Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 708

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 199-200).
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708, — AU PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Leyde, janvier.

Monseigneur, si j’étais malheureux je serais bientôt consolé. On m’apprend que Votre Altesse royale a daigné m’envoyer son portrait : c’est ce qui pouvait jamais m’arriver de plus flatteur, après l’honneur de jouir de votre présence. Mais le peintre aurat-il pu exprimer dans vos traits ceux de cette belle âme à laquelle j’ai consacré mes hommages ? J’ai appris que M. Chambrier[1] avait retiré le portrait à la poste ; mais sur-le-champ Mme la marquise du Châtelet, Émilie, lui a écrit que ce trésor était destiné pour Cirey. Elle le revendique, monseigneur ; elle partage mon admiration pour Votre Altesse royale ; elle ne souffrira pas qu’on lui enlève ce dépôt précieux ; il fera le principal ornement de la maison charmante qu’elle a bâtie dans son désert. On y lira cette petite inscription : Vultus Augusti, mens Trajani.

Apparemment, monseigneur, que le bruit du présent dont vous m’avez honoré a fait croire que j’étais en Prusse. Toutes les gazettes le disent : il est douloureux pour moi qu’en devinant si bien mon goût elles aient si mal deviné mes marches. Vous ne doutez pas, monseigneur, de l’envie extrême que j’ai d’aller vous admirer de plus près ; mais j’ai déjà eu l’honneur de vous mander qu´une occupation indispensable me retenait ici[2]. C’est pour être plus digne de vos bontés, monseigneur, que je suis à Leyde ; c’est pour me fortifier dans les connaissances des choses que vous favorisez. Vous n’aimez que les vérités, et j’en cherche ici. Je prendrai la liberté d’envoyer à Votre Altesse royale la petite provision que j’aurai faite ; vous démêlerez, d’un coup d’œil, les mauvais fruits d’avec les bons.

En attendant, si Votre Altesse royale veut s’amuser par une petite suite[3] du Mondain, j’aurai l’honneur de l’envoyer incessamment : c’est un petit essai de morale mondaine, où je tâche de prouver, avec quelque gaieté, que le luxe, la magnificence, les arts, tout ce qui fait la splendeur d’un État en fait la richesse : et que ceux qui crient contre ce qu’on appelle le luxe ne sont guère que des pauvres de mauvaise humeur. Je crois qu’on peut enrichir un État en donnant beaucoup de plaisir à ses sujets. Si c’est une erreur, elle me paraît jusqu’ici bien agréable. Mais j’attendrai le sentiment de Votre Altesse royale pour savoir ce que je dois en penser. Au reste, monseigneur, c’est par pure humanité que je conseille les plaisirs ; le mien n’est guère que l’étude et la solitude. Mais il y a mille façons d’être heureux. Vous méritez de l’être de toutes ; ce sont les vœux que je fais pour vous, etc.

  1. Le baron de Chambrier, envoyé de Prusse à Paris.
  2. Voyez lettre 704.
  3. La Défense du Mondain ; voyez tome X.