Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 8-9/1792

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Louis Conard (Volume 8p. 189-191).

1792. À SA NIÈCE CAROLINE.
21 janvier 1879.
Chérie,

Ne t’inquiète pas de la féerie, tant pis pour d’Osmoy !

[....] Commences-tu à y voir clair, dans ton déménagement ? N’es-tu pas bien fatiguée, pauvre loulou ? Enfin, tu as fait ce que tu as voulu, tu as loué ton appartement !

[....] Nous ne pouvons rien dire, ni faire aucun projet, même à courte échéance, tant que la vente n’aura pas eu lieu ! Il me tarde bien qu’elle soit terminée ! Quand ce sera fini, j’aurai toujours quelques milliers de francs qui me permettront d’attendre la fin de Bouvard et Pécuchet. La gêne où je me trouve m’irrite de plus en plus, et cette incertitude permanente me désespère. Malgré des efforts de volonté gigantesques, je sens que je succombe au chagrin. Il est temps que ça finisse. Ma santé serait bonne si je pouvais dormir. J’ai maintenant des insomnies persistantes ; que je me couche tard ou de bonne heure, je ne puis plus m’endormir qu’à 5 heures du matin. Aussi ai-je mal à la tête tout l’après-midi. Je lis et je prends des notes démesurément. Hier soir, je me suis promené sur le quai au clair de lune, malgré le froid qui était violent, mais la beauté de la nuit était irrésistible ; et tout à l’heure, après mon déjeuner, j’ai fait un grand tour dans le jardin. Mais ma compagnie m’attriste : mieux vaut celle des bouquins.

Vendredi et samedi, mon état nerveux et mental (sic) m’a fait peur. Je rabâche intérieurement les mêmes récriminations ! et je me roule dans le chagrin sans discontinuer. Puis je me remets à mes livres, je tâche de composer mon chapitre. Alors, comme l’imagination est en jeu, au lieu de s’appliquer à des êtres fictifs, elle s’applique à moi, et ça recommence !

Inutile de se plaindre ! mais il est encore plus inutile de vivre ! Quel avenir ai-je maintenant ? À qui même parler ? Je vis tout seul comme un méchant, et ce n’est pas près de finir, car il faudra bien que j’aille à Paris pendant deux mois cette année, si je veux finir Bouvard et Pécuchet, et alors vous reviendrez ici, de sorte que je serai peut-être jusqu’au milieu de mai sans voir ma pauvre fille. Quant à vivre tous les trois dans le petit logement de Paris, cela est matériellement impossible (n’y ayant pas même de chambre pour la cuisinière). Au moins ici rien ne m’agace, et là-bas il n’en serait pas de même.

C’est ton anniversaire, ma pauvre Caro ! Tu es née au milieu des larmes, ça t’a porté malheur ! Allons, adieu, je m’attendris trop, mais je suis bien las de faire des efforts, de me tendre, de vouloir, et pourquoi ? À quoi ça sert-il ? À qui cela fait-il du bien ?

Je t’embrasse tendrement.

Vieux.