Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0153

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Louis Conard (Volume 1p. 358-361).

153. À LA MÊME.
Mercredi matin, [7 octobre 1846.]

Je ne t’avais pas parlé de venir ici, parce que je suis toujours empêtré de mes chers parents et que je n’aurais pu m’absenter une grande demi-journée pour aller à Rouen. Si l’Officiel n’arrive pas, s’ils s’en vont bientôt et que la Commission[1] retarde, comme j’en ai peur, je t’écrirai donc de venir me faire une petite visite. J’irai samedi chez le Secrétaire de la Commission et je tâcherai de l’animer tellement qu’il pousse l’épée dans les reins aux autres pour en finir vite.

Pradier m’a écrit qu’il allait s’en aller à Nîmes ; il m’offre même de l’accompagner. Il eût été plus aimable de sa part de me répondre à ce que je lui demandais. J’attendais de lui une lettre confidentielle, que je puisse laisser au Secrétaire, et dans laquelle il m’aurait demandé à faire le buste. Cela m’eût beaucoup servi pour le faire agréer par ces drôles, car il se présente plusieurs sculpteurs, Danton entr’autres. Tâche de le voir et de lui parler de cela, ou écris-lui un mot.

Il serait bien possible, comme tu le présages dans ta lettre d’avant-hier, que cette bonne Mme Foucaud, si elle a besoin d’argent, m’en demande. Le malheur est que je n’en ai pas : j’ai mangé, cette année, trois fois mon revenu. Si j’en ai quand elle m’en demandera, je lui en donnerai ; sinon, non. Ce refus forcé m’humiliera, mais qu’y faire ?

C’est ta lettre qui était enthousiaste, ardente, sentie ! Parce que je te dis que je vais venir bientôt, tu approuves tout en moi, tu me combles de caresses et d’éloges. Tu ne me reproches plus la fantaisie, mon amour d’images, mon égoïsme raffiné, etc. Mais qu’un obstacle se présente qui m’empêche, et ça recommencera, n’est-ce pas ? Ô ! enfant, enfant, que tu es jeune encore !

L’amour est une plante de printemps qui parfume tout de son espoir, même les ruines où il s’accroche. Ce n’est pas pour dire que tu sois une ruine, ma chérie. C’est pour te dire que, quoique tu te prétendes plus vieille que moi d’âge, tu es plus jeune. Tu me regardes un peu comme Mme de Sévigné faisait de Louis XIV : « Oh ! le grand roi ! », parce qu’il avait dansé avec elle. Moi, parce que tu m’aimes, tu me crois beau, intelligent, sublime ; tu me prédis de grandes choses ! Non ! non ! Tu te trompes. Autrefois, j’ai eu toutes ces idées-là sur mon compte. Il n’est pas un crétin qui ne se soit rêvé grand homme, pas un âne qui, en se contemplant dans le ruisseau où il passait, ne se soit regardé avec plaisir et trouvé des allures de cheval. Il me manque beaucoup, et des meilleures choses, pour faire du bon. J’ai écrit çà et là quelques belles pages, mais pas une œuvre. J’attends un livre que je médite pour me fixer à moi-même ma valeur. Mais ce livre ne s’exécutera peut-être jamais, et c’est dommage ; ce sera une grande privation pour ceux qui auraient pu le connaître.

Parmi les marins, il y [en] a qui découvrent des mondes, qui ajoutent des terres à la terre et des étoiles aux étoiles. Ceux-là ce sont les maîtres, les grands, les éternellement beaux. D’autres lancent la terreur par les sabords de leurs navires, capturent, s’enrichissent et s’engraissent. Il y en a qui s’en vont chercher de l’or et de la soie sous d’autres cieux. D’autres seulement tâchent d’attraper dans leurs filets des saumons pour les gourmets et de la morue pour les pauvres. Moi, je suis l’obscur et patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée, au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à regarder l’Océan de l’Art où les autres naviguent ou combattent, et je m’amuserai parfois à aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra ; aussi je les garderai pour moi seul et j’en tapisserai ma cabane.

On doit décidément te prendre chez Du Camp pour une dame qui lui veut beaucoup de bien. Mais patiente un peu ; les premiers jours de la semaine prochaine tu le verras. Dis-moi, s’il y a quelqu’un chez toi, sous quel prétexte faut-il qu’il se présente, pour que je le lui écrive ? et vers quelle heure à peu près ? Est-ce que, si l’Officiel est à Paris, tu ne pourrais pas dire que tu vas chez Phidias pour ton buste et venir avec moi ? Ce bon buste ! nous aura-t-il servi !…

Je me répète toujours et incessamment de manière à m’en fatiguer (mais ça me revient malgré moi)

Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange,
....................

Adieu ma toute chérie, je t’embrasse partout. C’est surtout le matin et le soir que je pense à toi. Ton image me vient avec le jour et me berce, à demi engourdi, quand je m’endors.

Encore mille tendresses et mille baisers.


  1. Commission réunie à propos d’un projet de monument au père de Flaubert.