Contre Verrès (Rozoir)/Seconde Action — Second Discours

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Traduction par Charles du Rozoir.
Panckoucke (p. 284-503).
SOMMAIRE

Il n’est pas besoin de rappeler que cette oraison ne fut pas plus prononcée que la précédente. Le premier discours de cette seconde Action, de Prætura urbana, seu de vita anteacta, n’a été qu’une sorte d’introduction à l’accusation en forme que Cicéron s’était chargé de développer au nom des Siciliens. Dans ce second discours, de Jurisdictione siciliensi, il arrive aux faits constitutifs de la cause. Il s’occupe, comme il le dit lui-même, des intérêts confiés à son zèle (ch. 1), et présente le tableau de l’administration de Verrès en Sicile.

Après un exorde entièrement consacré à l’éloge de cette province, l’orateur rappelle les jugemens iniques rendus par Verrès, entre autres contre Dion d’Halèse, contre Sosippe, contre Épicrates, contre Héraclius, contre Sthenius, etc.

Il traite ensuite de la manière dont ce préteur vendait les honneurs et les charges publiques.

Il fait connaître en troisième lieu les contributions que cet infâme magistrat exigea des Siciliens lorsqu’il fut question de lui ériger des statues.

Enfin il dévoile les concussions, les vols et les gains usuraires que se permettait Verrès conjointement avec les fermiers du domaine, et notamment avec Carpinatius, son principal complice.

L’ordonnance du discours est simple. L’orateur s’arrête sur chacun des crimes, qu’il raconte successivement, et il jette dans sa narration les figures et les mouvemens qui conviennent au sujet. IL peint l’accusé sous les couleurs les plus odieuses ; et, dans son indignation contre le crime, il le dévoue à l’exécration et au mépris. Il ne craint pas non plus d’exciter la haine publique contre ses défenseurs, et ne ménage point Metellus, préteur de Sicile. En un mot, il montre dans tout ce discours autant de courage et de conscience que d’éloquence et de génie. C. D.

LIVRE SECOND.

SUR LA PRÉTURE DE VERRÈS EN SICILE.
SEPTIÈME DISCOURS.

I. JE ne puis me dispenser, juges, de supprimer beaucoup de faits, pour m’occuper enfin des intérêts qui ont été confiés à mon zèle ; je suis ici le défenseur de la Sicile ; c’est pour elle que je me suis présenté devant votre tribunal : mais en me chargeant de cette cause, je me suis proposé un objet encore plus important, c’est la cause de tout l’ordre sénatorial, c’est la cause du peuple romain que j’ai entrepris de défendre, dans la persuasion que l’on pourrait enfin obtenir un jugement équitable, du moment que, traduit devant vous, un accusé véritablement coupable aurait trouvé un accusateur vigilant et ferme. Je me hâte donc d’en venir à la cause des Siciliens, sans m’arrêter à tout ce que Verrès a, d’ailleurs, commis de brigandages et d’infamies : ainsi les forces ne me manqueront pas pour plaider cette cause, ni le temps pour en embrasser les détails.

Toutefois, avant de vous retracer les malheurs de la Sicile, je dois parler un moment de l’illustration de cette province, de son ancienneté, et de son utilité pour notre république : si tous les alliés et toutes les provinces ont droit à votre protection, juges, nulle ne peut la réclamer à des titres plus nombreux et plus puissans que la Sicile : d’abord, c’est la première des nations étrangères qui ait recherché l’amitié, l’appui du peuple romain, et qui ait répandu sur notre empire un nouvel éclat, en prenant le nom de province romaine ; la première qui ait appris à nos ancêtres combien il est glorieux de commander aux peuples étrangers ; seule enfin, dans tous les temps, elle a signalé sa fidélité et son affection pour le peuple romain. Des différentes cités de cette île, les unes, admises une fois dans notre alliance, ne s’en sont jamais séparées, les autres, qui sont les plus nombreuses et les plus illustres, se sont toujours montrées nos amies fidèles. C’est ainsi qu’au temps de nos ancêtres cette province fut comme l’échelon qui les conduisit à la domination de l’Afrique (1). Car la puissance colossale de Carthage ne serait point si facilement tombée, si les Siciliens ne nous avaient pas prodigué leurs moissons, et si nos flottes n’avaient trouvé leurs ports toujours ouverts.

II. Voilà pourquoi P. Scipion l’Africain (2), après la ruine de Carthage, orna les villes siciliennes de tant d’admirables statues, et de somptueux monumens : il voulut que ceux à qui la victoire du peuple romain avait inspiré le plus de joie possédassent dans leurs murs les plus beaux trophées de cette victoire. Ainsi Marcellus (3) lui-même, qui en Sicile fit sentir sa valeur aux ennemis, sa clémence aux vaincus, sa bienveillance à tous les Siciliens, sut non seulement dans cette guerre ménager nos alliés, mais épargner ceux même qu’avaient domptés ses armes. Cette ville superbe, Syracuse, si bien défendue par l’art et par la nature, si bien fermée du côté de la terre et de la mer, ayant enfin cédé à sa valeur et à son génie, non-seulement il permit qu’elle ne souffrît aucun dommage, mais il la laissa si magnifiquement décorée, qu’elle devint tout à la fois un monument de ses victoires, de sa clémence, de son désintéressement, quand on considérait et quels remparts il avait forcés, et quel peuple il avait épargné, et quelles richesses il avait respectées. Il se crut obligé à tant d’égards envers la Sicile, qu’il ne pensa pas qu’une ville ennemie pût disparaître d’une île où nous ne comptions d’ailleurs que des alliés ; et véritablement aussi la Sicile a-t-elle été pour nous, par son utilité, la province par excellence : tout ce que pouvait produire son territoire paraissait moins croître pour ses habitans, qu’être d’avance réservé pour notre consommation. Quand a-t-elle manqué(4) de livrer au jour marqué le blé qu’elle nous devait ? Quand ne s’est-elle pas empressée de prévenir nos besoins par ses offres ? Quand a-t-elle refusé ce que nous exigions d’elle ? Aussi le sage Caton appelait-il la Sicile le grenier de notre république, et la nourrice du peuple romain. Nous en avons fait l’expérience dans cette guerre italique(5) si terrible et si importante : oui, la Sicile fut alors pour nous non pas seulement un grenier, mais un trésor bien rempli, tel qu’était celui de nos pères ; car, sans qu’il nous en ait coûté aucune dépense, en nous fournissant des cuirs, des tuniques, des grains, elle a équipé, vêtu et nourri nos nombreuses armées.

III. Que dirai-je des autres avantages que nous lui devons, sans peut-être que nous en sentions toute l’importance ? Combien ne comptons-nous pas de nos concitoyens qui se sont enrichis depuis qu’ils ont une province voisine, fidèle, fertile, où ils peuvent facilement se transporter et vendre leurs marchandises comme ils l’entendent ! Elle renvoie les uns chargés de commandes qui doivent leur être très-lucratives ; elle retient les autres chez elle pour faire valoir les terres domaniales, élever des troupeaux, établir des maisons de banque, enfin y fixer leur domicile. Ce n’est pas un médiocre avantage pour le peuple romain, qu’un si grand nombre de citoyens puisse trouver si près de la métropole tant de moyens de bien-être et de fortune. Et puisque les nations tributaires et les provinces sont en quelque sorte le domaine de la république, si chacun de nous en particulier attache d’autant plus de prix à ces domaines qu’ils sont plus près de lui, le peuple de Rome doit aimer surtout une province qu’il peut regarder comme un de ses faubourgs : d’ailleurs, ces insulaires ont tant de constance, de courage, de tempérance, qu’on retrouve en eux presque toutes nos mœurs, je parle de nos mœurs antiques et non pas de celles de notre siècle. Ils ne ressemblent en rien au reste des Grecs ; chez eux point d’indolence, point de luxe ; au contraire, la plus grande activité dans les affaires publiques et privées, la plus stricte économie, la plus exacte vigilance ; enfin, ils ont une telle affection pour nos concitoyens que peut-être sont-ils le seul peuple à qui nos publicains et nos négocians ne soient pas odieux. Bien qu’ils aient long-temps souffert les vexations de plusieurs de nos magistrats, c’est la première fois qu’ils viennent dans le sanctuaire des lois implorer l’appui de votre justice. Cependant ils avaient déjà passé une année trop fameuse(6) dans une telle oppression qu’ils n’auraient pu se relever, si les destins favorables ne leur eussent envoyé C. Marcellus(7), afin que deux fois la Sicile dût son salut à la même famille. Plus tard M. Antonius(8) leur avait fait sentir l’excès de son pouvoir sans bornes mais leurs ancêtres leur avaient tant de fois vanté les bienfaits du peuple romain envers les Siciliens, qu’ils croyaient devoir souffrir patiemment les injustices de nos gouverneurs. Nul magistrat, avant Verrès, n’avait encore entendu leurs cités déposer contre son administration ; elles l’auraient enfin supporté lui-même, si, conservant quelque chose d’humain, il ne se fût permis que des vexations ordinaires, ou simplement d’une seule espèce à la fois ; mais ne pouvant supporter sa débauche, sa cruauté, son avarice, son despotisme ; voyant toutes leurs prérogatives, tous leurs droits, tous les bienfaits du sénat et du peuple romain, anéantis par la scélératesse et le caprice d’un seul homme, ils ont résolu d’obtenir de vos arrêts la poursuite et la vengeance de tant de forfaits, ou, si vous les jugiez indignes de votre secours et de votre appui, d’abandonner leurs villes et leurs habitations, comme ils avaient déjà abandonné leurs terres, pour échapper aux vexations de ce tyran.

IV. Ce fut dans ce dessein qu’une députation générale de la province vint prier L. Metellus de venir le plus tôt possible prendre la place de Verrès ; c’est dans cette intention qu’ils ont tant de fois déploré leurs infortunes auprès de leurs protecteurs ; c’est dans la douleur dont ils étaient pénétrés qu’ils ont présenté des requêtes aux consuls, si l’on peut appeler requêtes ce qui n’était en effet qu’un acte d’accusation contre Verrès. Ils ont tant fait que moi-même, dont ils avaient connu la loyauté et le désintéressement, vaincu par leur affliction et par leurs larmes, j’ai presque oublié mes principes de conduite, pour me porter accusateur de Verrès ; ministère absolument étranger à mes goûts et au plan que je m’étais tracé, quoiqu’à vrai dire, dans cette cause, j’aie plutôt à jouer le rôle de défenseur que celui d’accusateur. Enfin, tous ceux qui par leur naissance ou par leur position tiennent le premier rang dans la province sont venus de toutes les parties de l’île, soit au nom de leurs cités, soit en leur propre nom ; les villes les plus considérables et les plus illustres furent celles aussi qui ont sollicité avec le plus d instances la poursuite des injustices qu’elles avaient souffertes Mais apprenez, juges, quels obstacles il leur fallut braver ! Car je crois devoir parler ici pour les Siciliens plus librement qu’ils ne le voudraient peut-être eux mêmes ; je dois consulter leur intérêt plutôt que leur délicatesse. Jamais, croyez moi, dans aucune province, un accusé absent n’a été protégé contre les enquêtes d’un accusateur avec autant de force et de passion. Les questeurs de l’une et l’autre province (9), sous sa présure, ont cherché à m’intimider en se présentant devant moi avec leurs faisceaux. Ceux qui leur succédèrent, pleins de reconnaissance pour le traitement splendide et généreux qu’ils en avaient reçu ne se montrèrent pas moins ardens contre moi. Jugez ce qu’a pu faire un homme qui, dans la même province, a trouvé quatre questeurs (10) pour défendre avec tant de dévouement ses intérêts, et pour qui le préteur et tous les gens de sa suite ont signalé tant de zèle qu’on eût pu croire qu’ils regardaient comme leur province, non la Sicile au dénûment de laquelle ils insultaient, mais Verrès lui-même qui en était sorti gorgé de butin. Ils menaçaient les Siciliens pour avoir décrété des députations chargées de parler contre Verras ; ils menaçaient les députés qui voulaient partir ; à d’autres, pour faire son éloge, les plus grandes faveurs furent promises ; les témoins les plus importans de ses délits particuliers, dont j’avais officiellement réclamé la présence, furent retenus de force et gardés en prison.

V. Malgré toutes ces manœuvres, n’oubliez pas que Messine est la seule ville qui ait envoyé une députation pour faire l’apologie de Verrès. Et que vous a dit le chef de cette députation, C. Heius, le premier des Mamertins ? Vous l’avez entendu déclarer, sous serment, qu’un très-grand vaisseau de transport avait été construit pour le préteur, à Messine, aux frais et par les ouvriers de la ville. Ce député des Mamertins, ce prôneur d’office, vous a dit que Verrès lui avait non-seulement ravi ses biens, mais encore enlevé de sa maison les objets les plus précieux de son culte, et les dieux pénates que lui avaient transmis ses ancêtres. Admirable panégyrique fait par des députés qui, chargés d’une seule fonction, ne pouvaient s’en acquitter qu’en mêlant à l’éloge des réclamations sur ses rapines ! Je dirai, quand il en sera temps, pourquoi Messine est amie de Verrès, et vous reconnaîtrez, juges, que ce qui le rend cher aux Mamertins, est pour vous un juste motif de le condamner. Nulle autre cité ne fait son éloge ; et tout ce que l’influence d’un pouvoir despotique a produit sur quelques hommes, et non sur des cités, se réduit à ce que, dans les villes les plus misérables et les moins peuplées, il se soit trouvé des individus très peu considérés, qui sont partis pour Rome, sans ordre de leur sénat et de leurs concitoyens ; ou que des commissaires, chargés par un décret de porter contre Verrès le témoignage de leur cité, aient été retenus par force et par crainte. Au reste, je ne me plains pas que la chose se soit ainsi passée dans quelques localités ; le témoignage de tant d’autres cités si grandes et si respectables, que dis-je ? de toute la Sicile, n’en obtiendra près de vous que plus d’autorité, lorsque vous verrez qu’aucune puissance n’a pu les arrêter, qu’aucun péril n’a pu les détourner de venir éprouver elles-mêmes ce que peuvent aupres de vous les plaintes de vos plus anciens et plus fidèles alliés. Quant à ce dont plusieurs de vous peut-être ont entendu parler, cette apologie faite par les Syracusains, en vertu d’un décret public, quoique la déposition d’Heraclius vous ait appris dans la première audience en quoi consiste cet éloge, je reviendrai néanmoins sur ce sujet, quand je parlerai de tout ce qui concerne Syracuse. Vous verrez que jamais homme n’a été aussi haï d’aucun peuple, que Verrès l’a été et l’est encore des Syracusains.

VI. Mais, dit-on, il n’y a que les Siciliens qui le poursuivent : les citoyens romains qui exercent le négoce dans la Sicile le défendent, le chérissent, désirent son absolution. D’abord, quand le fait serait vrai, puisqu’il s’agit ici d’une question de concussion à décider devant ce tribunal, institué dans l’intérêt de nos alliés, en vertu du droit social, ce serait encore pour vous un devoir d’écouter les plaintes des alliés. Mais vous avez pu voir dans la première action que beaucoup de citoyens romains très respectables sont venus de la Sicile déposer des injustices extrêmement graves qui leur étaient personnelles, et dont ils savaient que d’autres avaient été les victimes. Je n’affirme ici, juges, que ce dont j’ai l’intime conviction. Oui, si j’acquiers des droits à la reconnaissance des Siciliens, en sacrifiant mon repos et ma sûreté pour obtenir la satisfaction qu’ils réclament, je sens que je n’ai pas fait une chose moins agréable à nos concitoyens, persuadés, comme ils le sont, que de la condamnation de Verrès dépend la conservation de leurs droits, de leur liberté, de leur existence et de leur fortune. Oui, Romains, je passe condamnation sur toute sa préture en Sicile, s’il se trouve un seul individu sicilien ou romain, s’il se trouve une seule classe d’hommes cultivateurs, pacagers ou marchands, qui fasse son apologie, et s’il n’a pas été pour tous et pour chacun un spoliateur, un ennemi commun ; enfin, si jamais, en quoi que ce soit, il a ménagé quelqu’un : oui, je le répète, je consens que vous l’épargniez.

Dès que le sort lui eut assigné la Sicile pour département, le premier soin qui l’occupa, soit dans Rome, soit aux portes de Rome(11), fut de chercher en lui-même, et de délibérer avec ses amis comment il parviendrait à tirer de sa province le plus d’argent possible pendant l’année de son administration. Il ne voulait point attendre, pour s’en instruire, le moment où il serait en activité, quoique pourtant il n’en fût pas à son apprentissage dans l’art d’exploiter la province(12), mais il voulait arriver en Sicile avec ses plans de pillage, conçus et arrêtés d’avance. Oh ! qu’elles se trouvèrent justes les prédictions du peuple sur son administration dans cette province ! c’était le sujet de tous les bruits publics, de tous les entretiens. De son nom seul on tirait, tout en plaisantant, des présages de sa conduite future ; et, lorsqu’on se rappelait ses vols et sa désertion dans sa questure, lorsqu’on songeait aux villes et aux temples qu’il avait spoliés pendant sa lieutenance, lorsqu’on voyait dans le forum les brigandages de sa préture, qui pouvait douter de ce qu’il serait dans le quatrième acte de sa carrière scélérate ?

VII. Et pour vous prouver qu’il avait étudié à Rome même, non-seulement toutes les espèces de vols qu’il pourrait commettre dans son département, mais jusqu’aux noms de ceux dont la dépouille serait la plus riche, apprenez un fait authentique qui vous donnera une juste idée de son impudence sans égale. Le jour même qu’il mit le pied dans l’île. (voyez si l’on s’était trompé en prévoyant ; d’après son nom, qu’il venait pour balayer la province), il écrivit aussitôt de Messine à Halèse. Je crois qu’il avait fait la lettre avant son départ d’Italie ; car, à peine fut-il sorti du vaisseau, qu’il ordonna à Dion d’Halèse de se rendre incessamment auprès de lui ; qu’il voulait connaître de la succession survenue à son fils, d’un de ses parens nommé Apollodore Laphiron. Il s’agissait, juges, d’une somme d’argent très-considérable. Ce Dion a été fait citoyen romain à la recommandation de Q. Metellus(13). Il vous a été prouvé dans la première action, par la déposition de plusieurs témoins d’un rang distingué et par les registres d’un grand nombre de citoyens, qu’il fut obligé de compter à Verrès onze cent mille sesterces pour que cette affaire, qui n’offrait pas le moindre doute, fût jugée à son avantage ; qu’en outre le préteur s’appropria les belles cavales des haras de Dion, et enleva tout ce qu’il y avait d’argenterie et de tapisseries dans la maison. Ainsi, il en a coûté onze cent mille sesterces(14) à Q. Dion, par le seul motif qu’il lui était échu un héritage. Mais cette succession, sous quel préteur était-elle advenue au fils de Dion ? La même année qu’il échut un héritage à Annia, fille du sénateur Annius, et au sénateur M. Ligur(15), sous la préture de Sacerdos. Mais quoi ? quelqu’un n’avait-il pas disputé à Dion cette succession ? Pas plus qu’on n’avait disputé à Ligur celle qui lui était échue sous la préture de Sacerdos. Qui donc avait instruit Verrès ? Personne ; à moins que vous ne supposiez que les délateurs à gages se tenaient tout prêts dans le détroit même.

VIII. Il était encore aux portes de Rome, quand il apprit qu’un Sicilien, nommé Dion, avait fait un très-riche héritage ; que le testament portait que l’héritier élèverait des statues dans la place publique, et que s’il y manquait, il serait tenu à une amende envers Vénus Érycine(16). Quoique les statues se trouvassent érigées conformément au testament, Verrès pensa que, puisque le nom de Vénus s’y trouvait, il y aurait pour lui moyen de tirer quelque profit. Il aposte donc quelqu’un pour réclamer l’héritage au nom de la déesse Érycine ; car cette réclamation ne se fit pas, suivant l’usage, par le questeur qui avait dans son département le mont Éryx(17) ; mais par je ne sais quel Nevius Turpio, un des agens et des limiers de Verrès, le plus vil de tout ce troupeau de délateurs à gages, et qui avait été, sous la préture de Sacerdos, condamné pour ses méfaits. Telle était la nature de la cause, qu’il aurait été impossible au préteur lui-même de trouver, pour se rendre l’organe de cette indigne accusation, un autre homme qui fût un peu moins déconsidéré. Verrès déclara Dion quitte envers Vénus, mais débiteur envers lui. Il aima mieux, sans doute, voir dans cette affaire les hommes prendre sur eux la faute que les dieux ; il aima mieux commettre lui-même une extorsion illégale envers Dion, que de laisser Vénus recouvrer ce qui ne lui était pas dû. Ai-je besoin de vous lire ici la déposition de Sextus Pompeius Chlorus, qui plaida la cause de Dion et qui suivit toute cette affaire ? C’est, vous le savez, un homme plein d’honneur, et que son titre de citoyen romain, juste récompense de son rare mérite, n’a pas empêché depuis tant d’années de garder le premier rang parmi les Siciliens. Vous citerai-je le témoignage de Q. Cécilius Dion, homme aussi modeste qu’il est généralement estimé ? ceux de L. Vetecilius Ligur, de T. Manlius, de L. Calenus, qui tous ont certifié que Dion avait donné de l’argent ? Dirai-je encore que M. Lucullus(18) a également déposé que Dion, son hôte, lui avait depuis long-temps confié son malheur ? Lucullus était alors en Macédoine : pouvait-il mieux connaître les faits que vous, Hortensius, qui êtes à Rome, vous à qui Dion a eu recours, vous qui, dans une lettre adressée à Verrès, vous êtes plaint avec énergie de ses torts envers Dion ? Ces griefs sont-ils nouveaux pour vous ? Est-ce la première fois que vos oreilles en sont frappées ? N’avez-vous rien appris de Dion, rien de votre belle-mère, la respectable Servilie(19), unie dès long-temps avec Dion par les liens de l’hospitalité ? Ne savez-vous pas sur ce fait bien des choses que mes témoins ignorent ? Et si j’ai à regretter de ne pas vous avoir pour témoin de ce délit, ce n’est point l’innocence de l’accusé, mais la défense de la loi(19) qui me prive de cet avantage. Dépositions De M. Lucullus, De Chlorus Et De Dion.

IX. Vous paraît-elle assez forte la somme que ce fervent adorateur de Vénus, parti des bras de sa Chélidon pour sa province, a demandée au nom de la déesse ? Voici, pour une aubaine moins considérable, un autre trait d’escroquerie tout aussi impudent : Épicrate et Sosippe d’Agyrone sont deux frères ; il y avait vingt-deux ans que leur père était mort. Son testament portait que, si l’on y dérogeait dans un seul article, la succession serait passible d’une amende envers Vénus. C’est au bout de vingt ans, après qu’il y avait eu dans la province tant de préteurs, tant de questeurs, tant de délateurs, que la succession est actionnée au nom de Vénus. Verrès connaît de l’affaire ; et, par l’entremise de Volcatius, il tire des deux frères environ quatre cent mille sesterces(21). Vous avez déjà entendu plusieurs témoins sur ce fait. Les deux frères eurent gain de cause, mais ils se retirèrent pauvres et les mains vides.

X. Dira-t-on que Verrès n’a point reçu cet argent ? Quel moyen de défense ! est-ce sérieusement qu’on l’emploie, ou bien ne veut-on qu’en faire l’essai ? car il est nouveau pour moi. Verrès apostait les délateurs ; Verrès ordonnait de comparaître ; Verrès connaissait de l’affaire ; Verrès jugeait ; on donnait de grandes sommes d’argent ; ceux qui donnaient gagnaient leur cause. Et vous viendrez me dire dans votre défense : Cet argent n’a pas été compté à Verrès ! J’admets cette apologie ; oui, mes témoins aussi la confirment ; c’est à Volcatius qu’ils disent que l’argent fut remis. Mais quelle autorité dans Volcatius pour enlever à deux hommes quatre cent mille sesterces ? Qui lui aurait même donné une obole(22), s’il fût venu la demander de son chef ? Qu’il se présente maintenant, qu’il voie jusqu’où s’étend son pouvoir ; personne ne daignera même le recevoir dans sa maison. Je vais plus loin : je soutiens, Verrès, que vous avez reçu quarante millions de sesterces, au mépris de toutes les lois ; et je nie qu’il vous en ait été compté à vous-même un seul écu ; mais comme c’était pour vos décrets, pour vos ordonnances, pour vos jugemens, que l’argent était donné, il importe peu de savoir quelles mains recevaient, mais bien pour les injustices de qui ces sommes étaient comptées. Vos mains, c’étaient les officiers de confiance qui formaient votre entourage ; vos préfets, vos secrétaires, vos médecins, vos huissiers, vos aruspices, vos crieurs, voilà quelles étaient vos mains : plus on tenait à vous de près comme parent, comme allié, comme ami, plus on était soupçonné d’être une de vos mains. Tous ces gens formant autour de vous une cohorte, qui seule a fait plus de mal à la Sicile que n’en auraient pu faire cent cohortes d’esclaves fugitifs (23), étaient, sans contredit, autant de mains toujours prêtes à recevoir pour vous. Tout ce qu’ils ont pris, n’importe à quel titre, les juges doivent déclarer que, non-seulement cet argent vous a été remis, mais que vous l’avez compté de votre main. Car, juges, si vous approuvez ce système de défense : « Il n’a pas reçu lui-même, » autant vaut-il supprimer toute poursuite juridique contre les concussionnaires. Il n’est point d’accusé, quelque coupable qu’il soit, qui ne puisse employer ce moyen ; et, s’il réussit à Verrès, quel accusé sera par la suite assez pervers pour ne pas pouvoir prétendre égaler en intégrité Q. Mucius lui-même (24), en comparaison de Verrès ? J’ose le dire, les avocats de Verrès me paraissent avoir moins l’intention de le sauver, que d’essayer en sa personne un nouveau moyen de défense. C’est un motif pour vous, juges, d’apporter la plus sérieuse attention sur un objet qui touche aux plus grands intérêts de la république, à l’honneur du sénat et au salut de nos alliés. Si nous voulons passer pour intègres, il faut non-seulement que nous soyons nous-mêmes irréprochables, mais que ceux qui composent notre suite soient à l’abri de tout soupçon.

XI. Nous devons, avant tout, songer à n’emmener avec nous que des hommes qui veillent à ce que notre réputation et notre existence ne se trouvent pas compromises. Si, dans le choix de ces hommes, nous nous sommes laissé tromper par l’espoir de nous attacher des amis, sachons punir, en les éloignant de nous, ceux qui trahissent notre confiance. Conduisons-nous en toutes choses comme si nous devions rendre compte de chacun de nos actes. Tels étaient les principes de Scipion l’Africain : personne n’était plus obligeant ; mais l’obligeance n’est estimable qu’autant que, comme chez ce grand homme, elle ne compromet pas l’honneur. Un homme depuis long-temps attaché à Scipion, qui le mettait au nombre de ses amis, ne pouvant obtenir de lui qu’il l’emmenât en Afrique, en qualité de préfet (25), en témoigna son mécontentement : « Ne soyez pas étonné, lui dit Scipion, si je ne vous accorde pas votre demande. Depuis long — temps je sollicite un citoyen à qui je me flatte que ma réputation sera chère ; je le presse de venir avec moi avec le titre de préfet, et je n’ai pu encore l’y décider. » C’était avec raison ; car, voulons-nous conserver intacts notre honneur et notre existence, nous devons plutôt prier qu’on nous accompagne dans notre province, que d’accorder comme une grâce l’avantage de nous y suivre. Mais vous, Verrès, lorsque vous invitiez vos amis à venir avec vous piller votre province, lorsqu’avec eux et par leur ministère vous exerciez vos brigandages, et que, en pleine assemblée, vous les décoriez d’anneaux (26) d’or, vous ne songiez donc pas que vous auriez à rendre compte non-seulement de votre conduite personnelle, mais encore de leurs actions ?

Après s’être assuré ces gains énormes et toujours croissans dans l’instruction des procès, dont il voulait connaître avec son conseil, ou plutôt avec sa cohorte, il avait imaginé mille expédiens pour faire arriver dans ses coffres des sommes incalculables.

XII. Personne ne doute que toutes les fortunes privées ne dépendent de ceux qui désignent les tribunaux et de ceux qui jugent ; que nul de nous ne peut avoir la paisible possession de sa maison, de sa terre, de l’héritage paternel, si, dès qu’un tiers vient nous les contester, un préteur malhonnête, et qui ne peut être arrêté par aucun opposant(27), choisit pour juge qui bon lui semble, et si ce juge, faible ou sans conscience, prononce conformément aux ordres du préteur. Que sera-ce donc si le préteur prescrit une formule telle, que même Octavius Balbus(28), juge si versé dans la jurisprudence, si pénétré de ses devoirs, ne pourrait décider autrement que porte la formule ? Par exemple, je suppose qu’elle soit ainsi conçue : L. Octavius sera juge ; s’il appert que la terre de Capene, objet du litige, appartient à P. Servilius par le droit quiritaire, et que cette terre ne soit pas restituée à Q. Catulus… N’est-il pas évident que Lucius Octavius se verra forcé, ou de contraindre P. Servilius à restituer la terre à Q. Catulus, ou de condamner celui qui aurait dû gagner sa cause ? Voilà d’après quelle jurisprudence les tribunaux furent dirigés dans la Sicile, pendant les trois années de la préture de Verrès. Voici ses ordonnances : S’il n’accepte pas ce que vous dites lui devoir, accusez-le en justice ; s’il accepte(29), menez-le en prison. C’est ainsi qu’il a agi envers C. Fuficius, envers L. Suetius et L. Racilius. En formant ses tribunaux, il choisissait pour juges des citoyens romains, dans les procès qui regardaient les Siciliens, et quand des Romains se trouvaient en cause, c’était de Siciliens qu’il composait le tribunal. Ainsi ni les uns ni les autres n’étaient jugés d’après leurs lois.

XIII. Pour que vous puissiez vous faire une idée générale de sa manière d’administrer la justice, je vais vous rappeler d’abord le droit qui régit les Siciliens ; vous connaîtrez ensuite ses ordonnances. Voici le droit des Siciliens. Tout procès entre deux citoyens de la même cité doit y être jugé d’après les lois qui la régissent. Si un Sicilien est en contestation avec un Sicilien d’une autre cité, le préteur est tenu de tirer les juges au sort, conformément aux statuts promulgués, d’après l’avis de dix commissaires(30), par P. Rupilius, et que les Siciliens appellent loi Rupilia. Si un particulier forme une demande contre toute une cité, ou une cité contre un particulier, on leur donnera pour les juger le sénat d’une ville tierce, quand le sénat de la cité en cause sera récusé. Quand un citoyen romain appellera en justice un Sicilien, on lui donnera un juge Sicilien ; si c’est un Sicilien qui poursuit un Romain, on donnera un juge romain. Pour toutes les autres affaires, les juges sont choisis parmi les Romains établis dans la province. Dans les procès entre les fermiers des terres domaniales et les receveurs de la dîme, on suit la loi Frumentaria, connue aussi sous le nom de loi d’Hiéron(31).

Tous ces règlemens ont été non-seulement confondus pendant la prêture de Verrès, mais anéantis pour les citoyens romains, comme pour les Siciliens. D’abord il n’a tenu aucun compte des lois particulières à ces derniers(32). Lorsque deux citoyens de la même ville étaient en procès, ou il leur donnait pour juge un de ses crieurs, de ses aruspices ou de ses médecins, suivant qu’il y trouvait plus d’avantage, ou si le tribunal était désigné selon la loi, et que les parties eussent pour juge un de leurs concitoyens, celui-ci n’était pas libre de prononcer selon sa conscience. Écoutez un des édits de notre préteur par lequel il réglait tous les jugemens de sa pleine puissance : Si quelqu’un a mal jugé, j’en prendrai connaissance, et lorsque j’aurai constaté la prévarication, je sévirai. Qu’en est-il résulté ? Personne ne doutait que du moment qu’un juge saurait que son jugement serait révisé par un autre, et que l’affaire pourrait devenir pour lui capitale, il ne consultât uniquement la volonté de celui qui aurait à prononcer sur sa propre existence. Verrès choisissait-il les juges parmi les citoyens romains domiciliés dans l’île ? les prenait-il parmi nos négocians ? Jamais. Cette troupe de juges dont je parle se recrutait, non pas dans le cortège de Q. Scévola, qui même ne l’employait pas aux fonctions judiciaires, mais bien dans celui de C. Verrès. Et de quels gens croyez-vous que ce cortège fût composé ? Les gens valaient bien l’ordonnance (33)  : Si un sénat s’avise de mal juger, etc. Je prouverai également que lorsqu’il désignait un sénat pour juger, ce tribunal était forcé par lui de prononcer contre sa conscience. On ne tirait les juges au sort, comme le veut la loi Rupilia, que lorsque le procès ne devait rien lui rapporter. La loi d’Hiéron avait prévu plusieurs formes de procédure pour nombre de contestations : toutes ces dispositions furent fondues dans une seule formule. Quels juges a-t-il choisi parmi nos concitoyens ou parmi les chevaliers romains ? Aucun. Vous voyez quel était son pouvoir ; apprenez l’usage qu’il en a fait.

XIV. Heraclius, fils d’Hiéron, un des citoyens les plus distingués de Syracuse, était, avant la préture de Verrès, le plus opulent des Syracusains ; il en est aujourd’hui le plus pauvre, sans autre cause de son désastre, que l’avarice et l’injustice du préteur. Une succession de trois millions de sesterces (34) au moins lui échut par testament d’un de ses parens, nommé aussi Heraclius. La maison était remplie de vaisselle d’argent parfaitement ciselée, de tapisseries magnifiques, d’esclaves nombreux et d’un grand prix. Qui ne connaît la passion ou plutôt la fureur de notre homme pour tous ces objets ? Il n’était bruit que de la riche succession échue à Heraclius ; on disait qu’Heraclius allait devenir non-seulement riche en argent comptant, mais amplement fourni de meubles, d’argenterie, de tapisseries et d’esclaves. Verrès l’apprend, et d’abord il essaie envers Heraclius une petite ruse qui lui est ordinaire. Il lui demande pour les voir tous ces objets qu’il ne lui rendra pas. Mais bientôt deux Syracusains lui donnent un bon avis. C’étaient deux amis intimes de Verrès, qui n’a jamais pensé que leurs femmes lui fussent étrangères, Cléomène et Æschrion, qui, grâce à cette honteuse complaisance, avaient tout pouvoir sur son esprit, comme vous l’apprendrez dans la suite de cette accusation. Ils allèrent donc tous deux remontrer à notre homme que cette succession était une excellente affaire, qu’il n’y manquait rien, que d’ailleurs Heraclius, fort âgé et très-peu actif, n’avait, excepté les Marcellus, aucun patron dont il pût invoquer l’appui ; qu’une des clauses du testament portait que l’héritier élèverait des statues dans le gymnase : « Nous nous arrangerons, lui dirent-ils, pour que les inspecteurs déclarent que les statues n’ont point été placées conformément au testament, et pour qu’ils demandent que l’héritage soit confisqué au profit du gymnase. » L’expédient plut à Verrès ; car il prévoyait qu’une succession de cette importance étant contestée et revendiquée en justice, il serait impossible qu’il ne lui en revînt pas quelque butin. Il approuve donc leur projet, il les engage à mettre aussitôt la main à l’œuvre, et à attaquer le plus brusquement possible un homme de cet âge et d’un caractère si peu processif.

XV. Heraclius reçut donc une assignation : d’abord on ne fit que s’étonner d’une aussi mauvaise chicane ; mais ensuite ceux qui connaissaient l’homme, ou soupçonnèrent ou dirent clairement que Verrès avait jeté un œil de convoitise sur la succession. Cependant arrive le jour où il avait annoncé, par un édit, qu’il tirerait les causes au sort conformément à l’usage et à la loi Rupilia. Il s’était arrangé pour que l’affaire d’Heraclius sortît la première. Heraclius lui représenta qu’il ne pouvait être ce jour-là question de sa cause, la loi Rupilia voulant qu’aucun procès ne fût instruit que trente jours après l’assignation. Les trente jours n’étaient pas écoulés ; Heraclius espérait que s’il évitait ce jour-là, Q. Arrius (35), que la province attendait avec impatience, viendrait remplacer Verrès avant qu’il se fît un nouveau tirage. Verrès remit toutes les causes jusqu’au temps où il pourrait appeler légalement, au bout de trente jours, celle d’Heraclius. Ce jour venu, il fit semblant de vouloir tirer au sort. Heraclius comparut avec ses amis, et demanda qu’il lui fût permis de discuter, suivant les formes ordinaires, son affaire avec les inspecteurs du gymnase, représentant la cité de Syracuse. Les adversaires requièrent que les juges soient pris indifféremment dans les cités du ressort du tribunal de Syracuse, et même qu’ils soient au choix de Verrès. Heraclius insiste pour qu’ils soient nommés conformément à la loi Rupilia, afin que les règlemens antérieurs et l’autorité du sénat, et les droits de tous les Siciliens ne soient pas méconnus.

XVI. Est-il besoin d’insister sur la manière tout arbitraire dont Verrès rendait la justice ? Qui de vous ne sait comment il s’est conduit dans les tribunaux de Rome ? Est-il un seul individu qui, pendant sa préture, ait pu invoquer les formes légales contre la volonté de Chélidon ? Ce n’est pas la province qui l’a corrompu, comme quelques autres magistrats ; il s’y est montré tel qu’il était à Rome. Heraclius représentait, ainsi que tout le monde le savait, que les Siciliens avaient une jurisprudence particulière pour les procès qui pouvaient s’élever entre eux, qu’il existait une loi Rupilia donnée par P. Rupilius en vertu d’un sénatus-consulte et de l’avis de dix commissaires, qu’elle avait toujours été respectée en Sicile par les consuls et les préteurs. Verrès déclara qu’il ne tirerait point les juges au sort conformément à la loi Rupilia, et il nomma cinq juges dont il était sûr. Que ferez-vous de cet homme qui se joue de ce qu’il y a de plus sacré ? Quel supplice trouverez-vous assez rigoureux pour lui ? La loi vous prescrivait, ô le plus abominable et le plus impudent des hommes, le mode à suivre dans toute affaire entre Siciliens, pour leur donner des juges ; vous aviez devant les yeux l’autorité d’un général du peuple romain, le respect dû à dix commissaires choisis parmi les citoyens les plus illustres ; enfin un sénatus-consulte, d’après lequel P. Rupilius avait établi des lois en Sicile, de l’avis de ces dix commissaires. Tous vos prédécesseurs avaient religieusement observé les lois de Rupilius dans toutes leurs dispositions, et particulièrement en ce qui concerne les tribunaux. Et vous avez osé, pour satisfaire votre rapacité, ne tenir aucun compte de tant de considérations si imposantes ! Sur vous, ni les lois, ni la religion des traités, ni la publique estime, ni la crainte des tribunaux, ni l’autorité de la vertu, ni celle des exemples, n’ont donc aucun pouvoir ! Enfin, je le répète, cinq juges furent, au mépris des lois, et des institutions, et de la religion, et du sort, et du droit de récusation, mais selon la volonté arbitraire de Verrès, nommés, non pour connaître de l’affaire, mais pour prononcer le jugement qu’il devait leur dicter. On n’alla pas plus loin ce jour-là ; l’audience fut remise au lendemain.

XVII. Cependant Heraclius, voyant que le préteur avait tout disposé pour le ruiner, prit, d’après le conseil de ses amis et de ses parens, la résolution de ne point comparaître, et dès la nuit même il s’enfuit de Syracuse. Le lendemain, dès le matin, le préteur, qui s’était levé beaucoup plus tôt qu’à son ordinaire, convoqua les juges. Quand il sut qu’Heraclius ne se présentait point, il leur enjoignit de le condamner par contumace. Les juges le prièrent de vouloir bien observer son édit, et de ne pas les obliger de prononcer contre l’absent, en faveur de la partie présente, avant la dixième heure(36). Ce point fut accordé. Cependant la fuite d’Heraclius inquiétait ses amis, et ses conseillers voyaient avec peine que l’accusé eût pris ce partie. Il leur semblait que le condamner par défaut, surtout quand il s’agissait d’une somme si considérable, était un acte beaucoup plus odieux, que s’il eût été condamné présent : ils sentaient, d’ailleurs, que la loi Rupilia n’ayant pas été suivie dans le choix des juges, la chose paraîtrait encore plus honteuse et plus inique. En voulant donc remédier à ces inconvéniens, le préteur ne fit que mettre plus à découvert son avarice et sa perversité. Il révoqua les cinq juges qu’il avait nommés, et ordonna, comme d’abord il l’aurait dû, s’il avait respecté la loi Rupilia, que l’accusé comparaîtrait devant lui, ainsi que les signataires de l’accusation, pour assister au tirage des juges conformément à la loi. Ainsi ce que la veille Heraclius n’avait pu obtenir de lui malgré ses larmes et ses prières, Verrès s’avise tout à coup de le faire ; dès le lendemain, la loi Rupilia fut mise à exécution. Il tira trois noms de l’urne ; Heraclius était absent, n’importe, les juges eurent ordre de le condamner, et ils le condamnèrent. Quel était donc, malheureux, votre égarement ! Vous n’avez donc jamais songé qu’un jour vous auriez à rendre compte des actes de votre administration ? Vous n’avez donc jamais pensé qu’il vous faudrait répondre sur ces faits devant ce tribunal respectable ? Attaquer une succession sur laquelle on ne peut avoir aucune action, et cela au profit d’un préteur avide ; se couvrir du nom d’une cité célèbre, et compromettre l’honneur de cette cité en lui imposant le rôle d’une honteuse réclamation ! Ce n’est pas tout : vous n’avez pas même gardé dans l’instruction du procès les apparences de la justice. Dieux immortels ! qu’importe qu’un préteur, abusant de son pouvoir, contraigne les citoyens par la force d’évacuer toutes leurs propriétés, ou qu’il leur donne de la sorte un tribunal obligé de prononcer, sans les avoir entendus, l’arrêt de leur ruine ?

XVIII. Assurément, vous ne pouvez nier que vous auriez dû tirer les juges au sort, en exécution de la loi Rupilia, surtout quand Heraclius vous le demandait. Si vous dites que ce fut du consentement d’Heraclius que vous vous écartâtes de la loi, vous vous engagerez dans un mauvais pas d’où il vous sera difficile de vous tirer : car enfin, qui l’aurait empêché de comparaître si ses juges avaient été choisis à son gré ? Et vous, pourquoi après son départ en nommâtes-vous d’autres, si ceux qui avaient été donnés les premiers avaient été choisis par vous au gré des deux parties ; enfin, dans toutes les autres causes, c’était votre questeur M. Postumius qui faisait le tirage sur la place publique : pourquoi n’est-ce que dans celle-ci que vous l’avez fait vous-même, et devant quels témoins ? On dira peut-être que Verrès a gratifié d’une succession le peuple de Syracuse ! Quand j’en conviendrais, juges, vous n’en seriez pas moins obligés de le condamner, car aucune loi n’autorise à dépouiller l’un pour donner à l’autre ; mais je prouverai que cette succession est devenue la proie de Verrès, et qu’il l’a dilapidée sans daigner même s’en cacher. Vous verrez que tout l’odieux de cette honteuse affaire est retombé sur le peuple de Syracuse et qu’un autre en a profité ; qu’enfin quelques Syracusains, les mêmes qui se disent aujourd’hui envoyés au nom de leur ville pour faire l’apologie de Verrès, furent alors admis au partage de cette proie, et qu’aujourd’hui ils semblent être venus, moins pour cet éloge, que pour prendre part, dans l’intérêt de leur ville, à l’estimation générale de ce qu’il doit restituer.

Or donc, après qu’Heraclius eut été condamné, tout absent qu’il était, non-seulement la succession en litige, laquelle montait à trois millions de sesterces, mais tout son patrimoine qui ne valait pas beaucoup moins, furent confisqués au profit du gymnase de Syracuse, c’est-à-dire au profit de cette cité. Quelle préture que la vôtre ! Vous enlevez à un héritier une succession qu’il tenait d’un parent, qu’il tenait d’un testament, qu’il tenait des lois ; vous lui enlevez des biens dont Heraclius lui avait abandonné de son vivant l’usage et la jouissance ; et cet héritage d’un parent mort quelque temps avant votre préture, personne ne l’avait contesté, personne même n’en avait parlé.

XIX. Mais je le veux : enlevez les successions aux familles pour les donner aux gymnases ; appropriez-vous les fortunes des individus au nom des villes ; foulez aux pieds les lois, les testamens, les volontés de ceux qui ne sont plus, les droits des vivans : mais Heraclius avait un patrimoine ; fallait-il aussi l’en dépouiller ? Il prend la fuite, et aussitôt tous ses biens sont mis au pillage : avec quelle impudence, grands dieux ! avec quelle publicité ! avec quelle dureté ! Combien cette affaire ne parut-elle pas ruineuse pour Heraclius, profitable à Verrès, honteuse pour les Syracusains, déplorable à tous ? Car le premier soin du préteur fut de faire porter chez lui tout ce qu’il y avait de vaisselle d’argent : quant aux vases de Corinthe et aux tapis précieux, personne ne doutait que bientôt on serait forcé de les transporter chez lui, non seulement de la maison d’Heraclius, prise et emportée d’assaut, mais de toutes celles de la province. Cependant il prit tous les esclaves qu’il voulut, et distribua le reste. On fit une vente à l’encan, et son invincible cohorte l’emporta encore dans les enchères. Mais voici le plus curieux. Les Syracusains qui, en apparence, avaient été chargés de recueillir la succession d’Heraclius, mais en effet d’en faire part à d’autres, eurent à rendre leurs comptes devant le sénat : ils déclarèrent d’abord combien de couples de vases, combien d’urnes d’argent, combien de riches étoffes, combien d’esclaves précieux avaient été donnés à Verrès, et tous ces objets étaient en grand nombre ; puis, ce que chacun avait reçu d’espèces sonnantes par son ordre. Les Syracusains gémissaient, mais ils se contenaient. On cite un nouvel article portant une somme de deux cent cinquante mille sesterces(37) donnée d’un seul coup par l’ordre du préteur. Un cri général s’élève dans l’assemblée ; non-seulement les hommes honnêtes, non seulement ceux qui avaient toujours été indignés qu’au nom d’un peuple on dépouillât les particuliers, mais ceux qui avaient conseillé ce brigandage, ceux même qui avaient eu quelque part au butin, crièrent d’une voix unanime qu’il valait autant que Verrès prît toute la succession : le bruit fut si grand dans le sénat, que le peuple accourut.

XX. L’affaire était devenue trop publique pour que le préteur n’en fût pas promptement instruit. Irrité contre ceux qui avaient rendu les comptes, plein de fiel contre ceux(38) qui s’étaient récriés, notre homme entra dans l’accès de la plus violente colère. Cependant il se montra pour lors tout différent de lui-même. Vous connaissez son effronterie, vous connaissez son audace ; toutefois la rumeur publique, le scandale et l’évidence d’un vol si considérable lui firent d’abord perdre la tête. Quand il se fut un peu remis, il manda les commissaires syracusains. Ne pouvant nier l’argent donné par eux, il ne chercha pas loin, la chose n’aurait pas été facile à prouver ; mais avisant un de ses parens, qui était comme son second fils, il l’accusa de s’être approprié cette somme, et déclara qu’il le forcerait à restituer. Celui-ci ne fut pas plus tôt informé de cette calomnie, que, tout occupé de ce qu’il devait à son rang, à son âge, à sa naissance, il vint s’expliquer devant le sénat, et démontra qu’il n’était pour rien dans cette affaire ; il parla de Verrès sans détour, et dit ce que tout le monde en pensait. Aussi les Syracusains ont-ils depuis érigé une statue à ce citoyen, qui, dès que la chose lui fut possible, s’éloigna du préteur, et quitta la province. On nous dit pourtant que Verrès ne cesse de se plaindre de se voir poursuivi pour des fautes qui ne sont pas les siennes, mais bien celles de ses gens. Vous avez, Verrès, gouverné trois ans la Sicile : le jeune homme que vous aviez choisi pour gendre n’a passé qu’une année avec vous ; ceux de vos commensaux et de vos lieutenans, qui sont gens d’honneur, vous ont quitté des la première année. Un seul de vos lieutenans, P. Tadius, vous restait : est-il demeuré beaucoup plus long-temps ? S’il ne se fût pas, comme les autres, séparé de vous, son zèle éprouvé vous eût épargné bien des infamies en mettant et votre honneur, et surtout le sien, à couvert. Pourquoi vous en prendre aux autres ? vous flattez-vous de pouvoir rejeter sur eux vos malversations, ou du moins de leur en imputer une partie ? Ces deux cent cinquante mille sesterces furent comptés aux Syracusains. Par quelle route détournée cette somme arriva-t-elle dans les coffres de Verrès ? Les procès-verbaux et les témoins ne vous laisseront aucun doute à cet égard.

XXI. La même iniquité, la même mauvaise foi qui dirigeaient cet homme dans le partage des biens d’Heraclius contre plusieurs Syracusains (au grand mécontentement du peuple et du sénat de Syracuse), ont enfanté les crimes qu’il a commis au détriment de la même cité, par le ministère de Théomnaste, d’Eschrion, de Dionysodore et de Cleomène ; d’abord le pillage de la ville entière, dont je parlerai ailleurs(39) ; puis, par les mains de ces hommes que je viens de nommer, toutes les statues, tout l’ivoire des édifices sacrés, tous les tableaux, toutes les images des dieux, enlevés au gré de son caprice. Enfin, dans le sénat de Syracuse, dans cette salle consacrée aux délibérations(40) les plus importantes, dans ce lieu auguste et respecté où s’élève la statue d’airain de M. Marcellus, dont la clémence rendit aux Syracusains cet édifice que les lois de la guerre et de la victoire l’autorisaient à faire disparaître, n’ont-ils pas osé élever une statue dorée à Verrès, et une autre à son fils, comme s’ils eussent voulu que, tant que le souvenir de cet homme ne serait pas effacé, le sénat syracusain ne pût s’assembler dans cette enceinte, sans gémir et sans verser des larmes. Grace aux mêmes hommes avec qui Verrès était en communauté d’injustices, de vols et d’épouses(41), on vit, par ses ordres, et malgré le deuil et les gémissemens de tous les Syracusains, abolir les fêtes de Marcellus(42) ces réjouissances que, dans leur gratitude pour des bienfaits plus récens, ils se plaisaient à célébrer aussi bien en l’honneur de Caïus Marcellus(43) qu’en mémoire du nom, de la race et de la famille de ces grands hommes. Mithridate, devenu maître de toute la province d’Asie(44), n’y abolit point les fêtes Muciennes. Un ennemi, et un ennemi certes assez cruel et assez acharné, ne voulut pas cependant profaner ces honneurs consacrés par la religion en faveur d’un mortel. Et vous, vous n’avez pas voulu que les Syracusains destinassent une seule fête à ces Marcellus, sans qui, peut-être, ils n’auraient plus célébré aucune autre fête. Mais sans doute vous y avez substitué un plus beau jour encore dans ces solennités en l’honneur de Verrès, pour la célébration desquelles vous avez fait assigner les fonds nécessaires aux sacrifices et aux banquets pendant longues années. Mais n’insistons pas sur l’incroyable impudence du personnage, pour ne pas être forcés de nous abandonner sans relâche à la douleur et à l’indignation. Oui, le temps, la voix et les forces me manqueraient, si je voulais m’exprimer avec la véhémence que devrait inspirer tant d’impudence et d’infamie ! Une fête, grands dieux, en l’honneur de Verrès, chez un peuple que ses actes ont plongé dans l’excès du désespoir ! Oh ! qu’elles sont respectables ces Verrea(45). Est-il un seul lieu où vous ayez porté vos pas, qui ne doive célébrer ce jour ? Car, dans quelle maison, dans quelle ville, dans quel temple êtes-vous entré, où vous n’ayez à l’instant rendu la place nette en en balayant les richesses ? Oui, que partout on institue des Verrea, puisqu’elles rappellent avec votre nom la rapacité de vos mains et la scélératesse de votre caractère ?

XXII. Voyez, juges, avec quelle facilité se propagent l’injustice et l’habitude de s’y livrer, et combien il est difficile de la réprimer. Bidis est une ville fort peu considérable, non loin de Syracuse. Le premier citoyen de cette ville est sans contredit Épicrate. Une succession de cinq cent mille sesterces(46) lui avait été léguée par une de ses parentes, qui lui était si proche que, fût-elle morte sans avoir fait de testament, Épicrate eût encore hérité d’après les lois de Bidis. L’affaire de Syracuse, dont je viens de parler, était encore toute récente : on savait qu’Heraclius n’aurait point perdu sa fortune, s’il ne lui fût point échu d’héritage. Un héritage venait aussi d’échoir à Épicrate, ainsi que je l’ai dit. Ses ennemis s’imaginèrent qu’ils pourraient le dépouiller de ses biens, avec l’aide du même préteur qui avait facilité la spoliation d’Heraclius. Ils dressent secrètement leurs batteries ; les émissaires de Verrès sont mis en jeu, et il est convenu avec lui que les administrateurs du gymnase de Bidis réclameront la succession, comme avaient fait les gymnasiarques de Syracuse. Nous n’avons jamais vu de préteur si bien porté pour les gymnases ; mais, en prenant fait et cause pour les athlètes, il s’arrangeait de manière à partager l’huile avec eux(47). Dans cette occasion, il eut la prévoyance de faire compter préalablement quatre-vingt mille sesterces(48) à un de ses amis. La chose ne fut pas tenue assez secrète : Épicrate en fut informé par un de ceux qui étaient présens. D’abord il méprisa cet avis, et n’en tint aucun compte : il ne voyait rien dans son affaire qui pût être sujet à contestation. Mais ensuite, se rappelant ce qu’avait éprouvé Heraclius, et combien notre homme était avide, il pensa que le plus sûr était de s’évader ; c’est ce qu’il fit. Il partit pour Rhégium.

XXIII. Cette nouvelle mit en émoi ceux qui avaient donné l’argent ; la retraite d’Épicrate leur avait enlevé tout moyen de poursuivre. Heraclius du moins se trouvait sur les lieux lorsqu’on lui avait d’abord donné des juges ; mais procéder contre un homme qui avait disparu avant qu’on eût porté la cause en justice, et que même on eût parlé de contestation juridique, ils n’en voyaient pas le moyen. Nos gens se rendent donc à Rhégium ; ils se présentent chez Épicrate ; ils lui prouvent, et il le savait comme eux, qu’ils ont donné quatre-vingt mille sesterces ; ils le prient de prendre pour son compte la somme qu’ils ont déboursée, l’engagent à prendre, dans son intérêt, les mesures qu’il croira nécessaires, et lui garantissent que personne ne lui contestera son héritage. Épicrate les traita fort mal, et les renvoya. De retour à Syracuse, ils se plaignirent à beaucoup de monde, comme font tous les mécontens, d’avoir donné en pure perte quatre-vingt mille sesterces. La chose se répandit ; il n’était bruit que de cette affaire. Alors Verrès joue le même rôle qu’il avait fait à Syracuse ; il déclare qu’il veut connaître de ce versement de quatre-vingt mille sesterces : il convoque une assemblée nombreuse. Les Bidinins déclarent qu’ils ont donné l’argent à Volcatius(49), mais ils n’ajoutent pas que c’était par l’ordre du préteur. Celui-ci mande Volcatius, lui ordonne de remettre l’argent. Volcatius apporte la somme sans réclamer ; et, comme un homme qui ne perdait rien, il la remet devant de nombreux témoins, et les Bidinins remportent leurs écus. On va me dire : Quel sujet de blâmer Verrès trouvez-vous en tout ceci ? Bien loin d’être un voleur, n’a-t-il pas empêché un autre de voler ? Un peu d’attention, je vous prie ; vous allez voir cet argent, qui a paru sortir de chez lui par la grande route, y revenir par un sentier détourné(50). Mais enfin que devait faire le préteur ? Il devait, après avoir examiné l’affaire dans son conseil, et acquis la conviction qu’un officier de sa suite, pour obtenir un jugement contraire au droit, à la jurisprudence, à l’équité, avait reçu de l’argent, et qu’en donnant cet argent les Bidinins avaient compromis l’existence et l’honneur du préteur ; il devait, dis-je, sévir et contre celui qui avait reçu et contre ceux qui avaient donné. Verrès, vous qui aviez déclaré que vous séviriez contre quiconque aurait mal jugé, ce qui souvent arrive par inadvertance, vous laissez impunis des gens qui, pour déterminer ou obtenir vos arrêts, ont sciemment donné ou reçu de l’argent. Volcatius, un chevalier romain, est resté auprès de vous sur le même pied qu’auparavant, lui qui avait reçu un affront si public.

XXIV. Est-il, en effet, rien de plus honteux pour un homme bien né(51), rien de plus déshonorant pour un homme libre, que d’être forcé par le magistrat de restituer un vol au milieu d’une assemblée nombreuse ? Volcatius eût-il eu dans le cœur les sentimens que doit avoir non-seulement un chevalier romain, mais tout homme libre, il n’aurait pu, après un tel affront, vous regarder désormais en face, il serait devenu votre ennemi, votre ennemi mortel, s’il n’avait pas agi de concert avec vous, s’il ne s’était pas occupé de votre réputation plus que de la sienne ? Et cependant il s’est montré votre ami tant que vous êtes resté dans votre province ; il l’est encore aujourd’hui, quoique tous les autres vous aient abandonné. Vous n’en doutez pas, et nous pouvons le croire aisément. N’est-il pas assez prouvé que rien ne s’est fait à l’insu de Verrès, quand on voit que Volcatius ne lui a témoigné aucun ressentiment, et que Verrès, de son côté, n’a sévi ni contre Volcatius ni contre les Bidinins ? Cette preuve, toute péremptoire qu’elle est, n’est pas encore la plus décisive. Comment a-t-il traité ces Bidinins auxquels il devait tant en vouloir, pour avoir entrepris d’acheter de lui un décret contre Épicrate, qu’ils n’auraient pu poursuivre juridiquement, quand même il ne se fût pas évadé ? Ne leur adjugea-t-il pas non-seulement la succession échue à Épicrate, mais encore le patrimoine et toutes les propriétés de cet homme, comme il l’avait fait à l’égard du Syracusain Heraclius, mais avec plus d’atrocité encore dans cette circonstance, puisque Épicrate n’avait pas même reçu d’ajournement. C’était déclarer, ce qui ne s’était jamais vu, que toutes demandes contre des absens seraient accueillies par lui. Les Bidinins se présentent et réclament l’héritage. Les fondés de pouvoir d’Épicrate demandent que l’affaire soit renvoyée devant leurs juges naturels, ou que du moins on procède conformément à la loi Bupilia. Les demandeurs n’osaient s’y opposer : on ne trouvait aucun expédient. Enfin ils imaginent d’accuser Épicrate d’être parti pour frustrer ses créanciers ; ils requièrent en conséquence la mise en possession de ses biens. Épicrate ne devait pas un sou à qui que ce soit : ses amis déclaraient que si quelqu’un avait des réclamations à lui faire, ils consentaient à être eux mêmes poursuivis, et s’engageaient à fournir caution pour les condamnations qui seraient prononcées contre lui.

XXV. Comme le zèle de tous les tribunaux s’était refroidi, les adversaires, par le conseil de Verrès, accusèrent Épicrate d’avoir falsifié les registres publics, quoique jamais personne ne l’eût soupçonné d’un délit semblable. Ils demandèrent action contre lui sur ce grief. Ses amis s’opposent à ce qu’on lui intente un nouveau procès ; ils ne souffriront pas, disent, ils, qu’on profite de son absence pour attaquer sa réputation, et en même temps ils ne cessent de demander qu’il soit jugé d’après les lois de leur cité. Le préteur saisit cette belle occasion de faire triompher la calomnie ; et, voyant que c’était un procès que les amis d’Épicrate n’étaient nullement disposés à soutenir en l’absence de celui-ci, il déclare qu’il commencera par donner action sur ce nouvel incident. Il était clair que non-seulement la somme qu’il avait feint de relâcher était rentrée dans ses mains, mais qu’il avait touché depuis une somme encore plus considérable. Les amis d’Épicrate renoncèrent donc à le défendre, et le préteur mit les Bidinins en possession de l’héritage entier, pour en jouir en toute propriété. Outre les cinq cent mille sesterces de la succession, il leur adjugea un million cent mille sesterces, à quoi se montait originairement la fortune d’Épicrate. S’il est vrai que cette affaire ait commencé ainsi ; s’il est vrai qu’elle se soit ainsi terminée ; s’il est vrai qu’il s’agisse d’une somme si considérable, peut-on croire, d’après le caractère de Verrès, qu’il ait rendu gratuitement ce service ?

Apprenez maintenant, juges, tout le malheur des Siciliens. Le Syracusain Heraclius et le Bidinin Épicrate, chassés de toutes leurs propriétés, vinrent à Rome : vous les y avez vus pendant près de deux ans en habits de deuil, la barbe et les cheveux en désordre. Lorsque L. Metellus partit pour leur province, ils l’accompagnèrent avec d’excellentes recommandations. Dès que Metellus fut arrivé à Syracuse, il annula toutes les procédures et contre Épicrate et contre Heraclius. Mais de tous les biens de l’un et de l’autre il ne restait, qui pût leur être restitué, que ce qui n’avait pu être déplacé.

XXVI. Metellus s’était merveilleusement conduit à son arrivée dans la province ; car il s’attacha à réparer autant qu’il était en lui les injustices de son prédécesseur. Il avait ordonné qu’Heraclius fût rétabli dans ses domaines. Cette restitution ne s’opérant pas, tout sénateur syracusain, qu’ajournait Heraclius, fut conduit en prison, et il y en eut un fort grand nombre. Pour Épicrate, il rentra sur-le-champ dans ses propriétés. D’autres jugemens, rendus soit à Lilybée, soit à Agrigente, soit à Panorme, furent également réformés. Quant aux rôles d’impositions arrêtés par son prédécesseur, Metellus déclara qu’il ne les maintiendrait point, et que, dans l’adjudication des dîmes affermées par Verrès contre la loi d’Hiéron, il se conformerait à cette loi. En un mot, tous les actes de Metellus n’étaient autre chose que la réparation des torts de l’administration précédente. Dès que je parus en Sicile, Metellus changea. Deux jours avant moi était arrivé un certain Letilius, qui ne laissait pas d’être homme de lettres, aussi Verrès en avait-il fait son facteur(53). Cet homme, entre plusieurs lettres, en avait apporté une qui produisit la plus étrange révolution. Tout à coup Metellus déclara qu’il ferait tout pour Verrès, qu’il était son ami et son parent. Tout le monde s’étonnait qu’il ne s’en fût ressouvenu qu’après l’avoir déshonoré par tant d’actes et de décrets. Quelques-uns cependant croyaient que Letilius n’avait été envoyé par Verrès que pour lui rappeler leurs liaisons d’intérêt, leur amitié, leur parenté. Des ce moment on vit Metellus demander aux cités d’honorables certificats, détourner les témoins par des menaces, et même employer la force pour les empêcher de partir. Et si, à mon arrivée, je n’eusse pas quelque peu réprimé ses efforts ; si, dans cette lutte, je n’avais pas opposé aux arrêtés de Metellus ceux de Glabrion(54) et la loi, je n’aurais pu emmener de Sicile un si grand nombre de témoins.

XXVII. Mais je reviens à ma proposition : connaissez toutes les misères des Siciliens. Heraclius et Épicrate étaient venus avec tous leurs amis, bien loin au devant de moi : quand je fus à Syracuse, ils me remercièrent, les larmes aux yeux, et me témoignèrent le désir de m’accompagner à Rome. Comme il me fallait encore parcourir beaucoup de villes, je leur donnai rendez-vous à Messine, et fixai le jour où ils devaient s’y trouver. Là, ils m’envoyèrent un courrier pour m’apprendre qu’ils étaient retenus par le préteur ; je les avais pourtant assignés en témoignage ; j’avais donné leurs noms à Metellus. Malgré leur désir extrême de venir et le ressentiment des criantes iniquités dont ils avaient été victimes, ils ne sont pas encore venus. Voilà comme on respecte les droits de nos alliés ; il ne leur est pas même permis de se plaindre de leurs souffrances.

Vous avez du moins entendu la déposition d’Heraclius de Centorbe, jeune homme plein de vertu et d’une naissance distinguée ; on lui avait, par une mauvaise chicane, demandé cent mille sesterces(55) qu’il ne devait pas. Verrès, à force d’amendes et de compromis entre les parties, vint à bout de tirer de cette affaire trois cent mille ses terces. Un jugement favorable à Heraclius, avait été rendu par un citoyen de Centorbe, prononçant entre deux concitoyens : le préteur annula la sentence, et déclara que ce juge avait mal jugé ; il lui interdit de paraître au sénat et dans les lieux publics, déclara que chacun pouvait le frapper sans qu’il pût porter plainte devant les tribunaux ; que, s’il était appelé en justice, il lui donnerait pour juge un officier de sa suite ; qu’enfin il ne lui donnerait action pour aucune poursuite. L’autorité de Verrès était si respectée, qu’il ne s’est trouvé personne dans la province qui ait frappé ce sénateur, quoique le préteur eût permis et presque commandé cet acte de violence, personne qui l’ait attaqué en justice, quoique Verrès eût donné pleine licence à la mauvaise foi ; mais enfin cette note infamante resta empreinte sur le front de cet infortuné tant que son persécuteur demeura dans la province. Après qu’il eut épouvanté les juges par cette rigueur nouvelle et sans exemple, pensez-vous qu’il y ait eu en Sicile un seul procès jugé autrement qu’au gré de ses fantaisies ? Se persuadera-t-on que son unique but était d’extorquer l’argent d’Heraclius ? Ne voulait-il pas s’ouvrir une source de richesses plus abondante, en s’assurant, sous la forme de jugement, le moyen de mettre en son pouvoir tous les biens et tous les revenus de ses administrés ?

XXVIII. Quant à la conduite qu’il a tenue dans les causes criminelles, est-il besoin de la suivre pas à pas ? Non, juges, parmi tant d’iniquités de la même espèce, je choisirai celles qui me paraîtront les plus révoltantes. Sopater d’Halicye, un des citoyens les plus riches et les plus considérés de cette ville, avait été accusé par ses ennemis d’un délit capital, devant le préteur C. Sacerdos. Il ne lui avait pas été difficile de se justifier et de se faire absoudre. Les ennemis de Sopater lui intentèrent la même accusation devant Verrès, lorsque celui-ci eut remplacé Sacerdos. L’affaire parut toute simple à Sopater, et parce qu’il était innocent, et parce qu’il ne pensait pas que Verrès osât infirmer l’arrêt de son prédécesseur. L’accusé reçoit ordre de comparaître ; la cause se plaide à Syracuse. L’accusateur reproduit contre lui les mêmes griefs que non-seulement un plaidoyer, mais qu’un jugement antérieur avait détruits. Sopater avait pour représentant Q. Minucius, chevalier romain très-riche et très-considéré, et qui, juges, ne vous est pas inconnu. La cause n’offrait aucun sujet de crainte ; elle ne semblait pas douteuse : cependant un affranchi du préteur, Timarchide, dont il a fait un de ses huissiers, et qui, ainsi que vous l’ont dit plusieurs témoins dans la première action, est le négociateur et l’agent principal de toutes les affaires de cette espèce, vint trouver Sopater, l’avertit de ne pas trop se reposer sur la sentence de Sacerdos et sur la bonté de sa cause ; que ses accusateurs et ses ennemis se proposaient de donner de l’argent au préteur ; que le préteur aimerait mieux en recevoir pour l’absoudre ; qu’il aimerait mieux aussi, s’il était possible, ne point annuler le premier jugement. Sopater, qu’une démarche si subite, si peu attendue, avait entièrement déconcerté, ne sut dans le moment que répondre à Timarchide ; il dit seulement qu’il ferait ses réflexions, et ne dissimula point qu’il était très-à-court d’argent. Il consulte ensuite ses amis. Tous l’ayant engagé à racheter sa sûreté par un sacrifice, il va trouver Timarchide. Après lui avoir beaucoup parlé de la gêne où il se trouvait, il le fit consentir à le tenir quitte pour quatre-vingt mille sesterces(56), et il lui compta cette somme.

XXIX. Le jour où l’affaire devait se plaider arriva ; aucune inquiétude, aucune crainte ne troublaient ceux qui défendaient la cause de Sopater : l’accusation était sans fondement ; la chose avait été jugée ; Verrès avait reçu de l’argent. Qui pouvait douter du résultat ? Cependant la cause ne fut point plaidée ce jour-là, on la renvoya à la prochaine audience. Timarchide vint trouver une seconde fois Sopater ; il lui dit que les accusateurs promettaient au préteur une somme beaucoup plus forte que celle que lui-même avait donnée, et qu’il laissait à sa prudence le soin d’examiner ce qu’il devait faire. Quoique cet homme fût comme Sicilien et comme accusé dans une position défavorable pour obtenir justice, il refusa d’écouter Timarchide. Faites ce que vous voudrez, lui dit-il, je ne donnerai pas davantage. Ses amis et ses défenseurs approuvèrent sa fermeté, d’autant plus que, de quelque manière que le préteur se conduisît dans cette affaire, il devait avoir pour assesseurs des citoyens romains très-recommandables, domiciliés à Syracuse, ceux mêmes qui s’étaient trouvés du conseil de C. Sacerdos, quand Sopater avait été renvoyé absous. Autant qu’ils pouvaient en juger, il leur semblait impossible que, pour le même délit, sur les dépositions des mêmes témoins, les mêmes hommes qui l’avaient auparavant acquitté condamnassent Sopater. Tous donc se rendent au tribunal avec confiance. Quand on fut arrivé, et que ceux qui formaient ordinairement le conseil furent venus en grand nombre prendre leur place accoutumée, Sopater voyait ses moyens de défense emprunter un nouvel appui du nombre imposant et de la dignité de cette assemblée, composée, comme je l’ai dit, des mêmes hommes qui déjà l’avaient acquitté de la même accusation. Mais connaissez l’audace effrontée de Verrès, qui ne daigna pas couvrir son crime d’un prétexte, ni même du voile de la dissimulation. M. Petilius, un des chevaliers romains qui composaient le tribunal, reçoit de lui l’ordre d’aller instruire une cause particulière sur laquelle il avait été chargé de prononcer. Petilius s’y refusa, parce qu’il désirait avoir pour assesseurs plusieurs de ses amis que Verrès retenait à son tribunal. Celui-ci, en homme complaisant, déclara qu’il ne prétendait retenir aucun de ceux qui voudraient servir d’assesseurs à Petilius. Tous les membres du tribunal partirent également, car les autres obtinrent la permission de ne pas rester. Ils voulaient, disaient-ils, se trouver à la cause pour l’une ou pour l’autre des parties intéressées. Le préteur se voyait donc seul avec son infâme cohorte ; et le défenseur de Sopater, Minucius, ne doutait point que Verrès, qui venait de congédier son conseil, ne persisterait pas à entendre la cause ce même jour. Tout à coup le préteur lui ordonne de parler. Devant qui ? répondit Minucius. — Devant moi, si vous me croyez capable de juger un Sicilien, un misérable Grec. — Vous en êtes bien capable, reprend Minucius ; mais j’aurais été fort aise de parler devant ceux que, tout-à-l’heure, je voyais près de vous, parce qu’ils connaissent l’affaire. — Parlez toujours, dit Verrès ; ils ne peuvent s’y trouver. — Eh bien ! s’écrie Minucius, Petilius m’a aussi prié d’être un de ses assesseurs ; et soudain il se lève du siège des défenseurs. Verrès, irrité, l’apostrophe fort durement, lui fait des menaces, et lui reproche de vouloir exciter contre lui d’odieux soupçons et la haine publique.

XXX. Minucius, quoique exerçant le négoce à Syracuse, n’avait oublié ni ses droits ni son rang ; et, tout en travaillant à augmenter sa fortune dans une province, il savait qu’il ne devait rien perdre de sa liberté. Il répondit au préteur comme il crut que le commandaient son honneur, la circonstance et l’intérêt de son client. Il persista à dire que, puisque le conseil avait été congédié pour s’occuper d’une autre cause, il ne plaiderait pas. Il quitta donc son siège ; tous les amis et défenseurs de Sopater le suivirent : les Siciliens seuls restèrent. Le préteur, malgré son impudence et son incroyable audace, se voyant seul, eut peur, et perdit la tête. Que faire ? A quoi se résoudre ? Il ne le savait en vérité : s’il remettait la cause, il verrait revenir les mêmes assesseurs qu’il avait écartés, et nul doute que Sopater ne fût acquitté ; d’un autre côté, condamner un infortuné, un innocent sans que lui, préteur, fût assisté de son conseil, sans que personne défendît l’accusé par des paroles ou par sa présence, infirmer enfin une sentence de C. Sacerdos, c’était attirer sur soi la haine publique ; et pouvait-il la braver impunément ? Ainsi, en proie à la plus cruelle perplexité, il s’abandonnait tour à tour aux résolutions les plus opposées ; les mouvemens de son corps trahissaient l’agitation de son esprit, et il était facile de démêler le combat que la crainte et la cupidité se livraient dans son âme. L’assemblée était très-nombreuse, tout le monde gardait un profond silence.on était dans l’attente de savoir ce qu’allait lui inspirer sa cupidité ; fréquemment on voyait Timarchide lui parler à l’oreille. Enfin Verrès prit la parole : « Allons, parlez, » dit-il. Sopater(56bis) le conjure, au nom des dieux et des hommes, de connaître de l’affaire avec son conseil. Mais Verrès fait à l’instant appeler les témoins ; un ou deux dirent quelques mots ; on ne leur fait aucune question. L’huissier prononce que la cause est instruite. Le préteur, comme s’il eût craint que Petilius, après avoir émis la cause civile dont j’ai parlé tout-à-l’heure, ne revînt prendre sa place au tribunal avec tous ceux qui l’avaient suivi, s’élance lestement de son siège ; et c’est ainsi qu’un homme innocent qu’avait acquitté Sacerdos, un accusé dont la cause n’avait point été plaidée, se vit condamné par le médecin, le greffier et l’aruspice de Verrès.

XXXI. Retenez, juges, retenez dans Rome un citoyen de ce caractère ; épargnez-le, conservez-le, afin que nous ayons un juge qui discute avec nous les intérêts de l’état, et qui, dans le sénat, donne sans partialité son avis sur la guerre et sur la paix. Au reste, le plus essentiel pour nous et pour le peuple romain, ce n’est pas de prévoir comment Verrès opinera dans le sénat. De quelle importance en effet sera jamais l’autorité d’un tel homme ? Quand osera-t-il même dire son avis, quand le pourra-t-il ? Dans quel temps un homme aussi voluptueux et aussi fainéant entreprendra-t-il de se rendre dans nos assemblées, si ce n’est au mois de février(57) ? Mais qu’il y paraisse, qu’il déclare la guerre aux Cretois(58), qu’il affranchisse les Byzantins(59), qu’il accorde à Ptolémée le titre de roi(60), que la volonté d’Hortensius(61) soit la base de ses discours et de ses opinions : cela ne nous importe guère ; cela du moins ne compromet directement ni notre vie ni nos fortunes.

Mais voici, juges, ce qui est capital ; voici ce qu’on doit redouter, et ce qui doit faire trembler les bons citoyens : si Verrès échappe à la vengeance des lois, il prendra nécessairement son rang parmi les juges ; il aura à prononcer sur l’existence des citoyens romains ; il sera le porte-étendard dans l’armée de cet ambitieux qui prétend régner en souverain sur les tribunaux. Voilà ce que le peuple romain repousse avec indignation, voilà ce qu’il ne souffrira pas ! Il vous crie : « Permis à vous, si de tels hommes vous plaisent, si vous voulez enrichir, honorer votre ordre de membres de cette espèce, permis à vous de l’admettre au rang des sénateurs, de le choisir même pour juge dans les affaires qui vous sont personnelles ; mais les citoyens qui, n’étant pas de votre ordre, ne peuvent, grâce aux admirables lois Cornéliennes(62), récuser plus de trois juges, ne veulent pas qu’un homme si cruel, si scélérat, si impie, puisse prononcer sur leur sort. »

XXXII. Si c’est une bassesse, et selon moi la plus infâme et la plus criminelle, de vendre la justice, de mettre à prix sa conscience et sa religion, combien n’est-il pas plus honteux, plus horrible, plus indigne, de condamner l’homme qui vous a payé pour être absous, et de ne pas même observer dans les fonctions de préteur la foi que gardent les pirates ? C’est un crime de recevoir de l’argent d’un accusé : n’en est-ce pas un plus grand d’en recevoir d’un accusateur ? Mais que dire de ceux qui en reçoivent de l’un et de l’autre ? Vous aviez mis, Verrès, votre conscience à l’enchère dans votre province, et vous avez toujours donné raison à celui qui vous comptait le plus d’argent. Je vous le passe : peut-être en trouverait-on qui ont fait comme vous. Mais qu’après avoir vendu votre parole et votre religion à l’une des parties, vous la vendiez encore plus cher à la partie adverse ! vous les trompiez toutes deux ! vous donniez gain de cause à qui bon vous semble, et ne rendiez pas même l’argent à la victime de votre perfidie ! … Qu’allez-vous me citer un Bulbus, un Stalenus(63) ? A-t-on jamais vu, a-t-on jamais connu un pareil monstre, un pareil prodige de corruption ? Un homme qui, après avoir transigé avec l’accusé, traite avec l’accusateur ; qui éloigne des assesseurs intègres déjà instruits de la cause, et les renvoie du tribunal ; qui, seul, condamne un accusé absous par un premier arrêt, et dont il a reçu de l’argent qu’il ne rend pas ? Un tel homme, le mettrons-nous au nombre des juges ? prendra-t-il son rang comme juge dans l’une des décuries sénatoriales(64) ? prononcera-t-il sur l’existence des hommes libres ? lui confiera-t-on le bulletin judiciaire pour qu’il le marque non avec de la cire, mais, si bon lui semble, avec du sang ?

XXXIII. De tant d’iniquités, en est-il une dont il nie qu’il soit coupable ! Peut-être dira-t-il, et cette dénégation lui est nécessaire, qu’il n’a point reçu d’argent ; mais le chevalier romain qui a défendu Sopater, et qui l’a dirigé, accompagné dans toutes ses démarches, dépose sur la foi du serment qu’il y a eu de l’argent donné ; sur la foi du serment, il dépose que Timarchide lui a dit qu’une somme plus forte avait été donnée par les accusateurs. Tous les Siciliens diront la même chose, ainsi que tous les habitans d’Halicye. Il le dira aussi le jeune fils de Sopater, à qui cet homme impitoyable a ravi le plus vertueux des pères, et la fortune qu’il lui avait transmise. Mais, quand mes témoins ne prouveraient pas jusqu’à l’évidence que vous avez reçu de l’argent, pourriez-vous nier, nierez-vous en ce moment qu’après avoir congédié vos assesseurs, après avoir écarté des hommes de la première distinction, qui avaient été les assesseurs
de C. Sacerdos, et qui étaient habituellement les vôtres, vous avez jugé de nouveau la chose, et que le même individu que Sacerdos, après avoir entendu la plaidoirie, avait acquitté de l’avis de son conseil, a été condamné par vous sans que vous fussiez assisté d’un conseil, sans que vous ayez entendu la défense ? Lorsque vous aurez avoué ces faits, qui se sont passés publiquement dans la place de Syracuse, en présence et sous les yeux de toute la province, niez, si vous le voulez, que vous ayez reçu de l’argent. Sans doute vous trouverez quelque homme simple qui, témoin de ce qui s’est passé à la face du public, ne se rendra pas compte de ce que vous avez fait en particulier, et ne saura s’il doit s’en rapporter à mes témoins, ou en croire vos défenseurs !

J’ai dit, juges, que je ne ferais point l’énumération de toutes les actions de Verrès en ce genre, mais que je choisirais celles qui se font le plus remarquer dans la foule.

XXXIV. Écoutez maintenant un autre trait de lui, bien connu, et dont on a souvent parlé dans beaucoup d’endroits, comme paraissant renfermer en lui seul tous les crimes à la fois : prêtez-y toute votre attention, et vous verrez un crime inspiré par la cupidité se compliquer par l’adultère, et se consommer par la cruauté. Sthenius, qui est assis près de nous, est un habitant de Thermes, très connu jadis par sa rare vertu et par sa haute naissance, plus encore aujourd’hui par son désastre et par l’injustice éclatante de son persécuteur. Verrès, malgré l’hospitalité qu’il avait reçue de lui, non-seulement dans plusieurs voyages, mais durant un assez long séjour, avait enlevé de la maison de Sthenius, à Thermes, tout ce qui pouvait fixer l’attention et charmer les regards. Sthenius, on le sait, dès sa première jeunesse, avait, trop curieusement peut-être, rassemblé des meubles artistement travaillés en airain, à Délos et à Corinthe, des tableaux et même de la vaisselle d’argent assez belle, sans doute, pour un homme qui ne pouvait avoir que la fortune d’un Thermitain. Voyageant donc fort jeune en Asie, il s’était fait un plaisir, comme je l’ai dit, de faire ces acquisitions, moins pour son agrément particulier, que pour recevoir d’une manière plus honorable ceux de nos Romains qui pouvaient être invités, ou se présenter chez lui à titre d’hôtes ou d’amis. Verrès enleva tout, en empruntant, en demandant, ou en dérobant ; et Sthenius contint du mieux qu’il put son déplaisir. Ce n’était pas sans beaucoup souffrir intérieurement qu’il voyait une maison aussi richement meublée, aussi bien ornée que la sienne, ainsi dépouillée par une main qui n’y avait laissé que les murailles. Cependant il ne faisait part de ses chagrins à personne : Verrès était préteur, il était son hôte ; Sthenius croyait que ce double titre lui commandait la résignation et la patience. Notre homme emporté par la manie que vous lui connaissez, et que personne n’ignore, avait vu dans la place de Thermes quelques belles statues antiques ; il pria Sthenius de lui aider à les enlever. Sthenius non-seulement lui refusa un tel service, mais lui déclara qu’il était impossible que ces antiques statues, monumens de Scipion l’Africain, fussent enlevées de Thermes tant que cette ville subsisterait, et que l’autorité du peuple romain serait respectée.

XXXV. Il faut ici que, pour faire contraste, vous connaissiez la générosité et la clémence de P. Scipion (65). La ville d’Himère, une des plus belles et des plus riches de la Sicile, avait été prise par les Carthaginois. Scipion, persuadé qu’il était de la dignité du peuple romain qu’à la fin de la guerre notre victoire remît nos alliés en possession de ce qu’ils avaient perdu, fit restituer ce qu’il put à tous les Siciliens, après la prise de Carthage. Himère avait été détruite ; ceux des habitans que le fer du vainqueur avait épargnés, s’étaient établis à Thermes, ville située sur les confins de leur territoire, à peu de distance de leur ancienne ville. Ils crurent recouvrer la fortune et la gloire de leurs ancêtres, en voyant replacer dans leur patrie adoptive, les monumens de leurs aïeux. Il s’y trouvait plusieurs statues d’airain parmi lesquelles on distinguait, pour son admirable beauté, l’image même d’Himère, sous les traits et le costume d’une femme portant le nom de la ville et du fleuve. On voyait aussi la statue du poète Stésichore, dans l’attitude d’un vieillard courbé tenant un livre à la main : c’était un chef-d’œuvre ; et, d’ailleurs, Stésichore était d’Himère (66) : mais, grâce à son génie, il appartenait et il appartient encore à toute la Grèce par la gloire attachée à son nom. Verrès était épris de la plus vive passion pour ces morceaux précieux. Là se trouvait encore, je l’avais presque oublié, une chèvre si merveilleusement figurée que nous pourrions en sentir le mérite, tout ignorans que nous sommes en ces sortes de choses, tant le ciseau de l’artiste fut habile et gracieux (67) ! Ces statues et d’autres encore, Scipion ne les avait point laissées à l’abandon pour qu’un amateur éclairé comme Verrès pût enfin les emporter, et il les avait rendues aux Thermitains. Ce n’est pas qu’il n’eût aussi quelques jardins, quelque maison de campagne, enfin un endroit quelconque où il pût placer ces monumens ; mais, s’il en avait orné ses habitations, on ne les aurait pas long-temps appelés les monumens de Scipion : après sa mort ils auraient changé de nom autant que de possesseurs, tandis que dans le lieu où il les a placés, toujours ils paraîtront appartenir à Scipion, parce que toujours ils nous rappelleront ce nom illustre.

XXXVI. Verrès ayant donc demandé ces statues, et le sénat mis la chose en délibération, Sthenius s’y opposa d’une manière très-énergique. Avec cette éloquence qui le distingue entre les Siciliens, il développa et fit valoir ces puissans motifs, qu’il était plus honorable pour les Thermitains d’abandonner leur ville, que de souffrir qu’on leur enlevât les trophées de leurs ancêtres, les dépouilles de leurs ennemis, les bienfaits du plus grand des héros, les gages de leur alliance et de leur amitié avec le peuple romain. Toutes les âmes furent émues ; il ne se trouva personne qui ne déclarât qu’il valait mieux mourir. Aussi cette ville est encore la seule dans l’univers que Verrès ait vue disposée à ne pas souffrir qu’il enlevât de ses murs aucun monument public, ni par violence, ni par ruse, ni par autorité, ni par la puissance du crédit ou de l’or. Nous verrons dans la suite les excès où s’est portée sa passion pour tous ces objets. Je reviens à Sthenius.

Le préteur, furieux contre Sthenius, rompt avec lui tout lien d’hospitalité. Il déménage, ou plutôt il sort de la maison (68) ; car il en avait déjà enlevé les meubles. Les ennemis de Sthenius l’invitent à prendre chez eux un logement ; leur intention était de l’irriter encore plus par de lâches et gratuites calomnies. Ces ennemis étaient Agathinus, noble Sicilien, et Dorotheus, qui avait pour épouse Callidama, fille d’Agathinus. Déjà Verrès avait entendu parler de cette femme. Aussi préféra-t-il aller loger chez le gendre d’Agathinus. Dès le lendemain de la première nuit, il prit pour Dorotheus une telle affection, qu’on eût dit que tout était commun entre eux. Le beau-père de son côté reçut de lui tous les égards que l’on doit à un allié et à un parent. La statue d’Himère n’était plus à ses yeux qu’un objet de mépris : les formes et les contours de son hôtesse avaient pour lui bien d’autres charmes.

XXXVII. Il exhorte donc ces dignes amis à susciter une mauvaise affaire à Sthenius, en forgeant contre lui quelque accusation. Ils répondirent qu’ils n’en trouvaient pas qui fût soutenable ; il dissipa leur incertitude, et leur donna sa parole que tous les griefs qu’ils lui dénonceraient contre Sthenius, seraient tenus par lui pour avérés. D’après ces instructions, ils ne perdent pas un moment. Sthenius est cité en jugement, et ils l’accusent d’avoir falsifié les registres publics. Sthenius, se fondant sur ce qu’il est accusé par des concitoyens d’avoir falsifié les registres de la ville, demande que l’affaire soit instruite d’après les lois des Thermitains, conformément à la volonté du sénat et du peuple romain, qui, pour récompenser leur inviolable fidélité, leur avaient rendu leur ville, leur territoire et leurs lois ; il ajoute que, postérieurement, P. Rupilius, en vertu d’un sénatus-consulte et de l’avis de dix commissaires, avait donné des lois selon lesquelles les procès élevés entre les citoyens de cette province devaient être instruits suivant leurs lois particulières ; que Verrès avait lui-même ratifié ce privilège par son édit : d’après toutes ces raisons, Sthenius invoqua pour lui-même l’application des lois précitées. Le préteur, en homme souverainement juste et supérieur à toute passion, déclare qu’il connaîtra de l’affaire : il ordonne aux parties de comparaître à la neuvième heure (69). L’intention de cet odieux scélérat n’était pas ignorée ; lui-même ne l’avait pas cachée ; Callidama était femme, comment aurait-elle pu se taire ? On savait que toutes ses mesures étaient prises pour que Sthenius fût condamné sans preuves et sans témoins, et pour que l’accusé, malgré la noblesse de sa naissance, malgré son âge, malgré l’hospitalité qui l’unissait à Verrès, fût battu de verges avec la dernière cruauté. La chose était évidente, les amis et les hôtes de Sthenius lui conseillèrent de se sauver ; il s’enfuit à Rome, aimant mieux affronter l’hiver et les flots que de demeurer exposé à la tempête qui allait fondre sur toute la Sicile, comme un fléau dévastateur.

XXXVIII. Verrès était un homme exact et ponctuel. A la huitième heure on le vit sur son tribunal. Il fait appeler Sthenius ; voyant que celui-ci ne comparaît pas, le dépit l’enflamme, la rage le transporte ; il envoie à la maison de Sthenius des esclaves de Vénus ; tandis que, par ses ordres, des cavaliers courent le chercher dans ses terres et ses maisons de campagne. Pour lui, il attend qu’on lui rapporte des nouvelles certaines. Ce n’est qu’à la troisième heure de la nuit (70) qu’enfin il se retire. Le lendemain, il revient de grand matin ; il mande Agathinus, et lui ordonne de plaider contre Sthenius absent, sur la falsification des registres publics. Procès étrange où l’accusateur ne savait que dire, en l’absence de l’accusé, devant un juge ennemi déclaré de son adversaire ! Agathinus se contenta de mettre en avant que, sous la préture de Sacerdos, Sthenius avait falsifié les registres publics. A peine a-t-il proféré ce mot, que le préteur prononce que Sthenius était convaincu (71) d’avoir falsifié les registres publics ; et tout aussitôt, en adorateur fervent de Vénus, il ajoute, par une disposition nouvelle et sans exemple, qu’en réparation du délit, cinq cent mille sesterces (72) seraient prélevés sur les biens de Sthenius, au profit de Vénus Érycine ; et à l’instant les biens furent mis par lui à l’enchère. Il les aurait vendus, pour peu que l’on eût différé de lui compter la somme. Après qu’elle eut été comptée, il ne s’en tint pas à cet acte d’iniquité ; il prononça publiquement, du haut de son tribunal, que si quelqu’un voulait accuser Sthenius, absent, d’un crime capital, il était prêt à recevoir la dénonciation. Ce n’est pas tout : il exhorta Agathinus, son nouvel hôte et son nouvel allié, à entreprendre cette affaire et à se porter accusateur. Celui-ci déclara hautement, et de manière à être entendu par tout le monde, qu’il n’en ferait rien, et que son inimitié contre Sthenius n’allait pas jusqu’à dire qu’il fût capable de commettre un crime capital. Tout à coup un certain Pacilius, homme pauvre et sans consistance, se présente, et dit que, si on le lui permettait, il dénoncerait Sthenius sans attendre qu’il fût de retour. Le préteur répondit que la chose était légale, autorisée par l’usage, et qu’il recevrait sa dénonciation. La dénonciation fut donc faite, et sur-le-champ, par un édit, Verrès ajourne Sthenius à Syracuse pour les kalendes de décembre. Celui-ci était arrivé à Rome ; malgré la mauvaise saison, il avait heureusement traversé le détroit, et rencontré partout plus de justice et d’intérêt qu’auprès du préteur, qu’auprès de son hôte. Il racontait ses malheurs à ses amis, et cette suite de procédés horribles et révoltans excita l’indignation générale.

XXXIX. Les consuls Cn. Lentulus et L. Gellius parlèrent aussitôt de cette affaire dans le sénat ; ils proposèrent de statuer, si les pères conscrits le jugeaient convenable, qu’à l’avenir nul dans les provinces ne pourrait en son absence être accusé d’un crime capital. Ils exposèrent à l’assemblée l’affaire de Sthenius dans tous ses détails, ainsi que la cruauté et l’iniquité de Verres. Son père se trouvait au sénat ; il conjurait, en pleurant, les sénateurs, les uns après les autres, d’épargner son fils ; mais ses instances produisaient peu d’effet, le sénat s’était fortement prononcé ; tous les avis s’accordaient sur ce point, que, comme Sthenius avait été accusé en son absence, on n’avait pu prononcer aucun jugement contre lui, toujours absent, et que, s’il en avait été rendu, il ne devait pas être confirmé. Cependant rien ne fut décidé ce jour-là parce que le coucher du soleil approchait (73), et que le père de Verrès trouva des sénateurs qui consumèrent le temps en discours. Ce vieillard alla, au sortir de l’assemblée, visiter les protecteurs et les hôtes de Sthenius ; il les pria, les conjura de ne point perdre son fils, leur protestant qu’ils ne devaient avoir aucune inquiétude pour Sthenius, puisqu’il prenait sur lui d’empêcher que son fils ne nuisît davantage à ce Sicilien ; qu’il allait, à cet effet, envoyer des hommes sûrs en Sicile, et par terre et par mer. Il y avait encore trente jours jusqu’aux kalendes de décembre, époque que le préteur avait prescrite à Sthenius pour se trouver à Syracuse. Les amis de Sthenius se laissèrent toucher ; ils espéraient que les lettres et les envoyés du père ramèneraient le fils à des sentimens plus modérés. Il ne fut plus question de cette affaire dans le sénat. Verrès reçut les messagers et les lettres avant les kalendes de décembre, c’est-à-dire avant que le procès de Sthenius fût entamé. Dans le même temps il lui arriva plusieurs lettres de ses amis et de sa famille sur le même sujet.

XL. Mais cet homme qui, pour satisfaire sa passion, a toujours compté pour rien le devoir, sa propre sûreté, la piété filiale, l’humanité, ne pensa pas que, dans cette circonstance, l’autorité et les représentations de son père, ni son désir et ses prières, dussent prévaloir sur la fureur qui le possédait. Dès le matin des kalendes de décembre, aux termes de son édit, il fit appeler la cause de Sthenius. Si l’auteur de vos jours, Verrès, vous eût sollicité à la prière d’un ami, par obligeance, et pour lui assurer des suffrages, la recommandation paternelle aurait dû être toute-puissante auprès de vous : mais c’était pour votre propre sûreté qu’il vous sollicitait ; il vous avait envoyé de Rome des hommes de confiance ; ces hommes étaient arrivés avant que l’affaire fût commencée ; et votre intérêt personnel, car je ne parle point ici de piété filiale, l’intérêt même de votre sûreté, n’a pu vous ramener ni à votre devoir ni à la raison ! Verrès donc appelle l’accusé. Sthenius ne répondant pas, il appelle l’accusateur. Ici, remarquez, je vous prie, juges, combien la fortune elle-même se déclara contre sa démence, et quel heureux hasard favorisa Sthenius ! L’accusateur M. Pacilius, étant appelé par le préteur, ne répondit point, ne se présenta point. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais enfin il ne comparut point. Quand même l’accusé Sthenius eût été présent, quand il eût été prévenu d’un délit notoire, l’accusateur étant absent, on n’aurait pas dû condamner Sthenius. Car, si l’on pouvait condamner un accusé en l’absence de l’accusateur, je ne serais pas venu de Vibon à Vélie dans une misérable barque, au milieu des esclaves fugitifs, des pirates et des assassins que vous aviez armés contre moi. Et, si j’ai fait alors tant de diligence au risque de ma vie, c’était pour que vous ne fussiez pas rayé de la liste des accusés, ce qui serait arrivé si je ne m’étais pas présenté à temps. Vous auriez regardé sans doute comme la circonstance la plus désirable pour vous, ma non comparution au jour où j’avais été cité. Pourquoi donc n’avez-vous pas voulu que Sthenius ne profitât point de la non comparution de son accusateur ? Ainsi, juges, cette affaire a fini absolument comme elle avait commencé ? Verrès avait fait accuser Sthenius en son absence ; en l’absence de l’accusateur il le condamna.

XLI. On lui mandait, vers ce temps-là même, comme son père le lui avait déjà écrit plusieurs fois, que l’affaire avait été agitée dans le sénat ; qu’en outre, dans une assemblée du peuple, le tribun M. Palicanus s’était plaint de l’injustice qu’avait éprouvée Sthenius ; qu’enfin j’avais moi-même parlé en faveur de Sthenius, dans le collège des tribuns, qui, par une ordonnance, avaient défendu à tout homme condamné pour un crime capital de rester dans Rome ; que leur ayant exposé la chose comme je viens de le faire devant vous, et leur ayant prouvé qu’il n’y avait point eu de véritable condamnation, les tribuns avaient statué et prononcé d’un commun accord, qu’il ne leur paraissait point que leur ordonnance interdit à Sthenius de rester dans Rome. En apprenant ces détails, Verrès éprouva quelque crainte ; dans son trouble il changea sur ses registres la teneur de son jugement, et, par là, il ruina entièrement sa cause ; car il ne se ménagea aucun moyen de défense. S’il pouvait dire pour se justifier, « la mise en cause d’un absent est permise, nulle loi du moins ne défend d’en user ainsi dans les provinces, » ce moyen serait mauvais et mal fondé ; mais enfin ce serait un moyen. La dernière ressource des causes désespérées lui restait encore ; il pouvait alléguer qu’il avait agi par ignorance, qu’il croyait que la chose était légale. Quelque misérable que fût cette excuse, ce serait toujours une raison : mais au lieu de cela il efface de ses registres ce qui était vrai, et il met à la place que l’accusation avait été portée en présence de l’accusé.

XLII. Voyez ici dans quels filets il s’est embarrassé, sans qu’il lui soit possible d’en sortir. D’abord il avait souvent en Sicile déclaré publiquement, du haut de son tribunal, souvent il avait dit, dans des entretiens particuliers, que l’on pouvait mettre en cause un absent, et que ce qu’il avait fait n’était pas sans exemple. Ces propos vous ont été certifiés lors de la première action, par Sextus Pompeius Chlorus (74), dont je vous ai déjà rappelé le mérite, par Cneus Pompeius Theodorus, singulièrement estimé de tous ceux qui le connaissent, honoré surtout du suffrage de notre illustre Pompée, qui l’a connu dans plusieurs circonstances importantes ; enfin, par Posidès Matro de Solence, homme qui réunit au plus haut degré la naissance, la considération et la vertu. Tout ce qu’ils vous ont dit sera confirmé à cette audience par un aussi grand nombre de témoins que vous voudrez, par des membres très-distingués de notre ordre, qui l’ont entendu parler dans les mêmes termes, et par beaucoup d’autres qui se trouvèrent auprès de lui, quand il reçut l’accusation de Sthenius absent. Il y a plus, lorsque l’affaire fut agitée dans le sénat, tous les amis de Verres, son père entre autres, soutenaient que la chose était permise, autorisée par de nombreux exemples, et que l’accusé n’avait fait que suivre un usage établi depuis long-temps. Nous avons en outre le témoignage de toute la Sicile, qui, dans les requêtes que ses différentes cités ont présentées aux consuls, a supplié les pères conscrits de vouloir bien ordonner que nulle accusation ne serait admise contre un absent. Vous avez entendu à ce sujet Cn. Lentulus (75), ce jeune et illustre patron de la Sicile, vous déclarer que, lorsque les Siciliens l’instruisirent de ce qu’il devait dire pour eux au sénat, ils se plaignirent particulièrement de l’injustice dont Sthenius avait été victime, et que ce fut à cause de cette injustice même qu’ils rédigèrent la requête dont je viens de parler. Voilà les faits ; et dans cette position, Verrès, vous avez été assez insensé, assez audacieux, pour oser, dans une affaire si généralement connue, si manifestement attestée, si ouvertement divulguée par vous-même, falsifier des registres publics ! Et comment les avez-vous falsifiés ? Ne semble-t-il pas que vous ayez voulu que dans le cas où nous garderions le silence, vos registres même pussent vous condamner ? Greffier, prenez cette pièce, faites le tour de l’assemblée, que tout le monde la connaisse. Eh bien ! juges, les voyez-vous ces mots, dénoncé lui présent, écrits tout entiers sur une ligne raturée ? Que se trouvait-il donc en cet endroit ? Pourquoi cette surcharge ? Avez-vous besoin, juges, d’une autre preuve ? Je n’ajoute rien de plus ; vous avez sous les yeux un registre évidemment falsifié ; ma démonstration est complète. Vous flattez-vous encore, Verrès, de pouvoir éluder ces preuves accablantes ? Nous vous suivons, non d’après de vagues indices, mais guidés par des caractères dont la trace, empreinte de votre main sur les registres publics, est encore toute récente. Et c’est lui qui, sans avoir entendu les parties, jugera que Sthenius a falsifié les registres publics, lui qui ne peut se défendre d’avoir falsifié ces registres dans l’affaire même de Sthenius ! XLIII. Voici bien un autre trait de démence. Voyez, je vous prie, comme, en voulant se dégager, il s’embarrasse encore davantage. Il donne pour représentant (76) à Sthenius, qui donc ? Un parent ou un allié ? non. Quelque citoyen de Thermes, d’une naissance et d’un caractère honorables ? pas davantage. Serait-ce quelque Sicilien distingué par son rang et par son mérite ? encore moins. Et qui donc ? un citoyen romain. La chose est-elle croyable ? Sthenius qui était le premier de sa ville, qui avait une si nombreuse parenté, un si grand nombre d’amis, qui jouissait d’ailleurs de la plus haute considération dans toute la Sicile, n’a pu trouver un seul Sicilien qui voulût le représenter ! Prétendez-vous nous le faire croire ? C’est donc lui qui a préféré un citoyen romain ? Nommez-nous un seul Sicilien qui, se voyant accusé, ait été représenté par un citoyen romain. Produisez, faites-nous lire les registres de tous les préteurs qui ont précédé Verrès. Si vous en trouvez un seul, j’avouerai que la chose s’est passée, comme vous l’avez porté dans vos registres. Mais sans doute Sthenius s’est fait un honneur de choisir son représentant parmi les citoyens romains qu’il avait reçus dans sa maison, et que l’amitié unissait à lui. Qui donc a-t-il choisi ? Qui voyons-nous inscrit sur vos registres ? C. Claudius, fils de Caïus, de la tribu Palatine (77). Je ne demande point quel est ce C. Claudius, quel rang il tient, de quelle estime il jouit, par quelles brillantes qualités il méritait que Sthenius, au lieu d’imiter ce qu’avaient fait tous les Siciliens, voulût être représenté par un citoyen romain. Non, je ne vous le demande pas. Peut-être même Sthenius a-t-il plus considéré ici l’amitié que le mérite. Mais, dans le monde entier, Sthenius n’a pas eu de plus mortel ennemi que ce C. Claudius. Dans tous les temps, et particulièrement dans cette circonstance, si Claudius a déposé contre Sthenius sur la falsification des registres, s’il a employé toutes sortes de moyens pour le perdre, Sthenius aurait-il confié ses intérêts à son ennemi ? Croyons plutôt, Verrès, que vous vous êtes couvert du nom de cet ennemi de Sthenius, afin de perdre plus sûrement celui-ci.

XLIV. Et, pour qu’il ne reste aucun doute sur la manière dont toute cette intrigue a été conduite, quoique je me flatte que la scélératesse de ce misérable est généralement connue, je vous prie de m’accorder encore un moment d’attention. Voyez-vous cet homme aux cheveux un peu crépus, au teint basané, qui semble nous dire, par la manière dont il nous regarde, qu’il se croit lui-même un grand génie, cet homme qui tient un registre à la main, qui est tout proche de Verrès, et qui lui donne un avis ? C’est ce C. Claudius qui était, dans la Sicile, le confident, le ministre, l’agent du préteur, et presque le collègue de Timarchide : maintenant il occupe un poste si élevé, que ce n’est qu’avec peine qu’il paraît céder au grand Apronius la première place dans l’intimité de Verrès ; aussi lui-même se disait-il le collègue, et le camarade non pas de Timarchide, mais de Verrès. Doutez maintenant, si vous le pouvez, que s’il a choisi cet homme pour lui faire jouer le rôle de représentant, ce ne soit pas parce qu’il était persuadé qu’il trouverait en lui le plus ardent ennemi de l’accusé, et l’ami le plus dévoué à ses propres intérêts. Et vous hésiterez, juges, à punir une telle audace, une telle cruauté, une telle injustice! vous hésiterez à suivre l’exemple des juges qui, après avoir condamné Cn. Dolabella (78), déclarèrent nulle la condamnation de Philodamus, citoyen d’Opunte (77), non parce qu’il avait été accusé en son absence, ce qui de toutes les iniquités est la plus révoltante, mais lorsqu’il était à Rome comme député de ses concitoyens ? Ce que ces juges, dans une cause assez peu importante, ont prononcé pour être fidèles à l’équité, hésiterez-vous de le prononcer dans une affaire extrêmement grave, surtout lorsqu’une autorité respectable a devancé votre décision ?

XLV. Mais, Verrès, quel est l’homme que vous avez traité avec cette révoltante injustice, contre qui vous avez reçu une dénonciation en son absence, qu’en son absence vous avez condamné, non pas seulement sans accusation et sans témoins, mais encore sans accusateur ? Quel homme ? grands dieux ! je ne dirai pas qu’il était votre ami ; quel titre plus cher parmi les mortels ! je ne dirai pas qu’il était votre hôte ; quel titre plus sacré ! car je n’aime point à le reconnaître dans Sthenius. Si même j’avais un reproche à lui faire, c’est qu’un homme si vertueux et de mœurs si pures ait, en votre personne, invité un scélérat couvert de crimes à venir loger dans sa maison ; et qu’ayant été, ou étant encore l’hôte de G. Marius, de Cn. Pompée, de C. Marcellus, de L. Sisenna (78), un de vos défenseurs, et de tant d’autres citoyens recommandables, il n’ait pas craint d’associer votre nom à tous ces noms illustres. Je ne me plains donc point des droits de l’hospitalité violés, ni du crime que vous avez commis dans cette circonstance. Ce que je dis ici n’est point pour ceux qui connaissent Sthenius, c’est-à-dire pour aucun de ceux qui ont été en Sicile ; nul d’entre eux n’ignore quel rang Sthenius occupe dans sa ville ; combien il est considéré et respecté de tous les Siciliens : je veux seulement que ceux qui n’ont jamais été dans cette province, puissent juger quel homme vous avez choisi pour en faire un exemple, que l’atrocité de la persécution et la dignité de la victime rendissent encore plus odieux et plus révoltant aux yeux de tout le monde.

XLVI. Est-ce le même Sthenius qui, après avoir obtenu avec la plus grande facilité toutes les magistratures de sa patrie, les a remplies de la manière la plus brillante et la plus honorable ? qui, citoyen d’une ville peu considérable, l’a décorée, à ses frais, de vastes édifices et de monumens ? Est-ce le même dont la reconnaissance des Thermitains et de la Sicile entière a récompensé les généreux services en plaçant dans la salle du sénat une table d’airain sur laquelle la reconnaissance publique avait fait inscrire et graver ses bienfaits ? Cette table fut alors enlevée par vos ordres. J’ai eu soin de la faire transporter à Rome (79), afin que tout le monde pût connaître quels hommages il avait reçus de ses compatriotes. Est-ce le même qui, accusé devant l’illustre Cn. Pompée d’avoir, par attachement pour C. Marius, son hôte et son ami, professé des sentimens contraires aux intérêts de la république, délit que lui imputaient ses ennemis avec plus de malveillance que de vérité, fut si complètement absous par Cn. Pompée, que ce grand homme, pendant le procès même, le jugea digne d’être son hôte ? Oui, il fut si bien préconisé, défendu par tous les Siciliens, que Pompée put croire qu’en l’acquittant il gagnerait l’affection, non pas seulement d’un individu, mais de toute la province. Enfin, est-ce le même qui s’est toujours montré si fidèle à la république, et qui jouit parmi ses concitoyens d’une si grande autorité, que, seul en Sicile, sous votre préture, il a fait ce que non-seulement aucun Sicilien, mais la Sicile entière n’avait pu faire ? Oui, grâce à lui, la ville de Thermes ne vous a vu porter la main sur aucune statue, sur aucun ornement d’édifice sacré ou public, quoique cependant il s’y trouvât un grand nombre d’ouvrages de grand prix, et que vous les ayez tous convoités. Dites-moi maintenant, vous en l’honneur duquel les Siciliens célèbrent des fêtes, ces Verrea qui sont, je crois, assez fameuses, vous à qui plusieurs statues dorées ont été érigées dans Rome par toute la république sicilienne, ainsi que le porte l’inscription : oui, dites-moi, quelle différence n’y a-t-il pas entre vous et ce Sicilien que vous avez condamné, vous, le patron de la Sicile ? Presque toutes les villes de la Sicile ont envoyé des députés pou témoigner en sa faveur. Une seule cité ose faire officiellement votre apologie, vous qui êtes le patron de tous les Siciliens ; c’est Messine, complice de vos brigandages et de vos infamies ; et encore elle le fait d’une manière si nouvelle, que ses députés vous inculpent, tandis que sa députation vous loue. Quant aux autres cités, leurs lettres officielles, leurs députations, leurs dépositions vous accusent ; elles se plaignent de vous, et vous incriminent : si vous êtes acquitté, toutes se regardent comme perdues sans ressource.

XLVII. Et c’est aux dépens de Sthenius, c’est avec ses biens que vous avez élevé, sur le mont Eryx, un monument de votre libertinage et de votre cruauté, en y faisant graver le nom de Sthenius de Thermes. Oui, je l’ai vu ce Cupidon d’argent, son flambeau à la main. Quel était votre but ? quel était votre motif pour consacrer à cet usage le produit des deniers de Sthenius ? Était-ce la preuve de votre cupidité, ou bien un trophée remporté sur un hôte et sur un ami ? était-ce enfin le témoignage de votre amour que vous vouliez ainsi montrer à tous les yeux ? Ainsi font les hommes qui, livrés aux derniers excès de la dépravation, aiment du vice, non-seulement les plaisirs, mais encore le scandale, et s’étudient à laisser partout des traces de leurs infamies. Verrès était éperdument amoureux de cette hôtesse, pour laquelle il avait violé les droits de l’hospitalité : c’était peu pour lui qu’on le sût, il voulait encore en perpétuer le souvenir. Ainsi, de l’argent que lui avait valu une accusation d’Agathinus, il jugea qu’une offrande était particulièrement due à Vénus, qui avait présidé à toute l’accusation comme au jugement. Je croirais à votre reconnaissance envers les dieux, si vous aviez offert ce don à Vénus, non pas aux dépens de Sthenius, mais aux vôtres ; et vous deviez d’autant plus le faire, que cette année même vous aviez hérité de Chélidon.

Pour moi, quand tous les Siciliens ne m’auraient pas sollicité d’entreprendre cette cause, quand toute la province réunie ne m’aurait pas demandé ce service, quand mon amour et mon dévouement pour la république, et ma sollicitude pour l’honneur méconnu de notre ordre et des tribunaux, sénateurs, ne m’auraient pas forcé de le faire ; quand je n’aurais eu d’autre motif que d’avoir vu traiter par vous, Verrès, d’une manière si cruelle, si atroce et si infâme, Sthenius, un ami, un hôte, que dans ma questure j’avais singulièrement affectionné, qui m’avait inspiré la plus haute estime, et que j’avais toujours trouvé, dans ma province, jaloux, empressé d’obtenir ma confiance, n’aurais-je-pas eu encore un motif suffisant de braver l’inimitié du plus méchant des hommes, pour défendre l’existence et la fortune d’un hôte et d’un ami ? Beaucoup d’autres l’ont fait au temps de nos ancêtres ; c’est ce qu’a fait dernièrement encore cet illustre Cn. Domitius qui accusa M. Silanus, homme consulaire, pour venger les injures du Transalpin Égritomare (80), son hôte. Oui, je me croirais appelé à suivre cet exemple de gratitude et de générosité, pour donner à mes hôtes et à mes amis l’espérance de couler des jours paisibles, grâce à mon appui tutélaire. Mais, puisqu’aux injures communes de toute une province se rattache la cause de Sthenius, et puisque je défends tout à la fois, soit en leur nom personnel, soit au nom de leur ville, un grand nombre de mes hôtes et de mes amis, certes, je ne dois pas craindre qu’on me reproche de m’être chargé de la tâche que je remplis, sans que le plus sacré des devoirs m’ait déterminé et pour ainsi dire contraint de l’entreprendre.

XLVIII. Mais cessons d’insister sur la manière dont Verrès instruisait, jugeait, et faisait juger les affaires : ses délits en ce genre sont incalculables, et il faut néanmoins abréger nos discours, et mettre des bornes à nos accusations. Nous allons donc citer quelques délits d’une autre espèce.

Vous avez entendu Q. Varius déposer devant vous qu’il n’avait obtenu le droit de demander justice, qu’après lui avoir fait remettre par ses agens cent trente mille sesterces (81). Vous n’avez pas oublié la déclaration de Q. Varius ; et Sacerdos, cet homme si recommandable, l’a confirmée par son témoignage. Vous savez que Cn. Sertius, M. Modius, de l’ordre équestre, et une foule de citoyens romains et de Siciliens, vous ont dit que le préteur leur avait demandé de l’argent pour obtenir justice. Ai-je besoin de m’étendre sur un délit dont la preuve se trouve dans la bouche de ceux qui l’attestent ? Pourquoi discuter des faits que personne ne révoque en doute ? Qui jamais a douté que Verrès ait vendu en Sicile la justice, lui qu’on a vu, dans Rome, mettre à l’enchère ses édits et ses décrets ? Comment n’aurait-il pas reçu de l’argent des Siciliens pour prononcer ses arrêts, lui qui en exigea de M. Octavius Ligur pour lui rendre justice ? Est-il en effet quelque moyen connu d’extorquer de l’argent qu’il ait négligé, quelque expédient encore ignoré qu’il n’ait su inventer ? Est-il enfin dans les cités de la Sicile une seule distinction qui puisse être briguée ? est-il un honneur, une autorité ou une commission, dont vous n’ayez, Verrès, su tirer profit ; que vous n’ayez vendue au plus offrant ?

XLIX. Vous avez entendu, dans la première action, les dépositions des particuliers et des villes. Les députations de Centorbe, d’Halèse, de Catane, de Panorme et de beaucoup d’autres cités se sont expliquées devant vous, ainsi qu’un très-grand nombre d’individus. Leur témoignage vous a fait connaître que, pendant trois ans, il n’y a pas eu dans toute la Sicile un seul sénateur nommé gratuitement ; pas un seul ne l’a été par les suffrages, ainsi que le prescrivent leurs lois ; pas un seul autrement que d’après l’ordre de Verrès, donné de vive voix ou par écrit ; et dans l’élection de tous ces sénateurs, non-seulement les suffrages n’ont pas été recueillis, mais on n’a eu égard ni à la naissance, ni à la fortune, ni à l’âge exigé pour entrer dans cet ordre ; en un mot, tous les droits des Siciliens ont été comptés pour rien. Quiconque voulait être sénateur, fût-il encore enfant, fût-il personnellement indigne de ce titre, fût-il d’une naissance à être exclu de cet ordre, dès qu’il payait plus que les autres, il était sûr d’avoir la préférence. Ce n’étaient pas seulement les lois des Siciliens que Verrès foulait aux pieds, mais même celles qui leur ont été données par le sénat et par le peuple romain ; car les lois qu’établit, chez les alliés et les amis de la république, celui que le peuple romain revêt de son autorité et à qui le sénat délègue le pouvoir législatif, doivent être regardées comme les lois du peuple et du sénat.

Les habitans d’Halèse, pour prix des nombreux services qu’eux et leurs ancêtres avaient rendus à la république, vivaient sous leurs lois. Naguère, sous le consulat de L. Licinius et de Q. Mucius (82), se trouvant divisés sur la manière d’élire leurs sénateurs, ils demandèrent des lois au sénat. Un sénatus-consulte très-honorable pour eux chargea de ce travail le préteur Claudius Pulcher, fils d’Appius. Claudius, après avoir pris conseil de tous les Marcellus (83) alors à Rome, prescrivit aux habitans d’Halèse un grand nombre de dispositions sur l’âge, pour empêcher qu’on ne fût sénateur avant trente ans ; sur la profession, pour exclure du sénat ceux qui avaient fait quelque trafic ; enfin sur le revenu (82) et sur les autres conditions d’éligibilité. Toutes ces dispositions ont été, avant la préture de Verrès, constamment exécutées d’un commun accord entre l’autorité de nos magistrats et la volonté des habitans d’Halèse. Des que Verrès fut devenu préteur, tout huissier qui l’a voulu, a, pour de l’argent, été admis au sénat ; des enfans de seize ou dix-sept ans ont acheté le titre de sénateur. Vainement les habitans d’Halèse, ces anciens et fidèles amis et alliés, avaient fait décider à Rome que cette faveur ne pourrait s’accorder même par leurs suffrages : l’argent, grâce à Verrès, la rendit facile à obtenir.

L. Les Agrigentins ont, pour la formation de leur sénat, les anciens règlemens de Scipion, dans lesquels non-seulement sont portées les mêmes dispositions, mais d’autres encore. Il y a deux races distinctes d’Agrigentins, d’abord celle des anciens habitans, puis celle des colons, que le préteur T. Manlius (85), en vertu d’un sénatus-consulte, conduisit à Agrigente des différentes villes de la Sicile. Scipion veilla soigneusement à ce qu’il ne se trouvât pas dans le sénat plus de colons que d’anciens habitans. Verrès, aux yeux de qui l’argent rendait tout égal, et l’or faisait disparaître toute différence, toute distinction, ne confondit pas seulement les conditions d’âge, de rang, et de profession pour l’éligibilité, il perdit même de vue la distinction des deux races pour l’ordre et le choix des anciens et des nouveaux habitans. Lorsqu’un sénateur du nombre des anciens était mort, et que les deux races se trouvaient en nombre égal, les lois voulaient que l’on choisît un ancien, afin que cette classe eût la majorité. Dans cette conjoncture, beaucoup de candidats de l’ancienne et de la nouvelle race se présentèrent pour acheter la place vacante. Ce fut un nouvel habitant qui l’emporta. Il avait mieux payé ; le préteur lui expédia aussitôt les provisions. Les Agrigentins envoyèrent à Verrès une députation pour l’informer de leurs lois, et lui remontrer que de tout temps elles avaient été observées. Ils espéraient lui faire sentir qu’il avait vendu la place à un homme qui même n’aurait pas dû entrer en négociation pour cet objet. Verrès avait reçu l’argent, et tous leurs frais d’éloquence furent inutiles. Il fit la même chose à Héraclée, où P. Rupilius avait aussi fondé une colonie, et réglé d’une manière analogue l’élection des sénateurs, et le nombre respectif des anciens et des nouveaux habitans. Là, non-seulement Verrès a, comme partout ailleurs, reçu de l’argent ; mais les races des anciens et des nouveaux citoyens et leur nombre, il a tout confondu.

LI. Ne vous attendez pas à me voir parcourir les villes. Je dirai tout en un mot ; nul, pendant sa préture, n’a pu être sénateur sans lui avoir donné de l’argent ; je le dirai de même pour les magistratures, les commissions, les sacerdoces : là, non-seulement les droits des hommes, mais ceux des dieux immortels ont été par lui foulés aux pieds. À Syracuse, une loi religieuse ordonne de renouveler par le sort le prêtre de Jupiter, sacerdoce regardé par les Syracusains comme le plus auguste (86). Lorsque les suffrages ont désigné trois candidats des trois différens ordres, le choix est soumis au sort. Verrès s’était arrangé de manière que son autorité tînt lieu des suffrages à Théomnaste, son intime ami, qui fut proclamé parmi les trois concurrens ; mais il ne pouvait commander au sort. On était curieux de voir ce qu’il ferait : il prit un moyen très-simple ; ce fut d’empêcher qu’on ne tirât au sort, et d’ordonner que Théomnaste fût proclamé sans s’arrêter à cette formalité. Les Syracusains lui représentent que la religion des sacrifices rend la chose absolument impossible, et que ce serait une innovation criminelle. Il ordonne qu’on lui lise la loi ; on en fait lecture. Elle portait, entre autres dispositions, qu’autant il y avait de candidats, autant de bulletins seraient jetés dans l’urne, et que celui dont le nom sortirait, serait revêtu de la dignité pontificale. Alors notre homme, ingénieux, fécond en expédiens : Fort bien, dit-il, je vois dans la loi : Autant qu’il y aura de candidats proclamés. Combien donc en a-t-on proclamé ? —Trois, lui répondit-on. — Faut-il qu’il n’y ait que trois noms écrits dans l’urne, et qu’il n’en sorte qu’un ? — Rien autre chose. — . Il n’y a qu’à jeter dans l’urne trois bulletins, portant tous le nom de Théomnaste. Des réclamations s’élèvent de toutes parts. On est indigné, on crie à l’impiété ; et c’est ainsi que l’auguste dignité de prêtre de Jupiter est dévolue à Théomnaste.

LII. À Céphalède, le mois est fixé où doit se faire l’élection du grand-prêtre. Cet honneur était vivement désiré par un certain Artémon, surnommé Climachias, homme puissamment riche et tenant le premier rang dans la ville. Cependant le succès lui était impossible, si un autre citoyen, nommé Hérodote, se présentait aux suffrages. Cette place et cet honneur semblaient si bien appartenir à celui-ci pour cette année, qu’Artémon lui-même en convenait. L’affaire est portée à Verrès, qui la décide suivant sa manière. Des ciselures, fort renommées et d’un très-grand prix, sont enlevées de la maison d’Artémon. Hérodote était à Rome ; il croyait qu’il lui suffisait d’arriver pour les comices la veille de l’élection. Verrès, afin qu’elle n’eût pas lieu dans un autre mois que celui que prescrivait la loi, et qu’Hérodote ne se vît pas enlever en sa présence un honneur qui lui était dû (considération qui embarrassait peu le préteur, mais à laquelle Climachias attachait beaucoup d’importance) ; Verrès imagina donc (je vous l’ai dit bien des fois, jamais homme ne fut plus ingénieux) ; il imagina, dis-je, un excellent moyen pour que l’assemblée se tînt dans le mois légal, et qu’Hérodote ne s’y trouvât pas. L’usage des Siciliens, ainsi que de tous les peuples de la Grèce, est de régler leurs jours et leurs mois sur le cours du soleil et de la lune. Lorsqu’il se rencontre quelque discordance, il leur arrive parfois de retrancher d’un mois un jour ou deux tout au plus ; ce sont les jours qu’ils appellent, pour cette raison, jours supprimés (87). Quelquefois aussi ils prolongent le mois d’un ou deux jours. Dès qu’on lui eut donné ces renseignemens, il devint tout à coup un grand astronome ; quoiqu’il s’occupât moins du cours des astres que de celui de l’argent ciselé, il ordonna qu’on retranchât non pas un jour du mois, mais un mois et demi de l’année ; de manière que le jour qui devait, comme d’ordinaire tomber aux ides de janvier, se trouvât aux kalendes de mars (88). Il fallut obéir, malgré les réclamations et les plaintes qui s’élevèrent de toutes parts ; il fallut bien que ce jour-là devînt le jour prescrit par la loi pour les comices. Climachias fut proclamé grand-prêtre. Hérodote en arrivant de Rome, bien persuadé qu’il devançait l’élection de quinze jours, apprit qu’il y en avait trente qu’elle était consommée. Alors les Céphalédiens décrétèrent un mois, avec intercalation de quarante-cinq jours, pour remettre en ordre les autres mois de cette année. Si la même opération eût été possible à Rome, Verrès n’aurait sans doute pas manqué de retrancher les quarante-cinq jours entre les deux fêtes (89), seul intervalle pendant lequel il pouvait être jugé.

LUI. Et les censeurs, de quelle manière ont-ils été nommés en Sicile pendant sa préture ? La chose mérite d’être connue. Ce sont les magistrats que les Siciliens choisissent avec le plus d’attention, parce que les tributs qu’ils paient tous se règlent sur le cens de chaque année, et que les censeurs ont toute autorité pour estimer les revenus et déterminer les contributions que chacun doit payer. Si le peuple prend les plus grandes précautions pour le choix d’un magistrat qui devient l’arbitre de toutes les fortunes, il n’est point de sollicitations que l’on n’emploie pour obtenir une dignité qui donne tant de pouvoir. Verrès, dans cette occasion, ne suivit point une marche secrète ; il ne voulut point éluder le sort ni retrancher des jours du calendrier. Il ne recourut ni à la finesse ni à la supercherie ; mais, pour mettre un frein aux prétentions des ambitieux, et prévenir ces intrigues qui ne perdent que trop souvent les républiques, il déclara que ce serait lui qui nommerait les censeurs dans toutes les villes. C’était annoncer qu’il allait tenir dans son prétoire un marché de magistratures. De tous côtés ou accourut à Syracuse ; on voyait s’agiter dans le palais du préteur la foule des solliciteurs et des intrigans. On ne doit pas s’en étonner ; tous les comices de tant de cités se trouvaient réunis dans une seule maison, et toutes les ambitions d’une province entière semblaient s’être donné rendez-vous dans une chambre à coucher. Le prix convenu publiquement entre les parties, et l’adjudication faite, Timarchide inscrivait deux censeurs pour chaque ville. Cet homme ne s’épargnait ni peines ni démarches ; il prenait sur lui tout l’embarras, tout le désagrément de la négociation, et l’argent arrivait au préteur sans que celui-ci s’en mêlât. Quant à Timarchide, vous ne pouvez vous faire encore une idée bien exacte de tout l’argent qu’il a gagné, quoique dans la première action beaucoup de témoins vous aient instruits des moyens aussi divers qu’odieux qu’il employait pour grossir son butin. LIV. Mais comment un affranchi avait-il pris ce grand empire sur un préteur ? Pour faire cesser votre surprise, je vais vous dire en deux mots ce que c’est que cet homme ; vous en connaîtrez mieux toute la perversité d’un magistrat qui pouvait le tenir près de lui dans un rang si haut, et vous apprécierez alors tout le malheur de la province. Dans l’art de séduire les femmes, dans toutes les recherches, toutes les pratiques du libertinage, j’ai toujours reconnu chez Timarchide un merveilleux talent ; il semblait que la nature l’eût formé exprès pour servir les passions infâmes d’un homme dont les débauches sont vraiment extraordinaires. On le voyait aller à la découverte, aborder les personnes, adresser la parole, séduire, user tour à tour d’adresse, d’audace et d’effronterie. Il savait de plus inventer jusqu’à de nouveaux moyens de voler ; car Verrès, remarquable seulement par une avidité insatiable et toujours éveillée, était dépourvu de talent et d’imagination. Quand il agissait de lui-même (et dans Rome vous l’avez vu à l’œuvre), il y mettait plutôt de la violence que de l’adresse. Mais Timarchide avait pour le mal une aptitude si étonnante, que dans toute la province il découvrait habilement et suivait à la piste les affaires qui survenaient à chacun, et les besoins qu’il pouvait avoir. Personne dont il ne connût et les adversaires et les ennemis ; il leur parlait, il les soudait, il pénétrait leurs intérêts réciproques, leurs intentions, leurs facultés, leurs moyens. Selon qu’il en était besoin, il inspirait de la crainte, ou, dans le cas contraire, il donnait de l’espérance. Tous les accusateurs, tous les délateurs à gages, étaient à sa disposition. Des qu’il voulait susciter quelque mauvaise affaire à quelqu’un, il n’était jamais embarrassé. Enfin, tout ce qui émanait de Verrès, décrets, ordonnances, édits, il le vendait avec toute l’adresse et la subtilité imaginables. Mais il n’était pas seulement le ministre des passions de son maître, il n’avait garde de s’oublier lui-même. Non-seulement quand il tombait quelques écus de la main du préteur, il les ramassait, et, grâce à cette attention, il s’est fait une brillante fortune ; mais il recueillait jusqu’aux restes des plaisirs et des débauches de Verrès. Ainsi détrompez-vous, juges, si vous avez cru jusqu’ici qu’Athénion (90) avait régné en Sicile. Jamais il n’y a pris aucune ville. C’est Timarchide qui a été roi dans cette province ; pendant trois ans, toutes les villes ont été soumises à cet esclave échappé. Son pouvoir s’est étendu sur les plus anciens alliés du peuple romain, sur les enfans de nos plus fidèles amis, sur toutes leurs mères de famille, sur tous leurs biens, tout leur avoir. Et, pour revenir aux censeurs, c’est Timarchide qui les donnait aux villes siciliennes après s’être fait payer ; car, tant que Verrès fut préteur, les comices, qui devaient nommer les censeurs, ne furent pas même une seule fois convoqués pour la forme.

LV. Mais voici le comble de l’impudence. Chaque censeur reçut ordre publiquement (car les lois y autorisaient) de contribuer pour trois cents deniers (91) à la statue du préteur. Cent trente censeurs ont été nommés par vous. Outre l’argent qu’ils avaient donné secrètement pour obtenir leur place, cette contribution publique vous a rapporté trente-neuf mille deniers (92). D’abord pourquoi avoir fixé une taxe si considérable ? Ensuite à quel titre les censeurs contribuèrent-ils pour cette statue ? Forment-ils un ordre, un collège, une classe particulière ? Ces sortes d’honneurs ne sont jamais décernés publiquement que. par des cités ou par des corporations, telles que celles des laboureurs, des négocians, des marins. Mais pourquoi les censeurs plus que les édiles ? C’est donc pour quelque bienfait reçu de vous ? Vous avez donc sollicité un acte de reconnaissance ? Il faut bien que vous en conveniez, car vous n’oserez pas dire que ce fut le résultat d’un marché. La nomination de ces magistrats a donc été de votre part une pure faveur, et l’intérêt de la république n’y est entré pour rien. D’après cet aveu, qui doutera que si vous avez bravé le mécontentement et les plaintes de votre province, vous ne l’ayez fait non pour vous assurer des partisans ou pour rendre service, mais uniquement pour extorquer de l’argent ? Aussi que firent ces censeurs ? Ce que font nos magistrats quand ils sont parvenus aux charges à force de largesses. En gérant leur censure, ils travaillèrent à combler le vide que vous aviez fait dans leur fortune. Telle a été, sous votre préture, l’estimation des biens, que nul état ne pourrait être gouverné d’après une telle estimation. Les taxes de tout ce qu’il y avait de riche furent diminuées, et celles des pauvres augmentées. Il en résulta que tout le poids des impôts retomba sur le peuple. Quand même leurs victimes garderaient le silence, il suffirait de jeter un coup d’œil sur les rôles pour les réprouver ; ce fait en est la preuve.

LVI. L. Metellus, qui, à mon arrivée en Sicile pour faire les informations, est devenu tout à coup l’intime ami de Letilius (93) et son parent, est pourtant le même qui, voyant que le rôle des contribuables, dressé par les ordres de son prédécesseur, ne pouvait aucunement être maintenu, ordonna de suivre celui qui avait été fait durant la préture de Sextus Peducéus, homme plein d’honneur et de la plus sévère équité. Alors les censeurs avaient été nommés conformément aux lois et choisis par leurs villes ; et, s’ils s’étaient rendus coupables de quelques délits, les lois n’auraient pas laissé la prévarication impunie. Mais, durant votre préture, quel censeur aurait craint la loi ? On ne l’avait pas observée dans l’élection. Votre justice ? Il vendait ce qu’il avait acheté de vous. Que Metellus retienne mes témoins ; qu’il arrache par force des éloges en votre faveur : j’y consens, pourvu qu’il persiste dans ce qu’il a déjà fait. Quel magistrat, en effet, a reçu jamais un aussi sanglant outrage ? qui s’est vu plus complètement déshonoré ? Le cens se renouvelle tous les cinq ans dans la Sicile ; il l’avait été pendant la préture de Peducéus. L’époque du renouvellement revient sous votre magistrature ; il se fait. L’année suivante, L. Metellus défend qu’on ait égard à votre cens, et déclare qu’il lui paraît nécessaire que les censeurs soient changés. En attendant, il ordonne qu’on se règle sur le cens de Peducéus. Si une pareille mesure eût été prise par un de vos ennemis, quoique toute la province en eût été satisfaite, le décret aurait paru hostile ; mais c’est un nouvel ami qui l’a porté, c’est celui qui a voulu devenir votre parent. Sans doute il n’a pas trouvé d’autre moyen de prévenir une insurrection dans la province, et d’y mettre ses jours en sûreté.

LVII. Attendez-vous encore l’arrêt que vont prononcer vos juges ? Si Metellus vous eût destitué, dépossédé de votre magistrature, il vous aurait moins déshonoré qu’il ne l’a fait, lorsqu’il a révoqué et déclaré nuls ces actes de votre administration. Et ce n’est pas dans cette circonstance seule qu’il a tenu cette conduite à votre égard. Je pourrais citer beaucoup d’autres cas avant mon arrivée en Sicile, où il a pris des décisions analogues. Vos chers inspecteurs des jeux de Syracuse avaient été obligés par lui de rendre les biens d’Heraclius, et les Bidinins ceux d’ Épicrate. Le pupille de Drépane était aussi rentré en possession des biens que lui avait enlevés Aulus Claudius (94) ; et il était temps que Letilius vînt en Sicile avec des lettres (95), car il n’aurait pas fallu trente jours pour que Metellus détruisît tout ce que vous aviez fait durant les trois années de votre préture.

Et, puisque j’ai parlé des sommes que vous avez exigées des censeurs pour votre statue, il est bon de remarquer ce nouveau moyen d’attirer à soi de l’argent, et de mettre les villes à contribution forcée, sous prétexte de statues. Je vois en effet que la somme ainsi ramassée est immense : elle se monte à cent vingt mille sesterces (96) ; la déclaration et les registres des villes en font foi ; Verrès lui-même en convient, et il ne peut faire autrement. Quelle idée doit-on se former des actions qu’il nie, lorsque celles qu’il avoue sont si condamnables ? Car, enfin, que prétendez-vous nous faire croire ? Que tout cet argent a été employé à vous ériger des statues ? Je veux bien le supposer : mais le moyen d’admettre comme une chose tolérable que nos alliés se voient ainsi enlever tant d’argent, pour que le brigand le plus effronté de la terre ait des statues dans tous les carrefours de la Sicile, afin sans doute qu’on ne puisse plus y passer en sûreté nulle part ?

LVIII. Mais enfin en quel lieu, pour quelles statues une somme aussi considérable a-t-elle été employée ? On l’emploiera, dites-vous. Fort bien, attendons que les cinq ans fixés par la loi (97) soient révolus ; et si à cette époque l’argent n’a pas été appliqué à sa destination, accuserons-nous Verrès de concussion au sujet de ces statues ? Mais il est accusé de beaucoup d’autres crimes extrêmement graves. Dans ce vol seul, il s’agit de cent ving mille sesterces. Si vous êtes condamné, Verrès, vous aurez, je crois, dans vos cinq années, bien autre chose à faire que d’employer cet argent à vos statues. Si vous êtes absous, quel homme, après vous avoir vu échapper à tant d’accusations si graves, sera assez fou pour aller, au bout de cinq ans, vous intenter un procès à propos de statues ? Si cet argent n’a pas été encore employé, et s’il est évident qu’il ne le sera point, nous pouvons en conclure que Verrès a trouvé ce nouveau moyen de s’approprier et de prendre d’un coup cent vingt mille sesterces ; d’autres, si vous encouragez son invention, auront, sous ce prétexte, la facilité de voler autant d’argent qu’ils voudront. Nous paraîtrons nous-mêmes, non point réprimer les magistrats concussionnaires, mais, en approuvant certaines manières d’extorquer de l’argent, couvrir de noms honnêtes les actions les plus honteuses. Si Verrès avait demandé aux habitans de Centorbe cent vingt mille sesterces (98), et que sur leur refus il les eût pris de force, nul doute assurément que, le fait une fois constaté, on n’aurait pu se dispenser de le condamner. Eh bien ! s’il a exigé de la même cité trois cent mille sesterces, s’il a extorqué et enlevé cette somme, l’absoudra-t-on parce qu’il l’a inscrite sur son registre comme lui ayant été donnée pour ses statues ? Je ne le pense pas, à moins peut-être que nous ne prétendions, non point mettre un frein à la cupidité de nos magistrats, mais imposer à nos alliés des occasions de donner. S’il est des hommes qui soient jaloux d’obtenir des statues, et qui attachent un grand prix à cet hommage, à cet honneur, il faut pourtant qu’ils se pénètrent bien de ces vérités : d’abord, qu’on n’aime pas que l’argent en soit détourné au profit d’un particulier ; ensuite, qu’il est bon de modérer ses goûts, même en fait de statues ; enfin, qu’il ne faut pas en exiger des peuples malgré eux.

LIX. Et d’abord, quant au détournement des fonds, répondez-moi, je vous prie : lorsqu’il fallait vous ériger des statues, que faisaient les cités ? Convenaient-elles du prix avec un entrepreneur, au meilleur marché possible ? Nommaient-elles un commissaire pour cet objet ? ou bien était-ce à vous-même, ou à quelqu’un de vos préposés qu’elles comptaient l’argent ? Si les statues étaient érigées sous la direction de ceux qui vous décernaient cet honneur, je n’ai plus rien à dire. Mais si c’était à Timarchide qu’ils en remettaient l’argent, cessez, je vous prie, lorsqu’on vous surprend en vol manifeste, de feindre d’être jaloux de gloire et de monumens.

Mais encore le nombre des statues ne doit-il pas être limité ? En effet, il ne saurait s’élever jusqu’à l’abus. Prenez, juges, pour exemple Syracuse ; je cite cette ville de préférence. Elle lui avait accordé une statue : c’était un tribut honorable. Mais à son père ! c’était de la part de Verrès une affectation purement intéressée de piété filiale. Et à son fils ! ils l’avaient fait sans répugnance ; c’était un enfant, ils ne pouvaient le haïr. Mais n’en était-ce pas assez ? A quels titres extorquerez-vous encore des statues aux Syracusains ? Vous en avez extorqué d’eux pour le forum, vous en avez exigé d’eux pour le sénat ; vous les avez fait contribuer aux frais de celles qui devaient être érigées dans Rome : vous avez voulu que les mêmes hommes fussent imposés pour cet objet comme fermiers du domaine, et ils ont contribué ; puis, qu’ils fournissent aussi leur contingent de l’imposition générale levée sur la province, et ils l’ont encore payée. S’il est vrai qu’une seule ville ait donné de l’argent à tant de titres, et que toutes les autres aient fait la même chose, un abus si criant ne vous porte-t-il pas à penser, juges, qu’il est nécessaire enfin de mettre un frein à une pareille cupidité ? Et s’il n’y a pas une seule ville qui ait contribué volontairement pour vos statues ; si toutes ont été contraintes par l’autorité, la terreur, la violence, les sévices, j’en atteste les dieux, qui peut douter que quand bien même il serait licite de recevoir de l’argent pour ses statues, il est du moins impossible d’admettre qu’il soit permis d’en extorquer avec violence ? Ici j’en appelle au témoignage de toute la Sicile, qui, d’une voix unanime, certifiera que les statues ont servi de prétexte pour lever des sommes considérables. En effet, les députations de toutes les villes, parmi les réclamations générales auxquelles, pour la plupart, ont donné lieu les injustices, ont spécialement demandé qu’on ne pût désormais promettre des statues à aucun magistrat, à moins qu’il n’eût quitté la province.

LX. Il y a eu bien des préteurs en Sicile ; souvent les Siciliens se sont adressés au sénat du temps de nos ancêtres ; souvent ils l’ont fait de nos jours. Mais votre préture a donné lieu, pour la première fois, à une forme de requête tout-à-fait neuve. Quoi de plus neuf, en effet, et pour le fond et pour la forme ? Dans toutes leurs autres plaintes, les délits qu’ils vous reprochent sont bien d’un genre nouveau ; mais le mode de leur demande ne l’est pas. Les Siciliens supplient les pères conscrits d’ordonner que vos magistrats affermeront désormais les dîmes conformément à la loi d’Hiéron. Vous êtes le premier qui les ayez affermées autrement ; je conçois leur réclamation.... Que les prestations en nature ne soient pas évaluées en argent. Ce qui donne lieu maintenant à cette demande, ce sont vos trois deniers (99) ; mais la forme de cette réclamation n’a rien de nouveau…. Qu’un absent ne soit pas mis en cause ; ceci est le résultat du désastre de Sthenius et de votre injustice à son égard. Je ne rappellerai pas les autres objets ; les Siciliens requièrent tant de choses, que l’on croirait qu’ils ont réuni tous les délits possibles pour vous en accuser. Si toutes ces plaintes sont neuves au fond, la forme du moins en est usitée ; mais leur requête au sujet des statues paraîtra ridicule aux yeux de ceux qui n’en pénètrent pas le sens et le motif. Ils requièrent que l’on décrète, non pas qu’ils ne seront point forcés…. Et quoi donc ? Qu’il ne leur sera pas permis. Que signifie cette requête ? Vous me demandez ce qui dépend de vous ? car enfin, vous êtes les maîtres de ne pas vouloir. Demandez plutôt que personne ne puisse vous forcer de promettre ou de faire ce que vous ne voulez pas. Ce serait peine perdue, répliquent-ils ; car tous les magistrats prétendront qu’ils n’ont point usé de contrainte. Si vous voulez nous protéger, mettez-nous dans l’impuissance de prendre de nous-mêmes aucun engagement. De votre préture, Verrès, est née cette requête d’une espèce nouvelle de la part des Siciliens. L’adresser au sénat, n’est-ce pas déclarer hautement que, s’ils ont payé pour vos statues, ils y ont été forcés par la terreur et par l’oppression ? Quand même ils ne le diraient pas, n’êtes-vous pas obligé d’en convenir vous-même ? Voyez, examinez, cherchez quelque moyen de vous justifier, sinon vous reconnaîtrez qu’il vous faut passer condamnation sur le fait des statues.

LXI. On me parle d’un moyen que, dans l’intérêt de votre cause, vos défenseurs, hommes d’esprit, ont imaginé, et sur lequel ils vous ont bien fait la leçon. On dit qu’il est convenu entre vous que, toutes les fois qu’un témoin important et considéré dans la province s’exprimera d’un ton énergique, comme l’ont déjà fait plusieurs Siciliens de la première distinction, vous vous écrierez : « Cet homme est mon ennemi, parce qu’il est laboureur. » Ainsi, d’un seul mot, vous prétendez, à ce que je vois, vous et vos défenseurs, écarter du tribunal tous les laboureurs, comme étant irrités contre vous, et ne vous pardonnant pas d’avoir levé la dîme avec plus de rigueur qu’ils ne l’auraient voulu. Ainsi les laboureurs sont tous vos ennemis, vos adversaires ; il n’y en a pas un seul qui ne désire votre perte. Où donc en êtes-vous, si un ordre de citoyens généralement honnête et respecté, l’un des plus fermes soutiens et de la province et de la république, est votre ennemi déclaré ? Mais soit : je verrai dans un autre temps ce qu’ils pensent de vous, et les iniquités qu’ils vous reprochent. Je me contente ici de votre aveu ; il me suffit qu’ils soient tous vos ennemis déclarés ; c’est vous-même qui le dites, et vous convenez que les dîmes en sont la cause. Je ne conteste pas ce fait ; je n’examine pas s’ils ont tort ou raison de vous haïr. Mais que signifient ces statues équestres si bien dorées, que le peuple romain est indigné de voir près du temple de Vulcain ? Je trouve sur l’inscription de l’une de ces statues qu’elle vous a été décernée par les laboureurs. S’ils vous l’ont décernée par honneur, ils ne sont pas vos ennemis. Mais si nous en croyons leurs témoins, alors ils flattaient votre orgueil ; aujourd’hui ils agissent d’après leur conscience. Si c’est la crainte qui les a forcés à vous décerner une statue, il faut que vous en fassiez l’aveu : oui, vous vous êtes servi du prétexte de ces statues pour lever sur votre province des contributions par violence et par crainte : choisissez.

LXII. Pour moi, je vous ferai bien volontiers grâce de toute cette accusation, pourvu que vous conveniez (et ce que je vous propose n’a rien de honteux pour vous) que c’est volontairement et dans l’intention de vous honorer que les laboureurs se cotisèrent pour votre statue. Accordez-moi ce point, et tout votre système de défense va s’écrouler. Car on ne pourra plus dire que les laboureurs sont irrités contre vous, sont vos ennemis. Position étrange ! cause désespérée et impossible à défendre ! Un accusé, et un accusé qui a été préteur en Sicile ne peut accepter l’avantage que lui offre son accusateur ! Il ne peut affirmer que les laboureurs lui ont élevé volontairement une statue, que les laboureurs ont de l’estime pour lui, qu’ils sont ses amis, qu’ils désirent le voir absous ! Il craint que vous ne puissiez le penser, car le témoignage des laboureurs l’accable. Je prends donc ce qu’il m’abandonne, et je conclus que vous ne pouvez vous empêcher de juger que si les laboureurs, malgré la haine qu’ils lui portent (car enfin il faut l’en croire), ont donné de l’argent pour lui ériger des monumens honorables, ils ne l’ont pas fait volontairement. La preuve en est facile : choisissez qui vous voudrez parmi les témoins Romains ou Siciliens que je produirai ; prenez celui que vous croirez votre plus grand ennemi, qui se plaindra d’avoir été entièrement dépouillé par vous ; demandez-lui s’il a contribué individuellement pour votre statue. Vous ne trouverez personne qui le nie, car tous ont contribué. Comment voulez-vous que l’on suppose que des gens qui devaient vous abhorrer, qui avaient reçu de vous les plus criantes injustices, aient contribué librement et par affection à votre statue, et non parce qu’ils y ont été contraints par la force et par l’autorité ? Cette exaction a dû produire des sommes considérables : je n’en ai point fait le calcul, juges, et je n’ai même pu savoir en détail à combien furent taxés les laboureurs ainsi que nos négocians établis à Syracuse, à Agrigente, à Panorme et à Lilybée : ce qu’il y a de certain, et l’aveu de Verrès lui-même le confirme, c’est que ce fut bien malgré eux qu’ils payèrent.

LXIII. J’arrive maintenant à ce qu’ont fait les cités de la Sicile : on peut aisément juger de leurs dispositions. Les Siciliens auraient-ils contribué aussi avec répugnance ? Cela n’est pas vraisemblable. Car c’est une chose constante que, Verrès sentant bien qu’il ne pouvait contenter à la fois les Siciliens et les Romains, s’est plus occupé pendant toute sa préture de ce qu’il devait à nos alliés, que de ce qui aurait pu le rendre agréable à ses concitoyens. Aussi ai-je vu en Sicile des inscriptions où il est appelé non pas seulement le patron de l’île, mais son sauveur. Que de choses dans ce mot ! Il est si expressif que la langue latine ne peut le rendre en un seul. Sauveur, veut dire celui à qui l’on doit son salut (100). On célèbre encore en son honneur des fêtes solennelles, ces brillantes Verrea, établies non pas à l’instar des fêtes de Marcellus, mais en leur place : car vous saurez que ces fêtes ont été supprimées par son ordre. Au milieu du forum de Syracuse s’élève un arc de triomphe, sur lequel le fils de Verrès est représenté nu (101) ; lui-même, sur son cheval, contemple la province qu’il a dépouillée. Ses statues se voient en tous lieux ; on les croirait élevées comme pour attester que dans Syracuse il n’en a pas moins fait ériger qu’il n’en avait enlevé. Sur le piédestal de celles qui lui furent érigées à Rome, nous lisons qu’elles ont été données par les communes réunies de la Sicile. Et pourquoi ? Pour ôter tout moyen de prouver que tant d’hommages ont été arrachés par la force.

LXIV. Ici, Verrès, il s’agit pour vous de faire encore plus d’attention que dans l’affaire des laboureurs, à bien peser votre réponse : oui, la chose est encore plus embarrassante. Voulez-vous que nous regardions les Siciliens en masse et individuellement comme vos amis ou comme vos ennemis ? S’il faut que nous les croyions vos ennemis, que deviendrez-vous ? où sera votre refuge ? quel appui vous restera-t-il ? Vous venez de compter parmi ceux qui se sont déclarés contre vous les laboureurs, classe aussi respectable que riche, et composée de citoyens romains et de Siciliens : que ferez-vous maintenant des communes de la Sicile ? Direz-vous que les Siciliens sont vos amis ? Comment le pourrez-vous ? Jamais ils n’avaient témoigné au nom des villes contre nos magistrats, et cependant nous avons vu nombre de préteurs de cette province atteints par la justice, excepté deux qui ont été absous (102). Aujourd’hui nous les voyons arriver avec des lettres, des instructions et les dépositions de leurs communes. S’ils vous louaient officiellement, ils paraîtraient plutôt obéir à leur usage habituel qu’à leur estime pour vous. Mais, quand ils se plaignent officiellement de votre conduite, ne déclarent-ils pas que vous avez commis envers eux tant d’iniquités, qu’ils aiment mieux s’écarter de leurs usages ordinaires, que de ne point parler de vos actes habituels ? Vous voilà donc forcé de convenir que les Siciliens sont vos ennemis, puisqu’ils ont présenté aux consuls des requêtes extrêmement énergiques contre vous, puisqu’ils sont descendus jusqu’à la prière pour que je prisse leur défense ; puisque ni les ordres d’un préteur, ni les intrigues de quatre questeurs (103), ni les menaces, ni les dangers de toute espèce ne les ont point détournés d’une démarche d’où dépend leur salut ; puisque dans la première action ils ont déposé avec tant de force et tant d’énergie, qu’Hortensius entendant le député de Centorbe, Artémon, qui pourtant n’était que l’organe de sa commune, prétendit que c’était un accusateur et non un témoin. Il est vrai que ce n’est pas moins à son courage et à sa loyauté qu’à son éloquence, qu’Artémon doit l’honneur d’avoir été avec Andron, homme plein de vertu et d’intégrité, choisi pour député par ses concitoyens, afin qu’il vous dévoilât avec autant de franchise que de clarté toutes les circonstances des nombreux attentats de Verrès.

LXV. Vous avez entendu, juges, les dépositions des députés d’Halèse, de Catane, de Tyndare, d’Enna, d’Herbite, d’Agyrone, de Nétum, de Ségeste. Je n’ai pas besoin de vous nommer toutes les cités, vous savez quelle foule de témoins ont déposé dans la première action, et sur combien de faits. Les mêmes, et d’autres encore, sont prêts à faire leur déposition. Il sera démontré pour tous, dans cette cause, qu’il n’est pas un Sicilien qui ne soit persuadé que, si l’on ne sévit contre l’accusé, il ne leur restera d’autre parti à prendre que d’abandonner leurs maisons et leurs propriétés, de renoncer à la Sicile, et de chercher au loin un refuge. Et voilà ceux, Verrès, qui, à vous en croire, ont, de leur propre mouvement, fourni des sommes considérables pour multiplier vos honneurs et vos distinctions. Oui, la chose est croyable, des hommes qui ne veulent pas même vous laisser vivre dans votre propre ville, ont désiré conserver dans leurs murs des monumens de vos traits et de votre gloire ! Les faits ont prouvé combien ils le désiraient : car c’est trop longtemps m’arrêter à rassembler des preuves minutieuses pour apprécier les véritables intentions des Siciliens, pour établir si c’est librement ou par contrainte qu’ils vous ont élevé des statues. De quel autre a-t-on jamais entendu dire ce qui vous est arrivé, qu’en une province, ses statues, érigées dans tous les lieux publics, et jusque dans les temples saints, aient été renversées avec violence par tout un peuple ameuté ? Combien a-t-on vu de magistrats coupables, en Asie, en Afrique, en Espagne, en Gaule, en Sardaigne, et même en Sicile ! Et cependant en est-il un seul dont nous ayons entendu rapporter un fait semblable ? La chose est sans exemple, juges ; et de la part des Siciliens, comme de tous les autres Grecs, elle tient du prodige. Non, je ne le croirais pas, si mes yeux n’avaient vu ces statues arrachées de leur base, couchées sur la poussière ; car les Grecs, d’après leurs principes, regardent ces monumens comme une consécration qui associe, en quelque sorte, l’homme aux dieux immortels. Aussi, dans la première de nos guerres contre Mithridate (104), que les Rhodiens soutinrent presque seuls, alors que toutes le troupes et les attaques impétueuses de ce monarque menaçaient leurs murs, leurs rivages, leur flotte, et qu’eux-mêmes se montraient ses ennemis les plus acharnés, ils s’abstinrent, au plus fort des périls dont ils étaient investis, de toucher à sa statue qui se trouvait au milieu d’eux, dans le lieu le plus fréquenté de leur ville. Peut-être paraîtra-t-il peu conséquent de leur part d’avoir conservé l’effigie, le simulacre d’un homme qu’ils auraient voulu exterminer. Quoi qu’il en soit, je me suis convaincu par moi-même, pendant le séjour que j’ai fait au milieu de ces Rhodiens (105), que leurs ancêtres leur avaient transmis un respect religieux pour de tels monumens ; et ils me dirent que l’époque où ce prince s’était rendu leur ennemi ne leur faisait point oublier celle où ils avaient élevé sa statue.

LXVI. Vous le voyez, juges, ces principes religieux, qui, chez les Grecs, protègent même au milieu de la guerre les monumens des ennemis, n’ont pu, au sein de la paix la plus profonde, empêcher les statues d’un préteur romain d’être renversées ! Les Taurominitains, dont la ville est notre confédérée, hommes très-paisibles, et qui toujours s’étaient vus entièrement à l’abri des injustices de nos magistrats, n’ont point hésité à renverser la statue de Verrès. Après sa destruction, ils ont voulu toutefois que le piédestal restât au milieu de leur forum, dans la persuasion que ce serait un plus grand déshonneur pour lui que l’on sût que sa statue avait été détruite par les Taurominitains, que si l’on croyait qu’ils ne lui en eussent jamais érigée. Les habitans de Tyndare ont jeté bas la statue de Verrès, et, pour le même motif, ils ont laissé le cheval sans cavalier. Les Léontins, quelque pauvre et misérable que soit leur ville, avaient placé une statue dans leur gymnase ; ils l’ont aussi renversée. Quant aux Syracusains, puis-je les citer seuls, puisque cette exécution ne fut pas seulement de leur fait, mais fut commune et aux citoyens romains établis dans leurs murs, et à toute la province ? Quelle affluence ! quelle multitude, m’a-t-on dit, y accourut de toutes parts, lorsqu’on abattit et renversa les statues de Verrès ! Et qu’on se représente le lieu où elles se trouvaient ; c’était le plus fréquenté de la ville comme le plus vénérable. Elles étaient en face de l’image de Sérapis (106), à l’entrée et sous le vestibule même du temple. Si Metellus n’avait usé de tout son pouvoir, s’il n’eût pas réprimé par la force militaire et par un édit ce mouvement de la population, toutes les statues de son prédécesseur auraient disparu dans toute la Sicile sans qu’il en restât la moindre trace. Je ne crains pas que l’on me reproche d’avoir contribué à ce mouvement de la population ; tout ce que je viens de dire s’était passé avant mon arrivée dans la province, et même avant que Verrès fût de retour en Italie. Il n’y a pas eu une statue renversée pendant mon séjour en Sicile. Ce n’est qu’après mon départ que se sont passés les faits que je vais vous rapporter.

LXVII. Le sénat de Centorbe décréta, et le peuple ordonna que les questeurs feraient marché avec un entrepreneur pour abattre tout ce que Verrès et son père et son fils avaient de statues dans la ville. La démolition devait avoir lieu en présence de trente sénateurs au moins. Remarquez, juges, la sagesse et la dignité de cette ville : non-seulement elle ne voulut point laisser dans son enceinte des statues qu’elle avait élevées contre son gré, en cédant à la force et à l’autorité ; mais, comme ces images étaient celles d’un homme qu’elle avait dénoncé officiellement par des témoignages authentiques et par une députation jusqu’alors sans exemple, elle pensa qu’il serait plus honorable pour elle que cette exécution fût le résultat de la volonté générale, et non point des violences de la multitude. À peine, conformément à ce décret, les habitans de Centorbe avaient-ils fait disparaître les statues, que Metellus en est instruit ; il s’en indigne, il mande le magistrat de Centorbe et les dix principaux citoyens, et les menace des peines les plus sévères si les statues ne sont rétablies. Ceux-ci font leur rapport au sénat. Les statues, sans que cela pût en rien servir la cause de Verrès, sont remises en place. Mais les décrets des citoyens de Centorbe au sujet de ces statues ne sont point annulés. Je passe à d’autres certaines choses ; mais un homme plein de sagesse comme Metellus, en vérité, je ne puis absolument lui pardonner quand il fait une sottise. Eh quoi ! il croyait donc que ce serait donner des armes contre Verrès que de laisser ses statues renversées comme elles auraient pu l’être par un coup de vent ou partout autre accident ? Il n’y avait en cela rien qui pût l’incriminer, ni l’exposer au blâme. Quelle peut être la base d’un procès, d’une accusation ? Les jugemens et les dispositions des hommes.

LXVIII. Si Metellus n’avait pas forcé les habitans de Centorbe de rétablir les statues, voici ce que je dirais : Voyez, juges, combien nos alliés et nos amis ont été douloureusement affectés par les injustices de Verrès, puisque la ville de Centorbe, si dévouée, si fidèle, que tant de services attachent au peuple romain, qui a toujours honoré, chéri notre république et le nom romain jusque dans le moindre de nos concitoyens ; puisque, dis-je, cette ville a cru cependant pouvoir décider en assemblée générale qu’il ne fallait pas que les statues de C. Verrès restassent dans la ville. Je lirais les décrets de la ville de Centorbe ; je louerais ses citoyens, et mes éloges ne pourraient qu’être fondés. Je dirais que l’on compte dix mille des plus courageux et des plus fidèles de nos alliés, qui tous ont arrêté d’un commun accord qu’il ne fallait pas que cet homme eût dans leur ville aucun monument. Voilà ce que je dirais si Metellus n’eût pas relevé ces statues. Aujourd’hui je demanderai à Metellus si l’usage violent qu’il a fait de son autorité a ôté quelque force à mes discours. Il me semble que le même langage pourrait encore me convenir. Il est bien vrai que si les statues avaient été mises en pièces, je ne pourrais vous les représenter ; tout ce que je pourrais dire, c’est qu’une ville respectable a jugé que les statues de Verrès devaient être abattues. Metellus n’a rien fait qui m’empêche de le dire encore ; il m’a procuré même un double avantage : d’abord je puis me plaindre, si je le juge à propos, qu’on use envers nos alliés et nos amis d’une tyrannie qui ne leur laisse pas même la libre disposition de leurs bienfaits ; en second lieu, il m’a mis à même de vous prier de pressentir ce que Metellus se serait permis contre moi dans les occasions où il aurait pu me nuire, lorsqu’il a déployé tant de passion dans une chose où il ne m’a fait aucun tort. Mais je n’en veux pas à Metellus, et je ne prétends nullement lui ôter l’excuse qu’il allègue, en répétant sans cesse qu’il n’a eu aucune mauvaise intention, et qu’il n’a rien fait à dessein.

LXIX. C’est donc un point constaté ; et vous ne pouvez le nier, Verrès : aucune statue ne vous a été offerte volontairement, et tout l’argent destiné à cet usage n’a été levé et ramassé que par force. Dans ce grief, je ne prétends pas faire connaître seulement que vous avez, sous ce prétexte, extorqué cent-vingt mille sesterces ; mais j’ai voulu surtout démontrer, ce qui l’était déjà pour ainsi dire d’avance, quelle est et quelle a été contre vous la haine des laboureurs et celle de tous les Siciliens. Cela posé, comment vous défendrez-vous ? Pour moi, je n’en imagine pas le moyen. Direz-vous : Les Siciliens me haïssent parce que j’ai beaucoup fait pour les Romains ? — Mais ceux-ci sont très-fortement prononcés contre vous, ils vous détestent cordialement. — J’ai les Romains pour ennemis parce que j’ai défendu et les droits, et les intérêts des alliés ? — Mais les alliés se plaignent d’avoir été traités par vous comme s’ils s’étaient mis en guerre avec la république. — Les laboureurs sont mes ennemis, à cause de la dîme ? — Mais ceux qui cultivent les terres franches, pourquoi vous haïssent-ils ? Pourquoi les habitans d’Halèse, pourquoi ceux de Centorbe, de Ségeste, d’Halicye, sont-ils dans les mêmes sentimens ? Parmi les citoyens romains ou les Siciliens, quel état, quelle classe, quel ordre pourriez-vous citer qui ne vous haïsse ? Quand je ne pourrais dire pourquoi vous leur êtes si odieux, n’aurais-je pas raison de dire, juges, que, puisque Verrès est haï de tout le monde, il mérite aussi l’animadversion de ses juges ? Oserez-vous prétendre que l’opinion des laboureurs et des Siciliens, quelle qu’elle soit, n’est ici d’aucun poids ? Non, vous ne l’oserez pas ; et quand vous le voudriez, vous ne le pourriez point, car vous avez perdu le droit de mépriser l’estime des Siciliens et des laboureurs (107), grâce à ces statues équestres qu’un peu avant votre retour à Rome, vous avez fait ériger et charger d’inscriptions, pour ralentir l’acharnement de vos ennemis et de vos accusateurs. Qui en effet pourrait vous attaquer, qui oserait vous traduire devant les tribunaux, en voyant tant d’hommages décernés par les négocians, par les laboureurs, par les communes réunies de la Sicile ? Est-il dans cette province quelque autre classe d’hommes ? Aucune. C’est donc la province entière, c’est toute la population considérée dans sa masse et dans ses individus, qui non-seulement chérit Verres, mais le révère. Qui serait assez hardi pour s’en prendre à lui ? Conclurez-vous qu’aucun préjudice ne peut résulter pour vous des dépositions de tous les laboureurs, de tous les négocians, de tous les Siciliens, parce qu’en faisant inscrire leurs noms au bas de vos statues, vous avez espéré pouvoir vous soustraire à la haine, et à l’infamie ? Et moi, ne pourrai-je fortifier mon accusation de l’estime qui est due à vos accusateurs, quand vous avez abusé de leurs noms pour donner quelque lustre à vos statues ?

Peut-être direz-vous que vous êtes en estime parmi les publicains, et cet espoir vous donne quelque assurance. Mais cette estime, j’ai pris mes mesures pour qu’elle ne pût vous servir ; il est même impossible qu’elle ne vous nuise pas, grâce à la sage conduite que vous avez tenue tout exprès. Écoutez, juges ; voici le fait en peu de mots.

LXX. Dans la ferme des pâturages de Sicile, il y avait un sous-administrateur (108) nommé Carpinatius. Cet homme, pour augmenter sa fortune, et peut-être aussi pour se rendre utile à ses co-associés, s’était insinué fort avant dans les bonnes grâces de Verrès. Il suivait le préteur dans toutes les villes où il rendait la justice (109) ; jamais il ne le quittait ; enfin, il avait tellement gagné sa confiance, et vivait avec lui dans une si grande intimité, que pour la vente des décrets et des jugemens, ainsi que pour toute espèce de transactions civiles, on s’adressait à ce favori presque autant qu’à Timarchide. Il avait même sur celui-ci un grand avantage : il prêtait de l’argent à usure à ceux qui voulaient acheter quelque faveur ; et le produit de cette usure était assez important pour surpasser tout autre bénéfice. Carpinatius avançait d’une main les sommes qu’il recevait, soit de Timarchide, soit du secrétaire de Verrès, soit de Verrès lui-même, et faisait ainsi valoir la caisse du préteur ; mais ce n’était pas sans tirer pour son compte un fort bon parti de cet agiotage.

Carpinatius, avant de se livrer à cette liaison, avait, dans ses lettres à ses associés, dénoncé plusieurs fois les injustices du préteur. Canuleius, chargé de la perception de Syracuse, leur avait écrit de son côté pour leur signaler une foule d’objets volés par Verrès, qui avaient été exportés de Syracuse sans acquitter les droits à la douane : car la même compagnie avait affermé la douane et les terres du domaine. Ainsi, j’aurais pu tirer de leur correspondance bien des griefs contre l’accusé ; et rien ne nous serait plus facile que d’en fournir la preuve. Mais depuis, Carpinatius, devenu l’intime ami du préteur, et s’étant lié avec lui par des intérêts communs, se mit à écrire tout à coup à ses associés lettres sur lettres au sujet des services signalés et même des bienfaits dont il comblait la compagnie. Celui-ci en effet ne manquait pas de faire et de prononcer tout ce que demandait Carpinatius ; et, de son côté, Carpinatius ne cessait d’écrire à ses associés de manière à détruire entièrement, s’il était possible, le souvenir et l’impression de ses premières lettres. Enfin, quand Verrès fut au moment de son départ, son fidèle ami écrivit à la compagnie de venir à sa rencontre en nombreux cortège le remercier, et lui témoigner le plus vif empressement à faire tout ce qu’il lui plairait d’ordonner. Les associés firent cette démarche pour ne point s’écarter de l’ancien usage observé par les publicains, mais non parce qu’ils jugeaient Verrès digne de quelque marque d’estime ! Ils croyaient, d’ailleurs, qu’il était de leur intérêt de se montrer reconnaissans. Ils le remercièrent donc, et lui dirent que Carpinatius, dans ses lettres, leur avait souvent parlé des bons offices du préteur.

LXXI. Verrès leur répondit que c’était avec plaisir qu’il les avait obligés ; il donna beaucoup d’éloges aux opérations de Carpinatius, et pria un de ses amis, qui était alors directeur général de la compagnie, de prendre toutes ses mesures pour qu’il ne restât rien sur les registres qui pût porter quelque préjudice à sa personne et à son honneur. Celui-ci, sans convoquer le corps des associés, rassembla seulement les collecteurs des dîmes, et leur communiqua la demande de Verrès. Ils arrêtèrent que les actes qui pourraient lui nuire seraient supprimés, et que l’on s’arrangerait pour que cela se fît sans que Verrès pût être jamais compromis. Si je démontre que l’arrêté existe, si je prouve que d’après cet arrêté plusieurs lettres ont été supprimées, qu’attendez-vous de plus, juges ? Puis-je vous soumettre une affaire dont la décision soit moins douteuse, et traduire devant votre tribunal un accusé plus positivement condamné ? Et par qui est-il condamné ? Par ceux que les citoyens, qui désirent des tribunaux plus sévères, voudraient voir en possession du pouvoir judiciaire, par la sentence de ces publicains, par les membres de cet ordre équestre que le peuple demande pour juges, et en faveur de qui une loi vient d’être proposée à cet effet, non par un magistrat de notre origine ou de l’ordre équestre, mais par un homme que sa naissance élève au plus haut rang (110). Les décimateurs, c’est-à-dire les chefs et comme les sénateurs des publicains, furent donc d’avis de supprimer les lettres. Parmi ceux qui eurent part à la délibération, j’en connais plusieurs non moins honorables que riches, ceux même qui sont les premiers de l’ordre équestre, et dont le mérite éclatant vient surtout appuyer l’opinion et les motifs de l’auteur de la loi. Je les produirai devant vous, ils rappelleront leur décision, et je suis sûr, si je les connais bien, que tout ce qu’ils diront sera conforme à la vérité. Ils ont, il est vrai, pu soustraire quelques lettres adressées à leur compagnie ; mais ils sont incapables de trahir leur conscience et leur serment. Ainsi les chevaliers romains n’en ont pas moins prononcé votre condamnation, Verrès, quoiqu’ils aient désiré que le tribunal ne vous condamnât point. Juges, examinez maintenant si vous aimez mieux respecter leur désir que confirmer leur jugement.

LXXII. Mais reconnaissez, Verrès, à quoi vous servent et le zèle de vos amis, et vos intrigues, et la bonne volonté des associés ! Je vais dire toute ma pensée, car je ne crains point ici que l’on me reproche d’avoir parlé plus en accusateur qu’en homme sincère. Si les chefs des publicains n’eussent pas, en vertu d’un arrêté des décimateurs, fait disparaître les lettres, je ne pourrais faire valoir contre vous que les griefs que j’aurais trouvés dans ces pièces. Aujourd’hui qu’un arrêté a été pris, et que les lettres ont disparu, j’ai le droit de dire tout ce que je crois, et les juges peuvent étendre leurs soupçons aussi loin qu’ils le voudront. Je dis donc qu’une grande quantité d’or, d’argent, d’ivoire, de pourpre, beaucoup d’étoffes de Malte, beaucoup de tapisseries, beaucoup de meubles de Délos, et de vases de Corinthe, et de blé, et de miel, ont été exportés de Syracuse par votre ordre ; que vous n’avez point acquitté les droits à la douane ; enfin que Canuleius s’en était plaint à la compagnie qui l’avait chargé de la perception dans ce port.

Le délit vous paraît-il assez grave ? Je n’en connais point qui le soit davantage. Quelle sera la réponse d’Hortensius ? Exigera-t-il que je montre la lettre de Canuleius ? Dira-t-il qu’une inculpation de cette espèce devient nulle dès qu’elle n’est point confirmée par des preuves écrites ? Je me récrierai sur ce que les lettres ont été supprimées, sur ce qu’un arrêté de la compagnie m’a enlevé les indices et les preuves par écrit de ces vols de Verrès. Il faudra de deux choses l’une, ou qu’il nie le fait, ou qu’il se tienne pour vaincu. Niez-vous le fait ? J’admets cette défense. Je descends dans l’arène ; la partie est égale, les armes le sont aussi. Je vais produire mes témoins, et j’en ferai paraître plusieurs à la fois : car, lorsque la chose se fit, ils se trouvaient ensemble, et ils s’y trouveront encore lors de l’interrogatoire, afin que non-seulement ils soient retenus par la foi du serment et par l’intérêt de leur réputation, mais encore par la solidarité de leurs consciences. S’il est prouvé que la chose s’est passée comme je le dis, prétendrez-vous, Hortensius, qu’il n’y avait rien dans les lettres en question qui pût compromettre Verrès ? Non-seulement vous ne le prétendrez pas, mais vous ne pourrez pas même dire que ces lettres ne contenaient pas tout ce qu’il me plaira d’avancer. Ainsi, Verrès, qu’avez-vous gagné avec toute votre adresse et votre crédit ? Vous n’avez fait, comme je le disais tout-à-l’heure, que d’ouvrir un champ libre à nos accusations et à la conviction défavorable des juges.

LXXIII. Cependant je n’inventerai rien, je n’oublierai pas que je me suis présenté ici moins pour accuser un citoyen que pour défendre ses victimes ; et que la cause que je plaide devant vous n’a point été recherchée par moi, mais offerte à ma bienveillance ; que je m’acquitterai à la fois envers les Siciliens, en exposant exactement les faits dont j’ai pris connaissance dans leur province, et qu’eux-mêmes se sont empressés de me dénoncer ; envers le peuple romain, en prouvant qu’il n’y a personne dont la force, personne dont l’autorité puisse m’effrayer ; envers vous, juges, en vous mettant, par un plaidoyer plein de franchise, en état de prononcer un arrêt que sanctionneront la vérité et l’honneur ; enfin envers moi-même, en ne m’écartant point des principes qui m’ont guidé dans tout le cours de ma vie. Ainsi, Verrès, vous n’avez point à craindre que, pour vous perdre, je me livre à mon imagination ; vous pouvez même vous réjouir, je tairai plusieurs choses que je sais que vous avez faites, et je les tairai parce qu’elles sont trop honteuses ou trop peu croyables. Je ne m’occuperai ici que de ce qui s’est passé à la compagnie des publicains. Pour que vous sachiez bien à quoi vous en tenir, d’abord j’examinerai s’il a été pris un arrêté. Quand j’aurai établi ce fait, je chercherai s’il y a eu des lettres soustraites. Le second point constaté, vous pourrez, sans que j’aie besoin de rien ajouter, juges, demeurer convaincus que si les chevaliers romains qui ont pris ces précautions à dessein de le sauver, étaient aujourd’hui ses juges, ils le condamneraient sans balancer ; car ils ne pourraient oublier que si ces lettres qui leur furent écrites, et qui établissaient la preuve de ses vols, n’existent plus, c’est leur arrêté qui les a supprimées. Et s’il est vrai que ces mêmes chevaliers romains qui prennent à lui le plus vif intérêt, parce qu’il a eu pour eux les plus grands égards, ne pourraient s’empêcher de le condamner, quelle puissance, quel moyen pourrait, juges, vous déterminer à l’absoudre ?

Ne croyez pas que ces pièces qu’on a fait disparaître, et dérobées à vos regards, aient été si mystérieusement cachées, que des recherches, telles que vous en attendez de mon activité, ne pussent en apercevoir, en saisir quelques traces (111). Tout ce que l’on pouvait découvrir par des voies indirectes ou secrètes, a été découvert. Vous le verrez, l’accusé a été pris en flagrant délit. Comme j’ai consacré beaucoup de temps aux causes des publicains, et que je m’honore de mes liaisons avec cet ordre de citoyens, je crois que l’expérience et l’habitude m’ont mis à même de connaître leurs principes et leurs règles de conduite….

LXXIV. Aussi, dès que j’eus appris que la correspondance de la compagnie avait disparu, je pensai au nombre d’années que Verrès avait passées en Sicile ; puis je m’assurai (la chose n’était pas difficile) du nom de ceux qui, pendant ces mêmes années, avaient été directeurs de la compagnie. Je savais que ceux de ces chefs qui avaient la tenue des registres, lorsqu’ils les remettaient à leurs successeurs, n’étaient pas fâchés, et la chose était passée en usage, de garder une copie des lettres qu’ils avaient reçues. Or L.Vibius, chevalier romain, et l’un des premiers de son ordre, avait été directeur pendant l’année où s’était passé le fait qu’il m’importait le plus d’éclaircir. En conséquence je me rendis chez lui ; il était bien loin de s’attendre à ma visite. Je fis toutes les recherches que je pus, je compulsai tous ses papiers, et n’y trouvai que deux mémoires que Canuleius avait, de la douane de Syracuse, adressés à la compagnie. J’y lus un état des exportations faites sous le nom de Verrès pendant plusieurs mois consécutifs, sans qu’on eût acquitté les droits. Je mis à l’instant le scellé sur ces pièces ; elles étaient du genre de celles que je désirais particulièrement trouver dans les papiers des associés : mais je ne pus découvrir que celles-là qui furent du moins, juges, une espèce d’échantillon propre à vous être mis sous les yeux. Les renseignemens qu’offrent ces mémoires, malgré leur petit nombre et leur peu d’étendue, n’en sont pas moins exacts, et ils suffiront pour vous mettre à même de conjecturer le reste. Lisez, je vous prie, ce premier mémoire ; vous passerez ensuite au second : Mémoires de Canuleius. Je ne demande pas encore, Verrès, d’où vous sont venues ces quatre cents amphores de miel et cette quantité d’étoffes de Malte, et ces lits pour cinquante tables, et tant de candélabres ; non, je le répète, je ne vous demande pas comment tout cela vous est venu : mais que prétendiez vous en faire ? Voilà ce que je suis curieux de savoir. Je laisse le miel de côté ; mais tant d’étoffes de Malte ! était-ce pour les femmes de vos amis ? Et tous ces lits ! vouliez-vous en décorer leurs maisons de plaisance ?

LXXV. Comme il n’est question dans ces registres que des exportations de quelques mois, vous pouvez, d’après cela, conjecturer ce qui en a été fait pendant les trois années de sa préture. Oui, je le soutiens, vous pouvez, d’après ces livres trouvés chez un simple régisseur de la ferme, vous faire une idée des brigandages que l’accusé a dû commettre dans la province, et pressentir sur quelle multitude d’objets de toute nature sa rapacité s’est exercée sans aucune réserve ! Quelle quantité d’argent, non seulement en numéraire, mais en objets travaillés, il a su se procurer ! J’éclaircirai ce point dans un autre temps. Aujourd’hui, remarquez, je vous prie, que les exportations relatées dans les livres de Canuleius ont fait perdre à la compagnie soixante mille sesterces (112) seulement sur les droits de vingtième que doit prélever la douane de Syracuse. Ainsi, en très-peu de mois, comme l’indiquent ces mémoires, peu importans et dédaignés, Verrès a exporté d’une seule place pour un million deux cent mille sesterces (113) d’effets volés. Calculez, juges, la position insulaire de la Sicile offrant des sorties de toutes parts ; calculez combien il a fait d’exportations sur mille autres points ; combien il a pu exporter et d’Agrigente, et de Lilybée, et de Panorme, et d’Halèse, et de Catane, et de tant d’autres ports, mais surtout de Messine, qu’il regardait comme sa place de sûreté, de cette ville où il se trouvait toujours l’esprit tranquille et libre d’inquiétude, parce qu’il avait choisi les Mamertins pour être les dépositaires de ce qu’il voulait cacher avec le plus de précaution, embarquer avec le plus de secret. Des que j’eus découvert ces registres, on s’empressa d’éloigner les autres et de les cacher avec soin. Pour moi, voulant prouver que, dans toute cette affaire, je ne mettais aucune passion, je me suis contenté de ceux dont je viens de vous entretenir.

LXXVI. Revenons donc aux journaux de recette et de dépense de la compagnie, qu’on ne pouvait honnêtement nous soustraire : revenons aussi, Verrès, à votre ami Carpinatius. En examinant à Syracuse les registres de la société, dressés par Carpinatius, nombre d’articles m’ont prouvé que des tiers lui empruntaient à intérêt les sommes qu’ils donnaient au préteur. Le fait, juges, vous paraîtra plus clair que le jour, lorsque je produirai devant vous ceux mêmes qui ont fait ces versemens. Vous trouverez que les époques où ils se rachetaient à prix d’or pour échapper à la persééution, s’accordent parfaitement avec les registres de la compagnie : ce sont non pas seulement les mêmes consuls (114): mais les mêmes mois.

Comme nous procédions à ces recherches, et que nous avions en main les registres, nous aperçûmes tout à coup quelques ratures qui avaient laissé sur les tablettes la trace de blessures encore récentes. Soudain nous conçûmes des soupçons ; et, pour les éclaircir, nous portâmes sur ces noms des regards attentifs. Je remarquai dans les articles de recette le nom de C. Verrutius, fils de Caïus, écrits de manière que, jusqu’au second r, les lettres étaient intactes, mais que toutes les autres étaient surchargées. A deux, à trois, à quatre, enfin à beaucoup articles, nous retrouvâmes ce nom également altéré. La falsification étant aussi notoire que criminelle, je demandai à Carpinatius « ce. que c’était que ce Verrutius, qui avait reçu de lui des sommes si considérables. Notre homme hésita, balbutia, rougit. La loi ne permettant pas de transporter à Rome les registres des publicains, pour éclaircir et constater l’affaire, je cite Carpinatius devant Metellus, et j’apporte au tribunal les registres de la société. Une foule immense accourut de toutes parts : on connaissait les liaisons de Carpinatius avec Verrès, et l’agiotage usuraire qu’il avait fait avec ce préteur. Chacun était impatient de savoir ce que pouvaient contenir les registres.

LXXVII. Je fais ma déclaration à Metellus ; je lui dis que j’ai parcouru les registres de la compagnie, que j’y ai trouvé dans maints articles le nom d’un Caïus Verrutius souvent porté pour des sommes considérables, et que, par les dates des années et des mois, je m’étais assuré que Verrutius, ni avant l’arrivée de Verrès, ni depuis son départ, n’avait eu aucune affaire avec Carpinatius. Je somme celui-ci de me dire quel est ce Verrutius ; s’il est revendeur, négociant, laboureur Qu fermier du domaine ; s’il habite encore la Sicile, ou s’il en est parti. Tous les assistans s’écrient qu’il n’y a jamais eu de Verrutius en Sicile. J’insiste alors, et je le presse de me dire. ce que c’est que cet homme, où il demeure, de quel pays il est ; enfin pourquoi l’esclave chargé de la rédaction des registres (115) a toujours raturé le nom de Verrutius précisément au même endroit. En lui faisant toutes ces questions, j’avais moins pour objet de lui arracher une réponse malgré lui, que de mettre en évidence les vols du préteur, l’infamie de son complice, et l’impudence de l’un et de l’autre. Je laissai donc ce misérable devant la justice, muet de crainte, confondu par le témoignage de sa conscience, enfin à demi-mort ; et, sans sortir de la place publique, je me mis à transcrire les registres devant une multitude innombrable de témoins. Je fus secondé dans ce travail par les citoyens romains les plus distingués de la province. Les lettres et les ratures furent fidèlement reproduites et reportées des registres sur la copie. Le tout fut revisé, çpllatioimé, et scellé par des hommes d’une probité irréprochable. Puisque Carpinatius n’a point voulu me répondre, répondez-moi, vous, Verrès ; oui, répondez-moi, quel est, à votre avis, ce Verrutius, dont le nom se rapproche tant de celui de votre famille ? Il est impossible qu’un homme qui a demeuré, comme je le vois, en Sicile, pendant votre préture, et que je présume fort riche, d’après les comptes ouverts avec Carpinatius, soit resté dans votre province sans être connu de vous. Mais, pour abréger et pour dissiper tous les doutes, approchez-vous, greffiers, ouvrez ce recueil, montrez la copie des registres, afin que tout le monde puisse non seulement apprécier son avarice, non par des traces fugitives, mais par les marques profondes qu’il en a laissées dans sa bauge.

LXXVIII. Voyez-vous, juges, ce nom de Verrutius, le voyez-vous ? Les premières lettres sont intactes. Voyez-vous les dernières ensevelies sous les ratures, comme la queue d’un verrat dans un bourbier (116) ? Les originaux sont, je le répète, absolument tels que vous en voyez ici la copie. Qu’attendez-vous encore ? quelle nouvelle preuve demandez-vous ? Et vous, Verres, que faites-vous sur ce banc ? qui vous retient ? Il faut de deux choses l’une, ou que vous nous présentiez Verrutius, ou que vous conveniez que vous-même êtes Verrutius.

On loue les anciens orateurs, tels que les Crassus et les Antoine, de leur talent pour dissiper les accusations, et pour défendre avec avantage la cause des cliens accusés. Mais ce ne fut pas seulement à leur génie qu’ils durent aussi leur supériorité sur les orateurs de notre temps, mais au bonheur des circonstances. Personne ne se rendait alors assez coupable pour qu’il fût impossible de le défendre. Personne ne vivait d’une manière assez infâme pour qu’il n’y eût aucune partie de sa vie que n’eussent point souillée les dernières turpitudes ! Personne ne commettait le crime avec assez d’impudence pour qu’il ne pût s’en défendre, sans paraître encore plus impudent en sa dénégation. Mais, aujourd’hui, que fera Hortensius ? Demandera-t-il grâce pour l’avarice de son client, en faveur de sa sobriété 7 Mais celui qu’il défend est le plus déréglé, le plus dépravé, le plus débauché de tous les hommes. Vous fera#-t-il oublier son infamie et sa scélératesse en vous parlant de sa valeur ? Mais qui jamais fut plus mou, plus lâche, plus fanfaron avec les femmes, plus honteusement efféminé avec les hommes ? Dira-t-il que son client est d’un commerce aimable dans la société ? Qui fut jamais plus violent, plus dur, plus impérieux ? Que tous ses vices ne font de mal à personne ? Qui fut jamais au contraire plus méchant, plus fourbe, plus cruel ? Pour un pareil accusé, et avec une telle cause à défendre, qu’auraient pu faire tous les Crassus et les Antoine ? Il me semble, Hortensius, qu’ils se seraient bien gardés d’entreprendre sa défense, pour ne pas s’exposer à perdre leur honneur en prenant en quelque sorte la solidarité de son impudence. Libres et sans engagement, ils venaient au barreau, et ils ne se mettaient pas dans l’alternative ou de paraître impudens s’ils se chargeaient de telles causes, ou ingrats (117) s’ils abandonnaient leurs cliens.
NOTES
DU LIVRE II DE LA SECONDE ACTION CONTRE VERRES.

I. (1). Comme l’échelon qui les conduisit à la domination de l’Afrique. Ce fut après la seconde guerre Punique, qui se termina l’an 553 : il est inexact de dire avec Ath. Auger, dont la faute a été copiée par tous les éditeurs, que ce fut au temps de Regulus. Marquée d’abord par des victoires, puis par un revers décisif, l’expédition de Regulus en Afrique, qui eut lieu la neuvième année de la première guerre Punique, l’an 498, ne procura aux Romains aucune conquête dans ce pays. Les mêmes éditeurs se trompent encore lorsqu’ils disent que Regulus passa en Afrique après que les Romains eurent chassé les Carthaginois de la Sicile, et pacifié la province. Loin de là, les Carthaginois se maintenaient encore dans Panorme, dans Lilybée, dans Éryx, et dans une foule d’autres places. Ce fut seulement à la fin de la première guerre Punique qu’ils furent expulsés de la Sicile, et que la partie de l’île qu’ils avaient occupée fut réduite en province romaine (l’an 512).

II. (2). P. Scipion l’Africain. Scipion Emilien.

(3). Marcellus. Prit Syracuse l’an 542, la septième année de la seconde guerre Punique.

(4). Quand a-t-elle manqué ? On peut supposer que Racine, dans la comédie des Plaideurs, avait en vue ce passage, lorsqu’il a fait dire à l’Intimé :

Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?

C’est ainsi que, dans la même scène, il a évidemment imité l’exorde du discours pro Murena.

(5). La. guerre Italique. Presque toute l’Italie se souleva contre Rome, l’an 664. On l’appelle aussi la guerre sociale ou des Marses.

III. (6). Une année trop fameuse. Pendant la préture de M. Æmilius Lepidus, l’an de Rome 674.

(7). C. Marcellus. Il était l’arrière-petit-fils du vainqueur de Syracuse. (asconius.) — (Voyez la note 43 ci-après ; puis la note 18 du discours contre Cécilius, en corrigeant deux renvois qui se trouvent à la seconde Action contre Verrès au lieu de liv.II, " ch. 4, lisez ch. 3 ; dans le second, au lieu de liv. II, ch. 91, lisez liv. III, ch. 91.)

(8). M. Antonius. C’est le même dont il est parlé au chap. XVII et dans la note 57 du plaidoyer contre Cécilius. (V. ci-après la note 58.)

IV. (9). Les questeurs de l’une et l’autre province. L’un résidait à Lilybée, et l’autre à Syracuse ; mais il n’y avait qu’un préteur pour toute la Sicile. « Prœtori una provincia, dit Asconius ; quœstori duœ. » Pourquoi Cicéron compte-t-il deux provinces dans cette île ? C’est parce qu’elle n’avait été réduite qu’à deux différentes reprises en province romaine : la première partie, celle qui appartenait aux Carthaginois, et dont la principale ville était Lilybée, avait été réunie à la république à la fin de la première guerre punique ; la seconde partie, ayant pour capitale Syracuse, ne l’avait été que durant la seconde guerre Punique, l’an 545, trois ans après la prise de cette ville par Marcellus. On voit par ce passage que les questeurs avaient des licteurs. [Voyez la note 36 du plaidoyer contre Céciiius.)

(10). Quatre questeurs. Quels étaient ces questeurs ? Étaient-ce les deux derniers questeurs de Verrès, et les deux questeurs de L. Metellus, ou bien ceux de Verrès seulement ? Asconius dit positivement que, bien que Verrès eût conservé pendant deux ans le gouvernement de la Sicile, cependant chaque année ses deux questeurs furent changés. Enfin Cécilius était-il du nombre ? Morabin et Middleton se prononcent pour l’affirmative ; et en effet on voit, dans le quatrième discours de la seconde Action, Cécilius positivement nommé, selon les éditions vulgaires. D’autres éditeurs, suivis par Auger et par M. Le Clerc, ont préféré Cesetius ; mais la raison qu’ils donnent ne prouve rien. Ils prétendent dans une note que, si cet homme (Cesetius) avait été Cécilius, l’orateur n’aurait pas manqué de lui reprocher cette conduite dans son premier discours, intitulé Divinatio ; mais ils ont perdu de vue que ce n’est qu’après avoir gagné le procès de divination que Cicéron s’était rendu en Sicile pour informer contre Verrès.

VI. (11). Aux portes de Rome. Toute magistrature qui ne s’exerce • » pas dans les murs de Rome, qui n’est pas urbaine, quand même le titulaire se trouve dans Rome, est appelée ad urbem. (Asconius).

(12). Dans l’art d’exploiter la province. Cette heureuse et piquante expression de Cicéron rappelle ce trait de Voltaire dans la pièce de vers intitulée les Finances de 1775 :

C’est ainsi qu’on travaille un royaume en finances.

VII. (13). Q. Mctellus. C’est sans doute le consul désigné. (Voyez la note 52 de la première Action contre Verrés.)

(14). Onze cent mille sesterces. Environ 187 500 livres.

(15). Etait sénateur M. Ligur. (V. le discours précédent, eh, Xiviii.’

VIII. (16). Vénus Èrycine.(V. la note 56 du discours contre Cécilius.)

(17). Qui avait dans son département le mont Eryx. Le mont et la ville d’Eryx étaient dans le département du questeur de Lilybée.

(18). M. Lucullus. Il s’agit ici de M. Terentius Varro Lucullus, frère du vainqueur de Mithridate, et qui fut consul en 681, avec C. Cassius Varus, dans l’année qui suivit le consulat de son frère.

(19). Servilie. On sait qu’Hortensius avait épousé Lutatia, fille de Lutatius qui avait vaincu les Cimbres de Verceil. Cette Servilie était donc l’épouse de ce personnage illustre. Si le président de Brosses s’était rappelé ce passage de Cicéron, il n’aurait pas avancé, comme il l’a fait dans sa notice sur les deux Catulus, que le nom de la mère de Catulus n’était pas plus connu que celui de sa femme. Au surplus, Ernesti, dans sa table, a omis cette Servilie.

(20). La défense de la loi. La loi ne permettait pas à un accusateur d’exiger le témoignage du défenseur de l’accusé ; mais l’argument que présente ici Cicéron équivaut pour la force à la déposition même d’Hortensius.

IX. (21). Quatre cent mille sesterces. Cinquante mille livres.

X. (22). Une obole. Libella était une pièce de monnaie de la valeur de l’as romain. (Note de M. Gueroult.)

(23). Cent cohortes d’esclaves fugitifs. Allusion à la première révolte des esclaves en Sicile, l’an 616, sous la conduite d’Eunus. Cette guerre ne se termina que l’an 623, par la valeur de Rupilius.

(24). Q- Mucius... Scévola, surnommé l’Augure, administra l’Asie avec tant d’intégrité que les Grecs, après son départ, établirent en son honneur des fêtes appelées Muciennes. (Voyez les notes 96 de la première Action contre Verrès, et 32 du plaidoyer pro Rabirio, t. XI.)

XI. (25). En qualité de préfet. — Præfectus, officier de la suite des gouverneurs de provinces.

(26). D’anneaux d’or. Cicéron a déjà, dans le discours précédent (ch. LXI), fait allusion à cet anneau d’or que Verrès décerna à son secrétaire. (Voyez en outre le chapitre LXXX du discours suivant.)

XII. (27). Par aucun opposant. À Rome, les tribuns du peuple pouvaient s’opposer à l’exécution des jugemens des consuls et des préteurs. Les préteurs eux-mêmes intervenaient souvent quand un de leurs collègues abusait de son autorité pour rendre une sentence inique. Mais, dans les provinces, les préteurs n’avaient à redouter ni l’une ni l’autre de ces oppositions.

(28). Octavius Balbus. L. Octavius Balbus. C’est un des interlocuteurs du dialogue de Cicéron sur la Nature des Dieux. Il se trouvait au nombre des juges de Verrès ; et, comme ses lumières égalaient son intégrité, notre orateur saisit habilement cette occasion de faire son éloge. — On voit, partout ce passage, que les juges, choisis par le préteur, étaient obligés de suivre à la lettre la formule qu’il leur avait donnée.

(29). S’il accepte. Il faut lire, je crois, patitur au lieu de petit, que portent d’autres éditions : sans cela il n’y aurait pas d’inconséquence dans l’édit de Verrès. (Note de M. Gueroult.)

XIII. (30). Conformément aux statuts promulgués, d’après l’avis de dix commissaires, par P. Rupilius. P. Rupilius, après avoir été fermier du domaine, parvint au consulat l’an 622 ; et après avoir, l’année suivante, défait les esclaves fugitifs en Sicile, il régla les lois des Siciliens, assisté de dix commissaires du sénat.

(31). Loi d’Hiéron. Hiéron II, roi de Syracuse, qui fut pendant cinquante ans l’allié des Romains, régna de l’an de R. 485 à 639 ; avant J.-C., de l’an 269 à 215.

(32). Des lois particulières à ces derniers. C’est la paraphrase plutôt que la traduction des mots primum suæ leges. Schütz les retranche comme une note qui aurait passé de la marge dans le texte.

(33). Les gens valaient bien l’ordonnance. C’est-à-dire ils ne valaient pas mieux.

XIV. (34). Trois millions de sesterces. Trois cent soixante-quinze mille livres.

XV. (35). Q. Arrius. On a vu, dans le sommaire du discours contre Cécilius, que la mort empêcha ce préteur de se rendre en Sicile.

XVII. (36). Avant la dixième heure. Deux heures avant la nuit. Lorsque l’accusé ne comparaissait pas le matin, on l’attendait jusqu’à la dixième heure, c’est-à-dire jusqu’au soir.

XIX. (37). Deux cent cinquante mille sesterces. Trente et un mille deux cent cinquante francs.

XX. (38). Plein de fiel contre ceux. Ici se présente l’emploi simultané des mots hostis et inimicus, qu’on retrouvera quelques chapitres plus bas (ch. XXIV). Dans l’ancienne latinité, le mot hostis était employé pour le mot peregrinus. Cicéron le cite dans le premier livre de Officiis ; Hostis, apud majores nostros, is dicebatur quem nunc peregrinum dicimus. (Note de M. Gueroult.)

XXI. (39). Dont je parlerai ailleurs. Dans le discours intitulé De signis.

(40). Dans cette salle consacrée aux délibérations. Par cette paraphrase, M. Gueroult a rendu le mot grec latinisé buleuterium, qui se trouve dans le texte, βουλευτήριον, sénat.

(41). Et d’épouses. (Voyez le chapitre xiv ci-dessus.)

(42). Les fêtes de Marcellus. Le vainqueur de Syracuse.

(43). Caius Marcellus. C. Marcellus, qui avait été préteur en Sicile, avec l’autorité proconsulaire, au temps de Sylla, l’an 675, et qui y avait réparé les vexations de son prédécesseur M. Lepidus. (Voyez plus haut la note 7.). (44). Mithridate devenu maître de toute la province d’Asie. Ce prince, dont Velleius a dit : Odio in Romanos Hannibal, signa dans cette occasion l’ordre de faire périr en un jour cent mille Romains. (Voyez le discours pro lege Manilia.)

(45). Oh ! qu’elles sont respectables ces Verrea ! Nouveau jeu de mot avec eversum, participe d’everrere qui suit dans le texte.

XXII. (46). Cinq cent mille sesterces. Soixante-deux mille cinq cents livres.

(47). À partager l’huile avec eux. Mot à mot, à en sortir mieux graissé d’huile. Métaphore qui serait insupportable en français. Cicéron fait ici encore un jeu de mots sur l’huile dont se frottaient les athlètes dans les palestres.

(48). Quatre-vingt mille sesterces. Dix mille livres.

XXIII. (49). À Volcatius. Ce personnage avait été déjà le complice et l’agent de Verrès dans l’affaire de Sosippe et d’Épicrate d’Argyrone. (Voyez plus haut, ch. IX.)

(50). Par un sentier détourné. À propos de ces mots via, semita, employés ici, présentons quelques distinctions synonymiques. Via, a vehendo, chemin ouvert, où il était loisible d’aller tant à pied qu’à cheval. Cette espèce de chemin devait avoir huit pieds de largeur. Iter, abeundo, n’avait que deux pieds de largeur : espace suffisant pour le passage des hommes à pied ou à cheval. — Semita, un chemin d’un pied ; semi-iter, sentier pour les piétons seulement. — Callis, la moitié de semita, callo pecorum perdurata. — Semita hominis est, callis pecorum vel ferarum, perdurata trames ; — Transversum in agris iter, sentier à travers les champs.

(Note de M. Gueroult)

XXIV. (51). Un homme bien né.—Ingenuus n’est pas la même chose que liber. L’esclave affranchi devenait liber, mais jamais ingenuus, avantage qu’on ne pouvait tenir que de la naissance.

XXV. (52). Un million cinq cent mille sesterces. Cent quatre-vingt-sept mille cinq cents livres. (Ce renvoi omis p. 351, lig. 22 du texte.)

XXVI. (53). Il en avait fait son facteur. M. Gueroult a cru devoir, dans sa traduction, rendre aussi littéralement que possible ce ' calembourg de Cicéron, devenu populaire en France. Il est question de ce Letilius au chap. LVI ci-apres.

(54). Ceux de Glabrion. Il avait fallu que Cicéron fut muni d’un arrêt du préteur Glabrion pour faire les informations en Sicile.

XXVII. (55). Cent mille sesterces. Douze mille cinq cents livres.

XXVIII. (56). Quatre-vingt mille sesterces. Dix mille liv.

XXX. (56bis44). Sopater. Il y a dans toutes les éditions Sopatrus. Nous n’avons pas craint d’y substituer Sopater. (Note de M. Gueroult.)

XXXI. (57). Si ce n’est au mois de février. « En sortant de sa chambre, » dit M. Gueroult en marge de sa traduction. C’était dans le mois de février que le sénat donnait audience aux députés des provinces ou des nations étrangères. Dans cette saison, tous les sénateurs avaient quitté leurs maisons de plaisance et étaient rentrés à Rome, où les plus indolens pouvaient, sans déranger leurs plaisirs, se rendre au sénat. Cicéron fait sans doute encore entendre ici que Verrès vendra sa voix à cette époque pour opiner en faveur des députés envoyés vers le sénat : car il n’est pas homme à se déranger pour assister gratuitement aux délibérations.

(58). Qu’il déclare la guerre aux Crétois. Les Crétois étaient accusés d’avoir donné du secours à Mithridate ; mais, selon l’aveu de Florus, ce n’était qu’un prétexte pour faire la conquête de leur île, si célèbre. Quoi qu’il en soit, le préteur Marcus Antonius fut envoyé en Crète, où il essuya des revers qui lui causèrent tant de chagrins qu’il en mourut (an 679). (Voyez plus haut la note 8.) Pendant six ans, Rome, tout occupée de la guerre contre Mithridate, laissa sans vengeance les désastres d’Antonius. Enfin, l’année même du consulat de Q. Metellus et Q. d’Hortensius, le sénat, sur l’avis de celui-ci, décréta la guerre de Crète. La conduite en fut assignée par le sort à Hortensius, qui, préférant rester à Rome, pria le sénat d’en charger Metellus, son collègue, qui demeura trois ans dans la Crète, qu’il finit par réduire ; ce qui lui valut le surnom de Creticus (685 à 688).

(59). Qu’il affranchisse les Byzantins. Il s’agissait de décider si Byzance serait rendue à ses lois, et cesserait d’être province romaine.

(60). Qu’il accorde à Plolémée le titre de roi. A la mort d’ Alexandre II, roi d’Égypte, arrivée l’an 72 de J.-C. Ptolémée Aulétès ou Denys parvint à se faire reconnaître pour son successeur par le peuple romain. (V. la note 4 du premier discours sur la loi agraire.)

(61). Hortensius. Voyez la note 78 de la première action.

(62). Les admirables lois Cornéliennes. Trait d’ironie. Par une loi, en opposition avec l’esprit d’égalité, Sylla avait réglé que les chevaliers et les plébéiens ne pourraient récuser que trois juges, tandis que les sénateurs pouvaient en récuser davantage.

XXXII. (63). Un Bulbus, un Stalenus. Juges prévaricateurs dont il est beaucoup parlé dans le plaidoyer de Cicéron pour Cluentius,

(64). Dans l’une des décuries sénatoriales. Cette division du sénat en deux décuries selon les uns, en trois selon les autres, avait lieu pour la judicature. (Voyez le plaidoyer pour Cluentius.)

XXXV. (65). De P. Scipion. Le second Africain.

(66). Stésichore était d’Himère. Ce poète lyrique vivait au sixième siècle avant notre ère. Il était contemporain dû tyran d’Agrigente, Phalaris.

(67). Fut habile et gracieux. C’est ici un de ces morceaux par lesquels, selon l’expression de La Harpe, « l’orateur tempérait, autant « qu’il le pouvait, l’austérité du genre judiciaire. »

XXXVI. (68). Il sort de la maison. — Exire, sortir simplement ; migrare, sortir en emportant les meubles, déménager. On a vu plus haut que Verrès avait enlevé beaucoup d’effets de la maison de Sthenius. C’est le sens adopté par Ernesti, par Schùtz et par M. Le Clerc.

XXXVII. (69). À la neuvième heure. C’est-à-dire sur les trois heures après-midi. Des éditions portent octava au lieu de nona.

XXXVIII. (70). À la troisième heure de la nuit. Neuf heures du soir.

(71). Que Sthenius était convaincu.—Sthenius... videri. Quand il restait dans la cause quelque difficulé qui n’était pas assez éclaircie, le juge disait : Mihi non liquet. Quand l’affaire était assez éclaircie pour être jugée dans la même journée, le juge usait de cette formule : Fideor mihi, ou : Mihi videtur. (Note de M. Gueroult.)

(72). Cinq cent mille sesterces. Environ cinq cent soixante-deux mille cinq cents livres. Il y a, dans l’édition de Barbou et dans la plupart des autres, quingenties H-S ; mais, comme le disent les commentateurs, cette somme paraît beaucoup trop forte, et il vaut mieux lire quingenta. >

XXXIX. (73). Le coucher du soleil approchait. Les sénatus-consultes rendus avant le lever ou après le coucher du soleil étaient nuls.

XLII. (74). Sext. Pompeius Chlorus. Il paraît que cet homme, dont il est déjà question au chap. VII de cette Verrine, et Cn. Pompeius Theodorus, étaient des Siciliens qui avaient été faits citoyens romains à la recommandation de Cn. Pompeius Strabo, qui avait été préteur en Sicile. (Voyez la note 91 du discours contre Cécilius.)

(75). Cn. Lentulus... Marcellinus, l’un des patrons de la Sicile, comme étant de la famille des Marcellus. (Voyez la note 18 du discours contre Cécilius.)

XLIII. (76). Pour représentant. — Cognitorem. [Voyez sur ce mot la note 17 du plaidoyer contre Cécilius.)

(77). De la tribu palatine. Une des tribus urbaines. Il y en avait quatre, qui, dans l’origine, furent composées des citoyens les plus distingués dans les deux ordres ; mais le censeur Appius Claudius, pour flatter la multitude, ayant introduit la populace dans ces tribus, les citoyens honnêtes s’en retirèrent et se firent inscrire dans celles des champs, où ils avaient leurs propriétés : ces tribus devinrent alors les plus considérées ; et il n’y eut plus dans les urbaines que des ouvriers, des artisans et des marchands, mercatores.

(Note de M. Gueroult.)

(77bis). Philodamus d’Opunte, ... ville de la Locride.

XLIV. (78). Cn. Dolabella. (Voyez note 118 du premier discours de la seconde Action contre Verrès.)

XLV. (78bis). De C. Marias. L’illustre Marius, vainqueur de Jugurtha et des Cimbres. — De Cn. Pompée. Le grand Pompée, qui, au temps de Sylla, avait commandé en Sicile. — De C. Marcellus, un des juges dans l’affaire de Verrès (voyez plus haut la note 7.) — De L. Sisenna, l’un des plus anciens historiens romains, qui fut aussi un orateur distingué ; Cicéron en parle souvent avec éloge dans Brutus (chap. 45, 47, 64 et 75).

XLVI. (79). De la faire transporter à Rome. Ici, dans le texte suivi par M. Gueroult, était admise cette correction de Gronovius qui, au lieu de a me tamen deportata est, qui se trouve dans d’autres éditions, notamment dans le texte de M. V. Le Clerc, a proposé nunc a me Romam deportata est. Cette version me paraissant plus satisfaisante pour le sens, j’ai cru devoir la préférer et ne rien changer ici à la version de M. Gueroult.

XLVII. (80). Les injures du Transalpin Egritomare. Voyez le discours contre Cécilius, chap. XX.

XLVIII. (81). Cent trente mille sesterces. Seize mille deux cent cinquante livres.

XLIX. (82). Sous le consulat de L. Licinius et de Q. Mucius. L’an de Rome 659. Crassus et Scévola sont les surnoms de ces deux consuls.

(83). Claudius Pulcher, fils d’Appius Claudius, etc. C’était le beau-père du tribun Clodius qui fut l’ennemi acharné de Cicéron. Notre orateur parle de la magnificence des jeux qu’il célébra pendant son édilité, dans le discours sur les réponses des aruspices (chap. 12), dans le quatrième discours de la seconde action contre Verrès (chap. 4), et dans le traité des Devoirs (chap. 16).

(84). Ceux qui avaient fait quelque trafic. Une loi, portée l’an 535 (536), sur la motion du tribun Q. Claudius, défendait à tout sénateur et père de sénateur d’avoir des vaisseaux de charge de plus de trois cents tonneaux (le tonneau contenait deux milliers pesant). Ces vaisseaux avaient été jugés d’une grandeur suffisante pour voiturer les denrées à leur usage personnel. Tout commerce était défendu aux sénateurs, comme étant au-dessous de leur dignité. (Note de M. Gueroult.)

Sur le revenu. Pour être admis au sénat de Rome il fallait posséder huit cent mille sesterces, c’est-à-dire environ cent mille livres tournois. La somme était sans doute moins forte pour être admis aux sénats des villes de province.

L. (85). Que le préteur T. Manlius. Pighius, sur l’année 546, propose de lire C. Mamilius.

LI. (86). Comme le plus auguste. Ce sacerdoce avait été établi par Timoléon de Corinthe, l’an de Rome 406 (diodore, liv. XVI, chap. 70).

LII. (87). Jours supprimés. Ἐξαιρέσιμοι, à ce mot grec répond le mot latin exempti, supprimés, ôtés, retranchés. Les jours intercalaires, ἐμϐόλιμοι. Voyez Pline (II, 8), Macrobe (Saturn., I, 13), Censorin (de Die nat., chap. 20); et, parmi les modernes, Jos. Scaliger, Petau, etc.
(Note de M. Le Clerc.)

(88). Aux ides de janvier. Le 13 janvier. —… Aux kalendes de mars. Le premier mars. Ici M. Gueroult ne pouvant, pas plus que les autres traducteurs, rendre le jeu de mots qui se trouve en latin, entre cæli et cælati, y a substitué, à mon avis, un rapprochement tout au moins aussi plaisant et à coup sûr de meilleur goût que le calembourg original.

(89). Les deux fêtes.—Binos ludos, ceux du Cirque et ceux de la Victoire. Il n’y avait que trente-cinq ans entre les jeux du Cirque et ceux de la Victoire ; mais Cicéron en suppose quarante-cinq pour que le rapport qu’il établit soit parfait.

LIV. (90). Athénion. Fut, avec le Syrien Salvius, le chef des esclaves de Sicile révoltés pour la seconde fois (de l’an de Rome 650 à l’an 653), vingt-deux ans après la première révolte des esclaves dans cette même île. C’est par erreur que les derniers éditeurs de Cicéron ont fait de l’esclave Athénion un chef des habitans de Drépane. (Voyez Appien, de Bell. Mithrid., et Florus, liv. III, ch. 20.)

LV. (91). Trois cents deniers, environ cent vingt livres. On élevait ordinairement des statues aux magistrats de Rome qui avaient gouverné les provinces ; quelquefois même on leur bâtissait des temples.
(Note de Desmeuniers.)

(92). Trente-neuf mille deniers. Dix-neuf mille cinq cents livres.

LVI. (93). Letilius. Voyez le chap. 26 ci-dessus.

LVII. (94). Aulus Claudius. Sicilien à qui la famille Claudia avait fait obtenir le droit de cité romaine. Voyez sur ce personnage la Verrine de Signis, chap. 17.

(95). Avec des lettres. Cicéron dit ailleurs que c’étaient des lettres de change.

(96). Cent vingt mille sesterces. Quinze mille livres environ pour chaque ville ; car, s’il fallait l’entendre pour la Sicile entière, la somme ne serait pas considérable, et il faudrait croire, avec Desmeuniers et M. Le Clerc, qu’il y aurait erreur dans le texte.

LVIII. (97). Les cinq ans fixés par la loi. La loi accordait cinq ans pour employer l’argent destiné à des statues : si à cette époque les statues n’étaient pas en place, il y avait concussion de la part de celui qui avait reçu cet argent.

(98). Aux habitans de Centorbe cent vingt mille sesterces. Cet endroit semble prouver ce que j’ai dit plus haut (note 96), que Verrès avait reçu cent vingt mille sesterces de chaque cité.

LX. (99). Pour vos trois deniers, ou douze sesterces. Vingt-quatre, trente ou trente-six sous (selon les trois évaluations différentes du sesterce) ; lesquels trois deniers Verrès exigea pour prix de chaque boisseau de blé. Voyez la note 23 du plaidoyer contre Cécilius.

LXIII. (100). A qui l’on doit son salut. Les Latins n’avaient pas de mot pour rendre le mot grec σωτήρ, car salvator était inconnu à Rome du temps de Cicéron. Ils ne pouvaient donc le rendre que par une périphrase, is qui salutem dedit. (Note de M. Le Clerc)

(101). Est représenté nu. Les statues des Grecs étaient ordinairement nues et celles des Romains habillées. Ici, Cicéron a l’air de blâmer cette nudité comme indécente. Le goût doit-il approuver ce jeu de mots : Nudus filius… nudatam provinciam ?

LXIV. (102). Deux qui ont été absous. Sans doute Peducéus et Sacerdos.

(103). Quatre questeurs. Voyez plus haut la note 10.

LXV. (104). Dans la première de nos guerres contre Mithridate. Cicéron dit que les Rhodiens soutinrent presque seuls cette guerre contre Mithridate ; ils restèrent fidèles aux Romains, tandis que toute l’Asie s’était soulevée contre eux à l’instigation de ce prince, qui, pendant sept mois, fit vainement le siège de leur ville.

(105). Au milieu de ces Rhodiens. Allusion au voyage que Cicéron avait fait à Rhodes.

XLVI. (106). En face de l’image de Sérapis. Le dieu Sérapis, qui, jusqu’à la conquête de l’Égypte par Alexandre, n’avait été adoré que dans quelques villes de ce pays, devint, sous les Ptolémées, la principale divinité de l’Égypte, et son culte se répandit en Asie, en Grèce et en Italie.

LXIX. (107). Des laboureurs. Ici Gruter a prétendu que ces mots contemnendorum aratorum ont passé du texte dans la glose. M. V. Le Clerc est de cette opinion.

LXX. (108). Un sous-administrateur. On appelait magister le chef ou administrateur de l’association, etpro magistro un subdélégué, un sous-administrateur.

(109). Où il rendait la justice. Il y a dans le texte circum omnia fora. On appelait forum toute ville où le préteur rendait la justice.

LXXI. (110). . Que sa naissance élève au plus haut rang. Le préteur L. Aurelius Cotta, qui, par sa loi, portée cette année même 684, fit rendre en partie l’administration de la justice aux chevaliers romains.

LXXIII. (111). Quelques traces. — Assequi est ici dans un sens passif : à moins qu’au risque de donner un démenti à tous les manuscrits et à toutes les éditions, on substitue investigare au verbe passif investigari qui précède.

LXXV. (112). Soixante mille sesterces. Sept mille cinq cent livres.

(113). Un million deux cent mille sesterces. Cent cinquante mille livres.

LXXVI. (114). Les mêmes consuls. Les Romains désignaient les années par les consuls. Consulibus est ici synonyme de annis.

LXXVII. (115). L’esclave chargé de la rédaction des registres. Chez les Romains, c’étaient des esclaves qui faisaient les fonctions de commis et de secrétaires. LXXVIII. (116). Dans un bourbier. Toutes ces plaisanteries sont de mauvais goût, sans doute : mais pourquoi, quand on traduit un auteur, ne pas essayer de les rendre ?

(117). Ou ingrats. Cicéron fait entendre ici qu’Hortensius avait reçu des présens de Verrès.