Coran Savary/Vie de Mahomet/JC623

La bibliothèque libre.
Traduction par Claude-Étienne Savary Voir et modifier les données sur Wikidata.
G. Dufour (1p. 23-28).
(Depuis la chute d’Adam, suivant Abul-Feda. 6208. — Depuis la naissance de J.-C. 623. — Avant l’hégire. 8. — De Mahomet. 45. — De sa mission. 5)

La politique lui dicta ce conseil. C’était se préparer un refuge dans l’adversité. Douze hommes et quatre femmes prirent ce parti. Les plus distingués d’entre les transfuges, furent Otman et Rokaia, son épouse, fille de Mahomet ; Zobaïr, fils d’Awam ; Otman, fils de Matoun ; Abdallah, fils de Maçoud ; et Abd el Rohman, fils d’Auf[1]. Cette troupe de fugitifs s’embarqua sur la mer Rouge, et passa dans les états du Najashi[2]. Le roi leur fit un accueil favorable. Ils virent bientôt arriver Jafar, fils d’Abutaleb. D’autres transfuges le suivirent, et leur nombre se trouva de quatre-vingt-trois citoyens de la Mecque, et de treize femmes.

[3] Les Coreïshites, pour arrêter ces émigrations, et pour ôter un asile aux partisans de Mahomet, envoyèrent une ambassade au roi d’Abyssinie. Abdallah fils d’Abourabié, et Amrou fils d’Elas, furent chargés de lui porter des présens, et de lui redemander les fugitifs. Ils s’acquittèrent de leur mission ; mais le prince était prévenu en faveur des musulmans. Il avait écouté avec admiration ce que Jafar lui avait raconté de l’apôtre de l’Arabie. Il renvoya les ambassadeurs avec leurs présens. Ce mauvais succès ne rallentit point l’animosité des Coreïshites. N’ayant pu faire périr secrètement Mahomet, entouré de zélateurs qui veillaient sur ses jours, ils prononcèrent la proscription contre les enfans de Hashem[4]. Le décret passa au nom de toutes les tribus[5]. Toute alliance, toute communication leur furent interdites avec le reste des Arabes. Universellement proscrits, leur exil ne devait cesser qu’à l’instant où ils livreraient au ressentiment de la nation le novateur dangereux. L’arrêt écrit sur du parchemin fut affiché dans l’intérieur de la Caaba.

Les descendans de Hashem, tant idolâtres que croyans, ne trouvant plus de sûreté au milieu de leurs concitoyens, se réfugièrent dans le château d’Abutaleb. Ils y trouvèrent un asile. Abulahab[6], fils de Motalleb, fut le seul de cette famille qui passa du côté des Coreïshites. Les Hashemites demeurèrent enfermés l’espace de trois ans. Les avenues du château d’Abutaleb étant gardées par les ennemis, les exilés étaient obligés d’aller chercher des vivres les armes à la main. Les mois sacrés, où les hostilités sont suspendues, étaient le seul temps où ils jouissaient de quelque liberté. Leur exil durait encore lorsque le bruit se répandit, en Abyssinie, que les Mecquois avaient embrassé l’islamisme. À l’instant trente-trois des fugitifs s’embarquèrent et passèrent en Arabie. À peine descendus sur le rivage, ils connurent la fausseté de cette nouvelle, et se rembarquèrent sur-le-champ. Otman, fils d’Afan, Elzobaïr, fils d’Awam, et Otman, fils de Matoun, osèrent seuls pénétrer jusqu’à la Mecque.

Les hostilités continuaient entre les deux partis. On en venait souvent aux mains avec des succès différens. Un événement imprévu suspendit les discordes civiles. Le diplôme dicté par la vengeance des Coreïshites, fut rongé par les vers. Mahomet l’apprit, et, soit qu’il eût eu part à l’événement, soit qu’il fût un effet naturel, il sut en tirer parti. « Mon oncle, dit-il à Abutaleb, le ciel a donné la victoire à un ver sur le décret des Coreïshites[7]. Tout ce que l’injustice et la violence avaient enfanté vient d’être anéanti. Le nom seul de Dieu a été respecté[8]. »

Abulateb alla trouver les Coreïshites, et leur raconta ce qui était arrivé. « Si le fait est vrai, ajouta-t-il, éteignez le feu de vos haines ; levez l’anathême lancé contre nous. Si c’est une imposture, je consens à vous livrer mon neveu. » La condition fut acceptée. On se rendit au temple. Tout était conforme au rapport d’Abutaleb. La loi qui proscrivait les Hashemites fut abrogée. Rendus à la société, ils jouirent de ses droits comme auparavant.

Des historiens, amateurs du merveilleux, placent vers cette époque un miracle insigne opéré par Mahomet. Les chefs des Coreïshites, voulant le confondre aux yeux de la nation, avaient gagné Habib, fils de Malec. Ce Prince, âgé de cent vingt ans, connaissait toutes les religions. Il avait été successivement juif, chrétien, mage. On força Mahomet de comparaître devant lui. Le vieillard, entouré des princes arabes, était assis sur un trône au milieu de la campagne. Une foule de peuple l’environnait au loin. L’apôtre des musulmans s’avance avec confiance vers son juge, qui lui propose, pour prouver sa mission, de couvrir le ciel de ténèbres, de faire paraître la lune en son plein, et de la forcer à descendre sur la Caaba. La gageure est acceptée. Le soleil était au plus haut de son cours. Aucun nuage n’interceptait ses rayons. Mahomet commande aux ténèbres, et elles voilent la face des cieux. Il commande à la lune, et elle paraît au firmament. Elle quitte sa route accoutumée, et bondissant dans les airs, elle va se reposer sur le faîte de la Caaba. Elle en fait sept fois le tour, et vient se placer sur la montagne d’Abu-Cobaïs où elle prononce un discours à la louange du prophète. Elle entre par la manche droite de son manteau, et sort par la gauche ; puis, prenant son essor dans les airs, elle se partage en deux. L’une des moitiés vole vers l’orient, l’autre vers l’occident ; elles se réunissent dans les cieux, et l’astre continue d’éclairer la terre.

Ces rêveries, inventées par des visionnaires, longuement décrites par Gagnier, ridiculement combattues par Maracci, et par le docteur Prideaux, sont regardées comme apocryphes par les musulmans mêmes. Abul-Feda et les plus sages historiens, loin de les attribuer au législateur de l’Orient, n’en ont pas même parlé. Ils les ont jugées dignes d’un oubli éternel. Ce silence aurait dû rendre circonspects les écrivains modernes qui les citent avec emphase, soit pour exalter, soit pour déprimer Mahomet. Il doit être jugé sur ses actions et ses écrits, et non sur les visions que lui ont prêtées des fanatiques. Loin de s’attribuer le don des miracles, il déclare dans vingt endroits du Coran, que Dieu donne cette puissance à ceux qu’il veut de ses serviteurs, mais qu’il n’est chargé que de la prédication[9]. Ce n’est point l’aveu de la modestie, c’est celui de la nécessité. Il connaissait l’impossibilité de changer l’ordre établi dans l’univers par le Créateur suprême, ou d’en imposer par de faux prestiges à ses concitoyens clairvoyans et prévenus ; mais il se sentait né pour commander à ses semblables, et pour leur donner des lois. Il osa entreprendre cette tâche pénible, et à travers mille obstacles, il vint à bout de ses hardis desseins. Ces détails nous ont paru nécessaires. Nous déclarons que nous n’écrivons point les miracles de Mahomet (il assure qu’il n’en fit jamais), mais sa vie, et ses actions.

  1. Cette première, hégire ou fuite peu connue parmi nous, est très-célèbre parmi les mahométans. Elcona et Jannab la rapportent à la cinquième année de la mission de Mahomet.
  2. El Najashi, mot abyssin, signifie le roi. Ce nom était commun aux souverains d’Abyssinie, comme Pharaon à ceux d’Égypte. Abd el Baki, Histoire d’Abyssinie, page 1, chap. 2. C’est de ce nom mal prononcé que les historiens français ont fait celui de Negus.
  3. Abul-Feda, page 25.
  4. Les enfans de Hashem formaient la famille la plus distinguée de la tribu des Coreïshites. Ils possédaient l’intendance du temple de la Mecque. Mahomet était de cette famille.
  5. Abul-Feda, Vie de Mahomet, page 26. Jannab place cet événement deux ans plus tard.
  6. Abulahab, oncle de Mahomet, fut toujours son implacable ennemi. Om Gemil, son épouse, fille d’Abusofian, partagea sa haine. Elle semait des épines dans les lieux où Mahomet devait passer. Le cent onzième chapitre du Coran les dévoue aux feux éternels. Abulahab signifie père de la flamme. Ce surnom lui fut donné par allusion au sort qui l’attendait. Son vrai nom était Abd el Ozza. Abul-Feda.
  7. Abul-Feda, page 27. Jannab.
  8. La formule du diplôme commençait par ces mots, en ton nom, ô Dieu ! ces paroles seules demeurèrent en leur entier ; tout le reste fut rongé. Abuseïd, Abd el Rohman, au livre El Anouar. Maracci rapporte une autre tradition sur la foi d’Ahmed, Abd el Rahim, où il est dit que les vers avaient rongé tous les endroits où le nom de Dieu était écrit, et laissé le reste en entier. Cette tradition, rejetée par Elbokar, auteur de la Sonna, n’a aucune authenticité parmi les mahométans ; mais elle était favorable au dessein de Maracci, et il s’en est servi.
  9. Quelque signe divin distingue-t-il le prophète ? demandent les incrédules. Tu n’es chargé que de la prédication. Le Coran, page 239, chap. 13, t. Ier.

    Si l’on exigeait de toi que tu fisses paraître un trésor, ou qu’un ange t’accompagnât, ne t’afflige point, ton ministère se borne à la prédication. Page 225, t. Ier.

    Ils ne veulent, disent-ils, y ajouter foi que lorsqu’ils y seront autorisés par des miracles. Réponds-leur : Les miracles sont dans les mains de dieu, je ne suis chargé que de la prédication. Ch. 29, tome 2.