Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0143

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Louis Conard (Volume 1p. 317-323).

143. À LA MÊME.
Vendredi, 10 h. du soir [18 septembre 1846.]

Tu es une charmante femme, je finirai par t’aimer à la folie ! Merci de tes vers sur Mantes. Ils m’ont beaucoup plu ; sois-en sûre. Il y en a de beaux, ceux-ci par exemple :

« Tout semblait rayonner du bonheur de nos âmes,
La nature et le ciel confondaient leur splendeur. »
..................
Là, par un long baiser suivi d’autres sans nombre,
Nous avons commencé notre fête d’amour.


et ensuite le mouvement :

Descendons du ciel sur la terre, etc.

J’ai beaucoup ri à la description de l’auberge !

« En nous voyant entrer, l’hôte a compris d’ailleurs
Que nous ferions largesse, et, sur notre visage,
Il a lu notre amour comme un heureux présage. »

J’aime beaucoup le perdreau succulent de Rosni et « l’écrevisse au goût fin que dans la Seine on pêche ! » ; ceci est une faute de géographie culinaire ; je ne pense pas qu’on pêche d’écrevisses dans la Seine à Mantes ! N’importe, mais ce qu’il y a de meilleur, c’est ceci : « Nous mangeâmes tous deux, etc., » jusqu’à : « Quel repas, quel attrait ! » J’attends la lacune avec impatience. C’est là l’endroit le plus délicat. J’en suis curieux. La fin est d’une belle teinte ; mais tu devrais, au commencement, tâcher d’intercaler quelque chose pour l’intelligent préposé du chemin de fer. Il faut que le magnétisme qui attire deux êtres soit bien fort et bien vrai, et il découle d’eux sans doute d’une manière irrésistible, puisqu’il se fait comprendre même des êtres qui lui sont étrangers.

Tu me juges donc un homme très gai, que tu m’envoies toutes les facéties que tu peux recueillir ? C’est une attention qui me touche, car il est vrai que je les aime, surtout quand elles sont aussi bonnes que celles de Mme Gay et de son vaillant époux. Mais il me semble que tu me prends tour à tour pour ce que je ne suis pas. Tantôt tu fais de moi une espèce de maudit de mélodrame, et la fois suivante tu m’assimiles au commis voyageur. Entre nous, je ne suis ni si haut ni si bas ; tu me vulgarises ou me poétises trop. C’est toujours la rage féminine de nier les demi-teintes et de ne pas vouloir, ou pouvoir, rien entendre aux natures complexes. Et il y a si peu de natures simples ! Tu as dit, sans le sentir, un mot d’une portée sublime : « Je crois que tu n’aimes sérieusement que les charges. » Si on le prend à la lettre, il est horriblement faux, car, aimant beaucoup le grotesque, je sens peu le ridicule, ce comique convenu. Mais si on veut lui donner, à ce mot, une signification plus vaste, il se peut qu’il y ait du vrai. Eh bien non ! quand j’y repense. Autrefois je saisissais assez nettement dans la vie les choses bouffonnes des sérieuses ; j’ai perdu cette faculté ! L’élément pathétique est venu pour moi se placer sous toutes les surfaces gaies, et l’ironie plane sur tous les ensembles sérieux. Ainsi donc le sens dans lequel tu dis que je me plais aux farces n’est pas vrai ; car, où en trouve-t-on, de la farce, du moment que tout l’est ? Je sais bien, ma pauvre vieille (ne t’indigne pas du mot, c’est ma meilleure expression de cœur), que tout ça ne te plaît pas trop à entendre ; mais que veux-tu ? Tel je suis ! Quant à mon fatalisme que tu me reproches, il est ancré en moi. J’y crois fermement. Je nie la liberté individuelle parce que je ne me sens pas libre ; et quant à l’humanité, on n’a qu’à lire l’histoire pour voir assez clairement qu’elle ne marche pas toujours comme elle le désirerait. Si tu désires entamer une discussion à ce sujet (qui ne sera pas amusante), je ne bouderai pas. Mais finissons toutes ces niaiseries, et embrassons-nous bien, car je veux te remercier encore une fois de ta bonne lettre de ce matin.

Tu me dis, cher ange, que je ne t’ai pas initiée à ma vie intime, à mes pensées les plus secrètes. Sais-tu ce qu’il y a de plus intime, de plus caché dans tout mon cœur et ce qui est le plus moi dans moi ? Ce sont deux ou trois pauvres idées d’art couvées avec amour ; voilà tout. Les plus grands événements de ma vie ont été quelques pensées, des lectures, certains couchers de soleil à Trouville au bord de la mer, et des causeries de cinq ou six heures consécutives avec un ami qui est maintenant marié et perdu pour moi. La différence que j’ai toujours eue, dans les façons de voir la vie, avec celles des autres, a fait que je me suis toujours (pas assez, hélas !) séquestré dans une âpreté solitaire d’où rien ne sortait. On m’a si souvent humilié, j’ai tant scandalisé, fait crier, que j’en suis venu, il y a déjà longtemps, à reconnaître que pour vivre tranquille il faut vivre seul et calfeutrer toutes ses fenêtres, de peur que l’air du monde ne vous arrive. Je garde toujours malgré moi quelque chose de cette habitude. Voilà pourquoi j’ai, pendant plusieurs années, fui systématiquement la société des femmes. Je ne voulais pas d’entrave au développement de mon principe natif, pas de joug, pas d’influence. J’avais fini par n’en plus désirer du tout. Je vivais sans les palpitations de la chair et du cœur, et sans m’apercevoir seulement de mon sexe. J’ai eu, je te l’ai dit, presque enfant, une grande passion. Quand elle a été finie, j’ai voulu alors faire deux parts, mettre d’un côté l’âme que je gardais pour l’Art, de l’autre le corps qui devait vivre n’importe comment. Puis tu es venue, tu as dérangé tout cela. Voilà que je rentre dans l’existence de l’homme !

Tu as réveillé en moi tout ce qui y sommeillait ou y pourrissait peut-être ! J’ai déjà été aimé et beaucoup ; quoique je sois de ces gens qu’on oublie vite, et plus propres à faire naître l’émotion qu’à la faire durer. On m’aime toujours un peu comme quelque chose de drôle. L’amour, après tout, n’est qu’une curiosité supérieure, un appétit de l’inconnu qui vous pousse dans l’orage, poitrine ouverte et tête en avant.

Je reprends et je dis qu’on m’a aimé ; mais jamais comme toi, et jamais non plus il n’y a eu entre moi et une femme l’union qui existe entre nous deux. Jamais je ne me suis senti envers aucune un dévouement aussi profond, une propension aussi irrésistible, une communion aussi complète. Pourquoi dis-tu sans cesse que j’aime le clinquant, le chatoyant, le pailleté ! Poète de la forme ! c’est là le grand mot à outrages que les utilitaires jettent aux vrais artistes. Pour moi, tant qu’on ne m’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement. La Beauté transsude de la forme dans le monde de l’Art, comme dans notre monde à nous il en sort la tentation, l’amour. De même que tu ne peux extraire d’un corps physique les qualités qui le constituent, c’est-à-dire couleur, étendue, solidité, sans le réduire à une abstraction creuse, sans le détruire en un mot, de même tu n’ôteras pas la forme de l’Idée, car l’Idée n’existe qu’en vertu de sa forme. Suppose une idée qui n’ait pas de forme, c’est impossible ; de même qu’une forme qui n’exprime pas une idée. Voilà un tas de sottises sur lesquelles la critique vit. On reproche aux gens qui écrivent en bon style de négliger l’Idée, le but moral ; comme si le but du médecin n’était pas de guérir, le but du peintre de peindre, le but du rossignol de chanter, comme si le but de l’Art n’était pas le Beau avant tout !

On va, accusant de sensualisme les statuaires qui font des femmes véritables avec des seins qui peuvent porter du lait et des hanches qui peuvent concevoir. Mais s’ils faisaient au contraire des draperies bourrées de coton et des figures plates comme des enseignes, on les appellerait idéalistes, spiritualistes. Ah oui ! c’est vrai : il néglige la forme, dirait-on ; mais c’est un penseur ! Et les bourgeois, là-dessus, de se récrier et de se forcer à admirer ce qui les ennuie. Il est facile, avec un jargon convenu, avec deux ou trois idées qui sont de cours, de se faire passer pour un écrivain socialiste, humanitaire, rénovateur et précurseur de cet avenir évangélique rêvé par les pauvres et par les fous. C’est là la manie actuelle ; on rougit de son métier. Faire tout bonnement des vers, écrire un roman, creuser du marbre, ah ! fi donc ! C’était bon autrefois, quand on n’avait pas la mission sociale du poète. Il faut que chaque œuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs. L’avocasserie se glisse partout, la rage de discourir, de pérorer, de plaider ; la muse devient le piédestal de mille convoitises. Ô pauvre Olympe ! ils seraient capables de faire sur ton sommet un plant de pommes de terre ! Et s’il n’y avait que les médiocres qui s’en mêlassent, on les laisserait faire. Mais la vanité a chassé l’orgueil et établi mille petites cupidités là où régnait une large ambition. Les forts aussi, les grands, se sont dit à leur tour : pourquoi mon jour n’est-il pas venu déjà ? Pourquoi ne pas agiter à chaque heure cette foule, au lieu de la faire rêver plus tard ? Et alors ils sont montés à la tribune ; ils sont entrés dans un journal, et les voilà appuyant de leur nom immortel des théories éphémères.

Ils travaillent à renverser quelque ministre qui tombera sans eux, quand ils pourraient, par un seul vers de satire, attacher à son nom une illustration d’opprobre. Ils s’occupent d’impôt, de douanes, de lois, de paix et de guerre ! Mais que tout cela est petit ! Que tout cela passe ! Que tout cela est faux et relatif ! Et ils s’animent pour toutes ces misères ; ils crient contre tous les filous ; ils s’enthousiasment à toutes les bonnes actions communes ; ils s’apitoient sur chaque innocent qu’on tue, sur chaque chien qu’on écrase, comme s’ils étaient venus pour cela au monde. Il est plus beau, ce me semble, d’aller à plusieurs siècles de distance faire battre le cœur des générations et l’emplir de joies pures. Qui dira tous les tressaillements divins qu’Homère a causés, toutes (sic) les pleurs que le bon Horace a fait en aller dans un sourire ? Pour moi seulement, j’ai de la reconnaissance à Plutarque à cause de ces soirs qu’il m’a donnés au collège, tout pleins d’ardeurs belliqueuses comme si alors j’eusse porté dans mon âme l’entraînement de deux armées.

Je ne sais pas si tout cela est lisible ; j’écris trop vite.

Adieu, cher amour. Il n’y a pas moyen de [te] faire la moindre surprise. Je voulais te donner une ceinture turque et tu la demandes avant que je l’aie reçue. Pouvais-tu imaginer que je n’y pensais pas ! Mille baisers. Merci des autographes. Ce n’est pas que j’en sois amateur ; mais tout ce qui te touche m’intéresse.