Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0145

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Louis Conard (Volume 1p. 328-330).

145. À PRADIER.
Croisset, près Rouen, lundi matin.
[21 septembre 1846.]

Une fois que vous avez rendu service aux gens, on n’entend plus parler de vous. Quand vous vous êtes remué pour eux, vous croyez avoir tout fait. Vous vous trompez ; il serait bien aimable de leur donner signe de vie quelquefois. Quand vous venez à Rouen, vous ne me faites pas de visites ; et, quand je vais à Paris, on ne vous trouve pas. Vous serez bien forcé, au moins cette fois, de me répondre, si vous êtes un peu brave homme, comme j’en suis sûr.

Vous m’avez dit, lors de nos affaires (qui, Dieu merci ! sont finies : Achille est installé à l’Hôtel-Dieu et tout prêt à vous y recevoir, si vous vous présentez), que vous connaissiez Mlle Bertin, et, partant, tout le Journal des Débats. Mlle Bertin est une notabilité musicale qui pourrait nous rendre service. J’ai encore l’air d’un fier intrigant, n’est-ce pas ? Il y a de quoi rire. Voici l’histoire :

Il s’agit de l’Opéra et de la place d’Habeneck, qui va être vacante par suite de la paralysie d’iceluy. Ce n’est pas moi qui la demande, cette place, mais un de mes amis, un homme de talent, d’un talent vrai et sérieux, que l’on appelle Orlowski. Il a été premier alto à l’Opéra-Comique, chef d’orchestre à Rouen, où il a monté La Juive d’une façon telle qu’il s’est acquis, de ce jour-là, la protection et l’amitié d’Halévy, qui va appuyer sa demande. Il est venu en France comme premier grand prix du Conservatoire de Varsovie. C’est un artiste possédant à fond les partitions étrangères, une vraie nature musicale qui va se perdre et pourrir en province.

Ainsi, ce n’est pas un sot que je vous recommande ; ou plutôt c’en est un ! Car le pauvre garçon manque absolument de chic, qualité indispensable pour réussir à Paris ; et il restera à la porte, avec toute sa science musicale (tout son génie peut-être !) tandis qu’on lui préférera quelque aimable monsieur, compositeur de romances andalouses. Si Mlle Bertin pouvait le recommander à Pillet ou à Cavé, en même temps qu’elle me ferait grand plaisir, elle ne ferait rien que de juste. Si elle connaît Chopin, le pianiste, c’est un ami intime d’Orlowski, qui lui donnerait sur son compte tous les renseignements possibles pour tranquilliser sa conscience d’artiste. La nomination dépend de M. Duchâtel[1]. Je doute que vous lui ayez donné des leçons de latin, ou même de français ! Si vous le connaissiez, ce serait superbe !

Dites-moi un peu, quand vous me répondrez, ce que vous faites. Où en est votre Démosthènes ? Parlez-moi un peu de vos travaux. Cet hiver, si je vais à Paris, j’espère avoir avec vous quelques bonnes causeries un peu littéraires et classiques qui me seront sans doute utiles, amusantes à coup sûr. Adieu, mon cher maître. Je vous recommande bien sérieusement mon chef d’orchestre et je vous serre les mains. À vous de cœur.

Il ne se présente pour cette place aucun concurrent sérieux ; c’est ce qui engage mon ami à se présenter. S’il avait vu parmi ses concurrents un homme connu, il se serait retiré.


  1. Ministre de l’intérieur.