tous ces points ont été traités dans le procès de Philodamus. Eh bien ! montrez-nous la déposition de Verrès, voyons ce qu’il a dit après avoir prêté serment. Lisez : Interrogé par l’accusateur, il a répondu que son intention n’était pas de poursuivre devant ce tribunal, qu’il remettait sa poursuite à un autre temps. En quoi donc la sentence de Néron peut-elle vous être favorable ? quel avantage peut-il résulter pour vous de la condamnation de Philodamus ? Malgré votre titre de lieutenant on vous avait assailli, et, comme vous l’avez écrit vous-même à Néron, on avait, dans votre personne, fait un outrage notoire au peuple romain, à tous les lieutenants de la république, et vous n’avez fait aucune poursuite ; vous avez déclaré que vous la réserviez pour un autre temps. Quel temps avez-vous donc pris ? quand avez-vous fait cette poursuite ? pourquoi avez-vous laissé avilir les droits de votre charge ? pourquoi avez-vous abandonné, trahi la cause du peuple romain ? D’où vient cette indifférence pour une injure qui retombait sur la république ? Ne deviez-vous pas déférer cette affaire au sénat ? ne deviez-vous pas lui porter vos plaintes sur des voies de fait si atroces ? ne deviez-vous pas solliciter un ordre des consuls, pour que les auteurs de l’insurrection se rendissent à Rome ? Dernièrement, sur la plainte de M. Aurélius Scaurus(121) contre les Éphésiens, qui avaient, disait-il, usé de violence envers lui, questeur, pour l’empêcher d’emmener du temple de Diane un de ses esclaves réfugié dans cet asile, nous avons vu Périclès, un des plus nobles Éphésiens, mandé à Rome, comme le principal auteur de cet acte d’insolence : et vous, si vous aviez instruit le sénat que, malgré votre qualité de lieutenant, on s’était porté, dans Lampsaque, à de tels excès contre vous, que les officiers de votre suite avaient été blessés, votre licteur tué, vous-même investi dans votre domicile, et presque brûlé ; et que les instigateurs, les auteurs, les premiers exécuteurs de cet attentat étaient ceux que vous désigniez dans votre lettre, c’est-à-dire Thémistagoras et Thessalus, qui n’aurait pas été indigné ? qui n’aurait pas cru travailler d’avance pour soi, même en vengeant l’outrage que vous aviez éprouvé ? qui n’aurait pas pensé que, si dans cette affaire vous étiez personnellement insulté, le péril était commun pour tous ? En effet, il importe que le titre de lieutenant soit tellement sacré, que non-seulement celui qui en est revêtu n’ait rien à redouter de la fidélité de nos alliés, mais même des armes de nos ennemis.

XXXIV. L’affaire de Lampsaque est sans doute un acte bien horrible de libertinage et de cruauté : voici un trait d’avarice qui, dans son genre, n’est pas moins révoltant. Verrès demanda aux Milésiens un vaisseau qui pût l’escorter jusqu’à Mynde(122). Ceux-ci s’empressèrent de mettre à sa disposition un des plus beaux brigantins de leur flotte, tout équipé et tout armé. Il partit pour Mynde avec cette escorte. Je ne dirai pas quelle quantité de laine(123) il emporta des magasins publics de Milet, ni combien coûta sa réception dans cette ville ; quels outrages et quelles avanies il fit essuyer au magistrat. Je pourrais cependant, sans outrer la vérité, en parler avec autant d’indignation que de véhémence ; je ne le ferai pas dans ce moment, et je réserve tous ces détails pour le temps où je produirai les témoins. Mais il est un fait sur lequel je ne puis ici ni garder le silence, ni m’exprimer comme il conviendrait de le faire ; le voici : il ordonne aux soldats et aux rameurs de retourner à pied de Mynde à Milet. Quant au magnifique brigantin choisi par les Milésiens parmi les dix vaisseaux de leur escadre, il le vendit à L. Magius et L. Rabius(124), domiciliés l’un et l’autre dans la ville de Mynde. Ce sont les mêmes hommes que le sénat a dernièrement déclarés traîtres à la patrie : c’est sur ce bâtiment qu’ils se transportaient chez tous les ennemis de la république, depuis Dianium, en Espagne, jusqu’à Sinope, dans le Pont. Dieux immortels ! quelle incroyable avarice ! quelle étrange audace ! Un vaisseau de la flotte romaine(125) vous avait été confié par la cité de Milet pour vous servir d’escorte, et vous avez osé le vendre ! Si l’énormité du délit, si l’opinion publique ne vous effrayaient pas, comment n’avez-vous pas songé du moins que ce vol impudent, ou plutôt ce détestable brigandage, serait un jour, dénoncé par cette illustre et noble cité ? Il est vrai qu’à votre prière, Dolabella entreprit de punir le capitaine du brigantin, pour avoir instruit les Milésiens de tout ce qui s’était passé ; il est vrai qu’il fit rayer la déclaration de cet officier, inscrite, en vertu de leurs lois, sur les registres de la cité ; mais en était-ce assez pour vous croire à l’abri de toute poursuite ?

XXXV. Combien en cela ne vous êtes-vous pas trompé ! Ce n’est pas au reste la seule fois ; toujours vous avez pensé, et particulièrement lorsque vous étiez en Sicile, que pour vous justifier il suffisait d’empêcher que certaines choses fussent inscrites sur les registres publics, ou bien d’user de contrainte pour les faire effacer. Déjà, dans la première action, plusieurs cités de la Sicile vous ont fait connaître toute l’inutilité de cette mesure : voyez-en aujourd’hui encore une nouvelle preuve. Les habitants de ces cités obéissent tant que celui qui a le pouvoir demeure dans leurs murs ; dès qu’il est éloigné, non-seulement ils consignent dans leurs archives les faits qu’on leur avait défendu d’y enregistrer, ils y inscrivent même la cause qui les avait empêchés de les consigner d’abord. Les archives de Milet existent, et elles existeront tant que subsistera cette ville. Ses habitans, conformément aux ordres de L. Murena(126), avaient fait construire dix vaisseaux avec la taxe pécuniaire qui leur avait été imposée par le peuple romain, ainsi que l’ont fait, chacune pour sa part, toutes les autres cités de l’Asie. Les Milésiens ayant donc sur ces dix vaisseaux perdu un navire, non dans une attaque soudaine de pirates, mais par le brigandage d’un lieutenant de la république ; non dans une tempête, mais par cet horrible fléau qui a désolé nos alliés, ils l’ont consigné dans leurs registres. Les députés de Milet, hommes de la plus haute distinction, et les premiers dans leur ville, sont maintenant à Rome : quoiqu’ils attendent le mois de février(127) et l’agrément des consuls désignés, si on les interroge, ils ne pourront nier un pareil attentat, il ne sera pas même nécessaire de les appeler en témoignage pour qu’ils rompent le silence ; ils déclareront, dis-je, par respect pour leur serment et pour les lois de leur patrie, tout ce qui concerne ce brigantin. Ils établiront qu’à l’égard de cette flotte, destinée à combattre les pirates, Verres s’est comporté comme le plus scélérat des pirates.

XXXVI. C. Malleolus, questeur de Cn. Dolabella, avait péri misérablement(128) ; Verrès crut voir dans cette mort deux successions qui lui arrivaient : d’abord, une vice-questure, car Dolabella le chargea aussitôt d’en faire les fonctions ; ensuite une tutelle, car, se trouvant tuteur du fils de Malleolus, il fit main-basse sur les biens de son pupille. En effet, Malleolus, en partant pour la Cilicie, n’avait laissé presque rien à Rome ; il avait d’ailleurs, dans la province, placé des sommes considérables, et s’était fait faire beaucoup d’obligations. Il avait ramassé une immense quantité d’argenterie du travail le plus précieux ; car, intime ami de Verrès, Malleolus avait la même passion, la même manie des belles choses : il laissa donc à sa mort une très riche argenterie, puis un grand nombre d’esclaves, parmi lesquels se trouvaient beaucoup d’artistes et de jeunes gens d’une grande beauté. Verrès prit parmi l’argenterie tout ce qui lui plut, choisit les esclaves qui lui convenaient, fit transporter chez lui les vins et toutes les autres denrées que l’on se procure à bon compte en Asie, vendit le reste, et le fit payer comptant : la vente avait produit deux millions cinq cent mille sesterces. Quoique ce fût un fait constant, il revint à Rome sans donner un mot de reconnaissance ni à son pupille, ni à sa mère, ni à ses tuteurs ; quant aux esclaves d’élite qui appartenaient à son pupille, il garda dans sa maison, et près de sa personne, cette belle et savante jeunesse(129), disant qu’ils étaient à lui et qu’il les avait achetés. La mère et l’aïeule de l’enfant l’ayant sollicité, s’il ne rendait ni l’argent ni ses comptes, de faire connaître au moins ce qu’il avait recueilli de la succession de Malleolus, après des instances réitérées, il déclara enfin un million de sesterces ; puis, au bas d’une page de son registre, et sur la barre accusatrice de sa mauvaise foi(130), il écrivit un dernier article, portant qu’il avait livré à l’esclave Chrysogon six cent mille sesterces des deniers de son pupille Malleolus(131). Comment un million de sesterces s’est-il trouvé réduit à six cent mille ? comment ce chiffre de six cent se trouve-t-il faire le compte avec tant de précision. que, tout comme pour l’argent destiné à Cn. Carbon, on voit ici un reliquat de six cent mille sesterces ? Comment cette somme a-t-elle été portée en compte comme délivrée à Chrysogon ? Pourquoi ce dernier article à la fin de la page, et sur la barre de la page ? C’est à vous d’en juger. Cependant, après avoir reconnu six cent mille sesterces, il n’en a pas remis cinq mille. Quant aux esclaves, depuis sa mise en accusation, il en a rendu, à la vérité, quelques-uns, mais les autres sont restés en son pouvoir, il retient même à tous leur pécule et leurs suppléans(132).

XXXVII. Quelle admirable tutelle ! Voilà l’homme qui mérite qu’on lui confie ses enfants, qui respecte la mémoire d’un collègue, d’un ami mort, qui redoute l’opinion des vivants ! Ce n’était pas assez que l’Asie entière se fût abandonnée à votre rapacité, ce n’était pas assez pour vous de pouvoir mettre toute la Pamphylie au pillage : peu satisfait de tant de proies si riches, il fallait encore à votre rapacité la spoliation d’un héritage, la spoliation d’un pupille, la spoliation du fils d’un collègue. Ici ce ne sont plus des Siciliens ni des laboureurs, qui, comme vous le dites, viennent vous assaillir ; ce ne sont point des hommes que vos décrets, que vos ordonnances ont irrités, soulevés contre vous : c’est Malleolus que j’ai fait paraître ; c’est sa mère et son aïeule. On les a toutes deux entendues, dans leur infortune, pleurer sur leur enfant dépossédé par vous de l’héritage paternel. Que voulez-vous de plus ? Faut-il que du fond des enfers Malleolus revienne vous reprocher d’avoir trahi vos devoirs de tuteur, de collègue et d’ami ? Figurez-vous qu’il est là et qu’il vous dit : « Homme avare et sans honneur, rends au fils de ton associé les biens de son père, sinon tous ceux que tu as détournés, du moins ceux que tu as reconnus ! Pourquoi forces-tu le fils de ton associé à faire entendre, la première fois qu’il se présente dans le Forum, les accents de la douleur et de la plainte ? pourquoi faut-il que l’épouse, la belle-mère, toute la maison de ton associé, soient obligées de venir déposer contre toi ? pourquoi les femmes les plus modestes et les plus vertueuses sont-elles réduites par toi à paraître, contre l’usage, au milieu d’une si nombreuse réunion d’hommes ? » Lisez la déposition des témoins : Déposition de la mère et de l’aïeule.

XXXVIII. Proquesteur, quelles vexations n’a-t-il pas exercées envers la commune des Milyades(133) ? combien la Lycie, la Pamphylie, la Pisidie et toute la Phrygie ont eu à souffrir pour la levée des grains, soit en nature, soit en argent(134), de l’essai qu’il y a fait de son système de rapine, si bien développé depuis en Sicile ! Il n’est pas nécessaire d’en parler avec détail. Sachez seulement que, pour ces différents articles qui lui passaient tous par les mains, il imposait aux villes des contributions en blés, cuirs, cilices(135), sarrots, et qu’au lieu de les exiger il s’en faisait payer la valeur ; que, pour ces articles seuls, Cn. Dolabella a été condamné à restituer trois millions de sesterces (136). Toutes ces exactions étaient autorisées, il est vrai, par Dolabella ; mais enfin C. Verrès en était l’exécuteur. Je pourrais citer un grand nombre de faits, je me borne à un seul. Lisez : Restitutions imposées à Dolabella, préteur du peuple romain, pour des sommes qu’il a exigées. Attendu que la commune des Milyades… Ces contributions, Verrès, c’est vous qui les avez imposées, vous qui en avez fait l’évaluation, vous qui en avez reçu l’argent. Oui, je le soutiens, vous ; je dis plus, vous avez signalé la même violence et la même iniquité dans tous les cantons de la province ; partout vous avez enlevé des sommes énormes, porté partout le ravage et la désolation. Aussi M. Scaurus, pour accuser plus sûrement Cn. Dolabella, eut-il soin de gagner Verrès et de le tenir à sa discrétion. Ce jeune homme ayant, dans le cours de ses enquêtes, acquis la connaissance de mille larcins et infamies de Verrès, sut habilement profiter de ces découvertes : il lui montra un énorme recueil de ses prouesses, en rejeta ce qu’il voulut sur Dolabella, et fit paraître comme témoin Verrès, qui dit tout ce qu’il jugea pouvoir convenir à l’accusateur.

Certes, si j’eusse voulu me servir de témoins de cette espèce, de ceux qui furent les complices de ses vols, j’en aurais trouvé mille, qui, pour se soustraire aux conséquences de l’accusation, en se joignant à l’accusateur, se seraient soumis volontiers à tout ce que j’aurais exigé d’eux. J’ai rejeté toutes leurs offres ; je ne veux dans mon camp ni traîtres ni déserteurs. Peut-être doivent-ils être regardés comme plus habiles les accusateurs qui ont fait usage de tous ces moyens ; mais je suis plus jaloux d’entendre louer en moi le défenseur que l’accusateur.

Verrès n’ose point rendre ses comptes au trésor avant la condamnation de Dolabella ; il obtient du sénat un délai, sous prétexte que ses registres avaient été mis sous le scellé par les accusateurs de Dolabella, comme s’il n’avait pas la faculté de les transcrire. Oui, seul entre tous les fonctionnaires, Verrès a trouvé moyen de ne jamais rendre ses comptes au trésor.

XXXIX. Vous avez entendu le compte de sa questure, rendu en trois lignes ; ceux de sa lieutenance, rendus seulement après la condamnation et le bannissement du magistrat qui pouvait les contester ; quant aux comptes de sa préture, qu’un sénatus-consulte lui avait ordonné de rendre sur-le-champ, il ne les a pas encore présentés ; Il attend, a-t-il dit, l’arrivée de son questeur au sénat, comme si, lorsqu’un questeur peut rendre ses comptes sans son préteur, ainsi que vous l’avez fait, Hortensius, ainsi que l’ont fait tous les autres questeurs, un préteur ne pouvait pas aussi bien rendre les siens sans son questeur. Il a dit qu’on avait ainsi opéré pour Dolabella : raison assez mauvaise, mais d’un augure qui devait plaire aux pères conscrits ; aussi l’ont-ils acceptée. Quoi qu’il en soit, vos questeurs sont arrivés il y a longtemps ; pourquoi n’avez-vous pas rendu vos comptes ? Parmi tout ce qu’on a pu tirer du bourbier de votre lieutenance et de votre proquesture, se trouvent ces articles qui ont été mis nécessairement sur le compte de Dolabella : Extrait des restitutions imposées à Dolabella, préteur du peuple romain(137). Or, Dolabella déclare qu’il lui a été remis par Verrès cinq cent trente-cinq mille sesterces(138) de moins que Verrès n’a porté en dépense dans ses livres ; Dolabella déclare encore que Verrès a reçu deux cent trente-deux mille sesterces(139) de plus que ne portent ses registres ; il dit enfin que celui-ci a reçu pour fourniture de grains un million quatre-vingt mille sesterces(140) en sus de ce que porte le livre de recette de cet homme d’une probité si intacte. Et voilà d’où proviennent ces richesses extraordinaires, dont, privés de guides, mais conduits par quelques légers indices, nous avons enfin découvert la source ; de là ces fonds confiés aux deux frères Q. et Cn. Postumus Curtius, lesquels résultent de plusieurs obligations, mais sans aucune mention sur les livres de Verrès ; de là ces quatorze cent mille sesterces(141) comptés, dans Athènes, à P. Tadius, ainsi que je le prouverai par témoins ; de là enfin l’achat public de la préture, car personne n’ignore comment il est devenu préteur : sans doute ce fut grâce à ses talens, à ses services si bien connus, à la haute estime dont il jouit pour l’austérité de ses mœurs, et, ce qui est un moindre mérite, à son assiduité dans nos assemblées ; lui qui, avant sa questure, avait passé sa vie avec des prostituées et des agens de débauche ; qui, dans l’exercice de sa questure, s’était comporté de la manière que vous savez ; qui, après cette abominable questure, était resté à peine trois jours à Rome ; qui, pendant son absence, ne s’était pas laissé oublier, car on parlait sans cesse de lui, partout on racontait ses infamies : le voilà tout à coup qui reparaît dans Rome, et il est nommé préteur gratuitement. D’autres sommes ont été données pour qu’il ne fût pas accusé de brigue : à qui furent-elles données ? ce n’est ni mon affaire, ni le temps de le dire ; ce qu’il y a de certain, c’est que, dans le temps, il n’y avait personne qui mît la chose en doute. Homme stupide et insensé ! quoi ! lorsque tu rédigeais tes comptes, et que tu voulais cacher la trace suspecte de ces sommes exorbitantes, imaginais-tu que, pour échapper à toute accusation, il te suffisait de ne point parler des créances sur ceux à qui tu prêtais ces fonds, et de n’en laisser aucune indication sur tes livres ? Mais les Curtius n’avaient-ils pas pris une note exacte de tous les billets qu’ils t’avaient faits ? De quoi te servait de n’avoir point inscrit ta créance ? croyais-tu que dans le procès tes registres seuls seraient consultés ?

XL. Venons enfin à cette merveilleuse préture, dont les crimes sont plus connus de ceux qui nous écoutent que de nous-mêmes, qui nous présentons si bien préparés devant ce tribunal, car, malgré tous mes soins, je ne crois pas qu’il me soit possible d’échapper au reproche de négligence. Bien des gens ne manqueront pas de dire : « Voici un fait dont il ne parle pas et que cependant mes yeux ont vu ! pourquoi garder le silence sur cette injustice faite à moi ou à l’un de mes amis ? la chose eut lieu devant moi. » Je prie donc tous ceux qui ont connaissance dès injustices de cet homme, c’est-à-dire tout le peuple romain, de vouloir bien croire que ce ne sera point par négligence que je laisserai de côté beaucoup de faits, mon intention étant d’en réserver une partie pour l’audition des témoins, et je dois en omettre un grand nombre à cause du peu de temps qui m’est accordé. J’en ferai d’ailleurs, malgré moi, l’aveu : Verrès a pris soin qu’il n’y eût aucun moment dans sa vie qui ne fût marqué par quelque mauvaise action, aussi n’ai-je pu connaître toutes celles qu’il a commises. Ainsi, dans l’énumération des crimes de sa préture, vous n’entendrez que le récit de deux espèces de méfaits relatifs les uns à l’administration de la justice, les autres à l’entretien des bâtiments(142), et encore n’exigez de moi que des détails dignes d’un accusé de cette importance, à qui il ne convient pas de reprocher de légers et médiocres délits.

Verrès donc, à peine nommé préteur, sort du lit de la belle Chélidon, après y avoir pris les auspices(143) ; il est porté, par le sort, au département de la ville, au gré de ses désirs et des vœux de Chélidon, bien plus que par le vœu du peuple romain. Pour son début, par quel édit établit-il sa jurisprudence ? vous allez l’apprendre.

XLI. P. Annius Asellus avait cessé de vivre pendant la préture de C. Sacerdos(144). Il n’avait qu’une fille unique, et l’état de ses biens n’était pas inscrit sur le rôle des censeurs(145). La nature lui commandait d’instituer cette enfant son héritière, aucune loi ne s’y opposait ; il le fit : la succession appartenait donc à sa fille ; les lois, l’équité, la volonté du père, les ordonnances des préteurs, la jurisprudence constamment en vigueur jusqu’à l’époque où Asellus était décédé, tout parlait en sa faveur. Verrès n’était encore que préteur désigné. J’ignore s’il fut instruit par ses émissaires qui voulurent le mettre à l’épreuve, ou si, par un effet de la sagacité qu’il a toujours signalée dans ses rencontres, il en vint tout à coup, sans guide et sans maître, à ce comble de perversité. Quoi qu’il en soit, vous pourrez par-là juger de l’audace et de la démence de cet homme. Il fait prier de venir L. Annius(146), qui devait hériter au défaut de la fille d’Asellus : car on ne me persuadera pas que Lucius soit allé de lui-même trouver Verrès. Il lui dit que, par un édit, il peut lui adjuger la succession, et lui apprend de quelle manière la chose peut s’effectuer. Si Lucius jugea l’objet bon à prendre, le préteur le jugea bon à vendre. Cependant Verrès, tout audacieux qu’il était, crut devoir s’adresser sous main à la mère de la pupille, aimant mieux recevoir une somme d’argent pour ne pas enfreindre ses ordonnances, que pour y ajouter une clause si odieuse et si révoltante. Mais comment les tuteurs pourraient-ils, au nom de leur pupille, donner au préteur une somme considérable ? Quel moyen de la faire entrer dans leurs comptes et de se mettre à l’abri de toute poursuite ? ils n’en voyaient aucun. Ils ne pouvaient d’ailleurs imaginer qu’il serait assez malhonnête homme pour porter les choses aussi loin. Malgré les sollicitations qu’on leur fit, ils ne se prêtèrent à aucun accommodement. Verrès ne consulta plus que celui qu’il voulait gratifier de la succession. Voici son ordonnance ; elle est vraiment dans toutes les règles de l’équité : Considérant que la loi Voconia…(147) Qui aurait jamais cru que Verrès se déclarerait l’ennemi des femmes ? Ne s’est-il pas permis ces expressions contre elles, pour que l’on ne dît point que c’était Chélidon qui lui avait dicté toute cette ordonnance. Il veut, dit-il, mettre un frein à la cupidité des hommes : qui plus que lui en eut jamais le droit, je ne dis pas seulement de nos jours, mais même chez nos ancêtres ? quel mortel fut aussi éloigné d’être cupide ? Lisez donc, je vous prie, ce qui suit : car c’est un plaisir pour moi de voir en lui tant de sagesse, tant de connaissance des lois, tant de gravité dans ses décisions : Celui qui, à dater de la censure d'Aulus Postumius et de Quintus Fulvius(148), et depuis cette époque, l’a fait ou fera. A fait ou fera ! Remarquez ces mots ; qui jamais s’est exprimé de la sorte dans un édit ? qui jamais a, dans un édit, statué des peines et des nullités rétroactives pour de tels actes, faits dans un temps où il était impossible de prévoir ces dispositions ?

XLII. Conforme au droit civil, aux lois, à l’autorité des jurisconsultes, était le testament de P. Annius : il n’offrait rien qui blessât la probité, la nature, la société ; et quand il en aurait été ainsi, il ne pouvait être annulé par une jurisprudence établie depuis la mort du testateur. La loi Voconia vous agréait sans doute ; mais que n’imitiez-vous Voconius lui-même ? sa loi n’a déshérité ni les filles ni les femmes qui étaient en possession ; elle établit seulement, pour l’avenir, que ceux qui auraient fait la déclaration de leurs biens depuis les censeurs précités ne pourraient instituer héritière aucune fille ou femme mariée. Dans la loi Voconia on ne dit point : fait ou fera, aucune loi n’a d’effet rétroactif, à moins qu’elle n’ait pour objet des choses par elles-mêmes si criminelles, si attentatoires à tous les principes, que, n’existât-il pas de loi, on devrait avoir grand soin de s’en abstenir ; et, pour ces délits mêmes, nous voyons souvent que le législateur les a proscrits, en laissant le passé à l’abri de toute poursuite judiciaire. Il existe des lois Cornéliennes sur les testamens, sur les monnaies(149), et sur beaucoup d’autres objets ; elles ne donnent point au peuple un droit nouveau(150), mais elles portent que ce qui aura toujours constitué une action condamnable sera de la compétence du peuple, à dater d’une époque déterminée. Quant au droit civil, on ne fait aucun nouveau règlement sans statuer que tout ce qui lui est antérieur sera respecté. Voyez avec moi les lois Atinia, Furia(151), et même la loi Voconia, enfin toutes celles qui composent notre droit civil ; et vous trouverez que toutes ne portent de dispositions obligatoires que postérieurement à la promulgation. Ceux qui donnent le plus d’extension aux édits du préteur les appellent des lois annuelles ; mais vous, vous prétendez que vos édits embrassent plus de temps que les lois ! Si les édits du préteur expirent aux calendes de janvier, n’est-il pas clair que ce n’est qu’aux kalendes de janvier qu’ils commencent à être en vigueur ? Un préteur ne peut empiéter sur l’année de son successeur ; lui accorderez-vous le droit de rétrograder sur l’année du magistrat qui l’a précédé ?

XLIII. Et si vous n’aviez pas publié votre édit pour l’intérêt d’un seul individu, vous l’auriez rédigé avec plus de soin. Vous avez mis : Celui qui fera ou aura fait héritier. Mais si quelqu’un a légué plus que la succession ne peut rapporter à l’héritier ou aux héritiers, ce que la loi Voconia(152) ne permet pas à ceux dont les biens sont inscrits sur les rôles des censeurs ? Pourquoi n’avez-vous pas prévu ce cas, qui est du même genre ? C’est que vous vous êtes moins occupé de l’espèce que de l’intérêt d’un seul, ce qui prouve que vous aviez été payé. Si votre édit n’eût regardé que l’avenir, il serait moins odieux, quoiqu’étant toujours un acte d’iniquité ; mais on ne pourrait que le blâmer sans en suspecter les motifs, et personne ne s’exposerait à l’enfreindre. Mais votre édit est conçu de manière que tout le monde voit clairement que ce n’est pas dans l’intérêt général que vous l’avez fait, mais uniquemenl pour les héritiers en second de P. Annius. Aussi, malgré le préambule verbeux et évidemment payé que vous y avez mis, nul préteur après vous n’a t-il rien publié de pareil dans son édit. Que dis-je, publié ? il n’est jamais venu à la pensée de personne que la chose fût possible. Depuis votre préture, combien de testaments semblables à celui d’Asellus ! Dernièrement encore, nous avons vu Annia, femme très-riche en argent comptant, mais dont les biens n’avaient pas été compris dans le cens, instituer sa fille héritière, de l’avis de la plupart de ses parents. C’est assurément une preuve assez forte de l’opinion générale, sur la conduite criminelle et véritablement étrange que Verrès avait tenue dans cette affaire. Car enfin, un règlement que ce préteur s’était plu à donner, personne ne s’est avisé de craindre qu’il se rencontrât aucun autre magistrat qui voulût s’y conformer. Il n’y a jamais eu que vous dans le monde qui, non content de réformer la volonté des vivans, ayez annulé celle des morts. Vous-même avez supprimé cet article dans l’édit que vous publiâtes en arrivant en Sicile : votre intention était, s’il survenait fortuitement quelques cas semblables, de statuer d’après l’édit de Rome. Mais ce moyen de défense que vous vous imaginiez pour la suite, ne l’avez-vous pas détruit vous-même, en infirmant, dans votre édit provincial, votre propre autorité ?

XLIV. Et je ne doute pas, juges, que comme à moi, qui chéris tendrement ma fille, cet édit ne vous paraisse également injuste et cruel, à vous qui avez pour vos filles la même tendresse et la même bienveillance. En effet, quel bien plus précieux, quel gage plus cher avons-nous reçu de la nature ? quel objet plus digne de toutes nos affections, de toute notre sollicitude ? Homme insensible ! vous n’avez donc pas craint d’insulter à la cendre d’Annius ! vous n’avez pas craint de troubler ses mânes et ses froides reliques, en dépouillant ses enfants d’un patrimoine que leur avaient transmis et la volonté d’un père, et le droit naturel, et les lois ! Et pourquoi ? pour en gratifier celui qui devait vous en tenir compte. Ceux à qui nous faisons part de ces biens, de ces revenus(153) pendant notre vie, se les verront donc enlever par un préteur, quand nous ne serons plus ! Je n’accorderai, dit-il, ni la permission de me présenter une requête, ni la mise en possession(154). Vous dépouillerez donc une pupille de sa robe prétexte ? Vous lui arracherez les ornemens(155), non seulement de sa fortune, mais de sa condition ? Et nous sommes étonnés que les Lampasacéniens aient couru aux armes contre un pareil homme ! nous sommes étonnés que cet homme, en quittant sa province, se soit clandestinement évadé de Syracuse ! Ah ! si nous étions aussi sensibles aux malheurs des autres qu’à ceux qui nous sont personnels, il y a long-temps que l’on ne trouverait plus dans le Forum l’empreinte de ses pas(156) ! Un père donne à sa fille : vous ne le voulez pas. Les lois l’y autorisent : vous vous y opposez. Dans sa donation il ne s’écarte point du droit civil : qu’y trouvez-vous à redire ? rien, ce me semble. Mais je vous l’accorde : faites votre opposition, si vous pouvez, si vous trouvez quelqu’un qui la reçoive, qui s’y prête, s’il est possible qu’un seul individu la respecte. Croyez-vous qu’on vous laissera enlever aux morts leur volonté, aux vivants leurs biens, à tous les citoyens leurs droits ? Croyez-vous que le peuple romain n’aurait pas fait tomber sur vous sa juste indignation, s’il n’eût mieux aimé que ce tribunal punît vos attentats ? Depuis l’établissement de la juridiction prétoriale, jamais on ne s’est écarté de ce principe, que, toutes les fois qu’il n’y avait point de testament, le plus proche parent devenait héritier et devait être mis en possession. Il serait facile de prouver l’équité de cette mesure ; mais il suffit d’avertir que, sur ce fait, tous les magistrats ont prononcé conformément à cette jurisprudence, et que c’est un édit ancien et consacré par une tradition constante.

XLV. Écoutez maintenant, juges, un autre édit de notre préteur : la matière est depuis long-temps réglée, mais l’édit est nouveau, et, tandis qu’il veut bien donner des leçons de droit civil, envoyez vos jeunes gens à son école. Vous allez admirer le profond génie et la science du personnage. Un certain Minucius était mort avant sa préture ; on ne connaissait de lui aucun testament. D’après la loi, la succession appartenait à la famille Minucia. Si Verrès eût suivi les édits constamment observés avant et après lui, les Minucius auraient été mis en possession. Si quelqu’un se fût prétendu héritier en vertu d’un testament encore inconnu, d’après la loi il aurait dû se pourvoir en revendication d’hérédité ; et, après s’être engagé, ainsi que sa partie adverse, à des dommages et intérêts, il aurait poursuivi l’affaire devant les tribunaux. C’est conformément à cette jurisprudence que nos pères, ce me semble, se conduisaient, et que nous avons toujours agi nous-mêmes. Voyez comme Verrès l’a réformée. Son édit est rédigé de manière qu’on ne peut douter qu’il n’ait été fait en faveur d’un tiers : il est vrai que le nom ne s’y trouve pas ; mais l’affaire est détaillée dans toutes ses circonstances : le droit, la coutume, l’équité, les édits antérieurs n’y sont comptés pour rien. En vertu de l’édit du préteur de Rome : Si une succession est en litige, et qu’il y ait un possesseur, il ne donnera point caution(157). Qu’importe au préteur laquelle des parties possède ? son devoir n’est-il pas d’examiner qui doit posséder ? Ainsi, parce qu’un homme s’est mis en possession, vous l’autorisez à y rester. S’il n’y était pas, vous ne l’y mettriez point : car aucun mot de votre édit ne le fait entendre, et je n’y vois rien autre chose que l’intention de favoriser la partie qui vous a payé. Ce qui suit est risible : S’il y a contestation relativement à la succession, et qu’on me présente la minute du testament portant au moins le nombre de signatures exigé par la loi, j’adjugerai la succession conformément à la volonté du testateur. Cet article est tiré des anciens édits. Mais il faut lire ce qui suit : Si l’on ne produit pas la minute du testament, etc. Que dit-il ? qu’il adjugera la succession à celui qui se prétendra l’héritier. Il est donc indifférent que le testament soit produit ou ne le soit pas ? Je dis plus, si on le produit et qu’il s’y trouve une signature de moins que la loi ne le prescrit, vous ne mettrez point en possession ; si on ne le produit pas, vous l’y mettrez. Est-il besoin d’observer que personne depuis Verrès n’a publié une pareille ordonnance ? Est-il étonnant qu’il ne se soit rencontré personne qui ait voulu lui ressembler ? Lui-même, dans ses édits relatifs à la Sicile, n’a point inséré de pareilles clauses : pour quelle raison ? c’est qu’il avait touché son salaire. Aussi en fut-il de cet édit comme du précédent, et Verrès publia par la suite, sur la mise en possession des héritages, un édit absolument dans les mêmes termes que les édits de tous les préteurs de Rome, excepté lui. Extrait de l’édit de Sicile : Si une succession est contestée

XLVI. Au nom des dieux immortels, quelle conséquence peut-on tirer d’une pareille conduite : car je dois ici vous renouveler la question que je vous ai faite au sujet de la succession d’Annius, sur les héritages qui peuvent arriver aux femmes ? Pourquoi n’avez-vous pas transporté les articles en question dans votre édit provincial, sur la possession des héritages ? Est-ce que les Siciliens vous ont paru mériter plus d’égards que nous ? est-ce que les principes de la justice ne sont pas les mêmes à Rome et dans la Sicile ? car, si l’on est souvent obligé dans les départemens d’établir des règlemens différens de ceux de la métropole, on ne peut alléguer cette nécessité pour la possession des héritages, ni pour les successions qui échoient aux femmes. Car je vois que sur ces deux points tous les préteurs, et vous-même vous vous êtes expliqués en autant de mots, ni plus ni moins, que dans les édits publiés à Rome. Ce qu’à Rome, à votre grand déshonneur, vous aviez, après vous être fait bien payer, inséré dans votre édit, plus tard, de peur de faire gratuitement mal parler de vous dans votre province, vous l’avez supprimé dans votre édit pour la Sicile. Ainsi, après avoir, préteur désigné, rédigé son édit au gré de ceux qui le payaient, pour obtenir des lois favorables à leurs intérêts, Verrès, une fois en activité, rendit sans scrupule des édits tout contraires. Et voilà pourquoi L. Pison(158) a rempli plusieurs registres du détail des affaires, dans lesquelles il fut obligé d’intervenir, parce que son collègue avait rendu des décrets en opposition avec son propre édit. Je ne pense pas que vous ayez oublié, juges, de quelle suite et de quelle classe de citoyens le tribunal de Pison était presque tous les jours entouré : certes, sans un tel collègue, Verrès aurait été cent fois lapidé dans le Forum. Mais ses injustices semblaient plus supportables, parce qu’on trouvait dans la droiture et l’équité de Pison, un asile toujours ouvert, et dont chacun pouvait profiter sans qu’il fût besoin de longues démarches, de sollicitations, d’argent, ni même d’avocat. Rappelez-vous, juges, de quelle manière arbitraire Verrès rendait la justice ; que de contradictions dans ses arrêts, quel trafic scandaleux il en faisait ; quelle solitude chez les jurisconsultes les plus accrédités, tandis que la maison de la Chélidon était toujours pleine de gens qui, en sortant de chez cette femme, allaient à Verrès lui dire à l’oreille quelques mots, à la suite desquels tantôt il rappelait les parties qu’il avait déjà jugées, et réformait sa sentence ; tantôt il prononçait sans aucun scrupule, entre d’autres plaideurs, le contraire de ce qu’il avait jugé la veille dans des causes entièrement semblables. De là ces sarcasmes que l’indignation inspirait aux mécontents : les uns disaient, vous les avez entendus, qu’il ne fallait pas s’étonner que le jus de verrat(159) fût si mauvais ; d’autres s’expliquaient avec plus de gravité, mais leur courroux ne les rendait pas moins plaisans. Ils maudissaient Sacerdos(160) de n’avoir pas sacrifié un si méchant verrat. Je ne vous aurais pas rapporté ces jeux de mots, qui ne me paraissent pas de très bon goût, ni dignes, par conséquent, d’être répétés devant un tribunal si respectable ; mais j’ai voulu vous faire sentir que la conduite infâme et les iniquités de Verrès l’avaient rendu le plastron de tous les dictons populaires.

XLVII. Parlerai-je maintenant de son insolence ou de sa cruauté envers les plébéiens ? Par où commencerai-je ? La cruauté sans doute a quelque chose de plus grave et de plus atroce. Pensez-vous que ceux qui nous entendent aient oublié avec quelle fureur il faisait battre de verges des citoyens romains ? action barbare contre laquelle un tribun(161) réclama dans une assemblée, où il produisit aux yeux du peuple romain un malheureux qui venait d’être ainsi frappé de verges : c’est un fait que je vous ferai connaître en détail lorsqu’il en sera temps. Quant à son insolence, qui ne sait à quel excès il la porta ? qui ne connaît son mépris, son dédain, pour les citoyens pauvres, qu’il ne regarde pas même comme des hommes libres ?

P. Trebonius avait institué ses héritiers plusieurs hommes vertueux et estimés : de ce nombre était un de ses affranchis. Le testateur avait un frère, Aulus Trebonius, qui avait été proscrit. Voulant lui assurer un sort, il stipula dans le testament que les héritiers s’engageraient par serment à prendre individuellement leurs mesures pour que la moitié au moins de leur part fût remise à ce malheureux frère. L’affranchi fit le serment. Les autres héritiers vont trouver le préteur ; ils lui font entendre qu’il n’y a pas lieu à prêter le serment ; que ce serait aller contre la loi Cornelia(162), qui défend de faire passer aucun secours à un proscrit. Dispense leur est donnée du serment, et le préteur les autorise à se mettre en possession. Je suis loin d’y voir un sujet de blâme : il n’était pas juste, sans doute, qu’un homme proscrit et dénué de tout, reçût quelque chose des biens de son frère ; mais l’affranchi aurait cru commettre un crime s’il n’eût pas prononcé le serment exigé par le testament de son patron. Verrès déclara donc qu’il ne le mettrait pas en possession de l’héritage, non-seulement pour qu’il ne pût donner de secours à un proscrit qui avait été son patron(163), mais afin de le punir en même temps d’avoir exécuté les intentions de son autre patron. Vous accordez la possession à celui qui n’a point fait le serment : soit, vous en avez le droit, vous êtes préteur. Mais sur quel fondement la refuserez-vous à celui qui a fait le serment ? Il donnait des secours à un proscrit. La loi existe ; la peine est formelle. Mais cela regarde-t-il le juge civil ? Que reprochez-vous à l’affranchi ? D’avoir voulu venir au secours d’un patron alors en butte à la misère ? d’avoir respecté la dernière volonté de son autre patron, dont il avait reçu le plus grand des bienfaits ? De ces deux choses enfin, que lui reprochez-vous ? Ecoutez ce que, du haut de son siège, a prononcé ce vertueux magistrat : « Un chevalier romain(164), si opulent, aurait donc un affranchi pour héritier ! » Assurément, l’ordre des affranchis(165) est bien modéré, pour avoir souffert qu’il sortît vivant de son tribunal ! Je pourrais citer mille décrets évidemment rendus pour de l’argent, sans que j’aie besoin de le prouver : la bizarrerie et l’iniquité de ces actes ne laissant aucun doute sur ce point. Je n’en rapporterai qu’un seul qui vous fera juger des autres ; vous en avez déjà entendu parler lors de la première action.

XLVIII. Je veux parler de C. Sulpicius Olympus(166). Cet homme mourut pendant la préture de C. Sacerdos. Verrès, si je ne me trompe, ne s’était pas encore mis sur les rangs pour cette magistrature. Quoi qu’il en soit, Sulpicius avait institué son héritier M. Octavius Ligur(167). Celui-ci recueillit la succession, il en resta paisible possesseur tant que Sacerdos fut en fonction. À peine Verrès fut-il entré en charge, qu’en vertu d’un édit de ce nouveau magistrat, qui n’avait rien de commun avec celui de son prédécesseur, la fille du patron de Sulpicius(168) réclama le sixième de l’héritage. Ligur était absent. Son frère, Lucius, défendait sa cause. Ses amis, ses parents comparurent avec lui. Le préteur déclara que, si l’on ne prenait des arrangements avec cette femme, il la mettrait en possession. L. Gellius plaida pour Ligur(169) ; il démontra que l’édit de Verrès ne pouvait regarder les successions échues avant sa préture, et que, si cet édit avait existé à la mort de Sulpicius, Ligur n’aurait peut-être pas accepte l’héritage. Rien de plus juste que ces raisons, appuyées, d’ailleurs, par des personnages d’un très grand poids ; mais l’argent prévalut. Ligur vint à Rome ; il ne doutait pas que, s’il pouvait obtenir une audience du préteur, la bonté de sa cause, et sa considération personnelle, le détermineraient en sa faveur : il alla donc trouver Verrès, lui expliqua l’affaire, lui représenta depuis combien de temps cette succession lui était échue ; en un mot, il lui exposa tout ce que peut faire valoir un homme d’esprit dans une excellente cause. Il finit par le prier de ne point fermer l’oreille à l’opinion publique, de ne pas se souiller d’une injustice aussi criante. Le préteur lui reprocha de mettre trop d’âpreté et trop d’empressement à recueillir une succession inattendue. Vous devriez, lui dit-il, songer aussi aux intérêts du préteur, ajoutant qu’il avait besoin de bien des choses pour lui-même et pour la meute de surveillants(170) qu’il tenait autour de lui. Je ne saurais mieux faire que d’en référer, pour tous ces détails, à ce que vous a dit Octavius dans sa déposition. Vous l’avez entendue ! Eh bien, Verrès ! qu’avez vous à objecter ? faut-il ne donner aucune confiance à de pareils témoins ? et leur déposition est-elle étrangère à ce fait ? Direz-vous que ni Octavius ni L. Ligur, son frère, ne méritent point qu’on les croie ? Si vous les récusez, qui donc nous croira ? et nous-mêmes, à qui croirons-nous ? Dites-moi, Verrès, quel moyen aura-t-on de constater un délit par témoins, si celui-ci ne l’est point, ou si la déposition de tels hommes n’est comptée pour rien ? C’est vraiment une bagatelle que de voir le préteur de la ville établir en principe, pour le temps de sa magistrature, que tous ceux à qui il surviendra un héritage seront tenus de constituer le préteur leur cohéritier. Pouvons-nous mettre en doute le ton d’insolence qu’il s’arroge avec les hommes d’une naissance, d’une considération et d’un ordre inférieurs, avec les villageois des municipes, enfin avec les affranchis, en qui jamais il n’a vu des hommes libres ? En douterons-nous, lorsque, pour rendre justice à M. Octavius Ligur, homme que sa naissance, son rang, son nom, sa vertu, son esprit, ses richesses rendent respectable à tant de titres, il n’a pas hésité à lui demander de l’argent ?

XLIX. Dirai-je de quelle manière il s’est comporté pour l’entretien des édifices publics(171) ? Vous avez entendu les victimes de ses exactions ; beaucoup d’autres pourront vous en parler ; des faits notoires et manifestes vous ont été rappelés, on vous en citera d’autres encore. C. Fannius, chevalier romain, frère de Q. Titinius(172), un de vos juges, a dit vous avoir donné de l’argent. Lisez la déposition de C. Fannius. N’allez pas, juges, croire le témoin Fannius ; et vous, Q. Titinius, croire votre frère C. Fannius : ce qu’il dit est incroyable. Il taxe C. Verrès d’avarice et d’impudence : ces reproches doivent s’adresser à tout autre qu’à lui.

Nous avons la déposition de Q. Tadius, intime ami du père de Verrès, et presque parent de sa mère, de nom et de naissance. Il a prouvé par ses registres qu’il avait donné de l’argent à Verrès. Lisez les registres de Q. Tadius. Lisez sa déposition. Ne croira-t-on ni ces pièces ni son témoignage ? Sur quoi désormais motiverons-nous nos jugements ? N’est-ce pas autoriser tous les délits et tous les méfaits, que de ne pas ajouter foi au témoignage des hommes les plus considérés, et de compter pour rien les registres des gens de bien ? Vous occuperai-je de ces sujets de plaintes qui reviennent journellement dans toutes les conversations du peuple romain ? de ce vol si remarquable par son effronterie et par sa nouveauté ? Dirai-je que dans le temple de Castor(173), dans cet édifice si auguste, si fréquenté, et qui tous les jours est ouvert à la curiosité et aux hommages du peuple romain, dans un temple où le sénat est très souvent convoqué, où sans cesse on vient en foule délibérer sur les affaires les plus importantes, dirai-je enfin que dans ce lieu, Verrès, bravant les discours du public, a osé laisser un monument authentique de son audace ?

L. L’entretien du temple de Castor avait été confié à P. Junius par les consuls L. Sylla et Q. Metellus(174). Il mourut laissant un fils en bas âge. Les consuls L. Octavius et C. Aurelius(175), après avoir nommé un autre entrepreneur, ne purent trouver le temps d’examiner en quel état se trouvaient ces bâtiments ; il en fut de même des préteurs C. Sacerdos et M. Césius, qui furent ensuite chargés de cette affaire. Intervint un sénatus-consulte ordonnant aux préteurs C. Verrès et P. Célius de faire la visite de ces édifices, et de prendre une décision de ceux qui n’avaient point encore été soumis à cette vérification. Investi de ce pouvoir, Verrès, ainsi que vous l’ont attesté C. Fannius et Q. Tadius, Verrès, qui s’était permis d’exercer ouvertement, et avec la dernière impudence, toutes sortes de brigandages, voulut, dans cette occasion, laisser de ses déprédations le monument le plus insigne, et tel que nous puissions non-seulement en entendre parler quelquefois, mais tous les jours en avoir la preuve sous les yeux. Il demanda qui devait remettre le temple de Castor en bon état d’entretien. Junius était mort, il le savait, mais il voulait savoir qui cela regardait après lui : il apprend que c’était le fils de Junius, encore en tutelle. Notre homme, qui avait répété mille fois que les pupilles, soit garçons, soit filles, étaient une excellente proie pour les préteurs, ne manqua pas de dire que c’était une bonne aubaine qui lui tombait dans la poche. Un monument aussi vaste, et d’une si belle construction, était à la vérité dans le meilleur état, mais Verrès devait y trouver toujours quelque réparation à faire, et partant quelque occasion de rapine. Il fallait remettre le temple de Castor à L. Rabonius(176), qui se trouvait être en même temps tuteur du fils de Junius, d’après le testament du père. Il s’était arrangé avec son pupille pour que l’entreprise lui fût confiée, sans que leurs intérêts réciproques fussent lésés. Le préteur fait venir Rabonius, il lui demande si son pupille n’a point manqué à lui remettre tout ce qu’on pouvait exiger de lui. Le tuteur répond, comme il était vrai, que son pupille n’aura pas grand’peine à livrer le tout ; qu’il ne manque aucune statue, aucune des offrandes, et que le temple est dans le meilleur état. C’aurait été pour Verrès une chose indigne, qu’on pût le voir sortir d’un temple si vaste et d’un si coûteux entretien sans être chargé d’un riche butin, surtout ayant affaire à un pupille.

LI. Il va lui-même au temple de Castor, et l’examine dans tous les détails ; partout il voit des plafonds bien lambrissés, le reste tout neuf et sans aucune dégradation. Il se tourmente, fort embarrassé de ce qu’il doit faire : alors il lui fut dit par un de ces limiers dont il avait avoué à Ligur qu’il avait un grand nombre à son service : « Verrès, vous n’avez ici rien à faire, à moins que vous n’exigiez que ces colonnes soient exactement d’aplomb. » Notre homme, dont l’ignorance en toutes choses est extrême, demande ce que c’est que l’aplomb : on lui dit qu’il n’y a presque point de colonnes dont la pose soit exactement perpendiculaire. « Par tous les dieux ! voyons cela, dit-il ; oui, je veux que les colonnes soient remises bien d’aplomb. » Rabonius connaissait la loi ; il savait qu’elle oblige seulement à livrer le même nombre de colonnes sans faire aucune mention de leur aplomb, et que d’ailleurs il n’était pas de son intérêt d’accepter avec cette clause, de peur d’être tenu de rendre à la même condition. Il soutient donc qu’il ne doit pas être tenu à cette condition, qui ne pouvait être exigée de lui. Verrès l’invite à se tranquilliser, et lui laisse entrevoir quelque espérance d’avoir part au bénéfice. Rabonius était d’un caractère doux et flexible : il ne fut pas difficile de le réduire au silence, et Verrès arrêta définitivement que les colonnes seraient livrées d’aplomb. Cette disposition nouvelle et inattendue pouvait ruiner le pupille. On en fait part aussitôt à C. Mustius, son beau-père, qui est mort dernièrement ; à Marcius Junius, son oncle paternel, et à son tuteur P. Potitius, homme de mœurs austères. Tous ensemble vont en instruire un de nos plus illustres citoyens, M. Marcellus, dont on connaît la haute vertu et l’extrême obligeance, et qui était aussi tuteur de Junius(177). Marcellus se rend chez Verrès, il le prie, il le conjure, dans les termes les plus pressans, de ne point, par la plus criante injustice, enlever à Junius, son pupille, l’héritage de ses parents. Verrès, qui avait déjà dévoré en espérance cette riche proie, ne se laisse émouvoir ni par la force des raisons qui lui sont alléguées, ni par la considération personnelle qu’il doit à Marcellus. Il répond que la vérification se fera conformément à son ordonnance. Les tuteurs reconnaissent enfin que les pourparlers seraient désormais inutiles, et qu’ils en étaient à ne pouvoir plus même obtenir d’accès auprès de cet homme, aux yeux de qui ni le droit, ni l’équité, ni l’humanité, ni les sollicitations des parents, ni le zèle de l’amitié, ni l’autorité de la vertu, n’avaient aucune valeur au prix de l’argent. Ils arrêtent donc entre eux que le meilleur parti à prendre (et qui n’aurait eu la même idée ? ) était d’avoir recours à Chélidon. On sait que, pendant toute la préture de Verrès, cette femme fut l’arbitre des destinées du peuple romain, non-seulement dans les tribunaux civils et dans tous les procès entre particuliers, mais que même l’intendance des bâtimens publics fut livrée à sa direction.

LII. On vit donc aller chez Chélidon C. Mustius, chevalier romain, fermier de l’état, citoyen des plus considérés. On y vit aussi venir M. Junius, oncle paternel du pupille, personnage d’une probité sévère et de mœurs irréprochables. Vint enfin l’homme le plus estimé de son ordre par sa dignité, ses nobles sentiments, et par son attachement à ses devoirs : je veux parler de P. Potitius, l’un des tuteurs. Oh ! que de cœurs a navrés votre préture ! que de chagrins, d’humiliations elle a coûtés ! Sans parler du reste, de quelle honte, de quelle douleur ces hommes respectables durent être pénétrés, lorsqu’ils entrèrent dans la maison d’une courtisane ? Se seraient-ils jamais soumis à une pareille infamie, si un devoir sacré, si le titre de tuteurs ne les y avaient forcés ? Ils arrivent donc chez Chélidon, la maison était pleine : on y venait solliciter de nouveaux règlemens, de nouvelles lois, de nouvelles sentences. Qu’il m’envoie en possession ; moi, qu’il m’y laisse ; moi, je demande qu’il ne me condamne pas ; moi, que ces biens me soient adjugés. Les uns comptaient de l’argent, d’autres signaient des obligations. La presse était si grande, que l’on ne se serait jamais imaginé que l’on fût chez une courtisane ; on aurait cru assister à l’audience du préteur. Quand les personnes dont j’ai parlé eurent reçu la permission d’entrer, on les introduisit enfin. Mustius prend la parole, explique l’affaire, promet de l’argent ; Chélidon répond avec tout l’abandon facile d’une prostituée ; elle leur proteste que ce sera pour elle un plaisir de les obliger, et qu’elle en conférera sérieusement avec le préteur ; elle les engage à repasser. Ils se retirent ; ils reviennent le lendemain ; Chélidon leur déclare que le préteur est inexorable, vu que l’affaire, à ce qu’il dit, doit lui rapporter une somme très considérable.

LIII. Je crains que s’il est quelqu’un, dans cette assemblée, qui n’ait point assisté à la première action, il ne m’accuse ici d’inventer ; et le fait est véritablement si infâme qu’il en devient incroyable. Mais vous en avez connaissance, juges, vous avez entendu la déposition faite sous la foi du serment par P. Potilius, un des tuteurs de Junius, et celle de M. Junius, son oncle, également chargé de la tutelle. Mustius vous aurait rendu le même témoignage s’il eût vécu ; mais, à la place de Mustius, L. Domitius (178) vous a déclaré qu’il avait, dans le temps, appris le fait de la bouche de Mustius. Il savait que C. Mustius de son vivant m’en avait souvent parlé, attendu que j’étais fort lié avec lui, depuis surtout que je lui avais fait gagner un procès où il s’agissait de toute sa fortune : Domitius savait même que je n’ignorais pas que Mustius lui confiait tout ce qui l’intéressait : cependant il évita aussi longtemps qu’il put de rien dire sur Chélidon, et ne fit, à cet égard, que des réponses évasives. Telle est la pudeur de ce noble jeune homme, l’honneur de tous les Romains de son âge, que, malgré mes instances, il aima mieux se retrancher dans ses réponses vagues plutôt que de prononcer le nom de Chélidon. Il dit d’abord que des amis du préteur avaient été priés de s’interposer auprès de celui-ci ; puis, à force d’être pressé, il se détermina enfin à nommer Chélidon. N’avez-vous pas de honte, Verrès, d’avoir exercé votre préture au gré d’une femme dont L. Domitius croyait à peine que l’honneur lui permît de prononcer le nom ?

LIV. N’ayant rien obtenu de Chélidon, les tuteurs de Junius font de nécessité vertu, et se chargent eux-mêmes de l’affaire. Ils transigent avec Rabonius, ce zélé tuteur, et lui comptent deux cent mille sesterces pour une chose qui en valait tout au plus quarante mille. Rabonius se hâta d’en prévenir Verrès ; la somme suivant lui était assez forte, le vol était du moins assez impudent. Lui qui comptait sur beaucoup plus, traita fort durement Rabonius, et lui dit que cet arrangement ne pouvait le satisfaire ; il finit par déclarer qu’il allait mettre l’entreprise des réparations à l’enchère. Les tuteurs ignoraient tout : ils regardaient leur transaction avec Rabonius comme définitive, et ne craignaient pas de nouvelle lésion pour leur pupille. Le préteur ne perd point de temps : par son ordre, et sans qu’il y ait eu d’affiche ni de jour indiqué, on commence la criée dans le moment le plus défavorable, pendant les jeux Romains, lorsque le Forum était encore tout décoré. Cependant Rabonius avertit les tuteurs que leur transaction est annulée. Ils arrivent à temps : Junius, l’oncle, lève la main(180) : le préteur pâlit, ses traits s’altèrent, les paroles et la présence d’esprit lui manquent à la fois. Que doit-il faire ? Il songe que si l’adjudication est accordée au pupille, si l’émissaire aposté par lui-même n’obtient pas l’entreprise, c’est une proie qui lui échappe. Il imagine donc… quoi ? oh ! rien d’ingénieux, rien dont on puisse dire : Cela est méchant, mais adroit. N’attendez de lui rien qui soit d’un fourbe habile, d’un fin matois : en lui tout se trahit, tout se fait voir au grand jour ; impudence, folie, audace. Si les réparations, se dit-il, sont adjugées au pupille, ma proie m’échappe des mains ; quel moyen de la retenir ? quel moyen ? ne permettons point au pupille d’être adjudicataire. Mais que devient l’usage que toujours, dans les ventes publiques de biens chargés d’hypothèques, soit directes, soit à titre de caution(181), ont pratiqué tous les consuls, tous les censeurs, tous les préteurs, tous les questeurs, en favorisant spécialement le possesseur actuel comme étant celui que l’adjudication intéresse le plus ? Verrès exclut le seul peut-être qui devait avoir le privilège de se porter adjudicataire. Car enfin, pourrait dire celui-ci, pourquoi un étranger prétend-il, malgré moi, à une entreprise qui sera payée de mes fonds ? pourquoi vient-il sur mon marché ? C’est à mes frais que doivent se faire les réparations qui sont adjugées ; je m’engage, moi, à les faire : ce sera à vous, qui me les avez allouées, à examiner l’ouvrage qui sera fait ; mes biens et ceux de mes cautions en répondront au trésor public. Et si, vous préteur, vous ne regardez pas cette garantie comme suffisante, serez-vous le maître de jeter ma fortune à qui vous plaira ? m’empêcherez-vous de venir me présenter pour la défendre ?

LV. C’est une chose curieuse que son ordonnance ; vous y reconnaîtrez l’auteur de l’édit sur les successions : Réparations à faire par le pupille Junius. Parlez donc plus haut, je vous prie. Caius Verrés, préteur de Rome, a de plus ordonné. C’est la formule des amendements aux lois censoriales. Pourquoi pas ? je lis dans beaucoup d’anciennes lois, Cn. Domitius, L. Metellus, L. Cassius, Cn. Servilius(182), censeurs, ont ordonné de plus. C. Verrès peut bien vouloir procéder tout comme eux. Eh bien, qu’a-t-il ordonné ? Que quiconque aura obtenu des censeurs L. Marcius et M. Perperna(183) l’adjudication de l’entretien d’un édifice public, ne pourra y être associé pour une part quelconque, ni admis en son nom à la fin de son bail. Pourquoi cela ? Aviez-vous peur que l’ouvrage fût défectueux ? mais la vérification vous en était soumise ; craigniez-vous que le pupille ne fût pas assez riche ? mais ses biens et ceux de ses cautions offraient une garantie plus que suffisante pour le trésor public, et vous pouviez en exiger une encore plus forte. Enfin, si cette considération, si l’injustice d’un pareil décret ne vous arrêtait pas ; si la ruine d’un pupille, les larmes de sa famille, la générosité de D. Brutus(184), qui l’avait cautionné, si l’appui d’un tuteur aussi respectable que M. Marcellus n’étaient auprès de vous d’aucun poids, comment n’avez vous pas du moins réfléchi que telle était la nature de ce délit, que vous ne pourriez ni le nier, puisque vos registres le constataient, ni l’avouer avec quelque espoir de le justifier ? L’ouvrage fut adjugé pour cinq cent soixante mille sesterces, quoique les tuteurs criassent qu’ils le feraient pour quatre-vingt mille, au gré du plus injuste des hommes. Quels étaient en effet ces grands travaux ? vous les avez vus, juges : toutes les colonnes que vous avez vues reblanchies ont été démontées à peu de frais par le moyen d’une grue, puis rétablies sans qu’on y ait employé de nouvelles pierres : voilà ce que vous avez alloué, cinq cent soixante mille sesterces ; encore y a-t-il plusieurs de ces colonnes auxquelles votre entrepreneur n’a pas touché. Je soutiens même qu’il y en a une à laquelle on n’a fait autre chose que de recrépir le chapiteau. Quant à moi, si j’avais pensé qu’il en coûtât tant d’argent pour reblanchir des colonnes, certes je n’aurais jamais demandé l’édilité.

LVI. Mais il fallait présenter l’affaire de manière à couvrir cette spoliation d’un pupille. Aussi lit-on dans votre édit : Si dans vos travaux vous causez quelque dégradation, vous la réparerez. Quelle dégradation pouvait-on supposer, puisqu’il ne s’agissait que de remettre chaque pierre à sa première place ? Vous ajoutez : l’adjudicataire donnera caution de dédommager la personne a qui le premier entrepreneur (185) avait cédé son bail. C’est sans doute une plaisanterie de contraindre Rabonius à se donner caution à lui-même. On lit plus bas : L’argent sera payé comptant. Par qui ? Par un homme qui vous a tant crié qu’il ferait pour quatre-vingt mille sesterces ce que vous avez alloué cinq cent soixante mille ! Par le pupille ? Et son âge, son état d’orphelin, vous auraient obligé de défendre ses intérêts en votre qualité de préteur, s’il n’avait pas eu de tuteurs ; mais, défendu qu’il était par ceux-ci, vous avez ravi, non pas seulement le patrimoine de cet enfant, mais jusqu’aux biens de ces mêmes tuteurs. L’édit porte encore ces mots : Que le tout soit de bons matériaux, chacun en son genre. Il n’a fallu que retailler quelques pierres et les reposer à l’aide de la machine à cet usage. Car je ne vois ici ni pierres ni matériaux à voiturer, tout s’est réduit au travail de quelques manœuvres, et à l’emploi d’une seule grue ; la dépense n’a pu en être considérable. Que croyez-vous, juges, qui soit le plus cher, d’élever une colonne toute neuve sans y employer aucune pierre qui ait déjà servi, ou d’en rétablir quatre comme celle-ci ? Personne ne doute qu’il n’en coûte beaucoup plus pour en construire une neuve. Je prouverai que de fortes colonnes toutes neuves, et voiturées de très-loin par des chemins difficiles, sont revenues seulement à quarante mille sesterces chacune : je vous citerai les maisons particulières dont elles ornent la cour : mais il est inutile d’insister sur l’impudence de Verrès, tout le monde la connaît. D’ailleurs, n’a-t-il pas mis en évidence qu’il se moquait de l’opinion publique, en terminant son édit par cette clause : Les vieux matériaux reviendront à l’entrepreneur. Comme s’il devait résulter de vieux matériaux d’un travail consistant à réparer les colonnes avec ces mêmes matériaux. Le pupille ne pouvait être adjudicataire ; je le veux : mais il n’était pas nécessaire pour cela que ce fût Verrès lui-même qui eût l’entreprise : il fallait laisser aux citoyens la liberté d’enchérir ; tous furent écartés aussi ouvertement que le pupille. L’ouvrage devant être achevé aux calendes de décembre, l’adjudication se fit vers les ides de septembre : donner si peu de temps, n’était-ce pas écarter tout le monde ?

LVII. Mais comment Rabonius trouva-t-il ce temps suffisant ? Personne ne vint chicaner Rabonius, ni aux calendes, ni aux nones, ni aux ides de décembre ; et Verrès partit même pour sa province avant que l’ouvrage fût achevé. Depuis qu’il a été traduit en justice, il a prétendu d’abord qu’il ne pouvait porter sur ses registres l’acceptation de la remise de cet ouvrage : ensuite, se voyant pressé par Rabonius, il se rejeta sur moi, et dit que j’avais mis le scellé sur ses papiers. Rabonius m’en demanda communication ; il me fit parler par mes amis, et n’eut pas de peine à l’obtenir. Verrès ne savait plus quel parti prendre ; il croyait se ménager un moyen de justification en n’inscrivant point sur ses registres la remise de cet ouvrage ; d’un autre côté, il sentait bien que Rabonius déclarerait tout ; et d’ailleurs, quel fait pourrait être plus manifeste que celui-ci ne le serait encore aujourd’hui, quand même nous n’aurions pas le témoignage de Rabonius ? C’est quatre ans après l’époque fixée pour la confection de l’ouvrage, que Verrès en a porté l’acceptation sur ses registres. Il n’aurait pu procéder ainsi, si tout autre avait obtenu l’entreprise ; mais personne ne se présenta, parce que le temps parut trop court aux uns, et que les autres ne voulurent point se mettre sous la dépendance d’un homme qui aurait considéré cette affaire comme une proie qu’ils lui auraient enlevée ; car, est-il besoin de chercher dans quelles mains a passé cet argent ? Lui-même l’a fait assez connaître ; d’abord Decimus Brutus s’étant plaint hautement, quoique l’adjudication eût été fixée à cinq cent soixante mille sesterces, et qu’il les eût déjà payés de sa bourse, le préteur lui remit cent dix mille sesterces : certes, si cette somme eût été à prendre sur les fonds d’autrui, il n’aurait pu en disposer. En second lieu, l’argent fut compté à Cornificius, alors son secrétaire, il ne peut le nier. Ce n’est pas tout encore, les registres de Rabonius attestent que cet argent fut la proie de Verrès. Lisez les registres de Rabonius.

LVIII. À ce sujet Q. Hortensius s’est plaint, dans sa première plaidoirie, qu’un pupille eût paru devant vous en robe prétexte, et que l’oncle de Junius l’eût accompagné avec d’autres témoins pour déposer. Il s’est écrié que je cherchais à me rendre populaire, à soulever les esprits en amenant un enfant aux pieds du tribunal ; qu’y avait-il donc dans cet enfant de si populaire et de si dangereux ? Qu’aurait-on dit de plus si j’avais produit au milieu du Forum le fils de Gracchus ou celui de Saturninus, pour que son nom et le souvenir de son père soulevassent une multitude ignorante ? C’était le fils de P. Junius, d’un homme appartenant à la classe des plébéiens, un enfant que son père, en mourant, avait cru nécessaire de recommander à des tuteurs, à sa famille, et de mettre sous la protection des lois et des magistrats. Dépouillé par la plus inique adjudication non seulement des biens de son père, mais de tout ce qu’il possédait de son chef, il est venu réclamer votre justice ; il a voulu, s’il ne pouvait se faire entendre, avoir du moins la consolation de voir revêtu d’habits moins fastueux celui qui, par un vol impudent, l’a réduit depuis plusieurs années à ne porter que les tristes vêtements de la misère (186). Ce n’était donc point son âge, Hortensius, mais sa cause ; ce n’était point son costume, mais son malheur qui vous paraissait populaire ; vous étiez moins inquiet qu’il fût venu avec sa robe prétexte que sans son collier d’or : car personne n’était blessé de le voir avec un costume autorisé par l’usage et par le droit de sa naissance ; mais chacun était indigné que cet ornement, dont son père avait décoré son enfance, comme marque distinctive de sa fortune et de sa condition, lui eût été arraché par un brigand. Ses larmes, que l’on voyait couler, n’avaient rien de plus populaire que les nôtres, que les vôtres, Hortensius, et que celles des hommes qui vont nous juger : car il s’agit ici d’une cause commune, d’un péril commun à tous ; nous devons par une défense commune nous prémunir contre les attentats d’une perversité qui, comme une incendie, menace de tout consumer. Nous avons des enfans en bas âge ; aucun de nous ne sait combien de temps il lui reste à vivre : mais, tant que nous respirons, nous devons veiller pour l’avenir à ce que leur enfance et leur abandon trouvent un appui assez fort pour les protéger. Et qui pourrait défendre la faiblesse de nos enfans contre l’iniquité des magistrats ? Leur mère ? Oui, sans doute, la mère d’Annia, cette femme d’un rang illustre, a été d’un puissant secours à cette jeune orpheline ! Vainement elle implorait les dieux et les hommes, Verrès en a-t-il moins ravi à sa pupille les biens de son père ? Ses tuteurs sans doute seront plus heureux à le défendre ? Vraiment la chose est facile avec un préteur par qui tous les argumens, tout le zèle, et tout le crédit d’un tuteur tel que Marcellus, intercédant pour Junius, son pupille, ont été comptés pour rien !

LIX. Examinerons-nous ce qu’il a fait au fond de la Phrygie, et dans les cantons les plus reculés de la Pamphylie ? à quelles pirateries ne s’est-il pas livré dans la guerre des pirates, lui qui, dans le Forum du peuple romain, s’est conduit en exécrable corsaire Ne devine-t-on pas avec quelle audace il a pillé les ennemis, celui qui s’est approprié, comme sa proie, les trophées de L. Metellus(187) ; celui qui a exigé une somme plus forte pour reblanchir quatre colonnes, que ce héros pour les construire toutes ? Attendrons-nous que les témoins venus de Sicile fassent leur déposition ? Tous ceux qui ont visité le temple de Castor ne déposeront-ils pas contre votre avarice, votre iniquité, votre audace ? Peut-on aller de la statue de Vertumne(188) au grand Cirque, sans rencontrer à chaque pas des vestiges de votre cupidité ? Vous-même, Verrès, vous n’osez marcher sur cette voie où doit passer la pompe de nos chars sacrés(189), tant la manière dont vous l’avez entretenue atteste vos brigandages. Croira-t-on que, séparé de l’Italie par le détroit, vous ayez ménagé les alliés, lorsque vous avez voulu rendre le temple de Castor témoin de vos rapines, ce temple toujours ouvert au peuple romain, et que vos juges devaient avoir devant leurs yeux, au moment de prononcer sur votre sort ?

LX. Faut-il rappeler encore que, durant sa préture, Verrès s’est arrogé la décision d’une cause publique(190) ? car c’est une affaire qu’on ne peut passer sous silence. C’est devant ce préteur que l’amende fut requise contre Q. Opimius(191), traduit en justice sous prétexte d’avoir voulu, lorsqu’il était tribun, empêcher l’exécution de la loi Cornelia ; mais en effet, pour avoir parlé, pendant son tribunat, contre les intentions d’un illustre personnage. Si je voulais dire tout ce que je sais sur ce jugement, il me faudrait nommer et blesser beaucoup de personnes ; mais je puis m’en dispenser. Je dirai seulement que quelques hommes arrogants, ce terme paraîtra, je crois, très modéré, se servirent de l’autorité du préteur pour se donner le plaisir de ruiner à leur gré Q. Opimius. Verrès viendra-t-il encore se plaindre que la première action se soit terminée en neuf jours, lorsque devant son tribunal il n’a fallu que trois heures pour qu’un sénateur romain, Q. Opimius, perdît ses biens, son rang et tous ses titres ? jugement tellement inique, qu’on a souvent, depuis, délibéré dans le sénat si l’on n’abolirait pas les amendes el les enquêtes de cette espèce. Lorsqu’il fut procédé à la vente des biens de Q. Opimius, avec quelle impudence Verrès ne se permit-il pas de coupables déprédations dans cette affaire ? Mais ces détails m’entraîneraient trop loin ; je dirai seulement que, si je ne vous en donne pas la preuve authentique, d’après les registres des hommes les plus dignes de foi, je permets qu’on regarde toute cette imputation comme entièrement controuvée dans l’intérêt de ma cause. Mais celui qui, après avoir présidé comme préteur à la condamnation d’un sénateur romain, a eu la bassesse de s’approprier les dépouilles de cet infortuné, comme un trophée pris sur l’ennemi, comment cet homme pourrait-il détourner de sa tête les coups qui doivent le frapper ?

LXI. Quant au remplacement par le sort des juges dans la cause jugée par Junius(192), je n’en parlerai pas. Et qu’oserais-je dire contre les listes que vous avez produites ? l’entreprise est difficile ; et je m’en laisse dissuader, non-seulement par votre réputation d’intégrité et par celle de vos assesseurs, mais bien aussi par l’anneau d’or de votre secrétaire(193). Je me tairai donc sur ce qu’il me serait malaisé de prouver ; mais je dirai et je prouverai que plusieurs personnes d’un rang distingué vous ont entendu dire qu’il fallait vous pardonner si vous aviez produit une fausse liste, parce que, sans cette précaution, cette haine qui partout éclata contre C. Junius aurait alors éclaté contre vous-même au péril de vos jours.

C’est ainsi que ce vil scélérat a de longue main pris ses précautions et pourvu à sa sûreté, en consignant sur ses registres publics et particuliers ce qui ne s’était point fait ; en supprimant ce qui avait eu lieu ; en effaçant, en changeant, en intercalant, et surtout en prenant soin que les ratures ne parussent pas. Il en est venu au point de ne pouvoir justifier ses crimes que par d’autres crimes. C’est par un tirage au sort de cette espèce, que l’insensé s’était aussi flatté de faire ainsi changer ses juges par les soins de Q. Curtius, son digue ami, qui devait être juge de la question(194) ; et si, soutenu par la force, les cris et les menaces du peuple romain, je n’avais su lui résister(195), l’avantage d’avoir des juges tirés de cette noble décurie(196), et dont j’avais tant d’intérêt à rechercher la puissante influence, cet avantage m’aurait été enlevé ; et Junius, abusant du sort au gré de Verrès, leur en substituait d’autres pour former son conseil.......


NOTES
DU LIVRE I DE LA SECONDE ACTION CONTRE VERRÈS.

I. (1). Personne de vous, juges, n’ignore sans doute. Quintilien cite ce passage comme un exemple d’euphonie, à cause du mot hosce dies qui se trouve dans le texte pour hos. « Pourquoi, dit-il, hosce, et non pas hos ? Ce mot n’avait rien de rude. Je n’en pourrais peut-être pas rendre raison ; mais je sens que l’autre est mieux. Pourquoi Cicéron ne s’est-il pas contenté de dire sermonem vulgi fuisse ? La composition le permettait. Je ne sais pourquoi ; mais, quand je consulte mon oreille, il me semble qu’elle serait moins satisfaite, si cette double expression n’y était pas. » (Liv. IX, ch. 4)

(2). Vous le voyez devant vous. On n’a pas besoin de rappeler que tout ceci n’est qu’une fiction pour mieux mettre en scène et Verrès et son accusateur dans ce plaidoyer, qui ne fut pas prononcé. (Voyez le sommaire.)

II. (3). Des juges sévèrement choisis par l’accusateur. — Diligenter rejectis. Ni l’accusateur ni l’accusé n’avaient droit de choisir les juges ; mais, en récusant ceux qui leur étaient suspects, ils participaient indirectement à ce droit.

(4). Bien faible et bien malade. Depositam reipublicæ partem. — Depositam, id est, desperatæ salutis (Asconius), comme dans ce vers de Virgile :

Ille ut depositi proferret facta parentis.

III. (5). Ou même attacher à la croix. La croix était le supplice réservé aux esclaves ; et l’un des principaux privilèges des citoyens romains était de ne pouvoir y être soumis. (Voyez la note 23 de la première Action.)

(6). De temples renversés. — Fanorumque. (Voyez la note 18 de la première Action.)

(7). De la peine réservée aux plus avides concussionnaires. Une amende et l’exil.

(8). Il sera trop heureux que vous le condamniez. Asconius explique ainsi la pensée de l’orateur. Ce sera un bien pour Verrès d’être condamné par le jugement actuel, parce que, s’il était absous, il serait cité devant le peuple romain, qui le condamnerait au dernier supplice qu’il mérite. Au reste, Cicéron explique plus loin sa pensée dans le chapitre IV.

IV. (9). À des chefs de pirates. Les lois romaines condamnaient à mort les pirates, et surtout leurs chefs.

(10). Auraient acquitté par leur sentence. L’orateur était d’autant plus fondé à faire craindre aux juges l’animadversion du peuple, qu’une loi de Pompée venait de rendre aux tribuns le droit de saisir les magistrats et de les trainer devant l’assemblée du peuple.

(11). Cn. Carbon. (Voyez la note 17 de la première Action.)

(12). Des monuments de Marcellus et de Scipion l’Africain. (Voyez la note 27 de la première Action.) Il sera question de ces monumens dans le quatrième livre de cette seconde Action, de Signis.

V. (13). Ces hommes qu’en leur place il a détenus dans sa maison. C’étaient d’honnêtes marchands. Cicéron développe ce fait dans le cinquième livre de cette seconde Action, de Suppliciis.

(14). Jusqu’au moment où j’y ai mis bon ordre. C’est-à-dire tant que je ne les ai pas réclamés pour les faire conduire dans une prison publique. C’était un crime de lèse-majesté à un particulier de garder dans sa maison des ennemis publics. Ainsi Verrès était coupable de ce crime, soit qu’il eût relâché les chefs de pirates, soit qu’il les eut gardés dans sa maison.

(15). Et les droits des citoyens. Du crime de lèse-majesté, Cicéron passe au crime qu’on appelait perduellionis, ou, d’après le sens primitif de ce mot, crime de parricide contre la patrie. C’est l’idée qu’en donne Tite-Live, I, 26. L’abbé Auger renvoie ici à son Traité de la Constitution des Romains. On peut surtout consulter le discours de Cicéron pour Rabirius, accusé de ce crime de haute trahison qui emportait la peine capitale, et qui se jugeait dans le Champ-de-Mars, devant tout le peuple assemblé. (Note de M. J. V. Le Clerc.)

(16). M. Annius, chevalier romain, qui était probablement parent de Titus Annius Milon, que Cicéron défendit apres le meurtre de Clodius.

(17). L. Flavius. Il est parlé de ce témoin dans le cinquième discours de la seconde Action, de Suppliciis (ch. VII et LIX). Cicéron en fait mention avec éloge, et comme d’un ami qui lui est cher, dans ses Lettres familières (liv. XIII, I. 31).

(18). Herennius. L. Herennius avait un établissement de commerce et de banque à Leptis, sur la côte d’Afrique (de Suppliciis, ch. LIX). Verrès le fit périr comme soldat de Sertorius.

(19). Dans les carrières. Les prisons de Syracuse avaient été, de temps immémorial, pratiquées dans de vastes carrières. C’est là qu’après le siège de cette ville par les Athéniens, les Syracusains enfermèrent plusieurs milliers de soldats, tristes débris de l’armée de Nicias.

(20). Du haut de ce lieu élevé…. La tribune aux harangues, où Cicéron, comme édile, pouvait monter et parler au peuple, de qui il tenait l’édilité. (Voyez la note 78 de la première Action.) Au peuple romain en spectacle. Pour comprendre cette allusion, voyez la note 74 ibid.

VI. (21). Les plus graves sujets de plainte. Toujours Cicéron parle le langage de sa cause. Quand il plaidait contre Cécilius, il ne pouvait trouver d’expression assez forte pour atténuer les griefs que ce questeur alléguait contre son ancien patron. Ici, voulant re hausser le rôle d’accusateur que lui a confié le premier jugement, Cicéron fait à dessein, au rival qu’il a vaincu, une concession importante, mais dont celui-ci ne pouvait plus tirer avantage.

(22). Lorsqu’on m’a vu moi sénateur. Après sa questure, Cicéron était entré au sénat, selon le règlement de Sylla. (Voyez les notes 36, 38 et 39 du plaidoyer contre Cécilius.)

(23). Toute la rigueur qu’autorisait la loi. C’est-à-dire qu’il n’avait rien fait avec passion, avec un trop grand appareil, avec une sévérité excessive, comme il le reproche à D. Lélius, dans son plaidoyer pour Flaccus (ch. I).

VII. (24). Depuis l’organisation actuelle. C’est-à-dire depuis dix ans que Sylla avait ôté à l’ordre des chevaliers les tribunaux, pour les donner à l’ordre sénatorial.

(25). Rejeté P. Galba et gardé M. Lucretius. Éloge indirect de P. Sulpicius Galba, qui avait commencé à entrer dans les charges longtemps avant Cicéron ; car il avait été questeur l’an 674. Il fut, l’an 690, l’un des compétiteurs de Cicéron au consulat. {Voyez à ce sujet la note 10 du second discours sur la loi Agraire, t. X, p. 390 ; le chapitre VIII et la note 10 du discours pro Murena, et la première lettre de Cicéron à Atticus, liv. I.) — M. Lucretius, sénateur, avait été ensuite récusé par Cicéron ; car, comme l’observe Asconius, il était défendu aux orateurs de dire du mal d’un juge présent.

(26). Sextus Peducéus. C’est le même qui avait été préteur en Sicile, ayant Cicéron sous ses ordres comme questeur. (Voyez le sommaire et la note 4 du discours contre Cécilius.) — Q. Considius montra dans la suite beaucoup de courage à s’opposer aux desseins ambitieux de César, consul l’an 695 avec Bibulus. (Lettres a Atticus, liv. II, 1. 240 — Q. Junius. Personnage sur lequel on n’a pas d’autre document. — D’après cette expression un peu obscure, rejici passus esset, il paraîtrait que Cicéron récusa Peducéus, Considius et Junius, malgré leur droiture, uniquement parce qu’ils étaient les amis de Verrès.

VIII. (27). Les dépouilles de Verrès. Allusion à la part que recevaient dans les condamnations les accusateurs mercenaires, appelés quadruplatores. (Voyez la note 29 du plaidoyer contre Cécilius.)

(28). . Dangereux pour nous. Ici, pour ne pas choquer les juges, Cicéron, comme sénateur, affecte de confondre sa cause personnelle avec la leur.

(29). De la porte de la ville au tribunal. Circonstance inventée par l’orateur pour donner plus de vraisemblance à ce plaidoyer fictif.

IX. (30). Aux plaintes d’Hortensius. Dans la première Action, Hortensius avait vu avec peine la marche suivie par Cicéron, qui, en s’abstenant de parler lui-même pour ne faire entendre que les témoins, avait interdit par là même à Hortensius la faculté de répondre. Ici notre orateur représente son rival faisant des plaintes à cet égard, mais d’une manière qui jette quelque ridicule sur sa réclamation.

(31). Du bénéfice de l’ajournement. Ernesti, suivi par M. V. Le Clerc, a entendu ces mots, adimo enim comperendinatum, comme une nouvelle interpellation d’Hortensius, auquel l’orateur doit répondre. Binet, en traduisant ainsi : J’abandonne l’ajournement en ce qu’il a de plus pénible, fait de ce membre de phrase la continuation des raisonnements de l’orateur ; ce qui présente un sens moins satisfaisant. (Voyez, sur la comperendinatio, la note 70 du plaidoyer contre Cécilius.)

(32). Glaucia. C. Servilius Glaucia, préteur de Rome l’an 653. (Voyez le sommaire, le chapitre VII et la note 22 du plaidoyer pro Rabirio, t. X.)

(33). Acilia. Loi portée par Man. Acilius Glabrion, tribun du peuple, et père du préteur Man. Acilius, qui présidait le tribunal devant lequel la cause de Verrès fut portée.

X. (34). Quarante millions de sesterces font environ dix millions, en évaluant le sesterce à quatre sous et demi. (Voyez la note 23 du plaidoyer contre Cécilius.)

(35). De la ville d’Halèse, ville située sur le rivage septentrional de la Sicile, entre Panorme et Messine.

(36). De Sacerdos. C. Licinius Sacerdos, le prédécesseur de Verrès en Sicile.

(37). Vénus Erycine. (Voyez la note 56 du plaidoyer contre Cécilius.)

(38). Un million de sesterces. Cent vingt-cinq mille livres. (DESMEUNIERS.)

XI. (39). Après m’avoir fait perdre trois mois. Cicéron semble faire entendre ici qu’à son retour du voyage de Sicile, où il ne mit que cinquante jours, ses adversaires l’obligèrent d’attendre que les cent huit jours accordés au prétendu accusateur fussent expirés.

(40). Le temps dont la loi me permettait de disposer. Vingt jours étaient donnés à l’accusateur pour procéder contre l’accusé ; vingt jours étaient ensuite accordés aux défenseurs de ce dernier : de sorte qu’en ne prenant la parole qu’à l’expiration du terme légal, Hortensius n’aurait pu répondre qu’au bout de quarante jours, comme le dit Cicéron.

(41). Les calendes de janvier. Le 1er janvier.

XII. (42). Si digne d’être son fils. Asconius nous apprend que des critiques reprochaient à Cicéron d’avoir ainsi flétri l’âge inoffensif du fils de Verrès. En qualifiant de stultissimi ces critiques, il répond que, par ce moyen, il empêchait Hortensius de faire venir plus tard cet enfant au tribunal, pour que sa présence excitât la commisération des juges en faveur de son père.

(43). Ni de corrupteurs de l’inexpérience. Lenones sont, dit Asconius, les agents d’une prostitution volontaire ; ceux qui usent de violence pour livrer de jeunes personnes à la prostitution.

(44). Cn. Papirius. Carbon. (Voyez la note 11 ci-dessus.)

(45). Votre lieutenance en Asie. Cn. Corn. Dolabella, dont Verrès fut lieutenant, ensuite proquesteur, avait le gouvernement de la Cilicie et de la Pamphylie. (Voyez ci-après la note 61.) Ainsi le nom d’Asie est pris ici dans un sens général, et ne signifie pas la province romaine appelée spécialement Asie.

XIII. (46). Un département consulaire. Les provinces entièrement paisibles étaient destinées aux préteurs ; on réservait pour les consuls celles où l’on pouvait craindre la guerre, telles que la Gaule, la Macédoine, la Syrie, l’Illyrie, etc. (Note de M. GUEROULT.)

XIV. (47). La garde du prétoire. C’est-à-dire la garde des consuls. Les anciens appelaient préteur tout magistrat qui avait une armée à ses ordres : de là le nom de prætorium donné à la tente du général, celui de porte prétorienne attribué à la principale porte du camp ; de là enfin, de nos jours, le nom de préfet du prétoire. (ASCONIUS.) Binet, en traduisant cohorti prætoriæ par la garde du préteur, a fait une faute copiée par tous les éditeurs.

(48). Que vous, Hortensius, que moi. Cicéron et Hortensius avaient aussi été questeurs.

(49). Ces six cent mille sesterces. Environ soixante-quinze mille livres, selon Desmeuniers, qui évalue à 279 375 les 2 235 417 sesterces reçus par Verrès.

(50). Dans le trésor public.—Ærarium, ainsi appelé parce que la monnaie fut d’abord de cuivre : æs. Le trésor public était déposé dans le temple de Saturne, sur la place nommée Forum. La garde en était confiée à des commissaires choisis dans les premières classes de l’ordre des plébéiens : on les appelait tribuni ærarii ; ils étaient subordonnés aux questeurs. Ces tribuns, après la dictature de Sylla, partagèrent les fonctions judiciaires avec les sénateurs et les chevaliers. Ce n’était point une magistrature, et il ne paraît pas que cette charge dépendit des suffrages du peuple. Quelles étaient leurs attributions à la trésorerie ? Suivant Varron, les sommes destinées à la solde des armées leur étaient remises, et ils les transmettaient aux questeurs.

Outre le trésor public, il y avait à Rome un trésor particulier, ærarium privatum, où les particuliers mettaient leur argent en dépôt, comme dans nos monts-de-piété.(Note de M. GUEROULT.)

(51). Il a choisi Rimini. Ariminum, ville d’Ombrie. Albinovanus, un des généraux du parti de Marius, livra à Sylla cette ville, qui était en quelque sorte la clef de la Gaule Cisalpine.

(52). Comptes rendus à P. Lentulus et à L. Triarius, questeurs de la ville. Il parait que les questeurs de provinces rendaient leurs comptes aux questeurs de Rome. On ne peut attribuer cette questure de Rome qu’à Publius Cornelius Lentulus, surnommé Sura, l’un des complices de la conjuration de Catilina. [Voyez la troisième Catilinaire, et les notes 14, 20, 21, 22, qui y correspondent.) Préteur l’an 679, Lentulus présida au tribunal des concussions. Ce fut devant lui que se plaida la cause de Terentius Varron, gouverneur d’Asie (voyez la note 27 du plaidoyer contre Cécilius). Hortensius le corrompit, aussi bien que les autres juges. Quatre années après, en 683, Lentulus fut nommé consul avec Aufidius Orestes. Au sortir de cette éminente magistrature, en 684, l’année même du procès de Verrès, les censeurs Gellius et Lentulus Clodianus le chassèrent du sénat. Cicéron parle de Lentulus Sura comme d’un orateur qui se distinguait par l’agrément et la facilité de son débit.

(53). A M. Pison. M. Pupius Piso Calpurnianus. Quoique patricien, Cicéron nous apprend qu’il fut adopté par M. Pupius, plébéien (pro Domo sua, ch. XIII) ; que dans la poursuite de l’édilité il éprouva un refus (pro Plancio, ch. XXI) ; enfin qu’il exerça la préture en Espagne (pro Flaceo, ch. 111), où il obtint quelques avantages qui lui firent décerner l’honneur du triomphe. Il fut consul, l’an de Rome 693, avec M. Valerius Messala. Notre orateur, dans ses Lettres à Atticus, en parle comme « d’un petit et méchant esprit, un railleur chagrin qui ne laissait pas quelquefois de faire rire, plus plaisant par sa figure que par ses bons mots. Il n’est ni dans le parti du peuple, ni dans celui des grands. La république n’en doit espérer rien de bon ; il a de trop mauvaises intentions : mais aussi elle n’a point de mal à en craindre. Il n’a pas assez de courage. » Pour réduire à sa juste valeur un si étrange portrait, il faut dire que Pison était ami de Clodius, et que Cicéron écrivait ainsi à Atticus, au moment où ce même Pison faisait tous ses efforts pour laisser impuni le sacrilège commis par Clodius, dans la maison de César, pendant les mystères de la bonne déesse. Cicéron s’en vengea en contribuant alors à l’empêcher d’obtenir le gouvernement de Syrie. (Lettres à Atticus, liv.I, let. 13, 14 et 16.) Cicéron en parle avec estime comme orateur (Brutus, ch. LXIV) ; mais il devait tout à l’étude, et était fort profond dans la littérature grecque. Cicéron paraît même, dans cet endroit, louer en lui une sorte de brusque franchise ; il vante le plaidoyer qu’il fit en faveur de la vestale Fabia, sœur de Terentia, l’épouse de Cicéron, accusée d’avoir enfreint son vœu de chasteté. Le séducteur était, disait-on, Catilina. (Voyez le chapitre IV et la note 15 de la troisième Catilinaire.) Enfin, dans la troisième Philippique (ch. X), Cicéron parle de Pison comme d’un ami intime, le loue et le cite au nombre des personnages consulaires qui refusèrent les provinces qu’Antoine leur avait fait adjuger.

(54). Au consul L. Scipion. L. Cornelius Scipio Asiaticus, arrière petit-fils du vainqueur d’Antiochus, fut consul avec C. Junius Norbanus l’an de Rome 671 ; il avait embrassé le parti de Marius, et fut deux fois abandonné par son armée. (Voyez la note 7 du discours pro lege Manilia.) L’année suivante, il fut porté par Sylla en tête de la première liste de proscription. Des commentateurs ont confondu ce personnage avec C. Scipion, qui fut, à la même époque, exilé à Marseille, et qui était le beau-père de Sextius, que défendit Cicéron.

(55). Il ne se rendit point à l’armée. L’armée du consul Scipion était alors aux environs de Capoue.

XV. (56). Dans la bonne et dans la mauvaise fortune. On a déjà dit que les magistrats regardaient comme sacrées les liaisons formées entre eux par le sort. (Voyez les chapitres XIV, XIX, et les notes 36, 44, 63, 64, etc., du discours contre Cécilius.)

(57). A Bénévent. Ville de la Campanie, plus anciennement appelée Maleventum, nom qui fut changé comme de mauvais augure.

(58). Après le meurtre de Malleolus. Il y a dans le texte C. Malleolo occiso. Asconius observe que c’est ici une exagération oratoire, et que Malleolus était mort naturellement. On verra Cicéron se servir de la même expression ci-après, chapitre XXXVI.

(59). Des renseignements contre lui à ses ennemis. Ce fait se trouve expliqué au chapitre XXXVI de ce discours.

(60). L’infortuné.—Miser, dit Asconius, est pour exprimer l’innocence de Dolabella.

XVII. (61). La Cilicie, située sur la côte méridionale de l’Asie Mineure, se divisait en Cilicie basse, à l’occident, et Cilicie montueuse, à l’orient, du côté du mont Amanus. La Cilicie formait un gouvernement assez considérable. On en faisait souvent une province consulaire, dont Cicéron fut nommé gouverneur en sortant du consulat. (Voyez la note 45 ci-dessus.)

(62). Sicyone, métropole de la ligue Achéenne, n’était pas moins célèbre pour avoir donné le jour à Aratus, que pour les peintres fameux qu’elle avait produits, et par les monuments qui la décoraient.

(63). On a même estimé la somme, selon que cela se pratiquait en vertu de la loi relative aux concussionnaires.

XVIII. (64). Délos, la plus petite et la plus centrale dès îles de l’archipel des Cyclades.

(65). La tourmente s’apaise. « L’orateur, dit Desmeuniers, se sert de tout pour échauffer l’imagination de l’assemblée et émouvoir ses lecteurs ; il a l’air d’adopter les opinions les plus absurdes, lorsqu’elles sont générales. Ainsi je ne lui reproche point de rapporter l’histoire de Latone, qui accoucha d’Apollon et de Diane dans l’île de Délos ; mais il ajoute qu’un vaisseau chargé des dépouilles du temple de Délos fut battu par la tempête tant que ces dépouilles y restèrent, et il aurait pu citer ce miracle avec plus de réserve. » En insistant sur cette critique, Desmeuniers oublie, comme l’a fort bien observé M. Le Clerc, que l’orateur est, dans ce discours, censé s’adresser au peuple.

(66). Consacrée à ces dieux.—Sacra putatur. Ainsi Virgile a dit de cette île :

Sacra mari medio colitur

L’orateur et le poète ont mis ici sacra pour l’expression ordinaire sacrata. (ASCONIUS.)

(67). Que les Perses eux-mêmes. Sous les règnes de Cyrus, de Darius et de Xerxès. (ASCONIUS.) Il n’est pas étonnant que, sous Cyrus, les Perses aient respecté Délos puisqu’ils n’avaient pas de marine. Il est certain toutefois que les habitants de quelques îles de la mer Égée envoyèrent leur soumission à Cyrus, après la victoire qu’il remporta à Thymbrée sur Crésus, roi de Lydie. (Voyez Hérodote.) Asconius aurait donc pu se contenter de citer Darius et Xerxès.

(68). À ses dieux comme à ses habitants. Les Perses, adorateurs du feu, méprisaient l’idolâtrie des Grecs ; ils n’érigeaient point de temples, et regardaient comme un acte méritoire de détruire les édifices sacrés chez les peuples ennemis.

XIX. (69). Voyons-le arriver en Asie. Cette province avait alors pour gouverneur C. Néron. Elle comprenait les deux Mysies, la Lydie, l’Éolie, l’Ionie, la Carie, la Doride, et les deux Phrygies, à l’exception néanmoins de cette partie de la Phrygie majeure où étaient les villes de Laodicée, d’Apamée, de Philomelum, de Synnade, qui, dans la guerre de Mithridate, fut jointe à la province de Cilicie avec la Pisidie et la Lycaonie. Les habitants de l’Asie se divisaient en alliés et en citoyens, et ceux-ci en deux classes, les publicains et les négociants. On donnait le nom de Grecs aux Asiatiques, parce que la langue grecque était en usage dans presque tout ce pays. (Note de M. GUEROULT.)

(70). Tant de dîners, de soupers. (Voyez, sur la différence entre les mots cæna et prandium, la note 62 du plaidoyer contre Cécilius.)

(71). L’île de Chios, dépendant de la province d’Asie : ville du même nom.

(72). Les péninsules d’Érythres, dans l’Ionie ; d’Halicarnasse, dans la Carie, patrie de la reine Artémise, d’Hérodote ; de l’historien Denys, auteur des Antiquités romaines.

(73). A Ténédos, île dépendant de la Mysie, située en face du rivage où fut Troie. Notissima fama insula, dit Virgile. Cicéron parle encore de Tenes, comme divinité des Ténédiens, au livre III de son traité sur la Nature des Dieux.

(74). Dans la place des comices. Il était permis aux édiles, au moment de la célébration des jeux, qui étaient une des principales fonctions de leur magistrature, d’emprunter des statues aux peuples alliés pour l’ornement de ces fêtes, après lesquelles ils les rendaient à ceux à qui elles appartenaient ; mais on voit que Verrès se dispensa de cette restitution.

(75). Consacré à Junon samienne. Samos, île de la mer Égée, était l’île favorite de Vénus. De là Virgile a dit :

Posthabita coluisse Samo.

(76). C. Néron. C. Claudius Tiberius Néron, d’une des plus illustres familles de Rome, fut préteur en Asie. C’est l’aïeul de l’empereur Tibère.

(77). Contre un lieutenant de la république. Un préteur, dans les provinces, n’avait pas assez d’autorité pour punir une personne publique. Il est toutefois impossible de ne pas reconnaître dans la conduite de Néron une collusion coupable avec Dolabella et Verrès, principalement à l’occasion de l’injuste condamnation de Philodamus et de son fils. (Voyez ci-après, ch. XXIX.) « Les gouverneurs, dit le président de Brosses, s’entendaient tous, et se prêtaient tous la main les uns aux autres pour les actions les plus injustes et les plus criminelles. »

(78). C’est sur ce grief. Ce passage, depuis ces mots qua de re, jusqu’à ceux-ci non ad se pertinere, avait été transposé à la fin de ce chapitre, après ces mots sectoremque pugnare. Ernestia eu le premier l’idée de le transporter à la place qui lui convient. Cet exemple, négligé par des auteurs subséquents, a été suivi dans l’excellent texte de M. V. Le Clerc. Cette transposition est bien ancienne ; car, d’après l’ordre des notes d’Asconius, on voit qu’il a lu le trait de Charidème à la suite de ce même chapitre.

(79). Commandant d’une galère. —Trierarchus, mot à mot commandant d’une galère à trois rangs de rames.

(80). Pour mettre les scellés. L’accusateur avait le droit de mettre les scellés dans la maison de l’accusé, de peur qu’on n’enlevât les registres ou tous autres éléments de conviction.

(81). Un autre préteur. M. Metellus. (Voyez le discours précédent, chap. VIII et IX, et les notes 44 et 69.)

(82). Qui pouvaient tourner à votre avantage. En effet, en profitant des heures que la loi lui accordait, suis horis, pour plaider, au lieu de faire sur-le-champ paraître les témoins, il aurait mis Verrès dans le cas de recourir au bénéfice d’une seconde action. (Voyez le discours précédent, ch. XVIII.)

(83). Les enchérisseurs. Lorsqu’un accusé était condamné, les questeurs du trésor à Rome s’emparaient de ses effets, et les faisaient vendre à l’encan.

XX. (84). Aspendus ou Aspendum, ville du gouvernement de Dolabella, était dans la Pamphylie, sur l’Eurymédon, à soixante stades de la mer. Pomponius Mela (I, 14) et Strabon (XIV, p. 983) en font une colonie d’Argos, Ἀργείων ϰτίςμα. Pline se contente de la nommer (v, 27 ; XXXI, 7). Arrien (liv. 1 de l’Expédition d’Alexandrie) raconte que cette ville brava le conquérant. Zozime et les historiens des conciles en parlent encore. Elle a disparu depuis. (Note de M. V. LE CLERC.)

(85). Il chante en lui-même. Lorsqu’un joueur de luth, suivant Asconius, touchait les cordes de la main gauche, et si légèrement qu’il était entendu de lui seul et de ceux qui étaient le plus près de lui, on disait intus canit ; lorsqu’il touchait de la main droite et avec force, on disait foris canit. Mais le cithariste d’Aspendus ne jouait jamais que de la main gauche ; ce qui était le comble de l’art, ce qui constituait le mérite de la difficulté vaincue. De là les Grecs disaient de ceux qui faisaient, comme on dit, leurs coups à la sourdine, intus canunt. [Voyez la note 85 du second discours sur la loi Agraire.)

(86). Dans Perga. Capitale de la Pamphylie, sur le fleuve Cestus, aujourd’hui Kara-Hissar. — Un temple. Fanum, ut unde fata petuntur. (Voyez plus haut la note 6.)

(87). Dans votre palais. Domus : on appelait ainsi les maisons des citoyens du premier rang, particulièrement des sénateurs, des chevaliers, et de ceux qui avaient occupé les grandes charges, telles que la censure, le consulat, la préture, l’édilité, la questure, le tribunat, le pontificat, et autres qui avaient à leur service un nombreux domestique, enfin ce que nous appelons une maison (la maison du roi, la maison du prince) : racine du mot dominus, maître, devenu sous les empereurs le titre le plus imposant. Auguste ne voulut jamais qu’on le lui donnât, comme trop au dessus de son autorité ; il ne permettait pas à ses enfants de le qualifier ainsi dans leurs caresses. Depuis, des moines l’ont pris, les bénédictins surtout. Les maisons appelées domus, chez les Romains, étaient pour la plupart entourées de portiques ; un vestibule ou petite place leur servait d’avenue ; on voyait à l’entrée une grande salle d’audience, qu’on appelait atrium ; elles renfermaient des bois, des jardins, des bains, des fontaines. — Aedes, maison d’un particulier. — Vicus, suite de maisons. — Insulæ, le menu peuple habitant les quartiers de la Suburra et des Carènes. Leurs maisons s’appelaient insulæ, parce qu’elles étaient détachées les unes des autres, et formaient une infinité de petites rues extrêmement sales, à cause des immondices qu’on y jetait. (Note de M. GUEROULT.)

XXI. (88). M. Marcellus. (Voyez la note 27 du discours précédent.)

(89). L. Scipion, frère aîné de Scipion l’Africain, l’accompagna dans son expédition en Espagne ; puis, nommé consul l’an 564, il n’obtint la conduite de la guerre contre Antiochus qu’à condition qu’il prendrait son frère pour lieutenant. Durant toute la campagne, le consul n’agit que d’après les conseils de Scipion l’Africain. La fortune voulut cependant que Lucius Scipion vainquît Antiochus à Magnésie, en l’absence de son frère, qui était malade à Elée ; et cette victoire, en décidant le sort de la guerre, valut à Lucius le surnom d’Asiatique.

(90). De Flamininus… de L. Paullus. (Voyez, sur ces deux personnages, la note 13 du premier discours sur la loi Agraire, t. X, p. 373.)

(91). De L. Mummius. (Voyez la note 14 du même discours sur la loi Agraire.)

(92). P. Servilius. P. Servilius Vatia, surnommé Isauricùs. (Voyez, sur ce personnage, la note 12 du même discours.)Asconius admire l’adresse avec laquelle Cicéron se concilie la bienveillance de Servilius, l’un des juges de Verrès.

(93). D’avoir la liste de vos rapines. Il n’est pas étonnant que cette phrase nous présente un sens peu satisfaisant, puisque Asconius lui-même, qui était presque contemporain de Cicéron, en a dit : Non video quid apportet hic sensus.

XXII. (94). Le Forum et les comices. Forum, de Φερω. On appelait ainsi originairement la vallée qui séparait les monts Capitolin et Palatin, les deux seuls que Romulus renferma d’abord dans l’enceinte de la ville. Cette place était environnée de boutiques, de temples, de tribunaux. L’un des côtés, nommé comitium, parce qu’il était destiné aux assemblées du peuple, était couvert ; on y avait élevé une estrade, appelée depuis rostres, parce qu’elle était ornée des éperons qui armaient les proues des vaisseaux antiates pris par les Romains sur les habitants d’Antium. C’était sur cette estrade ou tribune qu’on proposait les lois au peuple, et qu’on le haranguait. L’élection de la plupart des magistrats se faisait dans le Forum. Tous ceux qui prétendaient aux charges ne manquaient pas de s’y montrer, surtout les jours de marché, et d’y faire la cour aux citoyens qui avaient le plus d’influence. Leurs amis et leurs parents les accompagnaient. (Voyez la lettre première de Cicéron à Atticus, liv. I.)

(Note de M. Gueroult.)

Asconius donne cette définition du mot comitium : « Lieu près du sénat, où les chevaliers et le peuple peuvent se rassembler. »

(95). Esclaves des mêmes passions que lui. Ce trait a rapport à Hortensius. Cicéron veut dire que cet orateur témoigna un grand désir de posséder les statues, les tableaux et les différents chefs d’œuvre des arts que Verrès avait volés, et qu’à ce prix il était disposé à se vendre. Parmi les présents qu’il reçut de Verrès, il eut un sphynx d’ivoire d’un travail exquis. Dans le même passage l’orateur fait encore allusion à ce qu’Hortensius et les Metellus, pendant leur édilité, avaient emprunté de Verrès des statues et des tableaux pour rendre plus magnifiques les jeux qu’ils célébraient.

XXIII. (96). Tous ses registres et ceux de son père. On peut voir, dans le sommaire et dans le plaidoyer du discours pro Q. Roscio Comœdo, quelle importance les Romains attachaient à la tenue de leurs registres. Asconius, qui, sur cet endroit, rappelle cette coutume, ajoute que les Romains l’avaient abandonnée de son temps, depuis qu’on avait pris l’habitude d’arguer de ces registres pour condamner les accusés.

(97). Et c’est M. Antonius. Fils de Marc-Antoine l’orateur, homme très dissolu, qui eut le commandement de toutes les forces maritimes de la république, et qui mourut en Crète. Salluste a dit de lui qu’il était né pour dissiper l’argent des nations, et qu’il portait l’insouciance jusqu’à ne s’occuper des affaires qu’au dernier moment. (Asconius.) Après une explication si positive, des critiques ont prétendu qu’Asconius confondait ici M. Antonius, préteur mort dans une malheureuse expédition en Crète, avec son père Marc-Antoine l’orateur, et ils se fondent sur ce passage de l’Orateur (liv. II, ch. 23), où Cicéron, prenant pour interlocuteur M. Antoine lui-même, lui fait dire : On m’accuse de ne point tenir de registre pour mes affaires domestiques ; l’état de ma maison répond à ce reproche. Mais ces mots sont un aveu positif, tandis qu’en parlant du fils dans cette Verrine, Cicéron dit positivement que, loin de n’avoir pas tenu de registre, M. Antonius en a tenu de très exacts. Or il y aurait contradiction entre ces deux passages, s’ils se rapportaient à la même personne. Il est d’ailleurs assez naturel que M. Antonius, le plus prodigue et le plus indolent des hommes, passât pour ne point tenir de registre. (Voyez, sur ce Marcus Antonius, le chap. XCI du troisième discours de la seconde Action.)

(98). Jusqu’au consulat de M. Terentius et de C. Cassius, l’an de Rome 681.

(99). Dans votre courImpluvium, lieu sans toit, qui se trouve au milieu d’une maison, et par lequel la pluie peut y pénétrer. (asconius.)

(100). Du temple de Junon : oui, ces deux chefs-d’œuvre qui attendent que l’enchérisseur. (Voyez, au plaidoyer pro Roscio Amerino [chap. XXIX et note 54], l’explication du mot sector.) Mais ici Asconius en donne une interprétation encore plus étendue. « C’étaient ceux, dit-il, qui, étant à la piste de toute occasion de lucre (spem lucri sui secuti), achetaient en masse, aux criées, les biens des condamnés, et payaient pour le compte de ceux-ci, et jusqu’à concurrence, ce qu’ils pouvaient devoir à des tiers ; puis ensuite revendaient au peuple, argent comptant, pour leur propre compte, les divers objets qu’ils avaient achetés. »

(101). De se réunir aux autres statues, que Verrès avait déposées chez ses amis.

XXIV. (102). D’adolescents de naissance libre. Ingenuus, né de père et de mère libres. Le citoyen romain né libre ne pouvait épouser une affranchie sans y être autorisé par un sénatus-consulte, ainsi qu’on le voit dans Tite-Live, en parlant d’Hispala Fecenia (liv. XXIX, ch. 19). On voit, dans le même auteur, que les étrangers qui avaient obtenu le droit de cité dans Rome n’étaient pas toujours autorisés à se marier avec des femmes romaines. Les Campaniens demandèrent cette permission. (Liv. XXXIX, ch. 36.) (Note de M. GUEROULT.)

(103). Que d’épouses légitimes. Les mots uxor et mater-familias ne sont pas synonymes. On appelait uxor la femme mariée usucapione, c’est-à-dire celle qui, maîtresse d’elle-même, avait passé une année entière dans la maison d’un homme, sans découcher plus de deux nuits. La qualification de mater-familias n’était donnée qu’à l’épouse mariée solennellement, ex coemptione et ex confarreatione. Celle-ci faisait partie de la famille du mari. Elle entrait avec lui en communauté de biens, et elle devenait son héritière, s’il mourait sans enfant. La femme dite simplement uxor ne jouissait pas de ces privilèges. Le mari ne la prenait que pour en avoir des enfants. Toute femme pouvait se marier usucapione. Il y avait même des circonstances où les femmes ne pouvaient contracter d’autres mariages. Ainsi, quand un homme marié solennellement avait déclaré par son testament son épouse héritière, à condition qu’elle demeurerait veuve, un second mariage solennel lui aurait fait perdre l’héritage. Mais il lui était libre de se faire épouser usucapione, en déclarant qu’elle ne se mariait point pour vivre en communauté de biens avec son mari, ni dans sa dépendance, mais seulement pour avoir des enfants. Alors elle était censée rester dans le veuvage, parce qu’elle ne faisait point partie de la famille de son mari, et qu’elle ne lui donnait aucune part dans ses biens, qui par conséquent passaient aux enfants de son premier mari. (Note de M. Gueroult.)

(104). Lampsaque, dans la Mysie. Célèbre par le culte de Priape. Quintilien cite ce passage comme un exemple de ce que les rhéteurs de son temps appelaient l’exposition du lieu (lib. IV, ch. 2 ; De la narration.)

(105). Nicomède, troisième du nom, roi de Bithynie.

(106). Sadala, roi de Thrace.

XXV. (107). Que cette femme. Il y a toute apparence que la fille de Philodamus avait été mariée fort jeune, et qu’ayant perdu son mari peu après son mariage, elle était retournée dans la maison de son père. Si elle avait été fille et non encore mariée, il était naturel qu’elle demeurât avec son père ; l’orateur ne l’aurait pas remarqué, et n’en aurait pas donné la raison ; il aurait dit tout simplement : Philodamus avait une fille non encore mariée. Ajoutez que partout où il en parle, il se sert du mot mulier, et jamais de celui de virgo.

(Note de l’abbé Auger.)

(109). De donner le logement. Lorsqu’un Romain, décoré d’un titre d’autorité ou de celui de sénateur, se rendait dans une ville alliée, il était reçu au nom de la ville par un des principaux citoyens, qu’on choisissait chaque année pour cette fonction. (Note du même.)

XXVI. (109). A la manière des Grecs, c’est-à-dire en nommant à chaque coup les dieux, leurs amis, les personnes qui les intéressaient. — On demande les grandes coupes. On buvait d’abord dans de moindres coupes ; et, dans le cours du festin, on en demandait de plus grandes. Poscunt majoribus poculis, sous-entendu bibere. Il y en a qui expliquent cette petite phrase, provocant se invicem majoribus poculis exhauriendis. (Note du même.)

(110). Que les femmes se missent à table avec les hommes. Les femmes grecques ne pouvaient pas manger avec des hommes, à moins qu’ils ne fussent leurs parents ; et les lois romaines (L. Consensu, cap. de Repud.) permettaient à un mari de répudier sa femme, si elle s’était mise à table avec des étrangers, malgré lui, ou sans qu’il le sût. Chez les Romains, la femme qui buvait du vin hors de ses repas était punie de mort comme une adultère. (Note de Desmeuniers et Gueroult.)

XXVII. (111). Hadrianus. Au temps de la domination de Caïus Gracchus, C. Fabius Hadrianus, lieutenant, ou, selon d’autres, préteur ou propréteur en Afrique, fut brûlé tout vif dans son prétoire à Utique, par les principaux de la ville, qui l’accusaient d’avoir séduit leurs esclaves pour les mettre à mort. (Asconius.) On retrouve ce fait dans Tite-Live (Epitome, liv. LXXXVI), Valère-Maxime (liv. IX, ch. 10, n° 1), et dans Paul Orose (liv. V, ch. 19). Cicéron dissimule à dessein la cause de la mort d’Hadrianus, pour donner plus de force à l’exemple qu’il vient de citer. — Utique était la principale ville de la province d’Afrique.

XXVIII. (112). Et qui alors était huissier de C. Néron.—Accensus, selon Asconius, était le titre d’un grade militaire répondant à celui de princeps, chef de file, commentoriensis ou comicularius, espèce de sous-officier qui tenait les écritures de la légion. Mais, selon l’opinion commune, l’ordre des accensi se composait d’affranchis, parmi lesquels on choisissait les appariteurs ou huissiers des consuls et des préteurs. (Voyez Sigonius, de Jure civ. rom., liv. II, ch. 15.) Tite-Live appelle accensus le seul officier qu’eurent les décemvirs (liv. III, ch. 33).

XXIX. (113). Il quitta son armée, son département. La loi Cornelia majestatis défendait aux généraux de quitter leur province sans un ordre du sénat. Jules-César renouvela cette disposition dans la loi Julia, de repetundis. (Voyez la note 81 de la première Action.)

(114). Un plus ample informé. Les juges romains avaient deux manières de renvoyer l’affaire à une autre audience : l’une s’appelait comperindinatio (voyez ci-dessus le sommaire et la note 70 du discours qui précède) ; l’autre portait le nom d’ampliatio, plus ample informé.

XXX. (115). De son protégé. M. Gueroult, comme Binet, fait rapporter ici hujus à Verrès ; Desmeuniers et M. V. Le Clerc, à Philodamus.

(116). Laodicée. Cette ville était alors dans la province de Néron ; lorsque Cicéron fut proconsul de Cilicie, elle faisait partie de cette province.

(117). Que de pleurs par toute l’Asie ! Quintilien fait, au sujet de ce passage, la réflexion suivante (liv. VI, ch. 1 ; De la conclusion) : « Dans les autres points du discours, l’orateur traitera chaque passion selon que le sujet la fera naître. Car, s’il m’en croit, il n’exposera jamais une chose horrible ou pitoyable sans exciter dans l’âme des juges un sentiment conforme ; et, quand il s’agira de la qualité d’une action, à chaque preuve il pourra ajouter un sentiment. Mais, s’il plaide une cause qui soit chargée d’incidents ou de faits, il sera dans la nécessité de faire plusieurs épilogues. C’est ainsi que, dans l’accusation de Verrès, Cicéron donne des larmes et aux citoyens romains que Verrès avait fait crucifier, et à Philodamus, et à plusieurs autres qu’il avait sacrifiés à son avarice ou à ses ressentiments. »

(118). Se joindre à tes ennemis. Scaurus et les souscripteurs de son accusation contre Dolabella. (Voyez les notes 13 et 28 du plaidoyer contre Cécilius.)Et jusqu’après ta condamnation refuser de rendre ses comptes. Verrès rendant ses comptes après la condamnation de Dolabella, celui-ci, exilé et absent, ne pouvait en démontrer la fausseté.

XXXI. (119). On ne manque pas de lui déclarer la guerre. « Comme aux Tarentins et aux Corinthiens, dit Asconius. » Les Tarentins : l’an de Rome 472, ils insultèrent de la manière la plus indigne Postumius Megellus, ambassadeur romain. Un Philomides, infâme bouffon, poussa l’insolence jusqu’à salir de son urine la robe de ce personnage vénérable. De là la guerre déclarée aux Tarentins, qui appelèrent Pyrrhus, roi d’Épire, à leur secours, l’an 473. — Les Corinthiens : tandis qu’Andriscus, obscur aventurier, soulevait la Macédoine contre Rome (an 607), les Achéens crurent le moment favorable pour braver le sénat : ils avaient alors Diaeus pour préteur. Les députés du sénat manquèrent d’être assommés par le peuple de Corinthe, au moment où ils lisaient un décret qui séparait de la ligue Achéenne, Sparte, Argos, Corinthe, et d’autres villes considérables. Le préteur Metellus-le-Macédonique, qui venait de réduire Andriscus, marcha aussi contre les Achéens, et les vainquit à Scarphée. Il avait déjà mis le siège devant Corinthe, lorsque le consul Mummius vint lui ôter la gloire de terminer la guerre d’Achaïe. (Voyez la note 91 ci-dessus.)

XXXII. (120). Le temps prescrit par la loi. On ne pouvait accuser un magistrat. qu’après qu’il était sorti de charge.

XXXIII. (121). M. Aurelius Scaurus. Le même dont il est parlé an chapitre XIX et dans la note 66 du plaidoyer contre Cécilius.

XXXIV. (122). Aux Milésiens. Milet, une des principales villes de l’Ionie. Les Milésiens, par leur traité avec le peuple romain, étaient tenus de leur fournir une flotte de guerre pour leurs besoins maritimes. — Jusqu’à Mynde. Ville de la Carie.

(123). Quelle quantité de laine. Mot à mot, les laines publiques, c’est-à-dire des laines appartenant à la ville de Milet. Virgile (Géorg., liv. III, vers 306) et Pline (liv. VIII, ch. 73) vantent la beauté des laines de cette ville.

(124). À L. Magius et à L. Rabius. Asconius appelle le dernier L. Fannius. C’étaient deux partisans de Marius, deux officiers de Fimbria, qui, lorsque l’armée de celui-ci passa sous les drapeaux de Sylla, se retirèrent auprès de Mithridate. Ce prince les avait envoyés vers Sertorius, pour traiter d’une alliance contre Rome. Plus tard, lorsque Lucullus fit la guerre contre ce prince, Magius, pour rentrer en grâce auprès des Romains, passa sous les drapeaux de ce général avec Fannius. Le président de Brosses conjecture que, si Magius s’appelait Minucius Magius, il était l’un des ancêtres de l’historien Velleius Paterculus.

(125). Un vaisseau de la flotte romaine. Les Romains ne permettaient pas à tous leurs alliés d’entretenir une marine. Les Milésiens avaient obtenu cette grâce ; mais les vaisseaux qui étaient dans leurs ports appartenaient à la république plutôt qu’à eux, et Cicéron a raison de dire que ce bâtiment faisait partie de la flotte du peuple romain. (DESMEUNIERS.)

XXXV. (126). L. Murena, père de celui que Cicéron défendit. (Voyez le discours pro Murena, principalement chapitre V, et note 15.)

(127). Le mois de février. Ce mois était celui où le sénat assemblé donnait audience aux députés des provinces. — Et l’agrément des consuls. M. Gueroult a traduit d’après le texte de Graevius, adopté par Schùtz, qui porte nutum au lieu de nomen, qui présente un sens peu satisfaisant ; à moins qu’on ne traduise, comme l’a fait Binet, expectant par redoutent : « Les députés de Milet… redoutent le mois de février, et le nom de ceux qui seront alors consuls. »

XXXVI. (128). Malleolus étant mort misérablement. On a vu, au chapitre XV ci-dessus et dans la note 58 qui y correspond, que, selon Asconius, le mot occiso était employé oratoirement pour rendre l’accusé plus odieux. Le même scholiaste répète ici la même observation.

(129). Cette belle et savante jeunesse. Cicéron insiste particulièrement sur la beauté de ces esclaves, pour faire ressortir l’infamie des mœurs de Verrès. On appelait servos circumpedes des esclaves qui ne s’éloignaient jamais de leurs maîtres, toujours prêts à exécuter leurs moindres ordres et à satisfaire leurs passions.

(130). Et sur la barre accusatrice de la mauvaise foi. Pour comprendre ce passage, il faut se rappeler que les anciens écrivaient sur des tablettes enduites de cire. Cette barre dont il s’agit ici n’est point une rature, mais une ligne tirée au bas de la page, pour y servir en quelque sorte d’encadrement, et qu’on ne devait point dépasser dans un registre régulièrement tenu. — Cette phrase n’était pas traduite dans le manuscrit de M. Gueroult. J’ai adopté le sens de Binet, suivi par M. V. Le Clerc.

(131). Des deniers de son pupille Malleolus. Asconius prétend que l’esclave Chrysogon, dont il est ici question, appartenait à Verrès, et non pas à Malleolus. Les modernes l’ont entendu tout autrement. « Ce texte embarrasse tous les commentateurs, dit Desmeuniers ; et en effet, il est très obscur. Les passages des anciens où il est question d’un nombre arithmétique sont fort altérés. La première partie de celui-ci n’est peut-être pas difficile (depuis deinde jusqu’à fecit). Verrès, se repentant d’avoir dit qu’il avait recueilli un million de sesterces, voulut réduire cette somme à six cent mille, et il effaça sur ses registres une des lettres qui désignaient le nombre arithmétique. La seconde partie de ce passage est plus malaisée à saisir (depuis expensa jusqu’à retulit). Il paraît que l’esclave Chrysogon était un homme d’affaires de Malleolus, qu’il liquida la succession, et en remit le montant à Verrès. «

(132). Leur pécule et leurs suppléants.— Peculium. Les Romains donnaient ce nom aux profits que faisait un esclave pour son compte. — On distinguait deux espèces d’esclaves, servi ordinarii et servi vicarii. Les seconds étaient sous la dépendance des premiers, et faisaient même partie de leur pécule. Ces vicarii étaient destinés à remplacer les premiers ; c’étaient en quelque sorte des esclaves en second, dont Martial a dit :

Esse sat est servum ; jam nolo vicarius esse :
Qui rex est, regem maxime non habeat.

XXXVIII. (133). Envers la commune des Myliades. Ville de la Cilicie, entre Perga et Aspendus. Asconius, remarquant cette expression de commune pour civitas, respublica, dit : Mire, Commune, rempublicam. Il y a dans les anciens plus d’un exemple de l’emploi de ce mot commune, qui rappelle le τὸ ϰοινὸν des Grecs. Ainsi Hérodote, in Erato, τὸ ϰοινὸν τῶν Σαμιῶν ; Denys d’Halicarnasse, Antiq. rom., liv. 5, πρὸς τὸ ϰοινὸν τῶν Λατινῶν. On voit même sur des médailles ϰοινὸν Βυζατιῶν. Cicéron emploiera cette même expression dans le second discours de la seconde Action, commune Siciliæ (chap. XLVI et LXIII). Ovide a dit dans le même sens :

Gentisque simul commune Pelasgae.

Metam. XII, fab. 1, v. 7.

Voyez sur ce mot deux notes curieuses dans l’Ovide Variorum : l’une d’Heinsius, loco citato, l’autre de Burmann, sur l’argument du livre XIII.

(134). Soit en nature, soit en argent. Il était attribué aux gouverneurs romains, dans leurs provinces, une certaine quantité de blé, et ils pouvaient indifféremment l’exiger en argent ou en nature. On conçoit combien un pareil droit devait donner lieu à des abus avec un magistrat comme Verrès.

(135). Cilices. Sorte de tissu de poil de chèvre, qui se fabriquait en Cilicie, et dont on faisait un vêtement pour les soldats et les marins.

(136). Trois millions de sesterces. Trois cent soixante-quinze mille livres tournois.

XXXIX. (137). À Dolabella, préteur du peuple romain. L’abbé Auger interprète ainsi le raisonnement de l’orateur : « Ces articles vous regardaient particulièrement ; mais comme Dolabella était l’accusé, et qu’il répondait des fautes de son questeur, ils devaient être portés dans sa condamnation. » — Tout ce paragraphe est très obscur ; il est d’autant plus difficile, que nous ne connaissons plus les formes de procédure qu’on suivait contre les magistrats des provinces condamnés pour des concussions. Le peu de rapport qui se trouve entre les registres de Verrès et ceux de Dolabella, n’inculpe pas uniquement le premier ; et cette preuve, faible en elle-même, l’était davantage, puisque Dolabella avait été condamné. L’orateur produisit sans doute des témoins sur tous ces faits. (Desmeuniers.)

(138). Cinq cent trente-cinq mille sesterces. Soixante-six mille huit cent vingt-cinq livres tournois. (Note de M. Gueroult.)

(139). Deux cent trente-deux mille sesterces. Vingt-neuf mille livres. (Note du même.)

(140). Un million quatre-vingt mille sesterces. Deux cent trente-cinq mille livres. (Note du même.)

(141). Quatorze cent mille sesterces. Cent soixante-quinze mille livres. (Note du même.)

XL. (142). L’entretien des bâtiments. (Voyez, sur la préture urbaine, la note 20 de la première Action contre Verrès.)

(143). Après y avoir pris les auspices. Ici l’orateur joue sur le nom de Chélidon, qui en grec signifie hirondelle. On sait qu’en prenant possession de leurs magistratures, on consultait les oiseaux, et souvent les hirondelles. Auspicatio consistait à prendre les présages d’après le vol des oiseaux, avium spectatio ; augurium, d’après leur ramage, avium garritu. Les modernes se sont accordés à blâmer ce jeu de mots de Cicéron ; Asconius l’admire d’autant plus, dit-il, qu’il s’agit ici des auspices pour la préture urbaine, et que l’hirondelle se plaît au séjour des villes.

XLI. (144). De C. Sacerdos. Le prédécesseur de Verrès. (Voyez la note 36 ci-dessus.)

(145). Sur le rôle des censeurs. On inscrivait sur les registres du cens ceux qui avaient un certain revenu, depuis cent mille sesterces, suivant Asconius. Asellus, pour quelque raison que nous ignorons, n’avait pas été inscrit sur les registres du cens ; il crut en conséquence pouvoir instituer sa fille héritière, parce que la loi Voconia ne défendait de faire des femmes héritières qu’à ceux qui étaient censi, c’est-à-dire inscrits sur les registres du cens. (Note de l’abbé Auger.)

(146). Il fait prier de venir L. Annius. Ici, dit Asconius, l’orateur se sert d’une expression défavorable à Verrès ; car le mot appellare s’emploie de l’inférieur au supérieur.

(147). La loi Voconia. Q. Voconius Saxa, sous le consulat de Q. Marcius Philippus et de Cn. Servilius Cépion, l’an de Rome 585, avait porté une loi par laquelle il était défendu de faire une femme son héritière à celui qui était inscrit sur les registres du cens, c’està-dire qui avait un certain revenu. Mais il pouvait arriver, comme peut-être il était arrivé à Asellus, qu’il fût échu à quelqu’un une succession, ou venu une donation depuis les derniers censeurs ; alors il n’était point dans le cas de la loi. (Note de l’abbé Auger.)

(148). Aulus Postumius et Q. Fulvius. Aulus Postumius Albinus et Q. Fulvius Flaccus, censeurs l’an de Rome 580, cinq ans avant le tribunat de Voconius.

XLII. (149). Les lois Cornéliennes, sur les testamens…. L’une de ces lois décernait des peines contre ceux qui fabriquaient de faux testamens ; elle prononçait aussi sur d’autres crimes de faux : c’est pourquoi les jurisconsultes l’appellent Cornelia, de falso. —— Sur les monnaies. Cette autre loi portait des peines contre ceux qui feraient de la fausse monnaie.

(150). Elles ne donnent point au peuple un droit nouveau. Lambin croit qu’au lieu de ad populum il faut lire ad prætorem : « Car, dit-il, le peuple connaissait seulement des crimes de lèse-majesté ; la connaissance de tous les autres délits appartenait aux préteurs. » Sigonius (liv. II, de Judiciis, ch. 32 adopte cette correction, dont les Pandectes (ad leg. Cornel. de falso) semblent annoncer la justesse.

(151). Les lois Atinia, Furia. La première de ces lois, Atinia, de rebus furto subreptis non usu capiendis, fut proposée par C. Atinius Labeo, tribun du peuple, l’an 624 ; et elle établit une maxime qui fut toujours observée depuis, que la possession n’assurerait pas la propriété des objets volés. Telles étaient les expressions de cette loi : Quod surreptum erit, ejus æterna auctoritas esto. Toutefois Cicéron semble ici désapprouver cette interprétation, puisqu’il cite cette loi avec les autres pour prouver que les édits des préteurs ne peuvent avoir d’effet rétroactif. — La loi de testamentis, Furia ou Fusia, car elle est désignée de ces deux manières dans les auteurs (Tite-Live, liv. III, ch. 4 ; et encore Cicéron, pro Balbo, ch. VIII), défendait d’accepter un legs excédant mille as, et condamnait les infracteurs à une amende du quadruple de la somme qu’ils avaient reçue. C’était là une restriction à la loi des Douze-Tables, qui n’en avait mis aucune à la faculté de tester : Uti quisque legassit suæce rei, ita jus esto.

XLIII. (152). La loi Voconia. L’esprit de la loi Voconia était de ne pas épuiser les successions par des legs faits à des femmes, ou à des hommes étrangers à la famille. Pourquoi donc Verrès prononce-t-il sur un article de la loi, et non sur l’autre, puisqu’ils sont tous deux de la même espèce, et qu’ils ont la même fin ? (Note de l’abbé Auger.)

XLIV. (153). De ces biens, de ces revenus. Il y a dans le texte bona fortunasque. Bona, dit Asconius, in ipsis possessionibus, fortunæ in fructibus earum.

(154). Ni la mise en possession. L’héritier demandait d’abord au préteur de faire examiner ses titres à la succession, ce qui s’appelàit petitio ; il requérait ensuite qu’on l’envoyât en possession, ce qui s’appelait possessio.

(155). Les ornements. Cicéron veut indiquer ici, selon quelques commentateurs, le collier auquel était suspendue la bulle d’or, et qui, comme la robe prétexte, était l’ornement distinctif des jeunes personnes appelées ingenuæ.

(156). L’empreinte de ses pas. Ici l’orateur se sert à dessein d’expressions vagues ; il enveloppe son idée, de peur de choquer ses auditeurs par trop de violence ; il laisse entrevoir que si Rome, indignée des vexations de Verrès, avait suivi l’exemple des habitants de Lampsaque, ce grand coupable aurait dès longtemps, et sans le secours des tribunaux, subi la peine de ses crimes.

(157). Il ne donnera point caution. Dans les litiges, chaque partie donnait une caution, qu’elle devait perdre en perdant le procès. Ici sponsionem non faciet est pour satis non dabit. Au reste, voici, réduit à sa plus simple expression, le raisonnement que fait ensuite l’orateur, Ou il y a eu un possesseur, ou il n’y en a pas ; cela forme deux espèces. Vous prononcez, Verrès, sur la première, et vous ne dites rien de la seconde, parce que la première seule vous intéresse. Il est clair que le protégé de Verrès s’était mis en possession de l’héritage. (Asconius.)

XLVI. (158). L. Pison. (Voyez sur ce personnage, qui était préteur des étrangers, le chapitre XX et la note 70 du plaidoyer contre Cécilius.) On voit, par ce qui est dit dans ce chapitre, qu’un préteur pouvait s’opposer aux décrets d’un autre préteur.

(159). Le jus de verrat. Le mot jus, en latin, signifie droit, administration de la justice ; puis jus, sauce ; et verrinum veut dire quelque chose qui a rapport à Verrès ou à un cochon. L’on peut, d’après cette explication, entendre ce calembour dont M. Gueroult a parlé dans son Discours sur les Verrines (voyez tome I, page 355). Quintilien excuse notre orateur (liv. VI, ch. 2, du rire), « parce que, dit-il, Cicéron le rapporte comme venant d’autrui, et non comme ses propres pensées. » Mais il faudrait examiner ensuite si par ces citations il ne blessait pas la dignité oratoire ; Cicéron le sentait si bien, qu’il en convient lui-même un peu plus loin.

(160). Ils maudissaient Sacerdos. Le mot sacerdos signifie sacrificateur ; de là cet autre calembour rapporté par Cicéron. (Voyez la note qui précède.)

XLVII. (161). Un tribun. M. Lollius Palicanus, dit Asconius. Il a déjà été parlé de ce tribun dans la note 15 du plaidoyer contre Cécilius.

(162). Contre la loi Cornelia, rendue par Sylla contre les proscrits. (Voyez les chapitres XLIII et XLIV, ainsi que les notes 75 et 76 du plaidoyer pro Roscio Amerino.) Il est facile de reconnaître ici que Cicéron jette le blâme sur cette loi Cornelia, et fait entendre que le préteur aurait dû prononcer plutôt d’après l’équité que d’après une loi positive, qu’on regardait généralement comme injuste et cruelle, quoiqu’on n’osât pas s’en expliquer ouvertement.

(163). A un proscrit qui avait été son patron. Un esclave affranchi demeurait naturellement sous la protection de son maître. Cependant il ne laissait pas de choisir un autre patron, comme pour prouver qu’il était véritablement libre, puisqu’il se mettait sous la protection de qui il voulait. (Note de M. Gueroult.)

(164). Un chevalier romain. Pour être chevalier romain, il fallait avoir un revenu de quatre cent mille sesterces (sestertii, et non pas sestertia), trente-sept mille cinq cents livres, et non trente-sept millions et demi, si l’on prenait le sestertium pour le sestertius. — Sestertius, monnaie en espèces (un sou six deniers et demi de notre monnaie) ; sestertium, une somme valant mille pièces de cette monnaie (quatre-vingt-treize livres quinze sous). Suivant d’autres, le sestertius valait un sou et demi ; le sestertium, quatre-vingts livres. Le mot sestertium s’écrivait toujours en entier ; sestertius, par abréviation, avec les deux signes H-S. (Note du même.)

(165). L’ordre des affranchis. Asconius remarque qu’ici Cicéron se sert du mot ordre pour désigner les affranchis, afin de leur faire honneur, par opposition à la conduite inconvenante de Verrès à leur égard. C. D.

Du temps de Cicéron, libertinus voulait dire simplement affranchi, et non fils d’affranchi. — Il y avait cependant cette différence entre libertinus et libertus, que le premier s’appliquait à un affranchi en général, et le second à l’affranchi par rapport à son ancien maître, à son patron. Ainsi, plus haut, chap. XLVII, suum libertum ; dans le plaidoyer pour Milon, chap. XXXIII, libertos suos ; de même, Tiro, libertus Ciceronis ; Phœdrus, libertus Augusti. Partout ailleurs, libertinus. Rien ne prouve, suivant Ernesti, que libertinus doive signifier jamais fils d’affranchi. (Note de M. LE CLERC.)

Les affranchis étaient admis dans les quatre tribus de la ville, mais exclus des charges et des dignités, et même des légions, à moins qu’ils n’eussent des enfants. Leur succession appartenait à leurs patrons, s’ils mouraient ab intestat, ou sans laisser d’enfants. Lorsqu’ils faisaient un testament, et qu’ils avaient des enfants naturels et légitimes, et non pas adoptifs, la moitié de leurs biens revenait au patron. Les fils des affranchis parvenaient aux charges, mais n’étaient admis au sénat que dans des circonstances particulières. (Note de M. GUEROULT.)

XLVIII. (166). C. Sulpicius Olympus. Desmeuniers traduit Olympus par d’Olympie ; contre-sens absurde, car il faudrait au moins Olympius. Asconius cite comme exemple d’une ancienne locution cette phrase singulière : C. Sulpicius Olympus fuit.

(167). M. Octavius Ligur était tribun du peuple avec son frère Lucius, l’année même de la préture urbaine de Verrès. Par un contre sens également absurde, Desmeuniers traduit Ligur par Ligurien

(168). La fille du patron de Sulpicius. Il paraît d’après cela que C Sulpicius Olympus était un simple plébéien En effet les plébéiens étaient sous le patronage des patriciens. C. D.

Le patronage n’était point une institution du gouvernement consulaire ; il avait été établi par Romulus. Parmi les lois qui nous ont été conservées de ce grand homme, tout à la fois fondateur, guerrier, législateur et administrateur, on trouve celle-ci : Patronus si clienti fraudent faxit, sacer esto. Il avait déjà dit dans un autre article où il assigne aux patriciens leurs fonctions et leurs devoirs : Patres sacerdotia et magistratus capiunto ; plebeiis patroni sunto. Le patron était tenu de protéger le client et de faire valoir ses droits chaque fois qu’il avait besoin de son secours et pour que cet appui ne manquât point aux faibles dans les démêlés qui pourraient survenir entre les deux ordres, tout citoyen fut autorisé par une loi à tuer un patron qui aurait trahi les intérêts de son client. Il était regardé comme exécrable et il pouvait être tué impunément comme une victime dévouée aux dieux infernaux, homo sacer. Virgile a mis dans le Tartare ceux qui s’étaient rendus coupables de ce crime : Aut fraus innexa clienti.. — Les antiquaires disent que le patronage avait pris son nom de celui d’un compagnon d’Évandre nommé Patron qui longtemps avant Romulus s’était rendu le protecteur des pauvres. On a prétendu que le patronage établi par Romulus, n’était qu’une imitation des Athéniens et des Thessaliens. Mais quelle différence ! Chez ce dernier peuple, les protégés étaient avilis et soumis aux fonctions les plus abjectes : leur nom même était une injure ; ils les appelaient πενέστας, pauvres mendiants. Dans Athènes ils étaient esclaves, et leurs patrons avaient le droit de les battre de verges et d’user d’eux à leur gré, comme des animaux achetés à prix d’argent. Le nom qu’ils leur donnaient ne laissait aucun doute sur l’état d’abjection où ils croyaient avoir droit de les tenir ; ils les appelaient θῇτας Le mot client vient de καλέω parce que chez les Romains les clients étaient autorisés à réclamer les secours de leur patron devant les tribunaux dans les assemblées, au sénat, etc (Note de M. Gueroult)

(169). L. Gellius plaida pour Ligur. C’était, comme nous l’apprend Asconius, L. Gellius Poplicola, alors censeur, et qui avait été consul deux ans auparavant.

(170). Pour la meute de surveillans. Le texte dit pour ses chiens. Desmeuniers reproche mal à propos à Cicéron de se servir de cette expression, puisque la déposition d’un témoin certifiait que Verrès lui-même l’avait employée.

XLIX. (171). L’entretien des édifices publics. Bien que les censeurs eussent la surveillance générale de cette attribution, les édiles s’en occupaient pour le détail ; et les préteurs ne s’en mêlaient qu’en vertu d’une ordonnance spéciale du sénat. (Asconius.)

(172). C. Fannius, chevalier romain, frère de Q. Titinius. Paul Manuce observe que Titinius était propre frère de Fannius, et portait un autre nom, parce qu’il avait été adopté dans la famille Titinia ; Wesseling pense qu’il était seulement fils de la même mère que Fannius. Cicéron parle de ce Titinius dans ses Lettres à Atticus (II, 4 ; v, 21 ; VII, 18 ; IX, 6). — Ernesti conjecture que Fannius est le même qui fut tribun du peuple sous le consulat de César et de Bibulus, l’an 695. (Voyez pro Sextio, I,III)

(173). Le temple de Castor. Le dictateur Postumius voua ce temple à Castor et à Pollux à la bataille de Regille, qu’il gagna sur Tarquin et sur les Latins l’an de Rome 259. Son fils, consul l’an 288, en fit la dédicace (tite-live, liv. II, 42). L. Cécilius Metellus, surnommé Dalmaticus, y déposa les richesses qu’il avait prises sur les Dalmates, l’an de Rome 637 selon les uns, 635 selon les autres (Voyez l’Art de vérifier les dates, sous l’année 637).

L. (174). Confié à P. Junius. L. Publius Junius s’était chargé de l’entretien du temple moyennant une somme qui lui avait été livrée, et dont ses biens répondaient. — Par les eonsuls L. Sylla et Q. Metellus. L. Cornelius Sylla, le dictateur, qui fut consul avec Q. Cécicilius Metellus, l’an de Rome 674. Les censeurs étaient ordinairement chargés de cette attribution ; mais, comme il n’y avait point de censeurs cette année-là, les consuls avaient pris leur place.

(175). Les consuls L. Octavius etc. Aurelius, l’an 679. Ce dernier surnommé Cotta. (176). À L. Rabonius Pour bien entendre tout ce qui regarde l’entretien du temple de Castor il faut supposer que dans les réparations publiques on faisait estimer ces réparations et alors celui qui prenait ou à qui on donnait cette entreprise faisait faire les réparations moyennant une somme qui lui était donnée et dont répondaient ses biens ou ceux d’une caution. Rabonius probablement s’était chargé de faire allouer les réparations peut être même s’était-il constitué caution et par conséquent les tuteurs du jeune pupille devaient lui remettre le temple de Castor bien réparé pour qu’il le remît lui même au préteur
(Note de l’abbé Auger)

LI (177). M. Marcellus… qui était aussi tuteur de Junius. Les Romains donnaient au moins trois tuteurs aux pupilles

LIII (178). L. Domitius Il s’agit de L. Domitius Ænobarbus qui fut consul seize ans après le procès de Verrès avec Appius Claudius Pulcher an 700 Le titre de princeps juventutis que lui donne Cicéron est une formule d’éloge. Sous l’empereur Auguste ce titre devint une sorte de dignité conférée aux jeunes princes de la famille impériale

(179). Je lui avais fait gagner un procès. Asconius nous apprend que le discours que Cicéron prononça dans cette affaire ne fut jamais publié (Voyez le sommaire du discours contre Cécilius I p 361 du tome VI.)

LIV (180). Lève la main Pour traduire mot à mot il faudrait le doigt. C’était par ce signe qu’on s’annonçait comme enchérisseur dans les ventes à l’encan.

(181). Chargés d’hypothèques soit directes soit à titre de caution. — Præœdia, biens immeubles chargés de vos hypothèques à titre personnel ; — prœdes, biens de celui qui en a cautionné un autre.

LV (182). Cn. Domitius, L. Metellus censeurs l’an 639. L. Cassius (Longinus), Cn. Servilius (Cépion) censeurs l’an 629.

(183). L. Marcius, M. Perperna censeurs l’an 678

(184). D. Brutus. Decimus Junius Brutus, parent de M. Brutus fut, comme lui, un des meurtriers de César.

LVI (185). Le premier entrepreneur Le pupille, du chef de son père, c’était Rabonius qui le remplaçait.

LVIII. (186). Tristes vétements de la misère. Les accusés portaient des habits sales et déchirés, en signe de deuil.

LIX. (187). L. Metellus, le Dalmatique. (Voyez la note 173 ci-dessus.)

(188). La statue de Vertumne. Asconius lit Vortumni. C’était, selon lui, le dieu du petit négoce.

(189). La pompe de nos chars sacrés. Thensæ, brancards d’argent sur lesquels on portait les statues des dieux. Du temps même d’Asconius, on n’était pas bien d’accord sur l’étymologie de ce mot, si l’on en juge par ce que ce scholiaste dit sur ce passage.

LX. (190). D’une cause publique. (Voyez, sur la distinction des causes publiques et privées, le sommaire du plaidoyer pro Roscio Amerino.) Il suffit de rappeler ici que les préteurs n’avaient pas le droit de juger les causes publiques.

(191). Q. Opimius était accusé d’avoir enfreint la loi Cornelia, qui avait ôté aux tribuns la proposition des lois. Les personnages qui s’élevèrent contre ce tribun, et que Cicéron ne veut pas nommer, sont, selon Asconius, Hortensius, Catulus et Curion. (An de Rome 679.)

LXI. (192). La cause jugée par Junius. C. Junius, au sortir de l’édilité, avait été chargé de présider le tribunal dans le procès entre Cluentius et Oppianicus. (Voyez le plaidoyer pro Cluenlio. ch. XX et suiv.)

(193). L’anneau d’or de votre secrétaire. (Voyez, sur ce fait, le discours de Re frumentaria, ch. XX.)

(194). Q. Curtius…. qui voulait favoriser Verrès en lui donnant des juges de son choix, avait, selon Asconius, été récusé antérieurement par Cicéron, aux acclamations injurieuses du peuple qui environnait le tribunal : Dejectum convicio populi, qui in corona aderat. C D.

…. Juge de la question. —Judex quæstionis. Ce n’était point, à proprement parler, un juge. Ses fonctions se bornaient à travailler à l’instruction et aux informations qui devaient guider le préteur dans le jugement qu’il allait rendre. Le juge instructeur n’avait point le droit de juger, ni même de donner son avis. Les véritables juges étaient le préteur et les assesseurs qu’il se choisissait. Il fallait, pour juger, être une personne publique. (Note de M. Gueroult.)

(195). Lui résister. Ce qui suit dans le texte est trop altéré pour présenter un sens satisfaisant. M. Gueroult ne l’avait pas traduit ; il s’était même arrêté à ces mots Ejusdem modi, qui commencent une phrase que nous avons cru devoir rétablir en combinant les versions de Binet et de M. Le Clerc, puis en adoptant comme ce dernier éditeur, au lieu de quos iste annuerat, cette leçon, quos, ubi iste, etc., qui donne un sens moins incomplet à la phrase.

(196). De notre noble décurie. Il y avait trois grandes décuries, d’où l’on tirait les juges : celle des sénateurs, celle des chevaliers, et celle des tribuns du trésor. Cicéron dit nostra, en sa qualité de sénateur.


  1. In sequenti parte dixit, exorari solere inimicos, ipsum exoratum a Vatinio, C. quoque Verri affuisse. (Suasoriarum liber VI.)