Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0948

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Louis Conard (Volume 5p. 344-346).

948. À JULES DUPLAN.
Croisset, dimanche [15 décembre 1867].

Comme je voudrais être avec toi, mon bon cher vieux : 1o parce que je serais avec toi ; 2o parce que je serais en Égypte ; 3o parce que je ne travaillerais pas ; 4o parce que je verrais le soleil, etc.

Tu n’imagines pas l’horrible temps qu’il fait aujourd’hui. Le ciel est grisâtre comme un pot de chambre mal lavé, et plus bête encore que laid.

Je vis actuellement tout à fait seul, ma mère étant à Rouen. Monseigneur vient me voir d’habitude tous les dimanches. Mais aujourd’hui, il traite, il donne à dîner à un tapissier de ses amis. Sa sérénité commence à revenir. Je crois qu’il est sur le point d’empoigner un sujet. Mais son changement de résidence l’avait complètement dévissé. J’ai reçu avant-hier une lettre de Maxime. Il me paraît en très bon état, rugissant d’ailleurs contre M. Thiers, lequel est maintenant le roi de France. Voilà où nous en sommes, mon bon, absolument cléricaux. Tel est le fruit de la bêtise démocratique ! Si on avait continué par la grande route de M. de Voltaire, au lieu de prendre par Jean-Jacques, le néo-catholicisme, le gothique et la fraternité, nous n’en serions pas là. La France va devenir une espèce de Belgique, c’est-à-dire qu’elle sera divisée franchement en deux camps. Tant mieux ! Quel coupable qu’Isidore ! Mais comme il faut toujours tirer de tout un agrément personnel, je me réjouis, quant à moi, du triomphe de M. Thiers. Cela me confirme dans le dégoût de ma patrie et la haine que je porte à ce Prud’homme. Est-il possible de parler de la religion et de la philosophie avec un laisser-aller plus idiot ! Je me propose, du reste, de l’arranger dans mon roman, quand j’en serai à la réaction qui a suivi les journées de juin. J’aurai (dans le second chapitre de ma troisième partie) un dîner où on exaltera son livre sur la propriété. Je travaille comme trente mille nègres, mon pauvre vieux, car je voudrais avoir fini ma seconde partie à la fin de janvier. Pour avoir terminé le tout au printemps de 69, de manière à publier dans deux ans d’ici, je n’ai pas huit jours à perdre ; tu vois la perspective. Il y a des jours, comme aujourd’hui, où je me sens moulu. J’ai peine à me tenir debout, et des suffocations intermittentes m’étouffent.

C’est jeudi dernier que j’ai eu 46 ans ; cela me fait faire des réflexions philosophiques ! En regardant en arrière, je ne vois pas que j’aie gaspillé ma vie, et qu’ai-je fait, miséricorde ! Il serait temps de pondre quelque chose de propre.

N’oublie pas d’étudier, pour moi, le coquin Orientalo-Occidental ; fourre dans ta mémoire quelques anecdotes idoines à mes désirs ; prends-moi des notes. Et ne t’abrutis pas dans les billards européens ! Repasse-toi une séance d’almées, et va voir les pyramides. Qui sait si tu retourneras jamais en Égypte ! Profite de l’occasion, crois-en un vieux plein d’expérience, et qui t’aime. Si tu y penses, rapporte-moi : 1o un flacon d’huile de santal, et 2o une ceinture de pantalon en filet ; songe que ton ami a la bedaine grosse. En fait de nouvelles, l’artiste Feydeau a un succès avec la Comtesse de Châlis, ce qui ne l’empêche pas d’échanger, dans le Figaro, des objurgations avec l’israélite Lévy. La Manette Salomon des Bichons me paraît avoir remporté une veste d’une telle longueur qu’elle peut passer pour un linceul ; c’est à lire néanmoins.

En fait de lectures, je me suis livré dernièrement à l’étude du croup. Il n’y a pas de style plus long et plus vide que celui des médecins ! Quels bavards ! Et ils méprisent les avocats !

Fais-moi penser à t’apporter une raide pièce de vers composée par Bérat ; c’est un éloge de Rouen comme tu n’en découvriras pas dans les hypogées, je t’en réponds.