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Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1214

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 344-346).

1214. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Paris), novembre[1].

Brûlez votre vaisseau, vagabond Baltimore[2],
Qui, du détroit du Sund au rivage du Maure,
Du Bengale au Pérou, fendez le sein des mers ;
Vous, jeune citoyen de ce plat[3] univers,
Vous, de nouveaux plaisirs et de science avide,
Élève de Socrate, et d’Horace, et d’Euclide,
Cessez, Algarotti, d’observer les humains.
Les phrynés de Venise, et les gitons de Rome,
Les théâtres français, les tables des Germains,
Les ministres, les rois, les héros, et les saints ;
Ne vous fatiguez plus, ne cherchez plus un homme ;
Il est trouvé. Le ciel, qui forma ses vertus,
Le ciel au haut du mont Rémus
À placé mon héros, l’exemple des vrais sages ;
Il commande aux esprits, il est roi sans pouvoir ;
Au pied du mont Rémus finissez vos voyages.
L’univers n’est plus rien, vous n’avez rien à voir.
Ciel ! quand arriverai-je à la montagne auguste
Où règne un philosophe, un bel esprit, un juste.
Un monarque fait homme, un Dieu selon mon cœur ?
Mont sacré d’Apollon, double front du Parnasse ;
Olympe, Sinaï, Thabor, disparaissez ;
Oui, par ce mont Rémus vous êtes effacés,

Autant que Fréderic efface
Et les héros présents, et tous les dieux passés.

J’en demande pardon, monseigneur, à Sinaï et à Thabor ; la verve m’a emporté ; j’ai dit plus que je ne devais dire. D’ailleurs, les foudres et les tonnerres du mont Sinaï n’ont point de rapport à la vie philosophique qu’on mène au mont Rémus, et la transfiguration du Thahor n’a rien à démêler avec l’uniformité de votre charmant caractère. Enfin, que Votre Altesse royale pardonne à l’enthousiasme ; n’est-il pas permis d’en avoir un peu, quand on vient de lire la belle épître dont votre muse française a régalé milord Baltimore ?

Je vois que mon prince a mis encore la connaissance de la langue anglaise dans ses trésors. Dulces sermones cujuscunque linguæ[4]. Je crois que ce lord Baltimore aura été bien surpris de voir un prince allemand écrire en vers français à un Anglais ; mais que voulez-vous ? je suis encore plus surpris que lui. Je n’entends rien à ce prodige de la nature. Comment se peut-il faire, encore une fois, qu’on écrive si bien dans la langue d’un pays où l’on n’a jamais été ? Pour Dieu ! monseigneur, dites donc votre secret.

J’enverrais bien aussi des vers à Votre Altesse royale, si j’osais : elle aurait le cinquième acte de Mahomet ; mais c’est qu’il n’est pas encore transcrit, et, pour les quatre premiers, ils sont actuellement repolis. Si votre beau génie a été un peu content de cette faible ébauche, j’ose espérer qu’elle aura encore la même indulgence pour l’ouvrage achevé. Elle ne trouvera plus certaines répétitions, certains vers lâches et décousus, qui sont des pierres d’attente. Elle verra l’amour paternel et le secret de la naissance des enfants de Zopire jouer un rôle plus grand et bien plus intéressant. Zopire, près d’être assassiné par ses enfants mêmes, n’adresse au ciel ses prières que pour eux, et il est frappé de la main de son fils, tandis qu’il prie les dieux de lui faire connaître ce fils même. Le fanatisme est-il peint à votre gré ? Ai-je assez exprimé l’horreur que doivent inspirer les Ravaillac, les Poltrot, les Clément, les Felton, les Salcède[5], les Aod, j’ai pensé dire les Judith ? En effet, monseigneur, quel bon roi serait à l’abri d’un assassinat, si la religion enseignait à tuer un prince qu’on croit ennemi de Dieu ?

Voilà la première tragédie où l’on ait attaqué la superstition. Je voudrais qu’elle pût être assez bonne pour être dédiée à celui de tous les princes qui distingue le mieux le culte de l’Être infiniment bon, et l’infiniment détestable fanatisme.

Je viens de voir d’autres ouvrages sur des matières bien différentes, mais plus dignes de Votre Altesse royale. C’est un cours de géométrie[6], par M. Clairaut ; c’est un jeune homme qui fit un ouvrage sur les courbes, à l’âge de quatorze ans, et qui a depuis peu, comme le sait Votre Altesse royale, mesuré la terre sous le cercle polaire. Il traite les mathématiques comme Locke a traité l’entendement humain ; il écrit avec la méthode que la nature emploie ; et comme Locke a suivi l’âme dans la situation de ses idées, il suit la géométrie dans la route qu’ont tenue les hommes pour découvrir par degrés les vérités dont ils ont eu besoin. Ce sont donc, en effet, les besoins que les hommes ont eus de mesurer qui sont chez Clairaut les vrais maîtres de mathématiques. L’ouvrage n’est pas près d’être fini, mais le commencement me paraît de la plus grande facilité, et, par conséquent, très-utile.

Mais, monseigneur, le plus utile de ces ouvrages, c’est celui que j’attends d’une main faite pour rendre les hommes heureux.

Je vais, moi chétif, me rendre aux Élements de Newton, dont on demande à Paris une nouvelle édition ; mais ce travail sera pour Bruxelles. Je pars, je suis Émilie et Mme la duchesse de Richelieu à Cirey ; de là je vais en Flandre, etc.

  1. Cette réponse à la lettre 1207 est du premier ou du second jour de novembre au plus tard.
  2. Milord Baltimore, nommé plus haut, lettre 1207.
  3. Allusion au voyage de Maupertuis et de Clairaut au pôle.
  4. On lit dans Horace, livre III, ode viii : Docte sermones utriusque linguæ.
  5. Salcedo ou Salcède, assassin espagnol, cité comme Français, dans l’Essai sur les mœurs, chap. clxiv.
  6. Ce cours parut, en 1741, in-8o, sous le titre d’Élements de géometrie. Alexis-Claude Clairaut, dont la mère est nommée dans la lettre 991, naquit à Paris le 7 mai 1713.