Correspondance 1812-1876, 1/1829/XXVI

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XXVI

À M. DUTEIL, AVOCAT, À LA CHÂTRE[1]

(RECOMMANDÉ À MADAME LA POSTE DE LA CHÂTRE)

Bordeaux, 10 mai 1829.


Hélas ! mon estimable ami, que c’est cruel, que c’est effrayant, que c’est épouvantable, je dirai plus, que c’est sciant, de s’éloigner de son endroit et de se voir en si peu de jours transvasé à cent vingt lieues de sa patrie ! Si cette douleur est cuisante pour tous les cœurs bien nés, elle est telle pour un cœur berrichon particulièrement, qu’il s’en est fallu de peu que je ne fusse noyée dans un torrent de pleurs, répandues par Pierre[2], Thomas[3], Colette[4], Pataud[5], Marie Guillard[6] et Brave[7] ; torrent auquel j’en joignis un autre de larmes abondantes. Que dis-je ! un torrent ? c’était bien une mer tout entière.

Après avoir embrassé ces inappréciables serviteurs, les uns après les autres, je m’élançai dans la voiture, soutenue par trois personnes, et j’arrivai sans encombre à Châteauroux. Là, nous fûmes singulièrement égayés par la conversation piquante et badine de M. Didion, qui nous fit pour la cinquante-septième fois le récit de la maladie et de la mort de sa femme, sans omettre la plus légère particularité.

À Loches, mon ami, vous croyez peut-être que je me suis amusée à penser que ces tourelles noircies, où ma cuisinière mourrait du spleen, avaient été la résidence d’un roi de France et de sa cour ; ou bien que j’ai demandé aux habitants des nouvelles d’Agnès Sorel ?… J’avais bien autre chose dans l’esprit. Je songeais, avec recueillement, avec émotion, au passage dans cette ville du respectable et philanthrope M. Blaise Duplomb[8], lequel fut rattrapé par des querdins de zendarmes qui l’attacèrent à la queue de leurs cevaux et… Mais vous savez le reste ! Il est trop pénible de revenir sur de si déplorables circonstances.

Enfin, mon estimable ami, la présente est pour vous dire qu’après cinq jours d’une traversée fatigante et dangereuse, à travers des déserts brûlants et des hordes d’anthropophages, après une navigation de cinq minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous avons couru plus de périls et supporté plus de maux que la Pérouse dans toute sa carrière, nous sommes arrivés, frais et dispos, en la ville de Bordeaux, presque aussi belle qu’un des faubourgs de la Châtre, et où je me trouve fort bien ; regrettant néanmoins, vous d’abord, mon ami, puis votre tabatière, puis les deux lilas blancs qui sont devant mes fenêtres, et pour lesquels je donnerais tous les édifices que l’on bâtit ici.

… Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos lumières, et de cette immense supériorité que le ciel nous a donnée en partage (à vous et à moi), la cause du bon sens, de la nature, de la justice, sans oublier la morale, la culture libre du tabac et le régime de l’égalité.

Rappelez-moi au souvenir d’Agasta[9]. Quant à vous, frère, je vous donne l’accolade de l’amitié et vous prie de vous souvenir un peu de moi.

Hélas ! loin de la patrie, le ciel est d’airain, les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop brûlé.

Les rues, c’est de la séparation de pierres ; cette rivière, c’est de la séparation d’eau ; ces hommes, de la séparation en chair et en os ! Voyez Victor Hugo.

AURORE.
  1. Alexis Pouradier-Duteil, avocat à la Châtre, puis président à la Cour d’appel de Bourges, après avoir occupé les fonctions de procureur général auprès de cette même cour.
  2. Pierre Moreau, jardinier.
  3. Thomas Aucante, vacher.
  4. Jument de George Sand.
  5. Chien de garde.
  6. Cuisinière.
  7. Chien des Pyrénées.
  8. Propriétaire à la Châtre.
  9. Madame Duteil.