Correspondance 1812-1876, 1/1829/XXVII

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XXVII

À M. CARON, À PARIS


Bordeaux, 4 juin 1829.


Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire, c’est pour avoir l’avantage de savoir des nouvelles de votre chancelante et précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traite la goutte, le catharre, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j’ai le bonheur de vous connaître ? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu’à la mort, le sentiment, et le dévouement de tous ceux qui vous entourent !

C’est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la ville de Bordeaux, qui est grande et bien faite, regrettant amèrement que vous n’ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé de venir vous y divertir avec nous. Ah ! bon père ! de combien de soins, de combien de tendresses, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux, n’eussions-nous pas entouré votre vieillesse ! Certes notre affection et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de la jeunesse que vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de bienfaisantes transpirations en vous faisant manger des artichauts crus ; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu’à une heure de l’après-midi ; mais, hélas ! où êtes-vous ?

Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des lièvres, que nous flânons comme… ? comme vous. Nous allons au spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière ; nous visitons les collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivants : c’est à n’en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d’un pilote expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et séraphique ! Si nous périssons dans cette lutte, je vous promets d’aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle, couronnée d’algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil. Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez de l’eau bénite autour de vous.

Si pourtant, comme je l’espère, une destinée moins poétique me ramène saine et sauve à l’hôtel de France[1], je partirai peu de jours après pour Guillery, où je vous prie de m’adresser votre réponse et celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre en particulier la lettre ci-incluse.

Nous avons ici M. Desgranges[2], que vous connaissez, je crois. Plus, l’avocat général[3], qui me charge de vous dire mille choses affectueuses et obligeantes.

Plus, une douzaine de parents ennuyeux ; plus, deux ou trois autres amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le temps vole trop vite au milieu de ces distractions, qui me remontent un peu l’esprit.

Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures à Nohant. Ce n’est pas que je m’en inquiète beaucoup : j’ai, comme vous, bon père, un fonds de nonchalance et d’apathie qui me rattache sans effort à la vie sédentaire, et, comme dit Stéphane, animale.

Ah çà, que faites-vous ? N’êtes-vous pas un peu fatigué d’affaires et n’aurez-vous pas quelques jours de liberté ? Vous savez que vous vous êtes formellement et solennement engagé à venir vous reposer près de nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire vivement que ce temps arrive, et, en attendant, j’ai l’honneur d’être, ô vertueux père de famille, votre fille et amie,

AURORE.

Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je ne sais laquelle.

  1. À Bordeaux.
  2. Armateur bordelais.
  3. M. Aurélien de Sèze.