Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1090

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Louis Conard (Volume 6p. 101-102).

1090. À GEORGE SAND.
Mercredi après-midi [12 janvier 1870].
Chère Maître,

Votre commission était faite hier à une heure. La Princesse a, devant moi, pris une petite note sur votre affaire pour s’en occuper immédiatement. Elle m’a paru très contente de pouvoir vous rendre service.

On ne parle que de la mort de Noir[1]. Le sentiment général est la peur, pas autre chose.

Dans quelles tristes mœurs nous sommes plongés ! Il y a tant de bêtise dans l’air qu’on devient féroce. Je suis moins indigné que dégoûté. Que dites-vous de ces messieurs qui viennent parlementer munis de pistolets et de cannes à dard ? Et de cet autre, de ce prince qui vit au milieu d’un arsenal et qui en use ? Joli ! Joli !

Quelle chouette lettre vous m’avez écrite avant-hier ! Mais votre amitié vous aveugle, chère bon maître. Je n’appartiens pas à la famille de ceux dont vous parlez. Moi qui me connais, je sais ce qui me manque. Et il me manque énormément !

En perdant mon pauvre Bouilhet, j’ai perdu mon accoucheur, celui qui voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même. Sa mort m’a laissé un vide dont je m’aperçois chaque jour davantage !

À quoi bon faire des concessions ? Pourquoi se forcer ? Je suis bien résolu, au contraire, à écrire pour mon agrément personnel, et sans nulle contrainte. Advienne que pourra !


  1. Yves Salmon, dit Victor Noir, journaliste, collaborateur de la Marseillaise, assassiné Le 10 janvier 1870 par le Prince Pierre Bonaparte, devant lequel il se présentait, accompagné de Ulric de Fonvielle, comme témoin de Paschal Grousset dans une affaire d’honneur. L’enterrement de Victor Noir eut lieu le 12 janvier.