Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1385

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Louis Conard (Volume 7p. 38-39).

1385. À GEORGE SAND.
[Croisset], dimanche [20 juillet 1873].

Je ne suis pas comme M. de Vigny, je n’aime point « le son du cor au fond des bois ». Voilà deux heures qu’un imbécile, posté dans l’île en face de moi, m’assassine avec son instrument. Ce misérable-là me gâte le soleil et me prive du plaisir de goûter l’été. Car il fait maintenant un temps splendide, mais j’éclate de colère. Je voudrais bien, cependant, causer avec vous un petit peu, chère maître.

Et d’abord, salut à votre septantaine, qui me paraît plus robuste que la vingtaine de bien d’autres ! Quel tempérament d’Hercule vous avez ! Se baigner dans une rivière glacée, c’est là une preuve de force qui m’épate, et la marque d’un « fonds de santé » rassurante pour vos amis. Vivez longtemps ! Soignez-vous pour vos chères petites-filles, pour le bon Maurice, pour moi aussi, pour tout le monde, et j’ajouterais : pour la littérature, si je n’avais peur de vos dédains superbes.

Allons, bon, encore le cor de chasse ! C’est du délire. J’ai envie d’aller chercher le garde champêtre.

Moi, je ne les partage pas, vos dédains, et j’ignore absolument, comme vous le dites, « le plaisir de ne rien faire ». Dès que je ne tiens plus un livre ou que je ne rêve pas d’en écrire un, il me prend un ennui à crier. La vie ne me semble tolérable que si on l’escamote. Ou bien, il faudrait se livrer à des plaisirs désordonnés… et encore !

Donc, j’en ai fini avec le Sexe faible, qui sera joué — telle est du moins la promesse de Carvalho — en janvier, si l’Oncle Sam, de Sardou, est rendu par la Censure ; dans le cas contraire, ce serait en novembre.

Comme j’avais pris l’habitude, pendant six semaines, de voir les choses théâtralement, de penser par le dialogue, ne voilà-t-il pas que je me suis mis à construire le plan d’une autre pièce, laquelle a pour titre : le Candidat ? Mon plan écrit occupe vingt pages. Mais je n’ai personne à qui le montrer. Hélas ! Je vais donc le laisser dans un tiroir et me remettre à mon bouquin. Je lis l’Histoire de la médecine, de Daremberg, qui m’amuse beaucoup, et j’ai fini l’Essai sur les facultés de l’entendement, du sieur Garnier, que je trouve fort sot. Voilà mes occupations. Il paraît se calmer. Je respire !

Je ne sais si à Nohant on parle autant du Schah[1] que dans nos régions. L’enthousiasme a été loin. Un peu plus, on l’aurait proclamé empereur. Son séjour à Paris a eu, sur la classe commerçante, boutiquière et ouvrière, une influence monarchique dont vous ne vous doutez pas, et messieurs les cléricaux vont bien, très bien même.

Autre côté de l’horizon, les horreurs qui se commettent en Espagne ! De telle sorte que l’ensemble de l’humanité continue à être gentil.


  1. La réception grandiose du schah de Perse à Paris donna lieu, en effet, à quelque effervescence dans le milieu monarchique. L’empressement de la population à acclamer le souverain autocrate marquait, pour certains, une disposition politique du pays à ne pas méconnaître.