Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0144

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Louis Conard (Volume 1p. 324-328).

144. À LA MÊME.
Dimanche soir, 10 heures. 20 septembre 1846.

Je m’étais couché tard hier. On m’a réveillé pour m’apporter ta lettre. Je l’ai lue encore presque endormi et les yeux bouffis. C’est venu comme un de ces bons baisers avec lesquels les mères réveillent leurs enfants, caresse matinale qui bénit toute la journée. J’aime tant tes lettres, elles sont si bien toi, elles émanent si bien de ton pauvre cœur ! Elles sont comme ta figure, tour à tour ardentes, tristes, rêveuses, et toujours aimantes et douces. Entre les lignes, il me semble que je t’aperçois me sourire. Quand mes yeux s’arrêtent au bas des pages, je vois ton long regard tendre qui vient à moi.

Mais pourquoi me caches-tu encore tes chagrins ? Je veux que tu me dises tout, entends-tu ? tout, que tu me donnes des détails. Tu m’en donnes sur beaucoup de gens que je ne connais pas, pourquoi m’en prives-tu sur toi ? Il est triste, n’est-ce pas ? d’être obligé de vivre et surtout d’avoir besoin d’argent pour accomplir cette fonction. C’est ici une des plaies cachées de ma nature, mais plaie énorme. Je suis démesurément pauvre. Quand je dis cela à ma mère ou quand je le laisse percer, elle qui ne comprend pas qu’on désire rien que ce qu’elle a perdu, et qui ne saisit pas que les besoins l’imagination sont les pires de tous, cela la blesse ; elle pense à notre pauvre père qui nous a acquis par son travail une aisance honnête. Eh bien ! je soutiens que c’est un malheur immense, en cela qu’on le sent chaque jour, que d’être né dans la médiocrité avec des instincts de richesse. On en souffre à toute minute, on en souffre pour soi, pour les autres, pour tout.

Tu vas rire de tout cela. Moi j’en ris aussi et je me trouve d’un suprême ridicule. J’ai voulu m’en corriger ; impossible. Ça empire au lieu de diminuer. Je suis d’une cupidité excessive en même temps que je ne tiens à rien. On viendrait m’apprendre que je n’ai plus le sou, que je n’en dormirais pas moins cette nuit. Quant à l’envie et à la jalousie, ce sont deux sentiments dont, en me sondant bien, je ne vois pas l’apparence en moi. J’ai souvent joui du bonheur des autres ; quant à m’en affliger, jamais. Mais mon faible, c’est un besoin d’argent qui m’effraie, c’est un appétit de choses splendides qui, n’étant pas satisfait, augmente, s’aigrit et tourne en manie. Tu me demandais l’autre jour à quoi je passais mon temps avec Du Camp ? Nous avons pendant trois jours travaillé sur la carte un grand voyage en Asie qui devrait durer six ans, et nous coûter, de la manière dont il était conçu, trois millions six cent mille et quelques francs. Nous avons tout arrangé, achat de chevaux, d’équipements, de tentes, paye des hommes d’escortes, costumes, armes, etc. Nous nous étions si bien monté la tête que nous en avons été un peu malades ; lui surtout en a eu la fièvre. N’est-ce pas bête ? Mais qu’y faire si c’est dans mon sang ? Est-ce ma faute ? Il me faudrait seulement pour vivre en garçon à Paris une trentaine de mille livres de rente. Jamais je ne les aurai. Et comme jamais je ne serai propre à gagner deux liards, je m’en irai vivre dans quelque coin où il y ait du soleil, ce qui me tiendra lieu d’habit. Et le beau de là dedans, c’est que mon parti en est pris d’avance. Oui, j’aurais voulu être riche parce que j’aurais fait de belles choses. J’aurais fait de l’Art pratique, j’aurais été grand et beau. Il eût fait bon me connaître ; la canaille m’eût aimé, je l’aurais soulée chaque soir avec plaisir. Les philanthropes sont contents d’eux quand ils ont donné une paire de sabots à un homme qui allait nu-pieds et une soupe à celui qui mangeait un morceau de pain sec. J’aurais fait mieux ; j’aurais procuré le plaisir à ceux qui sont tristes et prodigué le superflu à ceux qui ont le nécessaire. Axiome : le superflu est le premier des besoins. Quand vous sortez, vous cherchez vos gants avant votre bourse que vous oubliez plutôt qu’eux. Sais-tu à quoi j’ai pensé ces jours-ci ? À deux meubles que je voudrais me faire confectionner ; le premier serait pour être mis dans un salon voûté en dôme bleu ; c’est un divan en peau de cygne ; et le second, c’est un divan en plumes de colibri. En voilà assez pour m’occuper toute une journée et me rendre triste le soir. Ne crois pas que je sois paresseux, que je passe ma journée à regarder le plafond en rêvant à toutes ces songeries. Je suis naturellement actif et laborieux. Je lis, j’écris, je m’occupe. Mais j’ai des bondissements intérieurs qui m’emportent malgré moi.

L’histoire de ce bon bibliophile qui t’a aimée sans te le dire m’a touché. Pauvre homme, il a dû souffrir ! Je ne sais pas si c’est parce que j’avais un pressentiment qu’il t’aimait que je me suis de suite senti à lui vouloir du bien. À propos, pendant que j’y pense, demande donc à ton cousin, puisqu’il a habité Cayenne, qu’il te donne des nouvelles de deux personnes, M. Brache et Mme Foucaud de Lenglade. Cette dernière doit n’y plus être depuis longtemps.

Je t’envoie un mot pour faire remettre à Phidias, quand tu sauras où on peut le trouver. Le mieux sera le plus tôt possible. Lis-le, tu verras de quoi il est question et, si tu connais quelqu’un qui puisse rendre service à mon protégé, cela me fera grand plaisir. Je suis tout dévoué à ce brave garçon qui se rallie à mes souvenirs les plus gais, les plus tendres aussi. C’est lui qui faisait jouer à ma sœur du Mozart et du Beethoven. J’ai beaucoup ri avec lui autrefois, beaucoup bu aussi. Maintenant entre lui et moi, comme avec tous les autres du reste, il n’y a plus rien de commun. Cela est venu par la force des choses. J’ai changé, j’ai grandi. Voilà, celui-là a une nature heureuse. Il a été dans la plus atroce misère sans en être affecté, et, quand il a pu, il s’en est donné à cœur joie. C’est une belle et bonne âme, et la plus généreuse que je connaisse, sous son enveloppe commune. Quand il n’a plus d’argent, il donne ses habits, ses meubles. Je l’ai vu hébergeant et nourrissant sept personnes à la fois. Comme il n’avait pas de draps pour la septième, il la faisait coucher avec lui. J’y suis entré un matin ; l’étranger avait pour bonnet de nuit une casquette d’été que son hôte lui avait prêtée ; c’était d’un comique achevé ! J’aimerais à le voir réussir dans sa demande. Je le crois un vrai artiste. Parles-en à Chopin, si tu vas chez G. Sand ; c’est son ami intime et son camarade d’enfance.

N’aie pas peur que je fasse la cour à ma cousine la Champenoise ; l’idée m’en a fait rire. C’est une de ces figures qui n’excite pas. Ma belle-sœur a vu tantôt ton portrait qu’elle ne connaissait pas. Elle a d’abord trouvé que tu ressemblais à une dame de sa connaissance ; puis en le regardant de plus près, elle a trouvé que non et, faisant attention aux papillotes : « Est-ce qu’elle en a autant que ça ? — Oui. C’est comme des oreilles de caniche ! » Voilà son éloge. J’ai trouvé ça drôle. Et moi, ai-je pensé, je suis le berger de ce caniche.

Adieu chère aimée, mille baisers sur tes beaux yeux et sur ces longues papillotes dont je vais quelquefois respirer un peu l’odeur dans la petite pantoufle à crevés bleus ; car c’est là que j’ai serré la mèche. La mitaine est dans l’autre, la médaille à côté, et à côté les lettres.