Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0154

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Louis Conard (Volume 1p. 361-364).

154. À LA MÊME.
Jeudi soir, 10 h. [8 octobre 1846.]

Quand ma journée est finie et que j’ai assez pensé, écrit, lu, rêvé, bâillé, quand je suis saoul de travail et que j’éprouve la fatigue de l’ouvrier sur le soir, je me repose dans ton souvenir, comme sur un bon lit ; je me livre à toi, je t’aspire et ça me rafraîchit, et ça m’égaye, ainsi que ces bonnes brises nocturnes qui vous pénètrent l’âme de vie et de jeunesse. On ouvre sa fenêtre, on ouvre son cœur, pour s’emplir de ce quelque chose d’innommé qui est si doux et si grand. Il me semble que la nuit est faite pour un ordre d’idées tout particulier et autre que celui où nous vivons tout le jour ; c’est le moment des soupirs, des désirs, du souvenir et de l’espoir ; c’est là que, seule et éveillée, la pensée plane à l’aise entre la terre et le ciel, comme ces oiseaux qui vivent dans les nuages. Le corps aussi y a des joies plus violentes. Qu’est-ce qui a jamais eu l’idée de faire un festin autrement qu’aux flambeaux ?

Que le diable m’emporte si je sais ce que je veux dire ! si ce n’est que, ce soir, je voudrais t’avoir là, te baiser sur les lèvres, passer mes mains sous tes papillotes légères et mettre ma tête sur ta gorge, quoique cela me soit défendu depuis que tu as vu que je parlais de la tienne à Mme Foucaud. Tu as donc trouvé ma lettre un peu tendre ? Je ne m’en serais pas douté. Il me semble au contraire qu’il y avait par moments un peu d’insolence, et que le ton général en était légèrement gentilhomme. Tu me dis que j’ai aimé sérieusement cette femme. Cela n’est pas vrai. Seulement, quand je lui écrivais, avec la faculté que j’ai de m’émouvoir par la plume, je prenais mon sujet au sérieux ; mais seulement pendant que j’écrivais. Beaucoup de choses qui me laissent froid, ou quand je les vois, ou quand d’autres en parlent, m’enthousiasment, m’irritent, me blessent si j’en parle, et surtout si j’écris. C’est là un des effets de ma nature de saltimbanque. Mon père, à la fin, m’avait défendu d’imiter certaines gens (persuadé que j’en devais beaucoup souffrir, ce qui était vrai, quoique je le niasse), entr’autres un mendiant épileptique que j’avais un jour rencontré au bord de la mer. Il m’avait conté son histoire ; il avait été d’abord journaliste, etc., c’était superbe. Il est certain que, quand je rendais ce drôle, j’étais dans sa peau. On ne pouvait rien voir de plus hideux que moi à ce moment-là. Comprends-tu la satisfaction que j’en éprouvais ? Je suis sûr que non.

Pour en revenir à cette vénérable créature, voilà avec elle toute la vérité ! J’ai eu d’autres aventures plus ou moins drôles, mais de toutes ces bêtises-là, qui même dans le temps ne m’entraient pas bien avant dans le cœur, je n’ai eu qu’une passion véritable, je te l’ai déjà dit. J’avais à peine quinze ans ; ça m’a duré jusqu’à dix-huit, et quand j’ai revu cette femme-là[1], après plusieurs années, j’ai eu du mal à la reconnaître. Je la vois encore quelquefois, mais rarement, et je la considère avec l’étonnement que les émigrés ont dû avoir quand ils sont rentrés dans leur château délabré : « Est-il possible que j’aie vécu là ? ». Et on se dit que ces ruines n’ont pas toujours été ruines et que vous vous êtes chauffé à ce foyer délabré où la pluie coule et où la neige tombe. Il y aurait une histoire magnifique à faire, mais ce n’est pas moi qui la ferai, ni personne ; ce serait trop beau. C’est l’histoire de l’homme moderne depuis sept ans jusqu’à quatre-vingt-dix. Celui qui accomplira cette tâche restera aussi éternel que le cœur humain lui-même.

Quand tu voudras, je te raconterai quelque chose de ce drame inconnu que j’ai observé et chez moi et chez les autres aussi. Il doit se passer chez la femme quelque chose de semblable, mais je ne m’en doute pas. Je n’en ai pas encore rencontré qui m’aient montré franchement les cendres de leur cœur. Elles veulent vous faire croire que tout y est braise ; elles le croient elles-mêmes.

Un conseil, pendant que j’y pense, ma toute chérie : ne parle pas tant de moi à Phidias. Tu finiras par l’ennuyer de moi. Tu sais qu’il n’y a rien de désagréable à entendre comme l’éloge d’un ami, quand il est répété surtout. Dans la lettre que j’ai reçue de lui, il me propose de partir avec lui pour Nîmes, comme si je le pouvais ! S’il s’en va de Paris le 18, il est presque certain que je ne le verrai qu’après son retour, car la commission ne se rassemblera que la semaine prochaine. Au reste, le secrétaire de la commission doit m’écrire, dans un jour ou deux, ce qu’on va faire. Si, par le plus grand des hasards, c’était fini d’ici à peu, je filerais immédiatement. Combien notre ami sera-t-il de temps absent ?

Du Camp recevra dimanche matin (il doit arriver je crois dans la nuit) ton mot. Il s’y rendra bien sûr, s’il le peut, car il est charmant. Sais-tu que ce serait drôle ton dîner, tel que tu l’avais projeté, avec Toirac, Du Camp, Phidias. J’aurais l’air du maître de maison qui invite ses amis chez lui. Comme il a plu aujourd’hui, on n’est pas sorti, et il a fallu faire la conversation. Ah Dieux ! le grec en a souffert, et moi aussi, et puis les enfants. Décidément, quoique ça soit bien gentil, je n’aime pas les moutards ; ils ressemblent trop aux hommes. Les sentiments factices sont assommants, mais les naturels jouissent quelquefois de ce privilège. J’ai éprouvé aujourd’hui la justesse de cette maxime.

Adieu cher amour, mille baisers ; pense à moi (il n’est pas besoin de te le dire n’est-ce pas ?) ; envoie-toi dans la glace deux bons baisers de ma part.

À toi.


  1. Mme Maurice Schlésinger, femme de l’éditeur de musique.