Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1600

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 7p. 332-333).

1600. À GUY DE MAUPASSANT.
[Croisset, août 1876.]
Mon cher Ami,

M. Laugel m’embarrasse. Porter un jugement sur l’avenir d’un homme me paraît chose tellement grave que je m’en abstiens. D’autre part, demander si l’on doit écrire ne me semble pas la marque d’une vocation violente. Est-ce qu’on prend l’avis des autres pour savoir si l’on aime ? Franchement, je ne puis répondre que des banalités. Excusez-moi ! dites-lui que je suis très occupé (ce qui est vrai) et que nous nous verrons l’hiver prochain. En attendant, qu’il travaille. Mon « jugement » sera mieux assis sur un bagage un peu plus lourd.

L’article sur Renan n’a pour moi aucune importance, mais j’ai été indigné de la basse envie démocratique qui en transsude. En effet, il fallait plaire à son public.

Conclusions : S’écarter des journaux ! La haine de ces boutiques-là est le commencement de l’amour du Beau. Elles sont par essence hostiles à toute personnalité un peu au-dessus des autres. L’originalité, sous quelque forme qu’elle se montre, les exaspère. Je me suis fâché avec la Revue de Paris et je me fâche avec la République des Lettres, Afin de continuer mes relations avec Lapierre, je ne lis pas le Nouvelliste. Jamais de la vie aucun journal ne m’a rendu le plus petit service. On n’a pas reçu les romans que j’y recommandais, ni inséré la moindre des réclames sollicitées pour des amis, et les articles qui m’étaient favorables ont passé malgré la direction des dites feuilles. Entre ces messieurs et moi, il y a une antipathie de race profonde. Ils ne le savent pas ; moi je le sens bien. En voilà assez sur ces misérables.

Ah ! la bêtise humaine vous exaspère ! et elle vous barre jusqu’à l’Océan ! Mais que diriez-vous, jeune homme, si vous aviez mon âge ?

Dans huit ou dix jours j’aurai fini mon perroquet. Je suis impatient de vous le lire. Tâchez de venir à Croisset avant le commencement de septembre. Vous y coucherez (j’ai cinq lits à votre disposition !) Il se pourrait que je m’absentasse dès les derniers jours d’août. Dans ce cas-là je vous préviendrais.

Embrassez votre chère maman pour moi, et qu’elle vous le rende.

Votre vieux.