Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0480

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Louis Conard (Volume 4p. 88-90).

480. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 17 septembre 1855.

Tâche de m’envoyer, mon bonhomme, pour dimanche prochain, ou plus tôt si tu peux, les renseignements médicaux suivants : on monte la côte, Homais contemple l’aveugle aux yeux sanglants (tu connais le masque) et il lui fait un discours ; il emploie des mots scientifiques, croit qu’il peut le guérir et lui donne son adresse. Il faut qu’Homais, bien entendu, se trompe, car le pauvre bougre est incurable.

Si tu n’as pas assez dans ton sac médical pour me fournir de quoi écrire cinq ou six lignes corsées, puise auprès de Follin et expédie-moi cela. J’irais bien à Rouen, mais ça me ferait perdre une journée et il faudrait entrer dans des explications trop longues.

J’ai été depuis trois jours extrêmement abruti par un coryza des plus soignés ; mais aujourd’hui pourtant j’ai passablement travaillé. J’espère que dans un mois la Bovary aura son arsenic dans le ventre. Te l’apporterai-je enterrée ? J’en doute.

Je crois décidément que tu passeras à la lecture, premier point. (Ainsi, mon pauvre vieux, note bien que tu n’en es qu’au premier point, douce perspective.) C’est maintenant qu’il va falloir déployer des jambes et de la diplomatie. Il est parfaitement inutile de dire aux amis que tu passes à la lecture. Je crois qu’ici Blanche « doit se montrer » ; il faut à toute force que tu aies un tour de faveur, car on peut te faire droguer encore des années ! Je compte assez sur Mme Stroelin, avec laquelle j’irai chez le docteur Conneau, etc. Enfin, nous verrons, nous nous trémousserons.

À ta place, j’irais de suite chez Janin. C’est un excellent homme, complaisant ; il a fait de toi de grands éloges ; je lui conterais tout. Il te servirait, ou tout au moins ce serait pour plus tard un jalon. Puisque tu n’écris pas maintenant, marche.

Tu as peut-être raison, il vaut mieux attendre ; je parle de notre conduite à tenir envers ces messieurs de là-bas. Quant à l’article Melaenis, je prendrai plaisir à en demander compte à l’inoffensif Cormenin, et j’en apprendrai là plus peut-être que je n’en veux savoir.

Quel besoin d’invectives j’éprouve ! J’en suis gorgé ! Je tourne au Rousseau. Double effet de la solitude et de l’excitation. Nous finirons par croire à une conjuration d’Holbachique, tu verras.

Patience. Nous aurons notre jour, nous ferons notre trou. Mais il n’est pas fait. Il faut entasser œuvres sur œuvres, travailler comme des machines et ne pas sortir de la ligne droite. Tout cède à l’entêtement.

J’éprouve le besoin, maintenant, d’aller vite.

Remarque : Voilà deux fois dans cette demi-page que j’écris : « j’éprouve le besoin ». Je suis, en effet, un homme qui éprouve beaucoup de besoins.

J’ai appris avec enthousiasme la prise de Sébastopol, et avec indignation le nouvel attentat dont un monstre s’est rendu coupable sur la personne de l’Empereur[1]. Remercions Dieu qui nous l’a encore conservé pour le bonheur de la France. Ce qu’il y a de déplorable, c’est que ce misérable est de Rouen. C’est un déshonneur pour la ville. On n’osera plus dire qu’on est de Rouen.


  1. Un individu, Dieudonné Bellemare, avait tiré, sans l’atteindre, deux coups de revolver sur l’Empereur, à sa sortie des Italiens.