Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1628

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Louis Conard (Volume 7p. 377-379).

1628. À MADAME TENNANT.
[Croisset] jour de Noël 1876, [25 décembre].

Ce jour-là, les Anglais sont en fête ! Et je vous imagine, autant que je le puis, chez vous, entourée de vos beaux enfants, avec la Tamise à vos pieds. Moi, je suis complètement seul. Ma nièce et son mari sont à Paris depuis six semaines. Je n’irai pas les rejoindre avant le commencement de février, afin d’aller plus vite dans ma besogne et de pouvoir publier mon petit volume de contes au printemps. Mon Saint Jean-Baptiste est à moitié. Je meurs d’envie de vous lire celui-là, avec les deux autres. Quand sera-ce ? Quand irez-vous en Italie et surtout quand en revenez-vous ?

Si vous êtes « contente de ce que je m’ennuie de vous », soyez-le pleinement, chère Gertrude ! Pendant les longues années que j’ai vécues sans savoir ce que vous étiez devenue, il n’est peut-être pas un jour que je n’aie songé à vous. C’est comme ça !

Bénie soit l’inspiration qui vous a poussée à venir me retrouver ! Mais je ne vous lâche plus ! Il faut s’écrire et se voir, n’est-ce pas ?

Notre « grand âge » à tous les deux nous permet de n’être plus modestes. Or, c’est une vérité que les trois quarts de mes connaissances sont stupides. Je suppose que la noble Angleterre vaut sous ce rapport la spirituelle France. Donc, il ne faut plus fréquenter que ceux qui vous plaisent, c’est-à-dire ceux qu’on aime.

Vous avez bien raison de me dire (à propos de votre fils) que les gens raisonnables sont enclins à faire des folies. Les excentricités les plus graves sont généralement produites par les personnes de jugement, ou qui passent pour telles. C’est pour cela, sans doute, qu’il n’y a pas un comédien dans les prisons… Leur métier est un exutoire par où s’épanche leur déraison, ce besoin d’extravagance que nous avons tous, plus ou moins. Voici un principe d’esthétique (vous voyez que je ramène tout à mon métier), une règle, dis-je, pour les artistes : soyez réglé dans votre vie et ordinaire comme un bourgeois, afin d’être violent et original dans vos œuvres. Quant à votre fils, je conçois vos inquiétudes parisiennes, mais je les crois exagérées. Se perd qui veut ! On n’a jamais tenté personne ; on se tente soi-même.

Je vous remercie de détester le Trouville moderne. (Comme nous nous comprenons !) Pauvre Trouville ! la meilleure partie de ma jeunesse s’y est passée. Depuis que nous étions ensemble sur la plage, bien des flots ont roulé dessus. Mais aucune tempête, ma chère Gertrude, n’a effacé ces souvenirs-là. La perspective du passé embellit-elle les choses ? Était-ce vraiment aussi beau, aussi bon ? Quel joli coin de la terre et de l’espèce humaine ça faisait, vous, vos sœurs, la mienne ! Ô abîme ! abîme ! Si vous étiez un vieux célibataire comme moi, vous comprendriez bien mieux. Mais non, vous me comprenez, je le sens.

À ce moment de l’année on se souhaite un tas de choses. Que faut-il vous souhaiter ? À moi, il me semble que vous avez tout. Je regrette de n’être pas dévot afin de prier le ciel pour votre bonheur.

Ma nièce Caroline se livre maintenant à l’étude de la physiologie. Elle dévore les livres de votre ami Huxley.

Mes amitiés à toute la ménagerie de Dolly, et bon larynx à miss Éveline.