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Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1086

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 190-192).

1086. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Cirey, le 26 février[1].

Ô nouvelle effroyable ! ô tristesse profonde !
Il était un héros nourri par les vertus,
L’espérance, l’idole, et l’exemple du monde ;
Dieu ! peut-être il n’est plus !

Quel envieux démon, de nos malheurs avide,
Dans ces jours fortunés tranche un destin si beau !
À mes yeux égarés quelle affreuse Euménide
Vient ouvrir ce tombeau !

Descendez, accourez du haut de l’empyrée,
Dieu des arts, dieu charmant, mon éternel appui,
Vertus, qui présidez à son âme éclairée,
Et que j’adore en lui,

Descendez, refermez cette tombe entr’ouverte ;
Arrachez la victime aux destins ennemis ;
Votre gloire en dépend, sa mort est votre perte :
Conservez votre fils.

Jusqu’au trône enflammé de l’empire céleste
La Terre a fait monter ces douloureux accents :
« Grand Dieu ! si vous m’ôtez cet espoir qui me reste,
Sapez mes fondements.

Vous le savez, grand Dieu ! languissante, affaiblie
Sous le poids des forfaits, je gémis de tout temps ;
Fédéric me console, il vous réconcilie
Avec mes habitants. »

Le Ciel entend la Terre, il exauce ses plaintes ;
Minerve, la Santé, les Grâces, les Amours,
Revolent vers mon prince, et dissipent nos craintes.
En assurant ses jours.

Rival de Marc-Aurèle, âme héroïque et tendre.
Ah ! si je peux former le désir et l’espoir
Que de mes jours encor le fil puisse s’étendre,
Ce n’est que pour vous voir.

Je suis né malheureux ; la détestable envie,
Le zèle impérieux des dangereux dévots,
Contre les jours usés de ma mourante vie
Arment la main des sots.

Un lâche[2] me trahit, un ingrat[3] m’abandonne,
Il rompt de l’amitié le voile décevant ;
Misérables humains, ma douleur vous pardonne ;
Fédéric est vivant.

Il les faut excuser, monseigneur, ces vers sans esprit, que le cœur seul a dictés au milieu de la crainte où je suis encore de votre danger, dans le même temps que j’avais la joie d’apprendre votre résurrection de votre propre main.

Votre Altesse royale est donc comme le cygne du temps passé ; elle chante au bord du tombeau. Ah ! monseigneur, que vos vers m’ont rassuré ! On a bien de la vie quand l’esprit fait de ces choses-là, après une crampe dans l’estomac. Mais, monseigneur, que de bontés à la fois ! Je n’ai de protecteurs que vous et Émilie. Non-seulement Votre Altesse royale daigne m’aimer, mais elle veut encore que les autres m’aiment. Eh ! qu’importent les autres ? Après tout, je n’aurai pas la malheureuse faiblesse de rechercher le suffrage de Vadius, quand je suis honoré des bontés de Fédéric ; mais le malheur est que la haine implacable des Vadius est souvent suivie de la persécution des Séjan.

Je suis en France parce que Mme du Châtelet y est ; sans elle, il y a longtemps qu’une retraite plus profonde me déroberait à la persécution et à l’envie. Je ne hais point mon pays ; je respecte et j’aime le gouvernement sous lequel je suis né ; mais je souhaiterais seulement pouvoir cultiver l’étude avec plus de tranquillité et moins de crainte.

Si l’abbé Desfontaines et ceux de sa trempe, qui me persécutent, se contentaient de libelles diffamatoires, encore passe ; mais il n’y a point de ressorts qu’ils ne fassent jouer pour me perdre. Tantôt ils font courir des écrits scandaleux, et me les imputent ; tantôt des lettres anonymes aux ministres, des histoires forgées à plaisir par Rousseau, et consommées par Desfontaines ; de faux dévots se joignent à eux, et couvrent du zèle de la religion leur fureur de nuire. Tous les huit jours je suis dans la crainte de perdre la liberté ou la vie ; et, languissant dans une solitude, et dans l’impuissance de me défendre, je suis abandonné par ceux même à qui j’ai fait le plus de bien, et qui pensent qu’il est de leur intérêt de me trahir. Du moins, un coin de terre dans la Hollande, dans l’Angleterre, chez les Suisses ou ailleurs, me mettrait à l’abri, et conjurerait la tempête ; mais une personne trop respectable a daigné attacher sa vie heureuse à des jours si malheureux ; elle adoucit tous mes chagrins, quoiqu’elle ne puisse calmer mes craintes.

Tant que j’ai pu, monseigneur, j’ai caché à Votre Altesse royale la douleur de ma situation, malgré la bonté qu’elle avait elle-même d’en plaindre l’amertume ; je voulais épargner à cette âme généreuse des idées si désagréables ; je ne songeais qu’aux sciences, qui font vos délices ; j’oubliais l’auteur que vous daignez aimer ; mais enfin ce serait trahir son protecteur de lui cacher sa situation. La voilà telle qu’elle est. Horace dit :

Durum ! sed levius fit patientia.

(Liv., I, od. xxiv, v. 19.)

et moi, je dis : « Durum ! sed levius fit per Federicum. »

Votre Altesse royale promet encore sa protection pour les affaires que Mme du Châtelet doit discuter vers les confins de votre souveraineté. Elle vous en remercie, monseigneur ; il n’y a qu’elle qui puisse exprimer le prix de vos bienfaits. Sera-t-il possible que Votre Altesse royale soit en Prusse, quand nous serons près de Clèves ? J’espère au moins que nous y serons si longtemps qu’enfin nous y verrons salutare meum[4].

Je suis avec un profond respect, etc.

  1. Cette lettre, à laquelle Frédéric ne répondit que le 15 avril suivant, est elle-même la réponse à la lettre de Frédéric, du 27 janvier 1739.
  2. Desfontaines.
  3. Thieriot.
  4. Cantique de Siméon ; évangile de saint Luc, ii, 30.