Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0949

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Louis Conard (Volume 5p. 346-348).

949. À GEORGE SAND.
[Croisset] nuit de mercredi [18-19 décembre 1867].

Chère maître, chère amie du bon Dieu, « parlons un peu de Dozenval », rugissons contre M. Thiers ! Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non, rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie ! Est-il possible de traiter avec un sans-façon plus naïf et plus inepte la philosophie, la religion, les peuples, la liberté, le passé et l’avenir, l’histoire et l’histoire naturelle, tout, et le reste ! Il me semble éternel comme la médiocrité ! Il m’écrase.

Mais le beau, ce sont les braves gardes nationaux qu’il a fourrés dedans en 1848, et qui recommencent à l’applaudir ! Quelle infinie démence ! Ce qui prouve que tout consiste dans le tempérament. Les prostituées, comme la France, ont toujours un faible pour les vieux farceurs.

Je tâcherai du reste, dans la troisième partie de mon roman (quand j’en serai à la réaction qui a suivi les journées de juin), d’insinuer un panégyrique dudit, à propos de son livre : De la propriété, et j’espère qu’il sera content de moi.

Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risquer de passer, plus tard, pour un imbécile ? Cela est un rude problème. Il me semble que le mieux est de les peindre, tout bonnement, ces choses qui vous exaspèrent. Disséquer est une vengeance.

Eh bien ! ce n’est pas à lui que j’en veux, ni aux autres ; mais aux nôtres.

Si l’on se fût préoccupé davantage de l’instruction des classes supérieures en reléguant pour plus tard les comices agricoles ; si on avait mis enfin la tête au-dessus du ventre, nous n’en serions pas là probablement.

Je viens de lire, cette semaine, la Préface de Buchez à son Histoire parlementaire. C’est de là entre autres que sont sorties beaucoup de bêtises dont nous portons le poids aujourd’hui.

Et puis, ce n’est pas bien de dire que je ne pense pas « à mon vieux Troubadour ». À qui donc penser ? À mon bouquin peut-être ? Mais c’est bien plus difficile et moins agréable.

Jusques à quand restez-vous à Cannes ?

Après Cannes, est-ce qu’on ne reviendra pas à Paris ? Moi, j’y serai vers la fin de janvier.

Pour que j’aie fini mon livre dans le printemps de 1869, il faut que d’ici là je ne me donne pas huit jours de congé ! Voilà pourquoi je ne vais point à Nohant. C’est toujours l’histoire des Amazones. Pour mieux tirer de l’arc, elles s’écrasaient le teton. Est-ce un si bon moyen, après tout !

Adieu, chère maître, écrivez-moi, hein !

Je vous embrasse tendrement.