Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1601

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Louis Conard (Volume 7p. 333-335).

1601. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset, Jeudi 3 heures, 3 août 1876].

Si le second facteur n’apporte pas tout à l’heure une lettre de ma pauvre fille, celle-ci partira tout de même, car tu serais longtemps sans nouvelles de Vieux, qui n’a pourtant rien à te dire.

Je suis bien curieux de savoir comment le voyage s’est passé par la petite chaleur qu’il faisait dimanche dernier. Ce jour-là, j’ai été dîner chez Mme Lapierre (retour d’Auvergne) et j’ai cuydé en crever sur l’Union. C’est la seule fois, cet été, que la chaleur m’ait gêné.

Le matin j’avais eu le bon Laporte, qui m’a prêté le livre d’un chantre de Couronne pour m’instruire dans les processions, et un autre de médecine, où je puise des renseignements sur les pneumonies. Actuellement j’ai donc sur ma table, autour du perroquet : le bréviaire du susdit chantre, ton paroissien, les quatre volumes du paroissien appartenant à ton époux ; de plus : l’Eucologe de Lisieux, ayant appartenu à ton arrière-grand’mère. Mais je commence à tomber sur les bottes. La fin est dure ! Heureusement que je n’ai plus que six pages !

Sans l’eau froide, je n’aurais pas été aussi vigoureux depuis deux mois. Sais-tu que mes nuits ordinaires n’excèdent pas cinq ou six heures, au plus ? et je ne dors pas dans le jour. Émile en est esbahi. J’ai peur de retomber à plat quand j’aurai fini. Mais non ! il faudra se remonter le coco pour Hérodias. [.....]

J’ai eu à déjeuner ce bon Sabatier. Comme nous nous entendons en histoire, nous avons beaucoup causé et, après le repas, il m’a demandé de lui lire ce que je fais maintenant. Il a donc ouï l’Histoire d’un cœur simple et m’en a paru si ému, avoir si bien compris mes intentions, enfin tellement admiratif que j’ai entamé Saint Julien ! Oh ! alors !

Bref, il s’en est allé a 5 heures du soir.

Tu as tort de t’inquiéter de Putzel. Elle va très bien, ses fureurs amoureuses étant calmées. Mais, Madame, c’était, il y a quelques jours, une véritable Messaline !

La pauvre Julie n’est pas brillante. Marguerite ou la petite fille du jardinier la promène dans le jardin. L’air de Croisset lui fait du bien et elle a repris des forces depuis huit jours. Quant à sa vue, je crois qu’elle ne tardera pas à être complètement aveugle.

Combien de temps resteras-tu à Tarbes ? etc. Mais la réponse à ces questions est peut-être dans la lettre qui va venir tout à l’heure.

En l’attendant, un grand baiser de

Ta vieille Nounou.

J’ai fait samedi une re-demande au Conseil municipal. Il doit s’en occuper prochainement et cette fois nous avons chance de réussir.

Si le monument[1] se fait et qu’il y ait une inauguration, Monsieur Vieux prononcera un discours dont il a trouvé le sujet ! « De la haine de la Littérature », ou, plutôt : « De l’envie qu’excite la supériorité intellectuelle ». Et je me promets de mettre les pieds dans le plat, d’être violent, impitoyable, près de cracher un joli glaviot à la face de la Médiocratie.

La mère Lequesne (de Quevilly), qui se promène sur le quai, me regarde baigner et m’admire (sic).

Elle trouve que j’ai l’air « d’un sultan » (mot à Saint-Martin).


  1. De Louis Bouilhet.