Correspondance (Diderot)/57

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LVII

À BRIASSON ET À LE BRETON[1]
Ce 31 août 1771.

Je n’ai point lu le Mémoire de M. Luneau, messieurs, et je ne le lirai point, parce que j’ai mieux à faire ; mais je vois par votre réponse qu’il vous reproche d’avoir imprimé l’Encyclopédie en un plus grand nombre de volumes que vous n’auriez dû. Et où M. Luneau a-t-il pris que le nombre de volumes dépendît de vous ? Le nombre des volumes d’un ouvrage dépend de l’étendue du manuscrit, et l’étendue du manuscrit, de l’objet et de la manière de le traiter, toutes choses qui ne concernent que l’auteur, qui est concis ou diffus. M. Luneau n’ignore pas plus que moi qu’on ne se donne pas le talent de bien écrire. Si l’Encyclopédie a des vices, ce n’est pas votre faute ; c’est la mienne.

Les chicanes qu’il vous fait sur le choix du caractère et sur la longueur de la page ne me semblent pas mieux fondées. Je n’entends rien aux engagements qu’on vous suppose avec le public. Que m’importaient à moi ces engagements ? J’ai demandé le caractère qui me convenait. J’ai fixé ma page à ma volonté. J’ai voulu que mon édition fût à ma fantaisie. Il n’est point d’auteur qui n’ait cette sorte d’autorité, et qui ne consulte sur le caractère et la page son goût particulier, la nature de son ouvrage, et l’espèce de lecteurs qu’il se promet. M. Luneau, qui a fait imprimer, et qui s’est promis des lecteurs, ne l’ignore pas.

Que vous vous fussiez décidés obscurément ou nettement pour le petit romain, je veux le cicéro. Si M. Luneau n’exerce pas ce despotisme-là, c’est son affaire ; mais je vois qu’il vous suppose une importance avec moi qu’assurément son libraire ne prend pas avec lui.

Prétendre que le prospectus n’est pas en cicéro, c’est une chose à dire aux Quinze-Vingts. La partie du prospectus que j’ai voulu qu’on prît pour modèle de l’ouvrage est en cicéro : et M. Luneau était le seul homme qui pût s’y méprendre de bonne foi.

Que vous ayez pris ou non pris aux compas la longueur de la ligne, et que votre page dût être de soixante-quatorze ou de soixante-dix-sept lignes, le fait est qu’à la révision de la première épreuve, j’ai dit : Ma page est bien ; je ne la veux ni plus longue ni plus courte, et qu’en renvoyant la feuille, j’ai écrit au bas : Corrigez et tirez ; comme c’est l’usage.

Voici bien une autre vision. Quoi ! messieurs, parce qu’à l’origine de l’entreprise je ne prévoyais ni ne pouvais prévoir que l’ouvrage dût aller au delà de dix volumes, il ne vous était pas libre d’en exécuter davantage ? mais tous les jours un ouvrage fournit plus ou moins de volumes que l’auteur n’en avait annoncés au public, sans qu’on se soit encore avisé de s’en prendre au libraire. C’est bien assez du risque de garder l’ouvrage en piles, si le public est mécontent. Nous faisons imprimer, M. Luneau ou moi ; c’est moi, si vous voulez, qui fournis la copie. Le libraire trouve que mon bavardage chasse beaucoup et s’en plaint. Qu’en arrive-t-il ? Je l’écoute ou je ne l’écoute pas, selon qu’il m’en prend envie. Il insiste ; je lui propose de laisser l’ouvrage. Il revient à la charge et m’importune ; je le prie le plus honnêtement que je peux de sortir de mon cabinet ; et son unique ressource est de continuer à ma discrétion une entreprise dans laquelle il s’est engagé, sans savoir où je le conduirais. M. Luneau qui, en qualité d’amphibie, connaît et le rôle d’auteur et celui de libraire, ne niera pas que la chose ne se fasse ainsi.

Si vous vous êtes bien trouvés de l’Encyclopédie en dix-sept volumes, je m’en réjouis ; mais je vous déclare que, sans les persécutions qui détachèrent la plupart de nos auxiliaires, M. Luneau aurait beaucoup plus beau jeu avec vous, ou plutôt avec moi ; car, bon gré, malgré, vous en auriez imprimé vingt-quatre.

Avec le beau zèle dont on était épris en province, à Paris, dans toutes les contrées de l’Europe policée, de contribuer à cette énorme entreprise, il était impossible de savoir jusqu’où nous irions. Fallait-il jeter au feu tous ces matériaux ? M. Luneau répondra : Pourquoi non ? M. Luneau l’aurait fait, sans doute, à ma place. Mais je ne vois pas qu’il faille punir le libraire de ma pusillanimité, ni de quel droit on exigerait de moi le courage de M. Luneau. Chacun a ses lumières et ses principes ; et l’un fera sans conséquence ce qu’un autre rougirait d’oser.

Quant à la loi qu’il vous impose de renfermer toute la matière dans le nombre de volumes annoncés, ou de distribuer l’excédant pour rien, on ne répond pas à cela, messieurs ; on en rit.

Lorsque nous annonçâmes que l’Encyclopédie n’aurait pas moins de huit volumes et de six cents planches, qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’alors nous étions possesseurs du fonds de huit volumes de discours et de six cents dessins au moins ; et c’était la vérité. Mais qu’est-ce qu’il y a de commun entre cette annonce et la querelle qu’on vous fait ? Il y aurait eu moins huit volumes qu’on aurait pu vous en demander raison ; il y en aurait eu cinquante que vous n’auriez pas été plus responsables de ce forfait. Il fallait bien que vous crussiez aveuglément ce que nous vous disions ; il fallait bien que vous allassiez comme je vous menais ; et je préviens tout libraire auquel je puis avoir affaire à l’avenir que je n’en userai pas autrement avec lui. Puisse-t-il ne s’en pas trouver plus mal que vous !

On ne me soupçonnera pas d’avoir consumé, de propos délibéré, vingt-cinq à vingt-six ans de ma vie à un travail ingrat et périlleux, dont il aurait dépendu de moi de voir la fin dix ou douze ans plus tôt. En abrégeant le temps et l’ouvrage, j’aurais bien abrégé vos peines et les miennes.

En supprimant de l’Encyclopédie les choses redondantes, en y suppléant les choses omises ou tronquées, et en aspirant à un degré de perfection facile à concevoir, impossible à atteindre, l’ouvrage aurait eu cinq à six volumes de plus. Une preuve sans réplique, c’est qu’à présent on travaille à des suppléments. On m’a dit que M. Luneau était du nombre des coopérateurs ; j’ai peine à le croire.

Il ne fallait pas dire dans votre Mémoire qu’il était contraire à la perfection de l’ouvrage de fixer le nombre des volumes ; il fallait dire que la demande en était absurde. Avec les secours journaliers des surnuméraires qui se présentaient de tous les coins du royaume, par intérêt pour une entreprise à laquelle un homme d’un mérite transcendant et deux honnêtes gens s’étaient consacrés, était-il possible d’en apprécier l’étendue ? Sans vouloir offenser M. Luneau, ni douter de ses forces, je crois sincèrement qu’il y aurait été tout aussi embarrassé que moi. Il ne faut donc clabauder contre personne d’un avantage ou d’un inconvénient inévitable et moins encore contre les libraires que contre l’éditeur. Je hais toutes disputes ; j’en suis las ; mais il serait bien malhonnête à moi de me tenir clos et couvert dans une circonstance où l’ignorance des faits, et non la méchanceté (car M. Luneau n’est pas méchant), se prévaut contre vous des fautes que j’ai pu faire, moitié par insuffisance, moitié par nécessité, pour en imposer à la justice et vous tourmenter.

Vous vous êtes prêtés, dites-vous, de la meilleure grâce à tout ce que nous avons exigé pour le mieux ; et vous avez bien fait : Sans cela, croyez-vous que nous eussions continué ?

Quant à la partie des arts et des planches qui me concerne seul, je suis fâché que vous vous soyez mêlés de me défendre. J’ai fait faire les dessins comme il m’a plu. J’ai étendu ou resserré les objets comme il m’a plu. Votre unique affaire a été de payer les travailleurs que j’occupais, et j’aurais trouvé fort mauvais que vous prissiez un autre soin, quand vous l’auriez pu ou voulu. Le libraire est l’homme à l’argent, et c’est bien assez. L’auteur et le libraire sont à deux de jeu : si celui-ci paye comme il veut, en revanche il ne sait pas ce qu’il achète.

Si M. Luneau se fût adressé à moi, et qu’il m’eut demandé la raison de la prétendue profusion qui règne dans nos planches, je lui aurais montré, et, comme il est homme de grand sens, il aurait conçu que je ne n’avais accordé à aucun art que la quotité très-rigoureuse de figures qu’il exigeait ; que ce n’était ni lui ni moi, mais l’artiste qu’il en fallait croire sur ce point ; que l’Académie des sciences, qui s’y entend aussi bien que lui et un peu mieux que moi, emploie cent planches où nous n’en employons pas vingt ; que le rhinocéros est dessiné sur une échelle qui suffit pour le reconnaître ; que ce n’est pas l’usage de l’examiner au microscope ; que la puce est de sa grandeur microscopique ; que cette figure est imitée d’un des plus célèbres observateurs du siècle ; que sous un volume mille fois, dix mille fois exagéré, il y a encore des parties qui échappent à la vue ; que la plaisanterie sur ce point serait d’une ignorance et d’une bêtise impardonnables ; que si l’on a quelque reproche à nous faire, ce n’est pas d’avoir supposé dans les ateliers des manœuvres ou des instruments qui n’y sont pas, mais d’avoir omis ou peu détaillé ceux qui y sont ; et M. Luneau m’aurait remercié de ma leçon, parce qu’on en peut recevoir sur ce qu’on ne sait pas, et qu’on est oblige à celui qui nous instruit, quelque supérieur qu’on lui soit d’ailleurs en histoire, en littérature, en philosophie, en tout autre genre.

Quant à l’affaire de M. de Réaumur, je la lui aurais expliquée de manière à le satisfaire : je lui aurais dit que nous n’avions pas employé une seule figure de Réaumur ; et un homme de bien tel que lui se laissant aller à la confiance par le sentiment intérieur qu’il en mérite et qu’il serait injuste d’en refuser à un autre homme de bien, jamais M. Luneau n’aurait pu s’empêcher de me croire. J’aurais ensuite appelé à l’appui de sa candeur naturelle l’attestation des commissaires même de l’Académie, à qui nos dessins furent présentés dans le temps, qui ont approuvé nos planches jusqu’à ce jour, et dont le témoignage pourrait, je crois, contre-balancer l’accusation de M. Luneau, quelque poids qu’on lui donnât. Il y a dans le commencement de cette longue phrase je ne sais quoi d’incorrect et d’entortillé ; mais je n’ai pas le temps de m’expliquer plus nettement.

Un autre fait sur lequel je défie qui que ce soit de me contredire, sans en excepter M. Luneau, c’est d’avoir été moi-même dans les divers ateliers de Paris ; d’avoir envoyé dans les plus importantes manufactures du royaume ; d’en avoir quelquefois appelé les ouvriers ; d’avoir fait construire sous mes yeux, et tendre chez moi leurs métiers. Si M. Luneau a le secret d’expliquer et de faire dessiner les manœuvres et les instruments de la papeterie de Montargis, par exemple, ou des manufactures de Lyon, et cela sans les avoir vus, moi, je ne l’ai pas.

Je me flatte peut-être ; mais je pense qu’après un quart d’heure d’entretien avec M. Luneau sur les différents points de son Mémoire, le zèle de la vérité qui le consume m’aurait secondé, qu’il se serait tu de plusieurs choses dont il ne doute aucunement, quoiqu’elles soient fausses, et qu’il aurait parlé plus correctement des autres. Quoi qu’il en soit, je me suis témoin à moi-même d’avoir fait pour le mieux, en un mot, tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire, privé des conseils et du secret de M. Luneau.

Dix fois dans votre Mémoire vous répétez que c’est moi qui ai fait dessiner ; que c’est moi qui ai approuvé les planches. Et à qui appartenait-il donc, messieurs, de prendre ce soin ? j’ai ordonné ; vous avez bien payé, on n’a plus rien à vous dire. Soit en éloge, soit en blâme, le reste me regarde.

Vous exhortez M. Luneau à s’informer du prix des planches de l’Académie ; j’ajouterai : et de leur nombre. N’en déplaise à M. Luneau, l’Académie répète les objets d’un art à un autre, et fait bien. Rien ne serait plus ridicule qu’un forgeron, parcourant la description et les figures de son art, n’y trouvât pas son marteau, et fût obligé de l’aller chercher dans les planches d’un autre atelier. M. Luneau sait beaucoup ; mais il ne sait pas tout, ni moi non plus ; et j’oserais presque assurer que l’Académie en sait plus que nous deux ensemble.

Je n’entends rien à son bouquiniste d’estampes ; il pourrait très-bien se faire que ce bouquiniste ne fût que dans sa tête ; au risque de traiter sérieusement un persiflage, je proteste que je n’ai jamais acquis, ni par cette voie, ni par une autre, aucune estampe dont je me sois servi ; et l’on me croira, parce qu’on me connaît.

Si M. Luneau a dit qu’une autorité respectable m’avait constitué médiateur entre lui et le syndic de la communauté dans l’affaire de la saisie[2] il a dit une vérité ; mais si par hasard il avait entendu ma médiation à l’affaire de l’Encyclopédie, il aurait dit un mensonge impudent dont un homme moins scrupuleux encore que M. Luneau ne pourrait être soupçonné.

À juger du fond de cette affaire par la lecture de votre Mémoire, le seul que je connaisse et que je veuille connaître, je vois bien de quoi m’adresser une bonne ou mauvaise critique, mais non de quoi vous faire un procès. Aussi n’entends-je rien au procédé de M. Luneau, qui passe pour un homme doux, simple, droit et surtout pacifique.

J’avoue qu’il est affligeant, messieurs, après quarante à cinquante ans d’une probité reconnue dans son commerce et récompensée par des fonctions distinguées dans son corps et dans la société, de se voir tout à coup accusé de malversation et de mauvaise foi ; j’avoue qu’il est triste, après une vingtaine d’années de persécutions que j’ai bien partagées, d’être troublé dans la jouissance d’une fortune que vous avez méritée par votre travail ; mais une autre position plus fâcheuse encore que la vôtre, ce serait d’avoir perdu son honneur et gardé son édition ; et cela n’est pas sans exemple.

Je suis très-parfaitement, messieurs, etc.



  1. Imprimée à la suite du Mémoire pour les libraires associés à l’Encyclopédie contre le sieur Luneau de Boisjermain. Imp. Le Breton, in-4o, 74 p.
  2. L’affaire de la saisie a été définitivement jugée le 30 janvier 1770, et il n’y en a point d’appel. (Note des libraires.)