Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 637

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 114-116).
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637. — À M. THIERIOT.
Le 5 septembre.

J’ai reçu, mon cher ami, le prologue et l’épilogue de l´Alzire anglaise : j’attends la pièce pour me consoler, car, franchement, ces prologues-là ne m’ont pas fait grand plaisir. Je vous avoue que, si j’étais capable de recevoir quelque chagrin dans la retraite délicieuse où je suis, j’en aurais de voir qu’on m’attribue cette longue épître[1] de six cents vers dont vous me parlez toujours, et que vous ne m’envoyez jamais. Rendez-moi la justice de bien crier contre les gens qui m’en font l’auteur, et faites-moi le plaisir de me l’envoyer.

Nous aurez incessamment votre Chubb[2] et votre Descartes. Vous me prenez tout juste dans le temps que j’écris contre les tourbillons, contre le plein[3], contre la transmission instantanée de la lumière, contre le prétendu tournoiement des globules imaginaires qui font les couleurs, selon Descartes ; contre sa définition de la matière, etc. Vous voyez, mon ami, qu’on a besoin d’avoir devant ses yeux les gens que l´on contredit ; mais, quand cela sera fait, vous aurez votre sublime rêvasseur René.

Je ne conçois pas que les trois Épîtres de Rousseau puissent avoir de la réputation. Les d’Argental, les président Hénault, les Pallu, les duc de Richelieu, me disent que cela ne vaut pas le diable. Il me semble qu’il faut du temps pour asseoir le jugement du public ; et, quand ce temps est arrivé, l’ouvrage est tombé dans le puits.

Encouragez le divin Orphée-Rameau à imprimer son Samson. Je ne l’avais fait que pour lui ; il est juste qu’il en recueille le profit et la gloire.

On me mande que la Henriade est au dixième chant. Je ne connais point cette édition en quatre volumes dont vous parlez. Tout ce que je sais, c’est qu’on en prépare une magnifique[4] en Hollande ; mais elle se fera assurément sans moi.

Nous étudions le divin Newton à force. Vous autres serviteurs des plaisirs, vous n’aimez que des opéras. Eh ! pour Dieu, mon cher petit Mersenne[5], aimez les opéras et Newton. C’est ainsi qu’en use Émilie.

Que ces objets sont beaux ! Que notre âme épurée
Vole à ces vérités dont elle est éclairée !
Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,
L’esprit semble écouter la voix de l’Éternel.
Vous, à qui cette voix se fait si bien entendre,
Comment avez-vous pu, dans un âge encor tendre,
Malgré les vains plaisirs, cet écueil des beaux jours,
Prendre un vol si hardi, suivre un si vaste cours,
Marcher après Newton dans cette route obscure
Du labyrinthe immense où se perd la nature[6] ?

Voilà ce que je dis à Émilie dans des entresols[7] vernis, dorés, tapissés de porcelaines, où il est bien doux de philosopher. Voilà de quoi l’on devrait être envieux plutôt que de la Henriade ; mais on ne fera tort ni à la Henriade ni à ma félicité.

Algarotti n’est point à Venise, nous l’attendons à Cirey tous les jours. Adieu, père Mersenne ; si vous étiez homme à lire un petit traité de Newtonisme de ma façon, vous l´entendriez plus aisément que Pemberton.

Adieu, je vous embrasse tendrement. Faites souvenir de moi les Pollion, les muses, les Orphée, les père d’Aglaure. Vale, te amo.

  1. Je n’ai pu me procurer cette pièce, à laquelle, dans ses Observations sur les écrits modernes (tome VII. page 44), Desfontaines donne le titre de Réponse aux trois épîtres nouvelles du sieur Rousseau. Voltaire, qui dit ici que cette Réponse a six cents vers, parle de cinq à six cents dans la lettre à Mlle Quinault, du 6 septembre ; et de huit cents dans celle à Berger, du 18 septembre. La Bibliothèque française, qui en transcrit quinze vers (tome XXIV, pages 179-180), en porte le nombre à environ trois cents : elle avait parlé de six cents, tome XXIII, page 358. Le Voltariana, tome Ier, page 7, donne les deux premiers vers de la Réponse :
    De Molpomène ignorant pédagogue,
    Qui sur le Pinde aboyant comme un dogue,
    et en rapporte vingt autres vers, parmi lesquels sont ceux qu’avait cités la Bibliothèque française. Voltaire, dans sa lettre à Thieriot du 23 juin, assure en connaître l’auteur ; mais il cache son nom, qui est resté inconnu. (B.)
  2. Voyez, tome XXVI, la quatrième des Lettres à S. A. monseigneur le prince de ***
  3. Les Éléments de la philosophie de Newton ; voyez tome XXII, pages 393 et suivantes.
  4. Voyez la note sur la lettre 574
  5. Voyez la lettre 563.
  6. Ces vers font partie de l’épître en vers à Mme du Châtelet, imprimée dans les premières éditions, en tête des Éléments de la Philosophie de Newton (voyez la note, tome XXII, page 400), et qu’on trouvera dans le tome X, page 299.
  7. Les constructions nouvelles qu’on faisait à Cirey obligeaient de se tenir dans les entresols du château. (B.)