Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1777

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 8p. 170-172).

1777. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Vendredi [décembre 1878].

Rien n’est plus aimable que votre lettre, ma chère Princesse ; elle m’a été au cœur. Je vois que vous ne m’oubliez pas, chose dont j’étais sûr, du reste. Moi aussi, de mon côté, je songe bien souvent à vous et je vous vois dans votre maison, entourée de vos amis. Si je n’y suis pas, ce n’est point la volonté qui me manque, soyez-en convaincue. Je ne veux pas vous souiller l’esprit par le détail de mes misères. Mais sachez, en un mot, que je suis malheureux, ma chère Princesse. Voilà tout, et il faut que j’aie une belle santé pour vivre encore après toutes les coupes d’amertume que l’on m’a fait boire et que je continue à boire. Dieu le voulait, apparemment. Soumettons-nous.

C’est pour oublier tout cela que je travaille le plus possible, tâchant de me griser avec l’encre comme d’autres avec de l’eau-de-vie. Mon bouquin avance ; dans un an je serai près de la fin.

Je ne compte pas être à Paris cet hiver avant le mois de février. À cette époque, j’aurai la solution de mes affaires, solution qui sera déplorable, mais au moins je saurai à quoi m’en tenir. Quand on est au fond de l’abîme, on n’a plus rien à craindre. Je vous fais cette confidence, ma chère Princesse, pour que vous ne m’accusiez pas d’être un maniaque, un entêté. J’ai mal gouverné ma barque, par excès d’idéal ; j’en suis puni, voilà tout le mystère. Taine est un brave homme de penser à moi pour l’Académie ! Mais je ne lui demanderai pas sa voix ! À quoi bon de pareils honneurs ?

J’ai eu indirectement des nouvelles de Goncourt ; je sais qu’il travaille ferme. Renan doit avoir publié un nouveau volume qui est sans doute chez moi là-bas.

Vous me rappelez tous les amis morts ! les amis des mercredis de la rue de Courcelles ! Ah ! c’était le beau temps ! et j’y pense plus souvent qu’il ne le faudrait pour ma gaieté. À mesure que j’avance en âge, le passé me tient de plus en plus aux moelles ; dès que j’ai un moment de liberté d’esprit, je me retourne vers ce qui ne reviendra plus.

Oui, j’ai lu la lettre de Chambord à de Mun. Ces gens-là sont idiots ! Et surtout aveugles.

J’ai été indigné de l’attentat contre le roi Humbert. Pourquoi ? Dans quel but ? Ah ! la bêtise humaine, quel gouffre ! La terre est un vilain séjour, décidément.

Si j’étais chez vous, près de vous, je penserais tout différemment.

Donnez-moi ainsi, de temps à autre, de vos nouvelles. Vous ferez bien plaisir à votre très affectionné

qui vous baise les mains.

Ma nièce vous présente ses respects.

Souvenirs d’amitié à Popelin et à Marie.